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Article de revue

Séparation, mélancolie et écriture chez Kierkegaard

Pages 563 à 577

Notes

  • [1]
    Référence incertaine donnée par Cauly, p. 14.
  • [2]
    Kierkegaard fait remarquer d’ailleurs qu’il est le premier à avoir mis en lumière cette catégorie et que dans l’avenir son importance sera grande. Il a aussi exprimé le souhait qu’on inscrive comme épitaphe sur sa tombe : « Il fut l’Individu » (Point de vue explicatif..., OC 16, p. 44, 94, etc.).
  • [3]
    Cette référence doit se comprendre ainsi : « La première série de symboles : II A 804 est la référence à l’édition complète danoise des Papirer (Série A : Journal) ; la deuxième série est la référence au tome et à la page de la traduction française des extraits de ce Journal. D’autre part, les passages ou les mots soulignés le sont par nous ; en revanche, en italiques, ils sont soulignés par Kierkegaard.
  • [4]
    Dans son Journal, pour ses vingt-cinq ans, Kierkegaard cite une parole du roi Lear au moment d’être jeté en prison avec Cordelia par Edmond le batard de Gloucester. Le roi Lear se considère alors comme l’ « espion du Très-Haut » sur la Terre (II A 804 ; 1, 197-198).
  • [5]
    Je m’inspire ici des travaux, déjà très nombreux, qui abordent ce thème de la mélancolie, et plus particulièrement ceux de Romano Guardini, Jacques Colette et Marie-Claude Lambotte.
    Je ne discuterai pas, d’un point de vue psychanalytique ou psychiatrique, la portée ou l’origine des symptômes ; je n’essaierai pas d’identifier selon les critères contemporains le tableau de la mélancolie de Kierkegaard, remettant cette réflexion à plus tard, lors d’une analyse des livres récents publiés sur la mélancolie.
  • [6]
    S. Freud, L’homme Mo ïse et la religion monothéiste, trad. fr., Paris, Gallimard, 1986, p. 198.
  • [7]
    Sur cette question voir entre autre, Agamben, Klibansky et al., Thomas d’Aquin, Peillon.
  • [8]
    Cauly, p. 4, 6.
  • [9]
    Stades sur le chemin de la vie, OC 9, p. 232.
  • [10]
    Contrairement à ce qu’on pourrait croire, le Christ, Dieu fait homme, n’est en aucune façon, une, ou plutôt la, communication directe entre l’homme et Dieu. Au contraire, le Christ est le Paradoxe, en tant qu’il est la seule véritable communication indirecte.
  • [11]
    Nous nous inspirons ici de très près des réflexions de Jacques Colette (3), passim.
  • [12]
    Voir Colette (3).
  • [13]
    Voir Colette (3), p. 101.
  • [14]
    Crainte et tremblement, OC 5, p. 129, etc.
English version
“ Ma mélancolie durant bien des années a fait que je n’arrivais pas à me dire “tu” à moi-même au sens le plus profond. Entre la mélancolie et ce “tu” il y avait tout un monde imaginaire. C’est celui qu’en partie j’ai épuisé dans les pseudonymes... Ma mélancolie m’a tenu loin de moi-même alors qu’à la découverte et dans l’expérience poétique j’ai parcouru tout un monde imaginaire. Tel l’héritier de grands domaines qui ne finit jamais d’en prendre connaissance – tel par la mélancolie j’ai été en face du possible. ”
Kierkegaard, Journal, VIII A 27.

« C’est alors que s’éveilla en moi l’énorme production que j’embrassai avec une passion non moins énorme... comme Shéhérazade sauve sa vie en racontant des histoires, ainsi je sauve la mienne, ou la maintiens, à force d’écrire. »
Kierkegaard, Journal, III A 113 [1].

1Séparation, le terme apparaît moins souvent dans l’œuvre ou le Journal de Kierkegaard que bien des synonymes indiquant d’ailleurs un phénomène ou un état plus violent : rupture, saut, etc. La réalité même que signifient ces termes y est, quant à elle, bien présente.

2S’il y a séparation, rupture, mise à part, constitution de l’ « Individu » [2], « seul dans le monde entier – seul... devant Dieu », ces opérations se font sous le signe, sous le poids écrasant, de la mélancolie. Tout en se souvenant qu’au dire de Kierkegaard lui-même rien ne pourra être déchiffré, quant au fond, des événements de sa vie :

3

« Après moi, on ne trouvera pas dans mes papiers (c’est là ma consolation) un seul éclaircissement sur ce qui, au fond, a rempli ma vie ; on ne trouvera pas en mon tréfonds ce texte qui explique tout et qui souvent, de ce que le monde traiterait de bagatelles, fait pour moi des événements d’énorme importance, et qu’à mon tour, je tiens pour une futilité, dès que j’enlève la note secrète qui en est la clef »
(IV A 85 ; I, 273) [3],

4que, de plus, même si on ne peut confondre la vie et l’œuvre de Kierkegaard, force est de constater que la mélancolie est présente aussi bien dans le Journal, fréquemment sous la forme d’ « autofictions » que dans l’œuvre écrite... Kierkegaard construit son œuvre pour une large part autour de la mélancolie et du désespoir ; la première exprimant l’aspect plus affectif, le second, l’aspect plus intellectuel d’une unique réalité. De plus, rappelons que « exister », pour notre auteur, c’est « rédupliquer », c’est-à-dire « être ce qu’on dit », qu’être un « penseur subjectif existant », c’est « exister dans ce qu’on pense ».

5Notre propos sera modeste : indiquer les traits principaux de la mélancolie kierkegaardienne telle qu’elle se donne à nous dans les notations du Journal ou le Point de vue explicatif de mon œuvre d’écrivain ; réinscrire ce tableau dans l’histoire personnelle de Kierkegaard, histoire singulière, s’il en fût ; indiquer brièvement pour conclure comment cette mélancolie sous-tend l’œuvre comme une contrainte à l’écriture, en structure la démarche de pensée pour réaliser la tâche donnée par Dieu à Kierkegaard : être le veilleur, l’espion du Très-Haut [4], pour ouvrir au lecteur la possibilité de devenir l’ « Individu » face à son Dieu, rencontrant dans une communication indirecte, l’Absolu, l’Éternel [5].

