Couverture de RFP_652

Article de revue

Élaboration sans fin du deuil de l'objet primaire chez Winnicott ou le paradoxe de la séparation

Pages 381 à 393

Notes

  • [1]
    > Article élaboré à partir d’un exposé fait le 28 novembre 2000 au Séminaire de F. Duparc et C. Vasseur : L’Œuvre de Winnicott à Annecy.
  • [2]
    Poète romantique que Winnicott appréciait particulièrement, indique Dodi Goldman dans In Search of the Real, NY, J. Aronson, 1993.
  • [3]
    Dans son dernier article : « Un espace pour délirer », Racamier écrit : « Croire que la réalité factuelle soit à elle seule capable de l’emporter sur la réalité délirante est une illusion de concierge. Seule la troisième réalité (l’espace transitionnelle) est à même de faire pièce à la quatrième... Le meilleur remède serait plutôt (dans le sens ou l’entend Winnicott) le Jeu (Revue française de psychanalyse, n° 3, 2000).
  • [4]
    On pourrait montrer combien la pensée Grunberger présente des similitudes importantes avec celle de Winnicott, et ceci à la même époque. Ainsi, en ce qui concerne le clivage et la dialectique narcissisme et vie pulsionnelle chez l’un et la précession des besoins du moi et de sa maturation sur le développement pulsionnel, chez l’autre. Ou bien, l’importance des aspects de la vie prénatale dans la cure pour les deux auteurs.
  • [5]
    Information trouvée dans La note de l’éditeur, de M. Gribinski, in La crainte de l’effondrement et autres situations.
English version
Blest the Bab,
Nursed in his mother’s arms : who sinks to sleep
Rocked on his Mother’s brest : who when his soul
Drinks in the feelings of his Mother’s eye !
William Wordswoth, « The Prélude » [2].

1J’évoquerai les conceptions de Winnicott concernant cette question qui est au cœur de sa théorie du développement précoce, puis je proposerai des constructions rapprochant le deuil sans fin de l’objet primaire, une problématique certainement personnelle et centrale à la personne de cet auteur, et certaines de ses découvertes théoriques, qui permettent de mieux saisir les conditions d’élaboration du deuil originaire. Nous constatons que lorsque Winnicott élabore une nouvelle réflexion théorique, à partir d’une exceptionnelle expérience clinique, cela provoque immédiatement une relance de son auto-analyse par les rêves, avec en particulier « les rêves maturatifs d’intégration », qui constituent des expériences critiques nécessaires à l’expression de sa pensée créatrice et théorique.

2La thèse de l’auteur est que le deuil de l’objet primaire peut advenir et conférer au moi une certaine immunité face aux épreuves ultérieurs de séparation et de deuil si l’objet transitionnel, première possession non-moi, inaugurant l’état de séparation, puis l’espace transitionnel, viennent remplir leur fonction de symbole d’union entre la mère et l’enfant. Par contre si le trait d’union entre le sujet et l’objet est détruit et laisse un trou le seul remède pour échapper à la désintégration est la dissociation primaire.

La séparation dans la théorie du développement précoce

3À partir des expériences narcissiques primaires, le bébé avec son potentiel héréditaire de maturation rencontre son environnement, qui fait partie de lui-même, afin que deux personnes totales et distinctes soient mises en présence, par la répudiation de l’objet en tant que non-moi, expérience inaugurale de la position dépressive. Winnicott décrit les expériences successives qui transforment progressivement l’union narcissique primaire initiale avec l’objet et qui conduisent à la relation d’objet :

  • une expérience « suffisamment bonne » du narcissisme primaire grâce à la préoccupation maternelle primaire (1956) qui permet au nourrisson de vivre son omnipotence et de créer ses objets subjectifs ;
  • la présence d’un troisième espace, l’espace transitionnel entre l’enfant et sa mère, espace de jeu et de symbolisation primaire, où l’ambigu ïté est acceptée, sans clivage entre le sujet et l’objet (1951) ;
  • la capacité d’être seul en présence de la mère (1958) ;
  • la capacité d’utiliser l’objet et de se laisser utiliser (1969).

4Ces bonnes expériences offrent les meilleures conditions d’analysibilité ; leur absence nécessite des aménagements afin de restaurer la capacité de jouer. C’est seulement quand l’analyste sera devenu un objet externe, support des projections du patient, que les carences de l’objet primaire et leur point de non-différenciation avec lui pourront être interprétés dans le « comme si » de la névrose de transfert. En attendant, l’analyste offrira un étayage minimum indispensable car « un objet ne peut être perdu, ne peut faire l’objet d’un travail de deuil et de représentation s’il n’a été auparavant trouvé » (F. Duparc, 1998). Avec les psychotiques qui ne connaissent pas l’ambigu ïté, comme le parano ïaque qui hait l’indécidable, le travail portera sur la restauration « d’îlots de transitionnalité », seuls « espaces antidélire », écrit P.-C. Racamier dans son dernier article « Un espace pour délirer » [3].

