Couverture de RFP_652

Article de revue

Automutilations transitoires à l'adolescence

Pages 463 à 475

Notes

  • [1]
    D. W. Winnicott, 1969, p. 258.
  • [2]
    P. Jeammet, 1983, p. 365.
  • [3]
    M. Laufer, 1986.
  • [4]
    A. Green, 1993, p. 261.
  • [5]
    C. et S. Botella, 2001.
  • [6]
    É. Kestemberg, 1962.
  • [7]
    S. Freud, 1993, p. 283.
  • [8]
    C. Chippaux, 1990.
  • [9]
    S. Freud, 1988, p. 184.
  • [10]
    D. W. Winnicott, 1969, p. 237.
  • [11]
    R. Canestrari, 1980.
  • [12]
    C. Couvreur, 1995, p. 21.
  • [13]
    A. Green, 1983, p. 112.
  • [14]
    M. Perron-Borelli, 1994.
  • [15]
    S. Freud, 1991, p. 270.
  • [16]
    C. Chippaux, 1990, p. 576.
  • [17]
    S. Freud, 1998, p. 361.
Comment chacun traitera-t-il ce nouveau pouvoir de destruction et même de mort, ce pouvoir qui ne venait pas compliquer les sentiments de haine de la petite enfance ? C’est comme si l’on mettait du vin nouveau dans de vieilles outres.
D. W. Winnicott [1].

1Dès l’introduction de son texte sur l’adolescence, Winnicott insiste sur les enjeux de la destructivité, au point de l’inclure dans la définition théorique qu’il en donne. Dans une réflexion sur les rituels d’initiation, Philippe Jeammet en souligne la dangerosité et le fréquent marquage sur le corps. Il nous rappelle qu’ils entrent en résonance avec la violence du risque qu’ils recouvrent. « Il est difficile de penser que les motivations des adultes qui appliquent les épreuves rituelles ne correspondent pas à des désirs des adolescents » [2] et la violence exercée sur leur corps par certains groupes d’adolescents comme signe d’appartenance l’illustre fréquemment. À ce nouveau pouvoir de destruction dont parle Winnicott répond parfois chez l’adolescent la violence des automutilations qu’il s’inflige, face à la menace de désorganisation qui l’anime. Si ces automutilations peuvent prendre un caractère dramatique, je me limiterai ici à des situations d’automutilations transitoires et tempérées, venant émailler le parcours de l’adolescent.

I / ERWAN ET SES ÎLOTS DE RÉSISTANCE MASOCHIQUE

2Enfant, Erwan ne supportait ni la séparation ni l’absence, il attendait sa mère à la fenêtre de la maison. Un jour où elle était sans doute plus en retard que d’habitude, il part à sa recherche et se perd. Terrorisé, sidéré au bord de la route, il est recueilli par un routier qui le ramène chez lui. Folle d’inquiétude, sa mère le punit de sa fugue sans prendre conscience de la démesure de son angoisse.

3L’adolescence venue, il rencontre une jeune fille dont il s’éprend profondément. Elle le quitte, il plonge dans la dépression et l’angoisse, sombrant dans des conduites addictives fortement teintées d’impulsions suicidaires. C’est au décours d’un épisode de dépersonnalisation qu’un médecin qui le recueille me l’adresse en urgence. Quelques mois plus tard, partiellement apaisé, Erwan met fin à nos rencontres, non sans m’avoir demandé s’il pouvait revenir me voir « au cas où ». Quelques années plus tard, après la naissance d’un premier enfant, Erwan me téléphone. Empêtré dans des difficultés sexuelles, il veut faire une analyse, sur les conseils de son amie. Il ne conçoit pas d’aller rencontrer quelqu’un d’autre.

4En le revoyant, je m’étais dit que les six années passées n’avaient pas atténué son aspect d’adolescent fragile. Je retrouvais ce même sentiment d’être un pied dans la vie, un pied à côté. Proche de sa compagne et de son enfant, il ne pouvait leur exprimer son attachement, s’en tenant à une attitude en faux-self, teintée d’angoisse et de troubles identitaires. Rapidement, nous nous mettons d’accord pour des rencontres en face à face, reportant à plus tard la décision d’un éventuel cadre divan/fauteuil.