Les traits principaux de la mélancolie de Kierkegaard

6Kierkegaard se vit donc comme un « penseur subjectif existant ». La mélancolie telle qu’il la décrit est d’abord une expérience singulière avant d’être une donnée tendant au « général » ou à l’ « universel ».

7C’est une tonalité intérieure de l’âme (Stemning, Stimmung), tout entière prise dans le religieux, qui possède Kierkegaard depuis le commencement, c’est-à-dire aussi loin qu’il s’en souvienne et, qu’après plusieurs crises, il assuma consciemment comme point de départ de sa tâche, être au moins, parce qu’il ne pouvait faire plus, un « poète du religieux » pour aider à une claire compréhension du christianisme. C’est en même temps une contrainte, une « écharde dans la chair », impossible à rejeter.

8

« ... Suis-je ce diable d’homme qui, dès le début a compris <que la catégorie à dégager était l’Individu> et trouvé ensuite des forces personnelles pour ne pas lâcher prise dans la vie quotidienne ? Oh, loin de là ! j’ai été secouru. Et par quoi ? Par une terrible mélancolie, une écharde dans la chair. Je suis un terrible mélancolique qui a eu la chance et la virtuosité de pouvoir le cacher et c’est pour cela que j’ai lutté. Mais ce fond de tristesse, la Providence m’y maintient. Entre-temps, j’ai de mieux en mieux compris l’idée <celle de l’individu> et eu une satisfaction sans nom et une joie constante – mais toujours secouru par le tourment qui me maintenait dans les limites tracées »
(X iii A 310 ; IV, 94).

9

« Je me suis jeté dans la vie avec une voie d’eau dans la cale depuis le début – et à cet effort même pour me maintenir à flot à coups de pompe je dois d’avoir développé une existence spirituelle hors de pair. Ça m’a réussi. J’ai interprété cette souffrance comme une écharde dans ma chair... Tel me suis-je compris moi-même. Autrement j’aurais dû tâcher d’aveugler un peu l’avarie... La contrainte est dans ces cas-là l’unique chose qui aide, car l’infini est une puissance trop grande pour pouvoir servir seule de remède en pareil cas »
(VIII A 185 ; II, 132).

10De quoi est faite cette tonalité intérieure ?

11D’une impuissance spirituelle totale, d’une « nostalgie consumante, presque un rut de l’esprit et pourtant si dépourvue de contour que je ne sais même pas ce qui me manque » (III A 56 ; 1, 211-212).

12D’angoisse :

13

« L’existence entière me remplit d’angoisse, depuis le moindre moucheron jusqu’aux mystères de l’Incarnation ; elle est tout entière inexplicable pour moi, surtout moi-même ; l’existence entière est infectée pour moi, surtout moi-même... Nul ne la connaît sinon Dieu dans le Ciel et il ne veut pas me consoler. Nul ne le peut sinon Dieu dans le Ciel et il ne veut pas avoir pitié »
(II A 420 ; I, 158).

14Cette souffrance si profonde, si radicale, isole Kierkegaard, le sépare des autres, ou plutôt le met à part :

15

« Paul parle d’être un aphôrismenos <c’est-à-dire ici un mis à part>, eh bien j’en ai été un dès ma plus tendre enfance. Mon supplice fut d’abord la souffrance même que je sentais, puis encore le fait qu’autour de moi on devait tenir pour orgueil ce qui n’était que souffrance et misère. C’est comme ce lord anglais qu’enviait le pauvre journalier... jusqu’au jour où il vit que ce lord était cul-de-jatte »
(VIII A 185 ; II, 132).

16En même temps, Kierkegaard possède une liberté entière de dissimulation, mais au bout du compte, ce qui pèse le plus c’est la solitude :

17Pendant toute mon activité littéraire, j’ai eu besoin toujours davantage, jour après jour au cours des années, de l’assistance de Dieu, car il a été mon seul confident, et c’est seulement par cette confiance que m’inspirait la connaissance que Dieu avait de moi que j’ai pu oser ce que j’ai osé, que j’ai pu supporter ce que j’ai supporté, et trouver ma félicité à être, absolument à la lettre, seul dans le vaste monde, seul, car partout où j’étais, aux yeux de tous ou du plus intime, j’étais toujours revêtu de tromperie, et donc seul. Je n’étais pas plus seul dans la solitude de la nuit. Seul, non pas dans les forêts d’Amérique avec leurs effrois et leurs dangers, mais seul dans ce qui transforme même la plus horrible réalité en apaisement et en rafraîchissement : seul en la compagnie des plus cruelles possibilités ; seul presque avec le langage humain contre moi ; seul dans les tourments qui m’ont enseigné plus d’un commentaire nouveau au texte sur l’écharde dans la chair ; seul dans les décisions où l’on aurait pu avoir besoin d’amis, et, si possible, de toute l’espèce pour vous soutenir ; seul dans des tensions dialectiques qui conduiraient tout homme doué de mon imagination – sans Dieu – à la folie ; seul dans des angoisses jusqu’à la mort ; seul dans l’absurdité de la vie, sans pouvoir, même si je l’avais voulu, me faire comprendre d’un seul ? – non, il y eut des temps où ce n’était pas cela qui me manquait, de sorte que l’on ne pouvait pas dire : « Il ne manquait plus que ça... » – des temps où je ne pouvais même pas me faire comprendre par moi-même. Quand je pense que des années se sont écoulées de cette manière, je frémis ; si, un seul instant, je ne vois pas juste, je m’effondre. Mais si je vois juste, de sorte que, par la foi, je trouve le repos dans la confiance en la connaissance que Dieu a de moi, la félicité me revient » (Point de vue explicatif de mon œuvre d’écrivain, OC 16, p. 50).

18Ce tourment solitaire peut se manifester de façon démoniaque, se satisfaire de la haine des hommes et de l’outrage à Dieu, mais aussi, et c’est la voie que choisit Kierkegaard, selon son contraire :

19

« J’avais la pensée dans mon amour mélancolique pour les hommes, de leur être secourable, de trouver pour eux une consolation, surtout la clarté de la pensée et en particulier à l’égard du christianisme »
(ibid., p. 56).