5En reconstituant la matrice biologique mère-nourisson, la « préoccupation maternelle primaire » permet à la mère de s’identifier intuitivement à son nourrisson pour connaître ses affects et répondre à ses besoins, rendant ainsi tolérable la première séparation, la naissance [4]. Sans cette première illusion, les désillusions ultérieures seraient intolérables. La constance de la mère, sa fiabilité, ses capacités d’identification au nourrisson, sa capacité d’accueillir les projections pour leur donner réalité constituent le holding de « la mère suffisamment bonne ». Le holding se réfère à une relation spatiale à trois dimensions à laquelle s’ajoute le temps. La mère laisse le sein être trouvé là où il est créé, c’est la présentation de l’objet ; elle fournit un environnement indestructible à l’amour impitoyable. Elle joue avec l’enfant et lui permet de jouer seul en sa présence. Ainsi l’espace potentiel peut advenir et offrir une aire infinie de séparation.

6C’est la permanence « du sentiment continu d’exister », grâce à la constance de la mère, qui rend tolérable les mouvements de séparation entre le moi et le non-moi. Mais dans le même temps, « on peut dire que la séparation est évitée, grâce à l’espace potentiel qui se trouve rempli par le jeu créatif, l’utilisation des symboles et par tout ce qui finira par constituer la vie culturelle » (Winnicott, 1971).

7Winnicott théorise un premier temps nécessaire de construction de la représentation de la mère en sa présence : le nourrisson hallucine la mère qu’il perçoit quand elle est trouvée-créée. La mère étant le premier objet à symboliser, elle se présente comme « un médium malléable indestructible, transformable, disponible, réversible, fidèle et constant », selon R. Roussillon. L’objet transitionnel symbolise la première transition entre l’état narcissique primaire et la relation d’objet. Quand le sujet crée l’objet, le sujet ne cherche pas nécessairement la satisfaction pulsionnelle qui aurait même plutôt tendance à anéantir l’objet.

8Mais quand la mère s’absente au-delà d’un certain temps, alors le souvenir de sa représentation s’efface et il se produit un désinvestissement de l’objet interne et un effacement progressif des phénomènes transitionnels ; les symboles s’estompent et l’enfant est dépressif. Dépression précédée par un temps de surinvestissement de l’objet transitionnel comme déni de la perte de sa signification d’union avec la mère. Quand la mère réinvestit son bébé, il sera incapable de la réinvestir en tant qu’objet libidinal et il en résultera parfois une dépression psychotique primaire avec « la perte de certains aspects de la bouche qui, pour le nourrisson disparaissent en même temps que la mère, lorsque la séparation a lieu trop vite... quelques mois plus tard, cette même perte de la mère ne serait qu’une perte d’objet, sans perte d’une partie du sujet » (Winnicott, 1958) Les conséquences de telles distorsions précoces peuvent se manifester ultérieurement par « le côté négatif des relations » qui constitue une dernière protection contre la désintégration. Une défaillance prolongée qui dépasse les capacités élaboratives du moi précoce entraîne un clivage primaire vrai-self faux-self en réponse à l’empiétement de l’environnement : cette réorganisation immédiate des défenses est consécutive aux angoisses disséquantes et à l’état confusionnel provoqué par la carence de l’objet. L’objet non malléable contraint l’enfant à se soumettre aux exigences narcissiques de l’objet et la capacité de jouer est détruite : c’est la soumission par le faux-self.

9Quand la mère, absorbée par une une préoccupation personnelle, laisse le nourrisson jouer seul tout en étant prête à répondre à son appel, celui-ci peut faire l’expérience paradoxale d’être seul en présence de l’autre. Cette expérience non élaborée de solitude conduit l’enfant à se rendre compte de l’existence ininterrompue de sa mère et à pouvoir se penser dans le cadre d’une relation au moi (ego-relatedness) : « Je suis seul » (Winnicott, 1958), fondement de l’aptitude à la solitude authentique ultérieure. Si cette expérience paradoxale d’être seul en présence de la mère échoue, l’enfant se trouvera dans l’impossibilité d’édifier un environnement interne, se clivera de lui-même et organisera « une existence fausse construite sur des réactions à des excitations externes » (Winnicott, 1958).