L’angoisse de séparation dans le transfert

5Il nous faudra attendre presque un an pour que resurgisse l’angoisse de séparation dans le transfert. Erwan arrive à sa séance dépité, angoissé, déprimé et en colère : « J’ai perdu mon portefeuille avec ma carte d’identité, je l’ai laissé sur un banc où je me suis assis en attendant l’heure de la séance. Je devais partir en Angleterre demain, comment vais-je faire ? » Cet acte manqué rendant impossible son départ, alors que s’annonçaient les vacances, entrait en résonance avec une remarque que je m’étais faite quelques jours auparavant : rien ne semblait marquer une quelconque angoisse à l’annonce de mes vacances d’été. Le vacillement identitaire que ressentait Erwan nous y ramenait en creux.

6L’angoisse était là, mais en marge des séances. Il ne pouvait venir me voir sans être pétri d’une tension, d’une douleur ou d’une souffrance à peine passée ou tout juste à venir. Elle se déployait dans le trajet qui l’amenait à sa séance et qu’il organisait de manière à en souffrir : départ trop tardif, obligation de dernière minute, bus manqué... Et pourtant, il était toujours à l’heure. Derrière les conduites fortement connotées de masochisme c’était bien d’angoisse dont Erwan me parlait. « Angoisse - dehors - assis dans la rue - perte d’identité » : ce début de séance me ramenait maintenant au souvenir de sa dépersonnalisation d’adolescent et de sa détresse d’enfant devant la séparation, telle qu’il me les avait racontées quelques années auparavant.

7Erwan se faisait mal avant et après les séances pour ne pas souffrir pendant les séances. Le thème du départ impossible laissait entrevoir la proximité de l’angoisse de séparation à la pensée de mon départ. La référence à la perte d’identité et le recours au retournement : « Je devais partir », signaient les défenses narcissiques mises en œuvre.

8L’interprétation de cette exigence radicale de maintenir la douleur hors du cadre de nos rencontres aura pour effet la réintégration progressive en séance de ses comportements masochiques, qu’il retournera insensiblement en attaques du cadre, sur le mode d’une analité expulsive mal élaborée, non sans lien avec des souvenirs lointains d’épisodes encoprétiques infantiles. À la douleur masquée bordant le cadre se substituait une jouissance sadique et secrète à m’inclure dans des scénarii d’agression et d’emprise. C’est en contre-point d’un scénario sadomasochique qu’il pouvait à présent reconnaître que nos séparations étaient pour lui difficiles, voire douloureuses, à la fois source d’affects d’angoisse et de violence.

Le temps de l’automutilation

9L’émergence et la reconnaissance de ce plaisir sadique en séance amènera Erwan à revenir sur un épisode tenu secret lors de nos rencontres, sept ans plus tôt. « Un soir où ma mère n’était pas là, adolescent, j’ai décidé de ne plus souffrir d’elle. Je me suis fait mal. » Il me fait alors le récit de ses mutilations successives. De morsures en griffures, de griffures en coupures, Erwan s’agressait, dans une escalade où l’effraction de son enveloppe corporelle n’avait de cesse que le sang coule. L’apaisement venait alors et il pouvait enfin dormir. Pendant plusieurs mois, Erwan avait eu recours à ces mutilations, nécessaires à sa survie psychique, îlots de résistance masochique contre l’effondrement dépressif.

10« Ne plus souffrir d’elle, me faire mal. » Tout autant qu’un retournement sur la personne propre, il s’agissait de l’indice d’un mouvement de régression narcissique où, face à la séparation inhérente à l’adolescence, s’effaçaient les limites entre lui et l’autre, entre la représentation et l’acte. L’intensité de la douleur qu’il s’infligeait, était à la mesure de l’urgence devant la dépersonnalisation. Dans une quête d’identité minimum, à la fois la plaie et le couteau, la victime et le bourreau, Erwan retrouvait malgré tout, dans le « Je me suis fait mal », le « Je suis » d’un sentiment d’existence.