20Plus radicalement, il se vit élu pour être sacrifié :

21

« Très loin dans mon souvenir remonte cette pensée qu’il y a dans chaque génération deux ou trois êtres qui sont sacrifiés aux autres pour découvrir dans de terribles souffrances ce qui leur profite. C’est ainsi que je me comprenais mélancoliquement moi-même. J’étais élu pour cette mission »
(ibid., p. 56).

22Kierkegaard se plaint amèrement de n’avoir jamais été un enfant, ni un jeune homme. Il ne fut jamais spontané ; il fut « esprit », « réflexion du début jusqu’à la fin ». « Le secret de la mélancolie, c’est la perte de l’immédiateté. »

23Il fut en même temps une énigme pour lui-même. Pour être de quelque utilité pour les hommes il devait résoudre cette énigme en allant à l’extrême du possible en se heurtant à l’énigme absolue, au paradoxe de l’Homme-Dieu, le Christ.

24Kierkegaard analyse avec rigueur ce qu’est négativement la mélancolie pour lui, mais en même temps il en montre la face positive : il faut accepter cette mort à l’immédiat, pour « la vivre dans le temps », parce que moribond (paranekros), presque déjà mort (nenekrômenos, comme Abraham), Kierkegaard peut transformer en écriture ce qui n’est dicible que moyennant cette mort. Il est difficile, en cet instant, de ne pas penser à Freud citant Schiller dans L’homme Mo ïse à propos du meurtre de Mo ïse, déjà répétition du meurtre du père de la horde, « répété à nouveau dans le meurtre judiciaire du Christ. De sorte que ces événements viennent en premier plan en tant que causes. C’est comme si la genèse du monothéisme n’avait pu se passer de ces événements. On se souvient de la parole du poète :

25

« Ce qui doit vivre immortel dans le poème

26

   doit sombrer en cette vie. » [6]

27L’activité de la pensée dans l’écriture devient donc capitale dans cette perspective. D’un côté, c’est comme la mélancolie elle-même une contrainte. Lorsque après avoir soutenu sa thèse sur L’Ironie et rompu avec Régine, il commence à produire son œuvre :

28

« C’est alors <sans doute après la mort de son père (1838) et ses fiançailles / rupture avec Régine (1837-1841)>, que s’éveilla en moi l’énorme production que j’embrassai avec une passion non moins énorme, <1843-1846>, comme Shéhérazade sauve sa vie en racontant des histoires, ainsi je sauve la mienne, ou la maintiens, à force d’écrire. »

29En même temps, il décrit bien le combat avec l’abondance de ses pensées :

30

« Du “poète”, on dit qu’il invoque la muse pour en recevoir les pensées. À vrai dire, tel n’a jamais été mon cas, mon individualité m’interdit même de le comprendre ; au contraire, j’ai eu besoin de Dieu chaque jour pour me garder de l’abondance des pensées... À tout moment j’ai pu accomplir ce tour de force, et je pourrais encore l’accomplir maintenant : je pourrais m’asseoir et continuer à écrire sans interruption jour et nuit, et encore un jour et une nuit, car ma richesse est assez grande. Si je le faisais, je serais brisé... » « Et ainsi, maintes et maintes fois, j’ai eu moins de joie des pensées que je produisais que de mon obéissance à Dieu »
(Point de vue explicatif..., ibid., p. 48-49).

31Cette pensée est en même temps instable. Kierkegaard peut commencer son travail d’écriture dans la facilité et une certaine allégresse et être précipité, brutalement dans le vide le plus total. D’un côté, Kierkegaard aborde la vie et l’écriture « dressé dans une fierté presque téméraire », en même temps, il est convaincu qu’il n’est humainement apte à rien :

32

« Ce que l’on veut, on le peut, sauf une chose : la suppression de la mélancolie au pouvoir de laquelle je me trouvais... au fond de moi-même, j’étais le plus misérable des hommes... Il faut entendre ce que je dis en songeant que de très bonne heure j’ai appris que triompher, c’est vaincre au sens de l’infini, ce qui au sens du fini, revient à souffrir ; ainsi cette conviction se trouvait d’accord avec l’intelligence profonde de ma mélancolie selon laquelle je n’étais proprement apte à rien (au sens du fini) »
(ibid., p. 55).

33Bien d’autres aspects seraient à esquisser, certes, mais en conclusion de ce trop bref tableau, soulignons que Kierkegaard inscrit lui-même ce vécu mélancolique dans une double tradition ; la tradition chrétienne, celle des Pères du désert, Jean Cassien (qu’il cite à travers Grégoire le Grand) qui font de l’acédie, la tristesse spirituelle, le dégoût des choses divines, un péché capital menaçant le solitaire, l’ermite vivant au désert ; mais aussi la tradition pa ïenne, inaugurée par le « Problème XXX-1 », attribué à Aristote, qui lie la « génialité » à la « mélancolie », tradition reprise dans l’Occident latin par Sénèque.

34

« En un sens, je le reconnais volontiers, la mélancolie n’est pas un mauvais signe, car elle n’atteint en général que les natures les mieux douées... Ceux dont l’âme ignore complètement la mélancolie sont ceux dont l’âme aussi ne soupçonne aucune métamorphose » (L’alternative, OC 4, 172) [7].

La mélancolie et les conditions de l’existence de Kierkegaard

35La vie de Kierkegaard, son devenir auteur, est placée par lui-même entièrement sous l’égide du père et de Dieu, accompagné par un silence assourdissant sur l’existence, la présence de sa mère. Ses relations avec Dieu, avec sa fiancée Régine, avec Mynster, évêque de Copenhague et figure dominante du clergé luthérien danois par son intelligence et sa piété, reproduisent la structure de cette relation au père, tant dans son existence même que dans l’élaboration réflexive qu’il en fait. L’examen auquel se livre Kierkegaard en 1848 dans le Point de vue explicatif de mon œuvre d’écrivain, communication directe faite sous son propre nom, mais publiée, seulement après sa mort, se fait sous le regard de Dieu et donne au père et à l’éducation intellectuelle, morale et religieuse qu’il impose à son fils une place centrale, sinon unique :

36

« ... Enfant, j’ai reçu une éducation chrétienne stricte et austère qui fut, à vues humaines, une folie. Dès ma plus tendre enfance, ma confiance en la vie s’était brisée aux impressions sous lesquelles avait lui-même succombé le mélancolique vieillard qui me les avait imposées : enfant, ô folie ! je reçus le costume d’un mélancolique vieillard » (Point de vue explicatif...,
ibid., p. 54).