10Dans La nature humaine (p. 136), Winnicott approfondit cette question, d’une manière assez proche de « la censure de l’amante » de Michel Fain (comme me l’a indiqué F. Duparc) : « La mère qui sort à peine d’une expérience éreintante, a une tâche extrêmement difficile. Elle doit être au fait d’une sorte de puissance par rapport à laquelle ni le sein gonflé ni le sein au repos n’est exactement approprié. Elle est en cela grandement aidé par la puissance génitale de son homme. »

11À ce niveau, le père, sexué, différencié et tiers séparateur de la mère et de l’enfant n’est pas identifié en tant que tel. Selon Winnicott une expérience de la relation à deux existe à un stade précoce « sans qu’aucune qualité propre à la mère n’ait été isolée pour aboutir à l’idée du père » (Winnicott, 1958). Cependant, dans le même texte il ajoute : « La capacité d’être seul est fondée sur son aptitude (celle de l’enfant) à affronter les sentiments suscités par la scène primitive et à s’identifier au partenaire de la scène primitive quand il se masturbe. »

12Onze années plus tard, dans « The Use of an object in the Context of Moses and Monotheism » (1969) Winnicott rejoint Freud et joue avec lui en le défiant avec humour : il souhaiterait soulager à jamais Freud du fardeau de la pulsion de mort qu’il porte sur ses épaules d’Atlas ! Il admet alors l’existence d’une identification primaire, directe et immédiate au père de la préhistoire personnelle et affirme que dans les cas favorables « le père peut être pour l’enfant le premier aperçu de ce qu’est une personne intégrée ou totale » et qu’ « il faut prendre en considération des choses qui ont affaire avec l’image du père et son destin à l’intérieur de la mère ».

Problématique personnelle et théorie : quelques constructions

13La présence de distorsions précoces par défaillance du holding est attestée par les clivages de la personnalité. Ces traits primitifs peuvent rencontrer ultérieurement des conditions qui les réactivent et qui entravent le deuil de l’objet primaire et l’élaboration de la position dépressive. Problématique à laquelle Winnicott s’est confronté dans l’analyse de ses patients non névrotiques, mais également, comme il le laisse entendre, avec lui-même, et qu’il n’a cessé d’élaborer inlassablement dans son auto-analyse et sa théorie.

14Dans une lettre à Jones (22 juillet 1952), Winnicott dit qu’il est irrité de retrouver dans un article qu’il vient d’écrire les mots : « Pas très volumineux. » Il s’aperçoit que ces mots ont été prononcés par Stratchey, lors de l’analyse. Pour l’encourager à lire un texte de Freud, Stratchey lui avait dit : « Après tout, la partie que vous avez besoin de lire n’est pas très volumineuse. » Je fais l’hypothèse que Stratchey s’identifie inconsciemment au père de Winnicott en renvoyant son patient à la Bible, comme son père jadis, qui lui avait dit : « Lis la bible, tu y trouveras la bonne réponse », alors que l’enfant cherchait à défier son père en l’entraînant dans une discussion interminable, discussion qui n’avait pas eu lieu jadis et que Winnicott était venu chercher dans son analyse.

15Lorsque Winnicott parle à son deuxième analyste, Joan Rivière, d’un projet d’article sur l’environnement : « Elle s’est purement et simplement fermée », dit-il, et il ajoute : « Il m’a fallu longtemps pour que je puisse me remettre de sa réaction... C’était vraiment dommage, parce que mes cinq années avec Mme Rivière m’avaient énormément apporté. » Winnicott reprochera à Joan Rivière, d’avoir écrit que les conceptions de M. Klein répondaient à toutes les questions concernant le psychisme ! « Il n’y avait que les psychanalystes pour savoir que tout existait, sauf l’environnement » (D. W. W. par D. W. W).

16Winnicott a mis longtemps à se remettre du retrait de Joan Rivière qui a valeur de représailles, selon moi. Situation agonique : elle le laisse tomber en refusant de communiquer, ce qui n’est pas s’en évoquer un breakdown. Cette fin de non-recevoir venait d’une élève de M. Klein pour qui l’environnement dans la construction du sujet n’était pas une préoccupation théorique.

17Mais « la recherche psychanalytique est peut-être toujours, dans une certaine mesure, une tentative de la part de l’analyste, de pousser le travail de sa propre analyse plus loin que n’a pu le faire son analyste à lui » (Winnicott, 1958).