11Ce mouvement de la cure est proche de ce que décrit Moses Laufer [3] dans l’évolution des thérapies avec les grands adolescents où le transfert inclut la solution morbide inconsciemment employée pour résoudre un trouble identitaire. Du corps au cadre analytique, Erwan avait déplacé la gestion masochique de l’angoisse de séparation. L’investissement douloureux des limites du cadre psychothérapique lui permettait de maintenir un espace où penser, dans le même mouvement qui l’avait amené à ses automutilations : attaques d’une enveloppe corporelle lui permettant d’éviter la confrontation à la détresse et à la perte de représentation.

12C’est au décours de ce travail d’élaboration qu’il se souviendra que l’apparition de ces conduites avait suivi de peu l’acceptation par ses parents de son souhait de vivre dans une chambre de bonne, deux étages au-dessus de l’appartement familial. « C’est aussi bien, on n’en peut plus », lui avaient-ils dit dans un énoncé signant à la fois leur souhait d’une séparation réelle et leur effondrement devant ses difficultés d’adolescent qu’ils ne parvenaient plus à contenir.

13La rencontre de son désir d’autonomie, de sa crainte de la séparation, de la violence à peine contenue à l’égard de ses parents, et de l’énoncé parental avait eu valeur de télescopage entre le fantasme et la réalité, venant ébranler une topique psychique déjà fragilisée. André Green [4], dans Le travail du négatif, décrit la mise en œuvre de la négativité quand la perception (l’énoncé parental) rencontre une représentation inconsciente (le scénario sadique) en court-circuitant le travail de liaison des représentations préconscientes. Ce télescopage donnait à la perception de l’énoncé une valeur de réalisation hallucinatoire de désir et exposait Erwan à l’effondrement de son organisation narcissique.

Le temps du double narcissique

14La fin du premier temps de nos rencontres pendant son adolescence avait co ïncidé avec l’arrêt de ses conduites d’automutilations. Il avait à l’époque massivement investi des rêveries diurnes, au moment de l’endormissement. Il s’imaginait musicien ou comédien, jouant sur scène, adulé par son public. Il se noyait dans le regard d’une jeune fille dans la salle, nouant silencieusement, au milieu du bruit et de l’agitation, une relation amoureuse passionnelle. Dans le miroir de ce regard, il retrouvait un sentiment d’élation et de bien-être. Il redevenait, me disais-je alors, his majesty, the baby, le roi de la scène et le bébé de sa mère, dans une relation narcissique sans limite. L’opposition entre l’apaisement de la relation narcissique et le bruit et l’agitation renvoyant à la scène primitive, illustrait le clivage fonctionnel entre le courant sexuel et le courant narcissique devenus inconciliables, sous la pression de la poussée pulsionnelle.

Le temps de la masturbation

15Ce n’est que dans ce second temps de notre rencontre, quelques années après, qu’il « avouera » m’avoir quitté lorsqu’il avait intuitivement perçu combien ses rêveries narcissiques excluaient toute représentation de réalisation sexuelle. Il le rapportera après coup à l’absence de toute activité masturbatoire pendant la première partie de son adolescence, à laquelle succédera une époque de masturbation compulsive, venant gommer le vécu dépressif. Il s’était appuyé sur la disparition de ses sentiments dépressifs pour mettre fin à nos rencontres. « C’est drôle, vous quitter devant la honte de la masturbation et revenir vous voir, six ans plus tard, pour des difficultés sexuelles. » Ce n’est que tardivement dans son analyse qu’il y reconnaîtra une stratégie défensive contre un transfert homosexuel naissant.