37Stricte et austère, oui, mais surtout centrée, non sur le mystère de la Résurrection, mais uniquement sur celui du Christ souffrant et crucifié. Qu’y a-t-il d’étonnant alors à ce que Kierkegaard ait pensé à certains moments que le Christianisme était la plus inhumaine cruauté, qu’il ait osé parler de la perversion de Dieu ! Cependant, le Christianisme demeurait digne d’être vécu et plus encore d’être présenté dans sa plus totale rigueur et vérité, selon une « communication indirecte », seule possible en utilisant les subtilités de l’écriture ?

38

À travers la relation au père il apprend quel est le véritable amour, ce qui se confirmera après la mort de ce dernier :

39

« ... mon père, l’homme que j’ai le plus aimé et qu’est-ce à dire ? Qu’il était l’homme qui m’avait rendu malheureux – mais par amour. Son défaut n’était pas de manquer d’amour, mais de confondre le vieillard et l’enfant. Aimer celui qui vous rend heureux, c’est au regard de la réflexion, donner de l’amour une définition insuffisante : aimer celui qui, par sa méchanceté, vous a rendu malheureux, c’est la vertu ; mais aimer celui qui, par amour mal compris, mais par amour pourtant, a fait votre malheur, c’est là, autant que je sache, la formule réfléchie que l’on n’a jamais donnée, mais pourtant normale de l’amour »
(ibid., p. 54-55).

40Le père était comme son fils, capable de dissimuler sa mélancolie. Né dans une famille très pauvre, il eut une enfance misérable, gardien de moutons dans les landes du Jutland. Cependant, en venant à Copenhague, il fit fortune dans le commerce et prit précocement sa retraite. Luthérien austère, ami des frères moraves, il tenait salon dans la capitale où il recevait l’élite intellectuelle et religieuse de la ville. Il y brillait par sa culture philosophique et théologique, par sa virtuosité dialectique et son goût pour les joutes intellectuelles. Son fils l’admirait en secret et fit montre plus tard de ces mêmes qualités. Cependant, le père, tout en lui interdisant toute sortie, proposait à son fils de faire ensemble des promenades imaginaires dans les rues de Copenhague, ou dans les landes du Jutland. Piqué à ce jeu, Kierkegaard devint aussi imaginatif que son père.

41Quelle fût en tout ceci la place de la mère ? Il n’y a aucune mention, aucune allusion directe, dans le Journal, ni, a fortiori, dans l’œuvre écrite, à la présence ou à l’intervention de sa mère.

42La mère de Kierkegaard était une servante de la famille. Enceinte avant la mort de la première femme qui décéda sans enfant. Épousée quelques mois, plus tard, elle donna sept enfants à son époux dont cinq moururent avant l’âge de trente-quatre ans. Sören fut le benjamin de cette lignée ; comme Strindberg, il fut le « fils de la servante ». Elle mourut en juillet 1834, alors que Kierkegaard était âgé de vingt et un ans. Dans son Journal qui commence au début de cette année-là, aucune mention n’est faite ni de la maladie de sa mère, ni de sa mort. On y trouve par contre d’abondantes notations sur le thème de la prédestination. « Ne fut-elle, aux yeux de son fils, que l’ombre pâlie d’un époux à qui revenait aux yeux de son plus jeune fils tout le prestige de l’intelligence et à qui tout était possible en son “art magique” ? » [8]

43Il y a là une véritable énigme qui mériterait qu’on s’y attarde, d’autant que dans tous les cas de mélancolie, Strindberg, le peintre Segantini étudié par Karl Abraham, Baudelaire, Dosto ïevski, le rapport à la mère occupe une place centrale. Laissant donc de côté la conception de la femme et du mariage développée abondamment par Kierkegaard, ou ce que pourrait signifier l’omniprésence de Régine, l’interminable débat qu’il mène avec elle, dans l’œuvre et le Journal, nous nous bornerons à deux indications.

44La première : Crainte et tremblement, œuvre que Kierkegaard chérissait particulièrement – et dont il pensait qu’avec La répétition, parue le même jour, elles suffiraient à assurer sa renommée d’écrivain – s’ouvre par un prologue qui met en scène de quatre façons différentes le voyage d’Abraham et d’Isaac vers le mont Moriah où doit avoir lieu le sacrifice, exigé par Dieu, du fils unique, détenteur de la Promesse. Kierkegaard imagine les échanges et pensées secrètes des protagonistes durant ce voyage. Chacun des récits se réfère évidemment à la relation de Sören et de son père, mais chacun est scandé par un refrain décrivant de différentes façons le sevrage de l’enfant. Certes, allusion à Kierkegaard sevrant Régine de son amour, mais comment ne pas y voir aussi différentes façons dont Kierkegaard, à travers l’identification à sa mère, percevait son rapport à elle. Par exemple :

45

« Lorsque l’enfant, devenu grand, doit être sevré, la mère cache pudiquement le sein et l’enfant n’a plus de mère. Béni soit l’enfant qui n’a point autrement perdu sa mère »
(Crainte et tremblement, OC 5, p. 104-110).

46La seconde concerne les passages où Kierkegaard examine de façon générale les rapports d’un enfant avec sa mère. Ne faut-il pas y voir, là aussi, des fictions autobiographiques ?

47

« Il était, lui semblait-il, un enfant mis au monde dans de grandes douleurs qu’il ne pouvait pas oublier, comme sa mère les avait oubliées dans sa joie d’avoir un enfant »
(Johannès Climacus ou De omnibus dubitandum est, OC 2, p. 325), voir aussi IV A 60 ; I, 265-266.