18D’ailleurs, en 1953-1954, Winnicott a élaboré sa conception de la régression dans la dépendance à l’objet comme condition de rétablissement de l’espace transitionnel, ce qui déclencha une vive polémique avec M. Klein. L’essentiel pour l’analyste n’est plus d’interpréter l’intrapsychique, avec les cas limites et les déprimés, mais de travailler avec ses propres défaillances et de les interpréter dans le transfert, en tant qu’elles répètent les carences de l’environnement initial, à condition, bien sûr, que l’analyste n’échoue pas prématurément ; ce que A. Green a reformulé dans sa conception du contre-transfert : c’est la réponse qui n’a pas eu lieu jadis de la part de l’objet. Mais, et c’est une restriction importante, les carences de l’analyste n’ont une valeur positive que si le patient peut ha ïr l’objet, dans le transfert, en tant que non-moi ; autrement les carences de l’analyste ne provoquent qu’une angoisse sans nom. Dès lors, l’essentiel, c’est le holding de l’analyste, avec sa capacité de jouer, qui offre au patient le cadre lui permettant de créer l’objet qui se trouve là et de créer le monde. Cette conception trouvera ses ultimes prolongements, quinze ans plus tard, avec l’ « aire de l’informe » et le retour à la non-intégration qui rend caducs les clivages primaires de la personnalité.

19J’évoquerai ici le cas d’une patiente ayant une souffrance narcissique identitaire (expression que j’emprunte à R. Roussillon) avec une crainte non reconnue de l’effondrement. Les dissociations, bien présentes, coexistent avec les refoulements. Elle est en analyse à raison de quatre séances hebdomadaires. Elle a souffert d’une déprivation des soins maternels à la naissance d’une petite sœur malade et a appris très tôt à assurer seule son automaintien. Aussi une part importante de sa vie psychique consciente consiste à observer minutieusement l’environnement ou elle-même vue de l’extérieur ; hyperfonctionnement mental ayant une fonction pare-excitante efficace contre les excitations traumatiques d’origine externe. Elle est devenue un système de contrôle identifié à la situation parentale, ce qui lui confère d’ailleurs des qualités professionnelles reconnues dans le domaine scientifique. Mais elle éprouve la menace de perdre son identité quand elle renonce momentanément au contrôle en associant librement.

20Enfant, elle aimait jouer seule dans les arbres. Quand apparaît dans ses associations un petit animal vivant dans son milieu naturel, celui-ci représente son vrai-self vivant, sans contraintes et libre, à l’abri des empiétements. Mais, protégé et isolé le vrai-self est souvent privé de nouvelles expériences. Durant les périodes où sa confiance est forte alors que l’analyste s’adapte aux besoins avec précision, la patiente peut alors éprouver son vrai-self spontané, mais alors, les moments d’effondrement quelle redoutait tant se produisent à la moindre défaillance de l’analyste. Simultanément, pendant cette phase de holding émergent parfois des motions pulsionnelles génitales œdipiennes, dont l’expression est reconnue, et qui annoncent le déploiement de la névrose de transfert. Cependant, avant d’interpréter classiquement la névrose, un temps préalable de deuil de l’objet primaire et d’élaboration de la position dépressive est nécessaire, comme l’indique l’intensité de sa souffrance dépressive provoquée par nos séparations.

21Winnicott nous donne une clef décisive, selon moi, pour comprendre son œuvre quand il dit : « Ce fut seulement à travers l’analyse que j’ai pu, très progressivement, voir un bébé comme un être humain » et il ajoute : « Je vais montrer que les enfants sont malades très précocement » (D. W. W. par D. W. W.). S’agit-il d’un enkystement de l’objet primaire dans le moi ? L’élaboration théorique de Winnicott ne serait-elle pas un effort pour surmonter sa propension initiale à ne pas voir un bébé comme un être humain ?

22C’est d’ailleurs juste après l’évocation de cette déprivation d’origine contre-transférentielle au cours de son analyse que Winnicott parle, dans le même texte, de la perte du cadre par déprivation et de l’acte antisocial comme facteur d’espoir. Il distingue deux sortes de déprivations ; la déprivation maternelle en rapport avec la perte d’objet mais aussi la déprivation en rapport avec la perte du « père paternel ». Le cadre n’est donc pas seulement une métaphore des soins maternels puisqu’il ne peut se concevoir sans le rôle du père : « Lorsqu’un enfant va de nouveau bien et commence à avoir confiance en un homme, une structure ou une institution, il met les choses en pièces pour être sûr que la charpente va tenir le coup. Quand ça marche, les enfants deviennent très agressifs... mais la question est en fait qu’ils sont en train de commencer à exister » (D. W. W par D. W. W.).

23Le poème de Winnicott adressé à son beau-frère : The Tree, donne de la force à l’hypothèse de Adam Phillipps (cité par Ribas) d’une dépression maternelle ; le poème commence par : « Ma mère sous l’arbre pleure » et se termine par « la ranimer me fait vivre ». Que Winnicott ne parle jamais de sa mère, ni de sa première femme, confirme selon Ribas cette hypothèse. « La ranimer me fait vivre » : me fait penser que si des « sollicitations pressantes furent exercées sur l’enfant à un stade de son développement personnel où il était incapable à la fois d’y résister, d’y répondre et d’en faire un fantasme » (Racamier, 1992), on peut alors évoquer la séduction narcissique où le séduit est enclos dans le séducteur et pris dans une impasse fantasmatique. Séduction du Self. En tout cas, il est bien question d’un pouvoir exclusif attribué à l’enfant, ou qu’un enfant s’attribue, pour sauver sa mère en détresse en l’absence du père. L’enfant qui traite la dépression maternelle dénie sa propre dépression.