II / LE VÉCU D’ÉTRANGETÉ D’ISABELLE

16À l’histoire d’Erwan répond l’histoire d’Isabelle. Dans le même contexte d’effondrement, ils useront, avec un tempo différent, des mêmes processus psychiques face à leurs difficultés à vivre l’adolescence. À la fois proches, ils sont pourtant profondément éloignés, nous y reviendrons.

17Isabelle vient me consulter au décours d’une hospitalisation, pour un état dépressif de l’adolescence. Elle a été hospitalisée quelques jours au CHU pour une tentative de suicide grave. Lors des premières consultations se déploie toute la massivité d’un idéal démesuré. Isabelle ne pouvait accepter d’autre destin que celui d’être une championne de karaté, épousant sans distance l’idéal de ses parents. Après quelques mois de thérapie avec une psychothérapeute du CMPP, au moment où s’amorce avec angoisse une problématique de séparation, tant fantasmatique que réelle avec ses parents, c’est une évolution critique qui alerte, non sans raison, sa thérapeute. Isabelle s’inquiète : elle ne se reconnaît plus.

18Elle demande à me revoir ponctuellement, en présence de ses parents, avec l’accord de sa thérapeute. Lorsque je la rencontre, Isabelle me raconte qu’elle s’est mise à sucer son pouce de façon compulsive. Dans le même temps, elle se sent « habitée par une petite fille à l’intérieur d’elle qui lui parle », induisant un vécu d’envahissement de la pensée. Enfin, elle est l’objet d’impulsion à s’automutiler. Entre cette dimension régressive du suçotement, cette inclusion d’un double envahissant et ses conduites compulsives d’automutilation, Isabelle se sent désarçonnée, honteuse, voire dépersonnalisée.

19C’est sur ce dernier symptôme que se fixera sa mère. « Quand Isabelle m’a appris ça, j’ai été envahie par l’angoisse et la peur. Je ne la reconnaissais plus, je ne la comprenais plus. » La mère, ne s’y trompant pas, mettra bien dans le symptôme que lui présentait sa fille, le sens d’une altérité encore irreprésentée, témoin d’une rupture de la continuité jusque-là indéfectible entre elles. Sur le fond d’une communauté d’inquiétante étrangeté partagée, le symptôme de sa fille ne pourra céder que dans un mouvement de « préoccupation » pour Isabelle. « Il me faut faire avec l’idée que c’est quelqu’un d’autre, pour pouvoir la comprendre », me dira-t-elle avec de profonds sentiments dépressifs, qui suscitaient en moi des représentations de dépression du postpartum. S’étayant sur ce mouvement d’élaboration maternelle de la séparation, Isabelle renoncera rapidement à ses symptômes et reprendra le cours de sa thérapie.

III / TROIS MODALITÉS DE TRAITEMENT III / DE LA SÉPARATION À L’ADOLESCENCE

20Isabelle et Erwan avaient chacun évoqué le débordement par l’angoisse, à l’annonce par leurs parents de la séparation à venir, en en devinant le caractère définitif et inéluctable. Pour ces deux adolescents, la séparation était davantage rapportée à un abandon, un lâchage ou un épuisement des parents, en réponse à leurs pulsions agressives et à leur désorganisation pesant sur la vie familiale, qu’à un processus naturel inhérent à la succession des générations. C’est sur ce « perçu-éprouvé actuel » [5] d’une séparation traumatique que l’un et l’autre mobiliseront les ressources défensives contre l’effondrement dépressif.

Le corps comme objet

21L’adolescence est confrontée au conflit entre le corps érotique de la période de latence, construit sur le fond des théories sexuelles infantiles et des fantasmes originaires, et la rencontre avec un corps sexué rendant possible la réalisation sexuelle génitale. L’évitement nécessaire des émois de tendresse envers les parents, maintenant trop proches d’une réalisation incestueuse se redouble de la rencontre sexuelle avec un autre, lui-même objet de ses propres fantasmes, venant confronter l’adolescent à la déception et à la désidéalisation.