48

« ... Oui sans doute, c’est magnifique d’être enfant ! de s’assoupir au sein de sa mère pour se réveiller à la revoir ; d’être enfant et de ne connaître que sa mère et ses jouets ! On chante le bonheur de l’enfance, la vue de ce bonheur nous attendrit par ce sourire au sourire... »

49

« Imaginons-nous alors un malheureux de ce genre qui l’est dès sa naissance. Hélas ! il n’a pas eu d’enfance heureuse ; car certes l’amour maternel est fidèle et tendre, mais même une mère est un être humain : suspendu à son sein, il la voyait attristée, elle n’arrivait pas à être heureuse en le regardant, mais il la voyait morne – à son réveil souvent il la voyait en larmes... »
(VII A 144 ; II, 44, 45 s.).

50De plus, pendant la maladie de sa mère et après sa mort, Sören traversa, au témoignage de son frère aîné, une période très difficile, manifestement dépressive. La mort régnait dans la famille. Celle de la mère avait été précédée de la mort de quatre de ses enfants, et quelques mois après, ce fut une sœur, âgée de trente-quatre ans qui mourût. Kierkegaard en fût tellement frappé qu’il fût convaincu de ne pouvoir dépasser cet âge qui était aussi, il le remarque, lui-même, l’âge de la mort du Christ.

51Comme le note encore son frère, après la mort de la mère, la vie devint à la maison encore plus pénible qu’auparavant, car le père sombra dans une austérité effroyable. Sören quitta donc la maison paternelle, délaissé par le père déçu par les résultats moyens de son benjamin au Lycée et à l’Université.

52D’une façon générale « ce fils ne laissait pas facilement paraître à l’extérieur, et dans les rapports avec son père, son activité intérieure et la mobilité de sa pensée ». Kierkegaard s’étendra longuement sur son mutisme et son hermétisme dont il espéra un moment que son amour pour Régine le délivrerait. Il traversa de façon violente la crise de l’adolescence. Le manque d’enthousiasme de Kierkegaard pour les études universitaires provenait des doutes que sa mélancolie entretenait en lui :

53

« Ce qui proprement me fait défaut est de me mettre en accord avec moi-même, de savoir ce que je dois faire et non pas ce que je dois connaître, sans pour autant qu’une connaissance doive précéder chaque action. Il s’agit de comprendre ma destination, de voir ce que la divinité veut au fond que je fasse ; il s’agit de trouver une vérité qui en soit une pour moi, de trouver l’idée pour laquelle je veux vivre et mourir »
(I A 75 ; I, 51).

54Il mène alors une vie de dandy, dépense beaucoup d’argent pour ses toilettes, etc., au point que son père lui coupe les vivres et lui alloue une pension fixe. Plus de notes ni de réflexions théologiques dans son Journal. La crise atteint son point culminant au moment du « tremblement de terre » : la révélation, sans doute involontaire, dans un moment d’ivresse, par le père lui-même de ses défaillances morales. En 1844, il note, pour la préparation de son livre, Le concept d’angoisse, des « vocalises » sur les conséquences de la génération. Il inscrit la mélancolie parmi les inclinations transmises par des parents ivrognes (V A 100), puis il ajoute toujours comme une « vocalise » :

55

«  (Id.) Des relations entre un père et un fils où le fils secrètement découvre tout ce qu’il y a derrière, sans oser pourtant le savoir. Le père est un homme considéré, pieux et austère, une seule fois il laisse, étant ivre, tomber quelques mots qui font soupçonner d’affreuses choses. Par une autre voie, le fils n’arrive pas à le savoir, et n’ose jamais questionner le père ni personne d’autre »
(V A 108 ; I, 336).

56Il eut alors la révélation, avec une extrême brutalité, de toute la face noire, négative de son père, ce fut le « tremblement de terre » :

57

« Ce fut alors qu’eut lieu le grand tremblement de terre, l’affreux bouleversement qui soudain m’imposa une nouvelle loi d’interprétation infaillible de tous les phénomènes. C’est alors que je flairai que le grand âge de mon père n’était pas une bénédiction divine, mais plutôt une malédiction ; que les dons intellectuels éminents de notre famille n’étaient que pour leur extirpation mutuelle : c’est alors que je sentis le silence de la mort s’accroître autour de moi à tous, comme une croix sur le tombeau de toutes ses propres espérances. Une faute devait peser sur la famille entière, un châtiment de Dieu planer sur elle ; elle disparaîtrait, rasée par sa toute-puissance, effacée comme une tentative manquée, et ce n’est qu’à de rares fois que je trouvais un soulagement dans la pensée que mon père avait eu le lourd devoir de nous rasséréner par les consolations de la religion, de nous donner à tous le viatique, de sorte qu’un monde meilleur nous resterait ouvert, dussions-nous perdre tout en celui-ci, dût la peine nous frapper que les Juifs toujours souhaitaient à leurs ennemis : l’entier effacement de notre souvenir, jusqu’aux traces pour nous retrouver »
(II A 805), voir aussi IX A 70 ; II, 256.

58Dans plusieurs contes, fictions autobiographiques, « Le Songe de Salomon », « Le silencieux désespoir », Kierkegaard poursuit sa réflexion sur ce « tremblement de terre » et ses conséquences : avant la culpabilité massive, il faut bien le reconnaître, s’exprime la honte éprouvée à l’égard de son père [9] puis l’effet de miroir entre le père et le fils et le mutisme profond qui en résultait entre les deux :

59

« Il y avait une fois un père et un fils. Un fils est comme le miroir où se voit le père, et le père est aussi le miroir où le fils se voit dans l’avenir. Pourtant, ils se regardaient rarement ainsi l’un l’autre, car l’enjouement d’une conversation pleine d’entrain charmait chaque fois leur entretien. Quelquefois, cependant, le père s’interrompait ; le visage triste, il se tenait devant son fils ; il le regardait et disait : “Pauvre enfant, tu vas dans un silencieux désespoir.” Jamais ces mots ne reçurent d’autre explication, jamais ne fut examinée leur vérité »
(Stades sur le chemin de la vie, OC 9, p. 185).