24La présence d’une dépression maternelle est avancée, me semble-t-il, par Winnicott lui-même lorsqu’il parle de sa difficulté à voir le bébé comme un être humain. Cela donnerait un sens à sa détestation passée de toutes les poupées, détestation dont il se serait dégagé, pensons-nous, dans les années 1950, en élaborant l’objet transitionnel, dans la relation avec sa femme avec qui il avait besoin de jouer. Je pense que si la détestation des poupées provenait également de l’usage que ses sœurs aînées ont fait de lui, l’hypothèse d’une dépression maternelle se trouverait renforcée. Cinquante  ans plus tard Winnicott s’est plaint de cette tendance à être traité comme un objet familier : « Les gens pensent que je suis Winnie l’ourson. Mais non, je suis Winnicott », a-t-il confié à Masud Khan.

25Le travail de Winnicott sur l’objet transitionnel est d’ailleurs précédé de quatre textes importants, tous liés à la problématique d’un enfant organisant ses défenses contre une dépression maternelle :

  • « La défense maniaque » (1935) où le fantasme apparaît déjà comme une possible fuite contre la vie intérieure et devient une forme de faux-self basée sur le déni de la mort du monde interne.
  • « La haine dans le contre-transfert » (1947) où il est question de la haine objective de l’analyste pour son patient, structurante quand elle est assumée, à chaque séparation de fin de séance par exemple, désastreuse si elle est déniée. La critique : « Winnicott se prend pour une bonne mère » n’est pas fondée, car il est un des premiers à dire que les désirs de mort envers le bébé sont universellement présents chez la mère au début, mais que leur nocivité viendrait de leur présence sous la forme de formations réactionnelles de la mère, ou de l’analyste, car indéchiffrables par l’enfant ou le patient.
  • « La réparation en fonction de la défense maternelle contre la dépression » (1948), où cette défense contre la dépression personnelle donne le sentiment à l’analyste, dans le transfert, le sentiment qu’il est un très bon analyste faisant de bonnes interprétations. Voici une autre forme subtile de faux-self.
  • « L’Esprit et ses rapports avec le psyché-soma » (1949) ou l’enfant intellectuellement prématuré du fait d’une carence primaire développe « un pouvoir magique de guérison ».

26Y a-t-il eu défaut de préoccupation maternelle primaire de la mère de Winnicott ? On peut le croire puisque, après avoir parlé de sa tendance initiale à ne pas voir le bébé comme un être humain, il définit la préoccupation maternelle primaire comme « la part vivante de tout cela ». Part vivante que l’on retrouve dans « Les visées du traitement psychanalytique » (1962) où il reprend cette question en commençant son exposé à la Société britannique d’une manière étonnante : « Lorsque je pratique la psychanalyse je vise à : rester vivant, rester en bonne condition, rester éveillé. Je vise à être moi-même et à me comporter comme il faut. Et un peu plus loin : Au début je m’adapte à ce qu’on attend de moi. Il est inhumain de ne pas agir ainsi » (position proche de B. Grunberger quand celui-ci reformule la règle de la neutralité bienveillante : « Bienveillance narcissique et neutralité pulsionnelle » ou bien de celle de F. Duparc qui écrit dans « À chacun son cadre » (1989) que « l’analyste n’impose pas un cadre pour défendre la vérité de La Psychanalyse mais pour défendre la vérité du patient... et la reconstruire »).

27Winnicott laisse entendre que c’est dans le cadre de la relation avec sa deuxième femme, dont on peut dire, en lisant le texte : « Donald Winnicott en personne » (L’Arc, no 69), qu’ils étaient bien séparés et reliés par une aire de jeu commune, qu’il est parvenu à re « trouver-créer » une toute première poupée de sa petite enfance. Winnicott écrit en effet, à sa femme, alors qu’il est occupé par son travail en cours sur l’objet transitionnel : « Il ne m’était jamais venu à l’idée que ce n’était pas exactement, comme moi, une personne, c’est-à-dire une sorte d’autre moi, une fille non-moi ; c’était et pourtant ce n’était pas une partie de moi, qui était absolument inséparable de moi. » Cette première poupée aurait cessé jadis, selon moi, d’être un objet transitionnel du fait de la dépression maternelle et le serait redevenu après coup dans son auto-analyse et son élaboration théorique de l’objet transitionnel. Notons la succession : un travail théorique en cours, un lien transférentiel, un rêve suivi d’une nouvelle avancée théorique.