22Comme le souligne Évelyne Kestemberg, il « s’instaure à partir de la puberté une sorte de perte d’une partie de soi-même, en même temps qu’une perte des identifications antérieures dans la mesure même où le conflit œdipien ne peut plus jouer au niveau de la sexualité infantile, mais s’exerce avec un corps qui peut réaliser les vœux œdipiens, et par conséquent implique un danger intensivement et actuellement présent » [6].

23Cette recherche de nouveaux objets d’amour sur le fond d’un mouvement de régression narcissique ramène l’adolescent sur la voie qui conduit de l’auto-érotisme à l’amour d’objet, celle de son propre corps. « ... L’individu en cours de développement, qui pour acquérir un objet d’amour rassemble en une unité ses pulsions sexuelles travaillant auto-érotiquement, prend d’abord soi-même comme objet d’amour, avant de passer de celui-ci au choix d’objet d’une personne étrangère. » [7]

24Comme l’illustre la fréquence des atteintes à la peau, des tatouages au piercing et aux automutilations, ce remaniement de l’investissement du corps est marqué par la destructivité et l’agression. Les rituels d’initiation de l’adolescence, d’un point de vue culturel, présentent ce double aspect. « Il n’y a pas de rite initiatique en effet qui ne soit émaillé de risques à encourir et au cours desquels l’adolescent n’ait à payer de son corps. » [8] De ce point de vue, les rituels propres à la culture rejoignent le mouvement psychique de l’adolescent et l’organisent.

25Pris dans la tourmente de la poussée pulsionnelle et du mouvement régressif, il s’agit pour l’adolescent, davantage que d’un simple changement d’objet, d’un mouvement de retrouvailles avec un objet, qui va croiser la haine dans son procès, telle que l’évoque Freud : « La haine, en tant que relation à l’objet, est plus ancienne que l’amour. » [9] La constance du jeu avec les limites et la résistance du corps, au-delà de la haine décrite par Freud dans la naissance de l’objet, n’est pas sans évoquer la position de Winnicott sur l’utilisation de l’objet. La destructivité y joue un rôle essentiel dans l’appréhension de la réalité et l’instauration d’une relation d’amour véritable avec l’objet. Entre amour et agression, l’adolescent joue avec son corps, use de son corps comme objet, nécessité pour se tourner vers les relations amoureuses et l’exercice d’une sexualité génitale, au prix du renoncement progressif à l’omnipotence. Pour paraphraser Winnicott : c’est la destruction de l’objet/corps qui place celui-ci en dehors de l’aire du contrôle omnipotent du sujet. De ces diverses manières, l’objet/corps développe sa propre autonomie, et (s’il survit) apporte sa contribution au sujet selon ses propriétés propres [10]. Canestrari [11], à partir d’une étude sur la relation qu’ont les adolescents avec leur corps, confirme cette hypothèse, évoquant « une tentative thérapeutique naturelle consistant à utiliser le corps propre comme objet extérieur d’amour et de haine dans l’attente d’une substitution adéquate ». On retrouve cette problématique de la survie dans d’autres aspects des jeux dangereux de l’adolescence. Le jeu actuel du foulard ou les apnées prolongées parfois fatales, entre l’exercice d’une omnipotence et d’une quête de limites venant la borner, l’illustrent abondamment dans leurs excès.

26Tant pour Isabelle que pour Erwan, la nécessaire prise en compte de la réalité d’un corps, sexué et apte à la réalisation sexuelle, en contrepoint du remaniement du principe de réalité, cosubstantive de la séparation avec les objets œdipiens et redoublée de la séparation dans le réel, passait par une destructivité agie sur le corps. L’intensité du mouvement régressif mobilisé par la séparation réelle avec leurs parents, l’écart narcissico-pulsionnel insurmontable et la rupture du sentiment de continuité qu’elle engendrait, rendaient d’autant plus fragiles les figurations souvent précaires de la destructivité envers le corps, la précipitant vers une expression agie sur le corps.

Le double narcissique

27Tant pour Erwan que pour Isabelle, le vacillement identitaire prendra le masque d’un sentiment d’étrangeté, sans que l’un ou l’autre puisse trouver en dehors du creuset familial, les investissements narcissiques propres à soutenir un sentiment de continuité de leur identité. L’instauration d’un double viendra constituer une butée sur le chemin de la régression narcissique. Comme le souligne Catherine Couvreur, « face à l’expérience inéluctable de l’altérité de l’objet, de la différenciation – d’identité et de génération – comme à celle de l’ambivalence, le sujet crée un double, identique mais déjà autre, garant narcissique et/ou persécuteur » [12].

28L’investissement de la figuration du musicien, redoublée de son double féminin pour Erwan, de la « petite fille à l’intérieur » pour Isabelle, remplissait cette fonction médiatrice des figures du double, entre angoisse d’anéantissement et angoisse de castration, entre investissement narcissique et investissement objectal, au service d’un moi adolescent potentiellement désorganisé.

29Cette présence du double répondait en creux au manque d’investissement d’un groupe de pairs, venant alimenter en représentations la vie psychique de l’adolescent. Les rêveries d’Erwan étaient éclairantes sur ce point. Il s’agissait pour lui d’être reconnu par le public pour se sentir exister et appartenir au groupe dont il devenait le leader. Le sentiment d’existence et d’appartenance acquis ou retrouvé, Erwan se fondait dans la relation narcissique imaginaire avec la femme élue dans le groupe. L’investissement de la jeune fille se redoublait de l’investissement du groupe comme une image maternelle. Tant pour Erwan que pour Isabelle, l’appartenance à un groupe viendra mettre au second plan la relation avec leur double interne.

L’investissement auto-érotique

30Comme le rappelle André Green : « Primordialement, la pulsion auto-érotique est pulsion apte à se satisfaire elle-même, en l’absence comme en la présence de l’objet, mais indépendamment de lui. » [13] Cette indépendance de la satisfaction vis-à-vis de l’objet, soulignée par Freud, entre en résonance avec l’ambigu ïté de l’adolescent dans la problématique dépendance/indépendance dans son lien à ses objets d’amour. Cette rencontre fraye la voie du recours privilégié à la satisfaction auto-érotique, face à la montée pulsionnelle. Les conduites auto-érotiques secondaires n’en portent pas moins la marque de l’objet, par la resaisie sur le corps propre de la relation à l’objet.

31Cette resaisie n’est pas sans indices du style de la relation à l’objet. L’écoute d’Isabelle laissait ainsi entrevoir, dans le plaisir perceptible du suçotement, la trace d’expériences structurantes avec ses objets œdipiens. De son côté, Erwan dans la recherche d’emprise sur l’objet contenue dans ses conduites masturbatoires compulsives, n’allait pas sans susciter des représentations, dans le contre-transfert, de relations infantiles marquées par la froideur et dureté.

32Mettre l’accent sur les similitudes entre Isabelle et Erwan dans la gestion de la situation traumatogène de la séparation à l’adolescence ne doit pas en effet nous faire perdre de vue les différences significatives dans la tonalité des défenses pourtant voisines mises en œuvre. La séparation à l’adolescence est indissociable d’un processus d’individuation et nombre d’auteurs parlent d’un deuxième temps du processus de séparation-individuation. La qualité des mouvements régressifs et la possibilité d’un étayage sur une sexualité infantile structurante, à l’adolescence, sont les héritiers du premier temps de ce mouvement d’individuation.

33Pour Isabelle, les défenses mises en place restent au contact d’une sexualité infantile au service de la différenciation avec l’objet : la petite fille intérieure reste vive et recherche le plaisir, le suçotement est agréable, la violence au corps reste au plus près de la castration. En quelque sorte, l’érotique est investi et s’il y a renoncement pulsionnel, c’est au service d’un gain narcissique, comme l’illustre son investissement de l’idéal du moi passant par les activités sportives. Pour Erwan, nous sommes dans une autre configuration : l’investissement érotique des formations défensives est moindre : le double est désexualisé, la violence au corps est plus destructrice et quand l’érotisation prend le pas, elle se met avant tout au service de la continuité avec l’objet narcissique, et non au service du renoncement, marquant la proximité des traits de perversion défensive contre la dépression.