60Quelles furent les fautes du père ? Cette faute fut double, semble-t-il : d’une part une révolte contre Dieu lui-même, lorsque, jeune berger dans la lande du Jutland, le père de Kierkegaard maudit Dieu de lui imposer une jeunesse si dure :

61

« Chose terrible que cet homme, un jour, encore enfant, occupé à garder les moutons sur la lande jutlandaise, par excès de souffrance, affamé, morfondu, se soit sur une colline dressé pour maudire Dieu – et ce même homme était hors d’état de l’oublier à quatre-vingt-deux ans »
(VII A 5 ; I, 373).

62De l’autre, une vie sexuelle orageuse : outre ce qui s’est passé avec la servante, la mère de Kierkegaard, il aurait eu un enfant d’une jeune tante.

63Cependant, à travers cette solitude écrasante périodiquement rappelée dans le Journal, Kierkegaard connaît des moments de joie décisifs qui font penser tout à la fois à des moments de conversion semblables à ceux que connut Pascal et à l’importance de la mort du père dans la vie d’un homme, comme le dira plus tard Freud.

64Le 19 mars 1838, à 10 h 30 du matin, Kierkegaard note :

65

« Il est une joie indescriptible qui nous brûle de part en part aussi mystérieusement que le cri de l’apôtre éclate immotivé : “Soyez joyeux, je vous le répète, soyez joyeux.” Non telle ou telle joie particulière, mais le cri débordant de l’âme “avec la langue et la bouche et du fond du cœur”. Je me réjouis par ma joie, de, dans, avec, chez, sur, par et avec ma joie. Il est un refrain céleste qui soudain, semble-t-il, coupe court à tous nos autres chants ; une joie qui telle une brise, apaise et rafraîchit, un coup de l’alizé qui du chêne de Mambré souffle aux demeures éternelles »
(II A 228, I ; 129-130).

66Le 11 août 1838, il écrit :

67

« Mon père est mort dans la nuit de mercredi (le 8) à 2 heures. J’aurais tellement aimé qu’il eût vécu quelques années de plus, et je regarde sa mort comme l’ultime sacrifice de sa part à son amour pour moi ; loin d’être, en effet, une scission d’avec moi, pour que la vie fasse encore, s’il se peut, quelque chose de moi. De tout ce que j’ai hérité de lui, son souvenir, son image transfigurée – et cette transfiguration n’est pas due aux œuvres de mon imagination (son souvenir n’en a nul besoin) mais à nombre de traits que j’arrive maintenant à savoir – m’est ce que j’ai de plus précieux et ce que je garderai de plus secret pour le monde...
(II A 243 ; I, 134).

68Quelques mois plus tard, ayant évoqué le « tremblement de terre », malgré lui ou peut-être à cause de lui, Kierkegaard déclare dans le droit fil du texte précédent qu’il a trouvé par et dans la mort de son père le point d’Archimède qu’il cherchait depuis si longtemps. Voyageant, en effet, dans le Jutland jusqu’à Soeding, village où vivait son père enfant, et où il pécha contre Dieu, il écrit :

69

« Je suis ici tout seul (plus d’une fois sans doute je l’ai été autant, mais sans en avoir eu si conscience) et je compte les heures avant de voir Soeding. Je n’ai pas souvenir que mon père ait jamais changé, et maintenant je vais voir les lieux où, petit garçon pauvre, il gardait les moutons, les lieux dont sa description m’a toujours donné la nostalgie. Si j’allais tomber malade et qu’on m’enterrât au cimetière de Soeding ! Pensée étrange. Son dernier désir pour moi est rempli – serait-ce vraiment tout mon sort ici-bas de se borner à cela ? Ô Dieu ! la tâche n’était tout de même pas si peu de chose si l’on tient compte de ce que je lui devais. Car c’est de lui que je sais ce qu’est l’amour d’un père, et par là j’ai pris une idée de l’amour paternel de Dieu, ma seule chose inébranlable de la vie, le vrai point d’Archimède »
(III A 75 ; I, 217).

70Cependant, vers cette époque, Kierkegaard songe à devenir pasteur. Il a achevé son œuvre pseudonyme, du moins le croit-il ; il a passé l’examen de théologie que son père avait exigé de lui ; il est quasiment ruiné. Mais est-il vraiment fait pour cette tâche ? Non ! il ne peut entrer dans l’institution ecclésiale : il doit demeurer le veilleur, l’espion du Très-Haut. Même s’il doit tempérer sa fièvre d’écrire, profondément liée à sa mélancolie et à sa culpabilité, il doit rester à son poste :

71

« ... C’est pour avoir commencé avec une lourde conscience ma production littéraire que je me suis efforcé avec un soin extrême de lui donner tant de pureté qu’elle pût réduire un peu ma dette...

72

« Mais à présent Dieu a d’autres intentions. Je ne sais quoi s’agite là en moi qui présage une métamorphose... Aussi dois-je maintenant me tenir tranquille, ne pas travailler avec trop d’effort..., mais tâcher de revenir à moi-même, bien pénétrer la pensée de ma mélancolie en compagnie de Dieu, sans m’échapper. Ainsi ma mélancolie sera ôtée et le christianisme entrera davantage en moi »
(VIII A 250 ; II, 142-143, voir aussi VIII A 451 ; II, 181).

73Espoir fou que sa mélancolie soit oubliée et de Dieu et de lui dans le pardon. Un peu plus tard, le 19 avril 1848, il obtiendra la certitude du pardon mais il gardera la mélancolie, l’écharde dans la chair.

Mélancolie et séparation ; la communication indirecte

74La mélancolie est vécue par Kierkegaard comme une séparation, qu’on l’entende comme un état ou comme une action. Les textes que nous avons cités le font pressentir. Mais cette séparation vécue irrigue toute la pensée kierkegaardienne. Comment cette mélancolie, ce vécu de séparation, de rupture, se transposent-ils dans la pensée de Kierkegaard, modèle profondément son écriture, son style, l’amènent à poser les bases de la première théorie moderne de la communication en tant que telle, le conduisent enfin à une interprétation extrême du Christianisme. Le tout aboutissant à l’explosion polémique de la dernière année de sa vie contre l’église institutionnelle et les femmes, puis à sa mort ?