28Winnicott raconte un souvenir à trois ans. En parodiant une chanson populaire, son père lui chantait que Rosie, la poupée de sa sœur, aimait Donald et que Donald répondait à Rosie qu’il n’en croyait rien. Donald, qui ne supportait pas cette poupée, lui avait aplati le nez. Cela me suggère que le père, en cette circonstance, aurait aboli la distinction encore incomplète chez Donald entre l’humain et le non-humain, et que si Rosie aimait l’enfant, Donald était une poupée, du point de vue de l’enfant.

29L’existence d’un trouble oral précoce, est attestée par « un symptôme grave » dont Winnicott parle dans « Notes sur l’usage du silence » (1963). Lorsqu’il doit rester absolument silencieux, ne pas faire d’interprétations et supporter le transfert délirant d’une patiente, survient un chatouillement dans sa gorge qui cesserait immédiatement s’il parlait : « J’écoute toujours avec ma gorge, et mon larynx accompagne les bruits du monde et en particulier la voix de quelqu’un qui parle. » Le symptôme du larynx serait analogue au bruit de l’enfant qui fait des mouvements de succion en réaction à la privation orale infligée par la mère qui refuse le sein. Ce symptôme est, je crois, une imitation, au sens de E. Gaddini : elle procure au bébé une identité magique avec l’objet lui permettant d’ignorer ainsi la privation intolérable du sein.

30En ce qui concerne le fantasying et l’utilisation de l’objet, Winnicott relie immédiatement rêves personnels et théorie sans qu’il soit nécessaire de procéder à des constructions hypothétiques.

31Winnicott décrit une rêverie personnelle, longtemps non consciente, qu’il appelle : « J’étais à mon club » (Winnicott, 2000, p. 72) et qui lui procurait un grand sentiment de stabilité. En fait, il s’agit ici d’un rêve nocturne organisé comme une rêverie qu’il retrouvait régulièrement pendant son sommeil léger, souvent après une consommation excessive de café. Un rêve, au sujet d’un club, fait lorsqu’il préparait une conférence, a permis l’intégration de cette rêverie dissociée de la conscience depuis trente ans, rêverie située « juste du côté sommeil sur la frontière entre veille et rêve ». Dans ce fragment auto-analytique, Winnicott situe cette rêverie à l’intérieur de la psyché, dans un espace transitionnel interne, « l’expérience culturelle » étant à l’extérieur. Selon F. Duparc, cette rêverie dissociée et stable pourrait être une formation fétichique de la pensée. Je pense aussi à la perversion affective décrite par Ch. David : « Une sorte d’onanisme mental avec une vive résistance à la prise de conscience entre l’automanipulation psychique et la recherche du plaisir sexuel. » Cet auteur voit dans les sensations internes ainsi recherchées des « quasi-objets transitionnels ». Mais Winnicott est clairvoyant, il rattache cette rêverie au fantasying des enfants que l’analyste doit savoir ne pas interpréter parce que scindée de la vie pulsionnelle.

32Je suppose que Winnicott a pris conscience de sa rêverie juste avant d’exposer son récit autobiographique D. W. W. par D. W. W. à son club d’analystes, le « 1952 Club », en janvier 1967, dont il faisait partie avec Rycroft, Khan, Sutherland, Limentani et quelques autres, uniquement fréquenté par des hommes. Un club bien anglais, à l’écart des polémiques entre Anna Freud et Melanie Klein. Les membres du « 1952 Club » avaient demandé à Winnicott de parler du rapport de sa théorie du développement précoce avec les autres théories [5], question sur ses filiations en quelque sorte. Aussi j’imagine que Winnicott rejoignait fantasmatiquement son père, dans cette rêverie, dissocié, pendant qu’il était à son Club ou occupé à ses affaires. « Il me laissa à la garde de mes nombreuses mères et les choses ne se sont jamais complètement redressées » (D. W. W. par D. W. W.).

33L’utilisation de l’objet est un point clef et un aboutissement de la théorie winnicottienne qui peut nous permettre une meilleure évaluation diagnostique. Dans certaines cures, la question cruciale serait : « Comment le sujet peut-il devenir capable de faire usage de l’objet et étendre cette capacité à l’idée qu’on fasse usage de lui ? » (Winnicott, 1967). Par l’expérience que fait le patient du maximum de destructivité lorsqu’il détruit l’analyste dans le transfert et qu’il l’use, parfois jusqu’à la corde, dit Winnicott, alors que celui-ci maintient la situation en se montrant capable de se laisser atteindre et de survivre effectivement à la destructivité sans exercer de représailles. Cette expérience du « trouvé-détruit » (Roussillon) place l’objet à l’extérieur de l’aire de la toute-puissance, dans le monde des objets objectivement perçus. Alors l’objet peut être détruit dans le fantasme et exister objectivement, conformément au principe de réalité. Par contre, si le sujet protège l’objet, l’externalisation ne peut se produire et il n’y aucune utilisation de l’analyste. Roussillon insiste sur ce point : c’est la qualité de la réponse de l’objet qui donne naissance à l’extériorité.