IV / LE TEMPS DE L’ÉLABORATION

34Ses automutilations d’adolescent restaient une énigme pour Erwan. Après le temps du silence et le temps de l’aveu, viendra le temps de l’élaboration.

35Quand Erwan revenait sur sa période de mutilation, il me donnait le sentiment de réinvestir autant l’acte que la représentation. Le premier temps de l’élaboration fantasmatique de l’automutilation en portera la marque. Sur le fond de l’investissement de représentations d’action et d’emprise sur son corps, ce sont des fantasmes de dévoration qui lui viennent : représentations d’un corps maternel mutilé, malmené et pillé oralement de ses contenus. Le travail de transformation du souvenir de l’automutilation en un fantasme de dévoration passait par l’investissement de la représentation d’une action d’incorporation proche du souvenir de ses automutilations ; mordre et dévorer, et d’une représentation d’objet incorporé, le corps maternel en lieu et place de son propre corps. Le fantasme de dévoration recouvrait cette double polarité de représentations décrites par Michèle Perron Borelli [14], qui le considère comme le fantasme inaugural de toute formation fantasmatique ultérieure. Le travail d’élaboration de ses conduites automutilatrices s’étayait, à partir du déplacement de son corps propre sur le corps de sa mère, sur un même amalgame de destructivité et d’amour, mode primaire de relation à l’objet.

36Quelques mois plus tard, Erwan enrichit le souvenir de ses automutilations et se fait plus précis : « Quand j’y repense maintenant, c’est le jeu avec la goutte de sang qui était important. Je pouvais la faire disparaître en l’avalant, la faire réapparaître en rouvrant ma blessure. » Le déplacement de l’investissement du souvenir, de l’action de mordre à la perception de la goutte de sang, venait infléchir le travail d’élaboration. Erwan jouait maintenant avec des représentations de présence et d’absence de ce nouvel objet se détachant du fond de la blessure. La maîtrise par l’incorporation laissait la place à la maîtrise de l’absence, dans l’équivalence d’un jeu de la bobine inscrit sur le corps propre.

37C’est par le déplacement sur le corps de l’autre de cette problématique présence/absence, qu’il reviendra à la sexualité génitale, dont les difficultés l’avaient amené à revenir me voir. Au cours d’un rapport sexuel, Erwan a revécu un sentiment d’étrangeté qui lui était autrefois familier : « J’ai soudain pris conscience que dans la sexualité, je crois toujours que la femme a un pénis. Quand je ne le vois pas devant, je l’imagine derrière, quand je ne le vois pas derrière, je l’imagine devant. Il m’échappe toujours et est pourtant toujours là. » Ce passage du jeu de présence/absence à la prise en compte de la défense contre la perception de l’absence par l’illusion de la présence viendra inaugurer un long détour par des représentations de manque et de castration. Un souvenir viendra ponctuer ce travail d’élaboration. À l’âge de 11 ans, pendant une absence douloureusement vécue de sa mère, une fillette exhibera son sexe devant lui, venant nouer la détresse de l’absence de sa mère, l’excitation sexuelle, et l’angoisse de castration à la vue du sexe de la fillette. « Ce n’est pas tant l’absence de ce pénis que je redoute, que l’absence de la femme, que l’absence de ma mère. » Le « ça en plus » d’angoisse et de sidération ressenti par Erwan à la vue de l’absence de pénis de la fillette, viendra alors entraver le travail de sexualisation et de génitalisation, destin naturel de l’angoisse de séparation. L’absence de fantasmes masturbatoires dans la première partie de son adolescence et l’impuissance relative de l’âge adulte semblait en témoigner.

38Dans un troisième temps, c’est le souvenir de la fascination par la coupure et l’écoulement du sang, vécu dans un climat de transe, qui va prendre le devant de la scène dans les évocations des automutilations d’Erwan. Négatif de la perception refusée sur le corps de l’autre, la blessure s’instaurait, avec un sentiment d’élation, comme l’équivalent d’un sexe féminin sur le corps propre. Cette appropriation fantasmatique s’accompagnait du retour du souvenir oublié de ses fantasmes de mutilations sexuelles et de castration d’adolescent. Erwan retrouvait ainsi toutes ses difficultés d’adolescent devant la bisexualité, oscillant entre le sentiment d’impuissance d’être ni homme ni femme, et le fantasme d’omnipotence d’être homme et femme à la fois.

39Il est difficile d’évoquer l’adolescence sans parler du corps, tant sont intriqués les modifications corporelles et le processus de séparation/individuation. Freud affirmait en 1923, dans « Le moi et le ça » que le moi est avant tout corporel [15]. Dans une note de 1927, ajoutée à l’édition anglaise avec l’accord de Freud, il est précisé que « le moi est finalement dérivé de sensations corporelles, principalement de celles qui ont leur source dans la surface du corps ». A contrario, toute modification du corps infléchit le fonctionnement du moi, à l’image de l’âme qui se resserre au trou étroit de la molaire, et le passage de l’adolescence est un moment fécond de ces relations corps/psyché. L’automutilation transitoire s’inscrit dans les apories de ces relations, quand les figurations du rapport ambivalent au corps viennent à manquer.

40C’est sur cette dialectique « corps et âme » que s’étayent nombre de rituels d’initiation de l’adolescence. Si la violence de ces rituels est à la mesure de la violence du rapport corps/psyché, la place prépondérante qu’y prend la différence des sexes illustre qu’elle est bien l’enjeu essentiel du mouvement psychique chez l’adolescent. Un rituel chez les Poro, au Libéria est un exemple particulièrement significatif, dans sa crudité même, de la violence des enjeux de la bisexualité à l’adolescence : « Les prépuces séchés, cuits par une matrone responsable, sont mangés par les filles excisées, alors que leurs clitoris et leurs nymphes sont mangés par les garçons circoncis. » [16] Ce rite est, dans le champ de la différence des sexes, très proche du repas totémique décrit par Freud dans Totem et tabou : « Dès lors, ils parvenaient, dans l’acte de consommer, à l’identification avec lui, tout un chacun s’appropriant une partie de sa force. » [17]

41C’est sur le corps propre de l’adolescent que peut se rejouer la difficulté de faire la part du désir hostile d’arracher les organes sexuels de l’autre, ou de se les incorporer. C’est sur cette question que va déboucher Erwan, dans le parcours qui le conduira de la séparation avec ses parents à une appropriation de la sexualité génitale, en passant par l’élaboration de ses conduites automutilatrices...

42Albert Louppe
108 bis, avenue du Sergent-Maginot
35000 Rennes

BIBLIOGRAPHIE

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Mots-clés éditeurs : Narcissisme, Destructivité, Automutilations, Adolescence, Différence des sexes

https://doi.org/10.3917/rfp.652.0463

Notes

  • [1]
    D. W. Winnicott, 1969, p. 258.
  • [2]
    P. Jeammet, 1983, p. 365.
  • [3]
    M. Laufer, 1986.
  • [4]
    A. Green, 1993, p. 261.
  • [5]
    C. et S. Botella, 2001.
  • [6]
    É. Kestemberg, 1962.
  • [7]
    S. Freud, 1993, p. 283.
  • [8]
    C. Chippaux, 1990.
  • [9]
    S. Freud, 1988, p. 184.
  • [10]
    D. W. Winnicott, 1969, p. 237.
  • [11]
    R. Canestrari, 1980.
  • [12]
    C. Couvreur, 1995, p. 21.
  • [13]
    A. Green, 1983, p. 112.
  • [14]
    M. Perron-Borelli, 1994.
  • [15]
    S. Freud, 1991, p. 270.
  • [16]
    C. Chippaux, 1990, p. 576.
  • [17]
    S. Freud, 1998, p. 361.

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