75Rupture donc avec sa mère, avec son père, rupture avec Régine sa fiancée, rupture plus radicale avec lui-même. Rupture aussi avec le Système, c’est-à-dire avec Hegel et les hégéliens luthériens danois. Kierkegaard ironisera sur la distance infinie, la contradiction insoluble, existant entre la construction du Système et l’existence concrète de ses constructeurs. À ses yeux « exister dans ce que l’on pense » est évidemment impossible pour eux ; tout cela n’est que duperie intellectuelle. Rupture aussi car les oppositions repérées par le Système et reprises pour l’essentiel de la philosophie classique, ne peuvent être surmontées, résolues dans une synthèse globalisante.

76Lorsqu’on reprend les textes concernant les relations de Kierkegaard avec son père, on a le sentiment d’une sorte de rapt psychique de l’enfant. Non seulement le père a pris le relais normal de la mère lors de la grande enfance et de l’adolescence, mais il s’est emparé de l’enfant pour l’élever à sa guise, Sören le benjamin. C’est ce que ressent après coup le fils. La mère, triste, souvent en larmes, ne pouvait faire le poids devant le père et adoucir ses sévérités incroyables. Mais déjà, avant même le « tremblement de terre », une séparation profonde existait entre le père et le fils : l’impossibilité de communiquer entre ces deux êtres mélancoliques. C’est l’écriture qui sera la porte du salut ! Mais le « tremblement de terre » aggravera la situation, d’une part, en frappant le fils de honte devant la faille découverte dans la façade morale et l’agilité intellectuelle du père, d’autre part, en imposant, nous l’avons vu, une nouvelle loi d’interprétation infaillible des phénomènes. Tous les événements heureux de la vie du père, en particulier son grand âge, ne sont pas des bénédictions, mais des malédictions dans lesquelles la famille entière est enfermée. Plus radicalement : « Il faut être un impie pour devenir l’élu de Dieu », telle est la loi comprise par Salomon dans son rêve. La contradiction enveloppée dans cette proposition fait de ce rêve une épouvante. Certes, la mort du père survenant au même moment rendra au fils l’amour qu’il porte à son père, lui fera découvrir l’infini amour de Dieu pour lui, mais aussi, du même coup, l’infinie distance qui les sépare, le néant qu’il est en face de Dieu (de l’Idéal).

77

« Aimer l’idéal véritablement (de façon que progresser soit donc reculer, ou que mon progrès signifie que je recule de respect, parce que je vois encore plus parfaitement toute élévation) est donc comme se ha ïr soi-même »
(XIII A 509 ; IV, 142).

78Dès l’enfance, Sören est plongé dans la réflexion. Il n’a aucune spontanéité ; tout passe par l’exercice de la raison. Il a le sentiment aigu d’une coupure entre l’ « esprit » et le « corps », coupure qui est aussi une coupure psychique, puisqu’il peut dissimuler son état mélancolique et ses souffrances, et le conduit à une coupure avec le monde :

79

« Souffrant souvent jusqu’à l’évanouissement de la mort, à travers des tortures terribles... c’est alors que mon esprit est fort et que j’oublie tout dans le monde des idées. Mais on me reproche alors de ne vouloir être que penseur, de refuser d’être homme comme les autres ; toutes les sortes possibles de souffrances et sévices à leurs yeux sont un châtiment bien mérité. Ô faux bonshommes ou stupides que vous êtes ! Donnez-moi un corps, ou si vous me l’aviez donné quand j’avais vingt ans : je ne serais pas devenu comme je suis »
(XIII A 115 ; IV, 42-43).

80Il fait de nécessité vertu et cet état de solitude, d’isolement, se transforme en mouvement profond de la pensée pour la conquête de la catégorie de l’ « Individu », de l’existant dans son intériorité face à l’Absolu, face à Dieu. C’est pour Kierkegaard, le seul accès que l’homme puisse avoir à lui-même.

81Mais qu’on ne s’imagine pas que ce mouvement puisse être une approche de l’Absolu (ou de l’Idéal) – nous l’avons vu plus haut – ou que cet effort vers l’intériorité suppose une transparence du sujet. Il n’en est rien. Si ce mouvement est essentiellement mouvement vers la vérité de l’existence, il ne peut conduire en aucune façon à un savoir, c’est-à-dire à la possession de la vérité de l’existence. Dans le langage de Kierkegaard, il n’y a pas de communication directe possible de soi à soi, de soi à l’autre, a fortiori au monde, de soi à Dieu, à l’Absolu [10].

82Une séparation, une distance, s’instaure nécessairement entre deux existants ; « exister dans ce que l’on pense » ne peut pas être communiqué directement à un autre esprit existant. Pour communiquer dans cet ordre, il ne suffit pas d’avoir accès au concept, à l’idée. Par exemple il ne suffit pas de former le concept d’ « Individu » pour pouvoir le communiquer. Cette étape nécessaire n’est que le premier moment de la réflexion, ce que Kierkegaard appelle la « réflexion première ». Il faut un second moment où sera restitué « le rapport de l’émetteur existant à l’idée », par exemple le rapport existentiel du penseur existant à l’idée d’ « Individu » :

83

« La forme de la communication est autre chose que son expression. Quand la pensée a trouvé dans le mot son expression exacte, ce qui est l’affaire de la réflexion première, alors survient la réflexion seconde. Celle-ci porte sur le rapport même de la communication à l’émetteur existant à l’idée »
(PS, X, 64).

84Cette réflexion seconde a plusieurs aspects. D’une part, elle implique la relation existentielle de l’émetteur (avant tout du scripteur) à l’idée ; mais aussi, elle doit déterminer ce que cette relation existentielle exige de la communication, surtout de l’écriture, du style [11]. Enfin quel but peut se proposer l’émetteur, le scripteur ?