34Winnicott a fait cette expérience du maximum de destructivité dans une série de rêves, après la fin de son analyse, et particulièrement dans celui du 29 décembre 1963 ; rêves qui sont à l’origine de son travail sur l’utilisation de l’objet. Ce sont des rêves curatifs d’intégration « qui se présentent comme le résultat du travail accompli » (Winnicott, 1967). Les rêves curatifs de Winnicott m’apparaissent comme des phénomènes transitionnels, c’est-à-dire des ponts, des compromis, favorisant l’intégration d’aspects dissociés, fragmentés ou projetés de la personnalité. J.-M. Quinodoz, écrit à ce propos sur les « Rêves d’intégration à contenu paradoxal régressif : les rêves qui tournent une page » (L’Élaboration psychique, RFP, 2000). Selon lui ces rêves sont à « la recherche de solutions pour les conflits plus primitifs qui se répercutent sur la structure du moi lui-même ». Ce type de rêve traduirait non seulement la réalisation d’un désir refoulé mais aussi la réalisation d’un désir d’unification du moi.

35Grâce à un de ses rêves, Winnicott résout le mystère d’un symptôme ancien. « Le sentiment que j’irais bien si quelqu’un pouvait ouvrir ma tête en deux, d’avant en arrière, et en extraire quelque chose qui s’y trouve et se fait sentir juste au centre à la racine du nez, quelque chose comme une tumeur » (ibid., p. 243). Pourrait-il s’agir d’une pure culture d’instinct de mort, que Winnicott refuse dans sa théorisation, se manifestant par un fantasme hypocondriaque douloureux ? Mais Winnicott ajoute : « Une fois qu’il fut rêvé et accepté, il avait fait pour ainsi dire son travail, et le résultat est en moi de façon permanente. » Ce rêve en trois parties se rapporte à « une couche profonde de la destructivité » (comme ce rêve en trois parties évoqué antérieurement dans « La haine dans le contre-transfert » ou Winnicott hallucine négativement la moitié de son corps dans un rêve de contre-transfert avec une patiente psychotique). Auparavant, dit-il, il lui fallait rester clivé en employant alternativement le masochisme et le sadisme en relation avec les objets objectivement perçus. Après ce rêve, ces deux composantes clivées étaient à nouveau reliées entre elles dans la conscience.

36La clinique winnicottienne des états limites pourrait être formulée de la façon suivante : comment traiter les clivages de la psyché qui entravent l’intégration ? Clivages multiples ou dissociations, c’est-à-dire séparation de la psyché en secteurs isolés formant un système proche de l’invulnérabilité.

37Ainsi, après avoir raconté ce rêve d’intégration de sa destructivité fait à soixante-sept ans, Winnicott livre une élaboration fulgurante qui annonce l’article majeur sur l’utilisation de l’objet : « J’étais conscient de façon aiguë, dans la troisième partie du rêve et une fois réveillé, que la destructivité appartient à la relation aux objets qui sont hors du monde subjectif de l’aire de la toute-puissance. Autrement dit, il y a d’abord la créativité qui est relative au fait d’être en vie, et le monde n’est qu’un monde subjectif. Vient ensuite le monde objectivement perçu et son absolue destruction avec tous ces détails. »

38Quels sont les motifs qui ont poussé Winnicott à exposer très ponctuellement dans son œuvre ces quelques rares éléments personnels de sa vie psychique, lui qui a tellement le souci de préserver son intimité et le droit à la non-communication ? On peut penser que Winnicott a voulu nous dire combien il a été occupé, sa vie durant, à trouver les conditions permettant de lever ses clivages profonds et ceux de ses patients, qui, comme lui-même, avaient déjà fait de longues années d’analyse sans que leurs dissociations multiples aient été tout à fait entamées. Constat qui l’a conduit à procéder à des aménagements du cadre pour favoriser la restauration des phénomènes transitionnels qui permettent ainsi au sujet de renoncer à ses dissociations, les interprétations venant ensuite parachever le travail accompli. Ces aménagements sont parfois nécessaires, car l’adaptation du sujet à l’objet, si elle est excessive, est génératrice de faux-self dans la situation analytique classique.