85Les textes de Kierkegaard que nous avons cités sur son père, ses relations avec lui, son attitude avec Régine, montrent bien quel fut le style de Kierkegaard. Il faut occulter son propre secret en ne livrant au public que des « autofictions », des « pseudo-autobiographies », en utilisant des pseudonymes. « L’ensemble des hasards dont l’ “Individu” est le fruit gardera son opacité puisqu’il ne peut être communiqué comme objet de savoir. » [12]

86Kierkegaard mélangera les styles, comique et tragique, humour et ironie, dont il pense profondément que ce ne sont pas seulement, ni avant tout, des figures de rhétorique, mais qu’elles ont une teneur existentielle.

87Pour lui, la mélancolie, les séparations qui l’accompagnaient, en particulier celle qui le sépara de Régine, le contraignirent à cette immense production littéraire à la recherche de l’ « Individu », son lecteur. La tâche qu’il s’assignait par son écriture était de s’affronter à la « vérité de l’autre – Dieu ou homme » [13], reconduire son lecteur à sa propre possibilité. Par le retrait dans son secret que l’écrivain opère par son style, il ouvre ainsi un champ à la vérité de l’autre. « Comment le penseur subjectif existant peut-il poser une question de sorte qu’elle apparaisse <à son lecteur, à son auditeur> comme une possibilité porteuse d’une exigence ? »

88

L’ « Individu », le véritable lecteur, était capable, en traversant l’angoisse, de retrouver sa liberté et d’accéder au champ des possibles. Kierkegaard ne pensait pas que cela pouvait se faire hors d’une perspective religieuse. L’individu pouvait même ultimement se constituer en « chevalier de la foi », à l’instar d’ « Abraham qui crut en vertu de l’absurde » [14].

89Bernard Lemaigre
23, rue des Martyrs
75009 Paris

BIBLIOGRAPHIE

  • Agamben G., Stanze, trad. de l’italien par Y. Hersant, Paris, Rivages, 1994.
  • Aristote, L’homme de génie et la mélancolie (Problème XXX-1), text., trad., introd. et notes par J. Pigeaud, Paris, Rivages, 1988.
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  • Cauly O., Kierkegaard, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1991-6.
  • Colette J. (1), Kierkegaard. La difficulté d’être chrétien, Paris, Le Cerf, 1964.
  • Colette J. (2), Mélancolie, religiosité et réflexion, in Qu’est-ce que Dieu ?, Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 1985.
  • Colette J. (3), Kierkegaard et la non-philosophie, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1994.
  • Guardini R., De la mélancolie, trad. fr. par Jeanne Ancelet-Hustache, Paris, Le Seuil, 1953.
  • Juranville A., La philosophie comme savoir de l’existence, 1 : L’altérité, Paris, PUF, 2000.
  • Kierkegaard S., Œuvres complètes, 20 vol., Paris, L’Orante, 1966-1986.
  • Kierkegaard S., Journal (Extraits), 5 vol., Paris, Gallimard, 1963 s.
  • Klibansky R., Panofsky E. et Saxl Fr., Saturne et la mélancolie, trad. fr., Paris, Gallimard, 1989.
  • Lambotte M.-Cl. (1), Esthétique de la mélancolie, Paris, Aubier, 1984.
  • Lambotte M.-Cl. (2), Le discours mélancolique, Paris, Anthropos-Economica, 1983.
  • Peillon Fr., Mélancolie et vérité, Paris, PUF, 2000.
  • Thomas d’Aquin, Summa Theologiae, De acedia, II a-II ae q. 35.

Mots-clés éditeurs : Honte, Écriture, Christianisme, Séparation, Amour, Idéal, Père, Kierkegaard, Religion, Mélancolie, Haine de soi, Individu, Dieu

https://doi.org/10.3917/rfp.652.0563

Notes

  • [1]
    Référence incertaine donnée par Cauly, p. 14.
  • [2]
    Kierkegaard fait remarquer d’ailleurs qu’il est le premier à avoir mis en lumière cette catégorie et que dans l’avenir son importance sera grande. Il a aussi exprimé le souhait qu’on inscrive comme épitaphe sur sa tombe : « Il fut l’Individu » (Point de vue explicatif..., OC 16, p. 44, 94, etc.).
  • [3]
    Cette référence doit se comprendre ainsi : « La première série de symboles : II A 804 est la référence à l’édition complète danoise des Papirer (Série A : Journal) ; la deuxième série est la référence au tome et à la page de la traduction française des extraits de ce Journal. D’autre part, les passages ou les mots soulignés le sont par nous ; en revanche, en italiques, ils sont soulignés par Kierkegaard.
  • [4]
    Dans son Journal, pour ses vingt-cinq ans, Kierkegaard cite une parole du roi Lear au moment d’être jeté en prison avec Cordelia par Edmond le batard de Gloucester. Le roi Lear se considère alors comme l’ « espion du Très-Haut » sur la Terre (II A 804 ; 1, 197-198).
  • [5]
    Je m’inspire ici des travaux, déjà très nombreux, qui abordent ce thème de la mélancolie, et plus particulièrement ceux de Romano Guardini, Jacques Colette et Marie-Claude Lambotte.
    Je ne discuterai pas, d’un point de vue psychanalytique ou psychiatrique, la portée ou l’origine des symptômes ; je n’essaierai pas d’identifier selon les critères contemporains le tableau de la mélancolie de Kierkegaard, remettant cette réflexion à plus tard, lors d’une analyse des livres récents publiés sur la mélancolie.
  • [6]
    S. Freud, L’homme Mo ïse et la religion monothéiste, trad. fr., Paris, Gallimard, 1986, p. 198.
  • [7]
    Sur cette question voir entre autre, Agamben, Klibansky et al., Thomas d’Aquin, Peillon.
  • [8]
    Cauly, p. 4, 6.
  • [9]
    Stades sur le chemin de la vie, OC 9, p. 232.
  • [10]
    Contrairement à ce qu’on pourrait croire, le Christ, Dieu fait homme, n’est en aucune façon, une, ou plutôt la, communication directe entre l’homme et Dieu. Au contraire, le Christ est le Paradoxe, en tant qu’il est la seule véritable communication indirecte.
  • [11]
    Nous nous inspirons ici de très près des réflexions de Jacques Colette (3), passim.
  • [12]
    Voir Colette (3).
  • [13]
    Voir Colette (3), p. 101.
  • [14]
    Crainte et tremblement, OC 5, p. 129, etc.

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