39Ainsi, l’expérience du maximum de destructivité permettrait l’entrée dans la position dépressive, position qu’il considère comme la découverte la plus importante de la psychanalyse après celle du complexe d’Œdipe, et dont le point d’aboutissement serait l’utilisation de l’objet, rendu possible par son objectalisation. Alors émergent les représentations de la mère, du père, et du sujet comme personnes totales séparées et différenciées, ayant chacune leur propre vie intérieure. À l’ « amour impitoyable » primitif, où les pulsions d’amour et la destructivité qui vise le sein de la mère sont concomitantes et fusionnées, succède la conscience que les représentations agressives dans l’amour impitoyable sont dirigées contre la mère. Ici encore le rôle de l’objet externe est fondamental car la position dépressive ne peut être élaborée sans la capacité de la mère à offrir au nourrisson des occasions régulières de réparation.

40On peut se demander pourquoi la pulsion sexuelle, souvent absente dans les textes théoriques de Winnicott, est présente dans ses travaux cliniques. Cette question certainement mériterait une recherche approfondie qui dépasse le cadre de ce travail.

41Les éléments auto-analytiques que Winnicott nous fait connaître et qu’il a élucidés dans les dix dernières années de sa vie seraient là pour nous rappeler avec insistance que l’intégration de la personnalité n’est jamais définitivement acquise et que la séparation avec l’objet primaire peut nécessiter un travail psychique sans fin, surtout lorsque des distorsions précoces ont provoqué des dissociations dans la personnalité. « La psychanalyse, à la différence des autres formes de psychothérapie, apporte du nouveau, surtout du fait que le processus analytique qui s’est mis en route... se poursuit tout au long de la vie » (Winnicott, 1968).

42Philippe Jaeger
51, rue Nicolo
75116 Paris

Bibliographie

BIBLIOGRAPHIE

  • Duparc F. (1998), L’Élaboration, Éd. L’Esprit du temps.
  • David C. (1972), La perversion affective, in La sexualité perverse, Paris, Payot.
  • Jaeger P. (1999), L’interprétation dans l’œuvre de Winnicott ; sa conception du psyché-soma et des troubles psychosomatiques, Revue française de psychosomatique, no 16.
  • Ribas D. (2000), Donald Woods Winnicott, PUF, coll. « Psychanalystes d’aujourd’hui ».
  • Racamier P.-C. (2000), Un espace pour délirer, Revue française de psychanalyse, no 3, t. 24.
  • Roussillon R. (1991), Paradoxes et situations limites de la psychanalyse, PUF.
  • Winnicott D. R. (1958), Through Pediatrics to Psychoanalysis, Londres, Tavistock, trad. franç. De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, 1969.
  • — (1971), Playing and Reality, London, Tavistock, trad. franç. Jeu et réalité, Paris, Gallimard, 1975.
  • — (1989), Psycho-Analytic Explorations, Londres, Karnak Books, trad. franç. de Michel Gribinski, La crainte de l’effondrement et autres situations cliniques, Paris, Gallimard, 2000.

Mots-clés éditeurs : Séparation, Séduction narcissique, Espace transitionnel, Clivage, Identification primaire, Utilisation de l'objet, Deuil, Rêve, Capacité d'être seul

https://doi.org/10.3917/rfp.652.0381

Notes

  • [1]
    > Article élaboré à partir d’un exposé fait le 28 novembre 2000 au Séminaire de F. Duparc et C. Vasseur : L’Œuvre de Winnicott à Annecy.
  • [2]
    Poète romantique que Winnicott appréciait particulièrement, indique Dodi Goldman dans In Search of the Real, NY, J. Aronson, 1993.
  • [3]
    Dans son dernier article : « Un espace pour délirer », Racamier écrit : « Croire que la réalité factuelle soit à elle seule capable de l’emporter sur la réalité délirante est une illusion de concierge. Seule la troisième réalité (l’espace transitionnelle) est à même de faire pièce à la quatrième... Le meilleur remède serait plutôt (dans le sens ou l’entend Winnicott) le Jeu (Revue française de psychanalyse, n° 3, 2000).
  • [4]
    On pourrait montrer combien la pensée Grunberger présente des similitudes importantes avec celle de Winnicott, et ceci à la même époque. Ainsi, en ce qui concerne le clivage et la dialectique narcissisme et vie pulsionnelle chez l’un et la précession des besoins du moi et de sa maturation sur le développement pulsionnel, chez l’autre. Ou bien, l’importance des aspects de la vie prénatale dans la cure pour les deux auteurs.
  • [5]
    Information trouvée dans La note de l’éditeur, de M. Gribinski, in La crainte de l’effondrement et autres situations.
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.9.171

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions