Notes
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[1]
« Mais les fonctionnaires ne tuent personne ! », s’exclame Janouch. « Oh que si ! Et comment ! », répond Kafka...
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[2]
S. Freud, Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1973.
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[3]
Souligné par Freud.
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[4]
C’est moi qui souligne.
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[5]
Le rêve est rapporté par une tierce personne, la dame, comme les contes de Shéhérazade sont rapportés par le conteur : les paroles premières échappent toujours, elles ne sont audibles que comme message porté. Le récit n’est pas la chose, le rêve pense. Freud distingue bien le récit de rêve des pensées du rêve. Un récit de cas clinique occupe cette même position d’objet intermédiaire et construit.
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[6]
F. Terré, Introduction générale au droit, Paris, Dalloz, 1998.
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[7]
N. Werth, Les Procès de Moscou, Bruxelles, Complexe, 1987.
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[8]
En particulier, il a assisté en 1932, au Kazakhstan, « au premier procès d’épuration en Asie centrale, prélude à tant d’autres », p. 463, in Écrits autobiographiques, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1994.
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[9]
D. Hurvy, Primo Levi et la question du meurtre, in La résistance de l’humain, Paris, PUF, 1999.
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[10]
Il dit aussi (p. 408) : « (...) les témoignages dont le plus terrible est celui de Gusta Fucikova accusant Reicin d’avoir provoqué l’arrestation de son mari par la Gestapo. »
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[11]
Sententia, in Récits de la Kolyma ; voir le travail qu’y a consacré Christiane Rousseaux-Mossetig, Sententia ou de la transmission, Topique, no 58, Dunod, 1995.
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[12]
P. Legendre, L’Amour du censeur, Paris, Le Seuil, « Le Champ freudien », 1974.
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[13]
V. Chalamov, La Quatrième Vologda, Paris, La Découverte / Fayard, 1986.
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[14]
C’est moi qui souligne.
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[15]
Noter l’emploi du présent. Nous sommes en situation de transfert : me parlant, elle fait face à sa mère. D’ailleurs, par la suite, elle manquera plusieurs séances à l’occasion de « grèves surprises » dans les transports.
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[16]
Pour des raisons de discrétion et parce que cela nous éloigne de notre propos, j’omets de préciser ici de très importantes données cliniques et anamnestiques qui font la gravité de ce cas.
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[17]
On connaît l’interprétation freudienne du thème des trois coffrets comme symbolisant les trois faces de l’imago maternelle : la génitrice, la compagne et la destructrice.
— Non dit l’abbé, on n’est pas obligé de croire vrai tout ce qu’il dit, il suffit qu’on le tienne pour nécessaire.
— Triste opinion, dit K..., elle élèverait le mensonge à la hauteur d’une règle du monde.
F. Kafka, Le Procès.
1Quand, en 1930, Freud publie Malaise dans la culture, cette méditation sur l’histoire de l’humanité est en résonance avec l’actualité la plus immédiate : le nazisme va se montrer conquérant politiquement avant de l’être militairement et une génération de jeunes Allemands sera dressée à n’éprouver aucune compassion pour toute victime qu’il aura désignée. Face au danger le vieil homme devra fuir et, risquons cette affirmation, élaborer cette fuite en rédigeant L’homme Mo ïse et le monothéisme, interprétation d’une autre migration, géographique et mentale, associant l’affranchissement d’un pouvoir politique oppressant à l’établissement d’une alliance, selon sa loi, à une puissance divine commanderesse avec ce qu’elle exige d’allégeance et comporte de risque d’asservissement. Selon le Décalogue et les 613 commandements suivants, les prescriptions se répartissent comme positives et négatives. Répression des tendances aux agirs interdits et soumission sont donc dans un rapport étroit qui semble exclure toute dynamique inconsciente.
2F. Kafka par certains de ses écrits de 1913 à 1924 a pu apparaître comme visionnaire quant à l’émergence des états totalitaires et d’une anticulture dévastatrice. Chez lui, le sort des hommes obéit à d’autres déterminations que celles définies par leur volonté individuelle agissante et une conflictualité supra-individuelle, différente des pouvoirs constitués, réduit leurs affrontements à des péripéties accessoires. Entre les faits collectifs (répression et persécution politiques, violence guerrière et génocidaire) et ces fictions littéraires issues d’un parcours solitaire où la répression de la vie amoureuse (Kafka n’ayant jamais pu que saboter et rompre ses fiançailles et ses projets de mariage) imposait un célibat douloureux mais qui convenait à l’ascèse de l’écriture, quel lien plus consistant que leur seule mise en perspective ?
3En réponse à une question aussi ambitieuse nous ne proposerons que de suivre une piste étroite, celle de l’aveu. Nous effectuerons donc un large détour pour envisager successivement la position spécifique à Freud sur la question de l’aveu, puis la définition juridique de celui-ci, définition complexe et ouverte, le problème des faux aveux et de leur extorsion, le lien entre aveu, confession et pénitence, enfin l’importance de la répression dans la position de F. Kafka quant à la culpabilité en rapport avec la sexualité. Ceci nous ramènera à la clinique, celle d’une patiente juriste.
Aveux sans crime, procès sans faute
4Les procès de Moscou de 1936, 1937 et 1938 s’achèvent sur les aveux des accusés, pour des crimes qu’ils n’ont pu commettre. Le Procès de Kafka sur l’exécution d’un coupable, quand il n’y a ni crime ni aveu. Kafka décrit, aux yeux de ses lecteurs posthumes, ce qui aura marqué ce XXe siècle : le détournement à leur profit par des régimes totalitaires du fonctionnement de l’institution de la justice et l’abolition du droit protecteur des personnes. Ainsi la législation soviétique prévoyait-elle les conditions d’une déchéance de citoyenneté qui prive du droit à la défense, pervertissant le judiciaire pour en faire un organe totalement asservi au pouvoir politique, livrant les individus à l’appareil policier et administratif, interdisant ainsi toute forme d’opposition. Le régime nazi est allé bien au-delà en déniant à certains l’appartenance à l’humanité, livrant des populations entières à la main des assassins ainsi légitimés. L’atteinte concertée aux principes du droit précède et organise la violence politique et la violence physique. Kafka, juriste de formation et de profession, a décrit très précisément ce que les juristes, aidés des historiens, ont plus tard qualifié comme crime de bureau : « Les chaînes de l’humanité torturée sont faites de paperasses », disait-il à Gustav Janouch, et : « Un bourreau de nos jours est un honorable fonctionnaire. » [1] Hanté depuis son enfance par le sentiment de culpabilité, il se compte au nombre des tortionnaires potentiels et s’engage dans une lutte, tout intérieure, pour mériter le nom de juste.
Un acte de parole
5L’aveu est un acte, un acte de parole, qui modifie la donne d’une relation d’un sujet aux autres sujets. Sa valeur performative, au sens des linguistes, est élevée : il réalise l’acte même qu’il énonce. Il signifie une vérité cachée, soit exigée par un tiers, soit faisant irruption car inattendue. L’aveu fait réponse ou surprise. Comme acte, il ne ressort pas de la nosographie psychiatrique ou psychanalytique, pas davantage il ne relève d’une catégorie conceptuelle. On peut en faire une psychologie, une sociologie : voire les reality shows, cette publicité de l’intime, exhibition sur la scène publique de la vie privée dans ses aspects les moins flatteurs.
Le statut freudien de l’aveu
6Freud a déjà abordé le sujet de l’aveu (das Geständnis) dans « La sexualité dans l’étiologie des névroses » ainsi que dans « L’homme aux loups » quand, en 1913, il publie un bref article « Un rêve utilisé comme preuve » [2] : « Une dame souffre de la manie du doute et d’un cérémonial obsessionnel » et exige de sa garde-malade qu’elle ne la quitte pas des yeux faute de quoi elle, la dame, se mettrait à repenser à tout ce qu’elle aurait pu faire d’interdit pendant ce temps où elle serait restée sans surveillance. Un soir, il semble à la dame que la garde-malade est endormie, ce qu’elle nie. Le lendemain la garde-malade rapporte un rêve à la dame : celle-ci est alors confirmée dans l’idée que la garde-malade s’est bien endormie. Le récit du rêve est fourni in extenso par Freud qui entreprend une de ces analyses fouillées, méthodiques, dont il a le secret. Il aboutit à une conclusion similaire à celle de la dame, confirmant le jugement de la maîtresse : « Le rêve avoue ce que la garde-malade avait nié, à savoir qu’elle s’était réellement assoupie et avait craint pour cette raison qu’on lui retire l’enfant confié à sa garde et qu’on la renvoie. » Dans une note, il ajoute : « Du reste la garde-malade avoua quelques jours plus tard à une tierce personne qu’elle s’était endormie ce soir-là, et justifia l’interprétation de la dame. » Freud dit encore : « Certes, le rêve finit sur une consolation mais il contient essentiellement un aveu [3] important concernant la relation de la jeune fille à sa maîtresse. Comment le rêve, qui pourtant doit servir à un accomplissement de désir, en vient-il à être le substitut d’un aveu qui n’a pas la moindre chance d’être avantageux pour la rêveuse ? Faut-il vraiment nous croire autorisés à concéder, à côté des rêves de désir et des rêves d’angoisse, l’existence de rêves d’aveu, ainsi que de rêves d’ “avertissement”, de rêves de “réflexion”, de rêves d’ “adaptation”, etc. ? »
7Il rappelle alors sa position doctrinale : le facteur essentiel de la formation des rêves est un désir inconscient, généralement un désir inconscient infantile maintenant refoulé. « L’accomplissement de ce désir inconscient est le rêve, même si celui-ci contient par ailleurs comme toujours [4] avertissement, réflexion, aveu », etc. L’avoué ne serait qu’un contenu manifeste tenu secret par volonté délibérée : aucun contenu inconscient n’y est identifiable.
8Freud conclut : « On ne peut mettre le caractère d’accomplissement de désir que possède le rêve sur le même plan que son caractère d’avertissement, d’aveu, de tentative de solution, sans renier le point de vue de la dimension profonde du psychisme, c’est-à-dire le point de vue de la psychanalyse. » Les formations de l’inconscient ne peuvent être rabattues sur des intentions psychologiques à caractère utilitaire. L’interprétation freudienne de ce rêve de la garde-malade, qu’il prend la précaution de tenir pour partielle, porte sur le désir d’avoir un enfant et sur le désir de la jouissance sexuelle.
9La situation de la garde-malade est comparable à celle de Shéhérazade qui, jouant sa tête, est tenue de rester éveillée pour inventer et raconter des histoires au sultan. C’est dire le caractère persécutant de la dame qui surveille la surveillance, installant sa domestique en position maternelle surmo ïque. Il s’agit d’un transfert latéral négatif : la dame tient son analyste, le connaisseur du contenu latent des rêves, à l’œil. Le couple dame/domestique est la réplique du couple dame/analyste avec inversion des positions. La réalité sociale et la dynamique transféro-contre-transférentielle ne peuvent se confondre. La rêveuse [5] qui dans la réalité sociale est dans une position de subordination et de soumission, a néanmoins accès à son inconscient, elle peut rêver et même rapporter ce rêve. Elle peut jouir de cette faculté et de sa capacité désirante. On verra le cas d’une patiente qui n’a pas cette liberté.
10À l’analyste il revient d’analyser comme sa propre résistance la promotion des rêves des patients comme ayant une finalité autre que celle de la réalisation d’un désir inconscient. Il n’est ni un classificateur de rêves selon leur signification, ni un enquêteur qui chercherait le vrai sous le faux, l’avoué sous l’allégué, la face du criminel sous le masque du malade. L’écart est profond entre la pratique psychanalytique de l’interprétation et toute variété de confession.
11Ce dernier terme ouvre le champ de réflexion vers le religieux : si le droit est la seule discipline qui traite spécifiquement de l’aveu, en théorie comme en pratique, il ne l’a pas conçu ex nihilo car le juridique s’inscrit en continuateur et héritier du religieux. Il ne s’est constitué de droit profane que par différenciation du droit religieux, fondé sur une théologie et appliqué par l’autorité religieuse directement ou par l’intermédiaire d’une autorité politique qui lui était soumise. L’apparition progressive d’un droit appuyé sur une exigence de rationalité et non plus sur une théologie, est venue faire évoluer la question de la valeur probante de l’aveu ? Question complexe, objet d’un débat indéfiniment ouvert car la définition en est variable et ne saurait par principe justifier de s’épargner un examen au cas par cas. Chacun sait que cette intrication du juridique, du politique et du religieux n’est pas une donnée résiduelle. Elle est de la plus grande actualité : dans bien des pays ces trois forces interagissent conflictuellement au quotidien, depuis les débats les plus civilisés jusqu’aux affrontements les plus passionnels et les plus sanglants.
L’aveu en droit
12Dans les traités de droit français, l’aveu est envisagé au chapitre de la preuve et des modes de la preuve. Car les modes de preuve sont divers, qu’il s’agisse de la preuve littérale (un écrit), du témoignage (preuve testimoniale), des présomptions, du serment ou de l’aveu. Pour chacun de ces modes est discutée sa force probante. On soulignera qu’il s’agit ici de la preuve en tant qu’elle est portée par la parole et non pas la preuve matérielle. Selon la loi l’aveu consiste, de la part de celui contre lequel on allègue un fait, à en reconnaître l’exactitude. Il ne peut porter que sur des faits. Ceci explique le mode de défense de certains des plus coriaces des accusés de Moscou : reconnaissant leur implication « théorique » ou « morale » dans la genèse des faits qu’ils auraient ainsi rendus possibles, mais ne reconnaissant jamais les faits eux-mêmes.
13Acte unilatéral censé dévoiler la vérité, il sort de la bouche même de celui qu’il engage ou accable. Il faut qu’il émane d’une volonté consciente. Ce point est fort complexe et débattu. Citons François Terré : « De toutes les preuves c’est l’aveu qui paraît à première vue la plus convaincante. Cependant l’aveu peut être contraire à la réalité des faits. Aussi a-t-il cessé d’être “la reine des preuves”. » [6] Le juge doit considérer l’aveu selon les circonstances de sa production, car son régime juridique est profondément différent selon qu’il s’agit d’un aveu judiciaire ou d’un aveu extrajudiciaire. Dans les deux cas, l’aveu étant une manifestation unilatérale de volonté, son usage est interdit dans toutes les matières où il emporterait la renonciation à un droit auquel il n’est pas permis de renoncer ou dont on ne peut disposer. On est aux antipodes du raisonnement stalinien selon lequel se reconnaître coupable d’attenter au régime et au peuple prive ipso facto de la possibilité de bénéficier de leur protection et de celle des lois. Cet aveu vaut déchéance de citoyenneté, il n’implique ni pardon ni réintégration à la société.
14Ce qui distingue l’aveu judiciaire où le juge, quelle que soit son intime conviction, doit tenir pour exacts les faits avoués, de l’aveu extrajudiciaire dont la force probante est laissée à l’appréciation des tribunaux, ce sont les conditions dans lesquelles il est produit. De la situation la plus individuelle et singulière aux débats les plus généraux sur les rapports entre droit et politique, on conçoit que la question ne peut être stabilisée et l’histoire des institutions juridiques est probablement celle de la cohabitation de ces deux tendances : celle qui considère que la politique, à entendre ici comme expression et action du pouvoir, est subordonnée au droit et celle qui fait du droit un instrument de la politique.
L’évidence trompeuse
15Le déroulement des procès de Moscou et la façon dont ils ont été perçus dans le monde demeurent une source d’interrogations. Qu’est-ce qui peut amener des hommes à s’auto-accuser de crimes dont ils sont innocents, en pleine connaissance des sanctions encourues : déshonneur de la trahison, longues peines de prison, peine de mort immédiatement exécutable ? Qu’est-ce qui fait que leurs aveux sont considérés par la plupart des observateurs, y compris parmi les politiques les plus suspicieux ou les intellectuels les plus critiques, comme conclusifs du débat judiciaire, établissant la culpabilité ? Ils ont avoué, donc l’accusation est fondée. De par le monde entier, auquel cette mise en scène minutieusement réglée a été offerte, on s’est plu à souscrire à cette évidence et donc, malgré soi, à valider l’imposture. C’est que les accusés, ce n’est pas leur faire injure de le dire, et plus encore le public, y trouvent leur compte en terme d’échappatoire à une culpabilité inconsciente : du côté de l’accusé, la culpabilité qui se rattache au fantasme inconscient de désir de meurtre du frère, de l’autre semblable, et qui le laisse dans la plus extrême solitude, l’auto-accusation étant activée par l’accusation officielle de trahison de la cause commune ; on verra comment cette affirmation trouve appui sur des déclarations très précises d’A. London. Du côté du public, et il faut prendre ici aussi le risque de généraliser, joue l’effet rassurant de la validation d’un mode de compréhension des conduites individuelles qui se suffit des faits et de la pensée consciente : le fait de l’aveu constitue les faits, cette tautologie court-circuite toute interrogation plus déstabilisante.
16Au sein de cette crédulité générale, l’historien Nicolas Werth, dans Les procès de Moscou [7], ne relève que des exceptions : certains continuent à douter, d’autres dénoncent publiquement ce qui leur est apparu d’emblée comme une mascarade. Dans l’ensemble ils ne sont pas entendus. Parmi eux Arthur Koestler qui, après avoir rompu avec le Parti communiste, prend conscience de la véritable signification de ce qu’il a observé en URSS et dans les pays satellites, quand à la nature du régime stalinien [8]. En 1939-1940, il traite de la question dans un roman Le zéro et l’infini (Darkness at Noon étant le titre original en anglais). L’Aveu d’Arthur London permet de comprendre la méthode employée par les juges et les enquêteurs pour obtenir des déclarations qui ne sont pas des aveux au sens du droit mais des fictions construites mot après mot, phrase après phrase, pendant des mois d’interrogatoires épuisants, fictions qui doivent venir confirmer en tous points le discours du pouvoir pour justifier l’élimination des « ennemis » de la révolution. Mais les circonstances et les objectifs politiques des trois grands procès moscovites ne sont pas notre propos. A. London, Tchèque, militant communiste dès l’adolescence, combattant des Brigades internationales, résistant, déporté, devenu vice-ministre dans son pays est un des coaccusés de Slansky à Prague en 1952. Il est condamné aux travaux forcés à perpétuité puis libéré, enfin réhabilité en 1956. L’Aveu relate comment il fait son « apprentissage d’une activité absurde, dévorante, destructrice ; la fabrication des aveux ». Au passage on retrouve ce sentiment de culpabilité éprouvé quant au meurtre du frère, de l’autre semblable, qui court tout au long de l’œuvre de Primo Levi [9] : London précise : « Les accusés – je le sais par moi-même – ressentent un véritable soulagement lorsque des accusations crapuleuses, ignominieuses, qui les auraient placés sous un jour abominable, sont élaguées du procès-verbal. Qui ne préférerait pas une accusation d’espionnage ou de délits politiques à des histoires de malversations, de vol, de délation, de meurtre ? (...) Pour moi, c’est certain, je préfère dix accusations d’espionnage (...) que répondre du crime le plus monstrueux qui soit : avoir livré mes camarades à la hache d’Hitler. C’est là un moyen très efficace pour faire accepter à l’accusé de signer le procès-verbal pour le tribunal. En tout cas cela a joué pour moi. » [10] London détaille une parfaite contrefaçon. Lui-même, avant guerre, avait été abusé : « Je me souviens aussi des dernières paroles de Boukharine qui à l’époque m’avaient perturbé sans toutefois m’amener à douter de la vérité du procès. » Il a eu à subir le processus imparable du montage de l’imposture du procès Slansky où tout est fabriqué : le détail du texte des aveux comme celui des questions posées par les juges à l’audience. Tout est appris par cœur et récité après d’incessantes répétitions. Pour le pouvoir cela suffit car, selon l’affirmation de Vychinski, l’accusateur public des procès de Moscou, « l’aveu constitue à lui seul la preuve de culpabilité ».
17Dans le roman du russe Iouri Dombrowski, La faculté de l’inutile, le héros parvient à mettre en échec la machinerie juridico-policière qui lui attribue un délit qu’il n’a pas commis, dont la matérialité, douteuse, ne fait même pas l’objet d’un examen. Délit pour lequel il risque les sanctions les plus lourdes, comme tant d’autres victimes de l’arbitraire d’un régime qui vit de la terreur qu’il inspire et dont les serviteurs les plus zélés sont eux-mêmes destinés à devenir les futures proies. Dombrowski est son propre sujet : né en 1909, il est arrêté à 23 ans et déporté au Kazakhstan. Il sera arrêté à cinq reprises et cinq fois réhabilité. À 55 ans, il aura passé vingt-cinq ans en déportation. La « faculté de l’inutile » est le surnom de la faculté de droit en Union soviétique, faculté qui a perdu sa fonction : préparer des hommes à une fonction tierce, médiatrice, régulatrice et résolutrice des conflits, donc pacifiante et protectrice de la collectivité. Notons encore la place très importante que tient dans le roman la question du religieux, en tant que faisant prévaloir le droit sur la force. Droit de l’Ancien et du Nouveau Testament pour Dombrowski, droit romain pour Varlam Chalamov [11], face à la négation du droit, à l’impossibilité de l’innocence, chacun en appelle au souvenir d’une société et d’une culture différentes. Sinon il faut se désavouer et périr. Quand la contrainte est telle qu’il n’est plus d’autre choix que d’utiliser la parole pour nier sa propre vérité, la survie psychique ou la survie tout court est menacée. Dombrowski maintient l’espoir en imaginant un accusé lucide, maître de sa pensée, qui démontre et démonte la folie de l’accusation et détruit l’investigateur.
18Le psychanalyste, contrairement à l’enquêteur soviétique, croit en la parole mais en tant qu’elle est porteuse d’une vérité que pour une part le sujet ignore ; le policier ou le juge soviétiques ont renoncé à leur rôle d’investigation au profit de la persécution : placer dans la bouche de l’accusé une vérité venue d’ailleurs qui l’efface comme sujet. Individu, il devient un « zéro » face à l’ « infini » du genre humain et l’obscurité règne en plein midi (Darkness at Noon)...
Aveu, confession, pénitence
19À partir des usages anciens connus sous le nom de Pénitence publique, s’est généralisée à compter du haut Moyen Âge, dans l’Europe chrétienne, la confession privée, c’est-à-dire auriculaire et secrète. Sous la menace et la promesse de la foi, les individus sont conduits à se soumettre à l’ordre du pouvoir institué en même temps qu’à réprimer leurs désirs de jouissance. Le droit canon et la scolastique élaborent un droit de la pénitence qui vaut prescription morale en particulier quant à la sexualité, abordée non seulement en termes de conduites mais aussi, et c’est d’une tout autre ampleur et ambition qu’un behaviourisme, comme répondant à une pulsionnalité : la libido des scolastes siège « dans les replis de l’âme » (Cassien). C’est là qu’elle doit être dénichée et combattue. La limitation imposée aux adultes, selon un codex préfabriqué, immuable et non questionnable, à la curiosité sexuelle et à la recherche de satisfactions, trouve son efficacité dans la persistance de la croyance infantile de l’omnipotence et de l’omniscience des parents. L’omnipotence divine, confirmée par la réalité volontiers brutale de l’exercice d’un pouvoir politico-religieux sur les corps et les esprits (la torture dans ses visées punitives, expiatrices et inquisitrices étant institutionnalisée et légitimée), commande de se livrer au rituel de la confession, forme de procès où l’aveu des péchés, quand l’intention vaut l’action, assure pardon, possibilité de rachat par la pénitence et maintien dans la communauté. Si l’accusé des procès staliniens pouvait tenter de nier les actes en reconnaissant les pensées, le chrétien en reconnaissant les pensées de désir était appelé à maîtriser ses actes. Dans les deux cas, le pouvoir politique tire un profit en exploitant le besoin de réassurance et d’appartenance. Il existe « un lien entre le nœud infantile de la soumission et la sacro-sainte majesté du Pouvoir dans nos sociétés », dit Pierre Legendre dans un essai aussi brillant qu’animé d’une révolte contenue, et qui s’appuie sur une connaissance approfondie des textes médiévaux [12]. La négation de ce lien est l’effet d’une censure pleinement efficace. Ces remarques sont-elles périmées du fait de l’étiolement indiscutable des pratiques religieuses et de l’endoctrinement des enfants chrétiens depuis les années 1970 ? Il est permis de penser que le relais a été pris, dans une pratique sociale elle aussi très codifiée et même ritualisée, par ces pasteurs la ïques que sont devenus certains animateurs de télévision qui assument ce rôle de confesseurs publics, toujours situés du côté du Bien, même les plus apparemment provocateurs ou les plus anticonformistes. Ceci sous le regard de l’ « opinion publique », lestée du poids du plus grand nombre, qui défend mollement et grégairement son droit à la diversité, cache-misère de son conformisme ou plutôt de son orthodoxie. La télévision est devenue une session permanente du jury populaire de la moralité des conduites qui renoue avec la tradition de la pénitence publique.
20Il est tentant de rapprocher de cette opération politique d’asservissement des sujets au discours du pouvoir, qui joue sur le registre de la culpabilité pour mener de l’aveu au pardon et au rachat par l’amour du censeur, celle qui se présente à nous dans le procès d’épuration. Et de là sinon assimiler, tant s’en faut, le stalinisme à la tradition chrétienne et sa logique de pouvoir d’Église, du moins d’en rechercher les similitudes.
21Dans La Quatrième Vologda [13] Chalamov écrit : « C’était lui [Vvedenski] qui avait proclamé que le communisme, c’était l’Évangile en langue athée. Lounatcharski avait trouvé ce jugement plutôt fin, Lénine ridicule, Staline dangereux. » Dangereux car ruinant l’affirmation de la propagande que le marxisme était l’antidote libérateur de la religion asservissante. Les séances obligées d’autocritique devant les frères communistes sont-elles sans rapport avec la pénitence publique ?
22London écrit, au sujet de la « machine à fabriquer des aveux » : « Il ne s’agit plus du tout des faits, ni de la vérité mais simplement de formulations. Le monde de la scolastique et des hérésies religieuses. Là aussi, il y a des formulations hérétiques et il s’agit d’obtenir du coupable désigné qu’il en vienne d’aveu en aveu à admettre les formulations qui font de lui un coupable. »
23Devant Gustav Janouch, Kafka soutient vers 1920 que la tentative des Russes d’édifier un monde parfaitement juste est « une histoire religieuse » et que le bolchevisme s’attaque à la religion car il est lui-même une religion.
F. Kafka : la répression créatrice
24Une des lectures possibles du Procès porte sur les rapports entre la faute ontologique, celle qui fait de tout homme un accusé, et le désir de jouissance sexuelle. Que K... désire des femmes est explicite. Désir qui se réalise avec Elsa : « K... se rendait une fois par semaine chez une jeune fille du nom d’Elsa, qui était serveuse toute la nuit dans un café et ne recevait le jour ses visites que dans son lit. » Mais on n’en saura pas plus. Elsa n’apparaît jamais directement dans le roman, la conjonction sexuelle est hors action, si l’on peut dire. Ou alors, quand elle s’accomplit, elle est l’objet d’une scotomisation. La relecture du passage concerné s’impose pour la détecter et atténuer l’impression d’étrangeté que le procédé d’écriture provoque. Ainsi avec Leni, elle aussi domestique, comme tous les personnages féminins du roman qui sont au service des hommes, donc actives dans la soumission : « K... la saisit par la taille pour la retenir mais il fut entraîné dans sa chute. – Maintenant dit-elle, tu m’appartiens. Voici la clé de la maison, viens quand tu veux lui souffla-t-elle pour finir. » Entre la chute et la redemande, le co ït, mais occulté.
25Or quels sont les motifs de l’accusation qui pèse sur K... ? Nul ne le sait. Car ils sont secrets et doivent le demeurer pour tous, accusés, avocats et juges. Ce sont les questions posées au cours des interrogatoires qui « permettaient de deviner ou de distinguer les divers chefs d’accusation et les motifs sur lesquels ils s’appuyaient ». On croirait lire London ! Mais dans le roman les « interrogatoires » sont ainsi faits qu’aucune question n’y est jamais posée !
26Seules les femmes expriment des désirs sexuels, les leurs propres ou ceux dont elles sont l’objet. Leni à K... : « Il faudra que tu restes avec moi cette nuit. Il y a si longtemps que tu n’es plus venu me voir. » L’amour de K... pour Leni et son désir d’elle lui reviennent seulement en écho aux paroles ou à la conduite de la femme. Pendant que K... et Block, un négociant, parlent de leurs procès respectifs « K... fut ennuyé de la voir retirer des mains de M. Block la bougie qu’il n’avait cessé de tenir pendant tout ce temps, lui essuyer les doigts du coin de son tablier, puis s’agenouiller auprès de lui pour gratter une goutte de cire qui avait coulé sur son pantalon ». La scène est sexuelle sans conteste ; Leni y est active et entreprenante.
27Caractéristiques de l’art de Kafka ces phrases où insensiblement les rapports s’inversent, ici dans la sollicitation érotique : Leni « se glisse derrière la chaise de K... De ce moment, elle ne cesse de le déranger en se penchant sur le dossier ou en lui caressant les cheveux et les joues, très tendrement à vrai dire et avec beaucoup de prudence. À bout de patience, K... essaya de l’en empêcher en l’attrapant par une main qu’elle finit par lui abandonner après une certaine résistance ». Elle le provoque et le dérange mais c’est elle qui doit lui résister !
28Et cet autre dialogue : Leni à K... « Je ne veux pas d’autre remerciement que savoir que tu m’aimes. “Que je t’aime ?” pense K... le premier moment ; ce ne fût qu’ensuite qu’il se dit : “Ah oui, je l’aime”. » Il l’aime par inadvertance, distraitement, innocemment pourrait-on dire, mais comme étranger à ses propres affects.
29K... est-il une exception ou bien représente-t-il tous les hommes, sujets de désir ? La réponse se trouve dans le dialogue dans la cathédrale avec l’abbé : « Nous sommes tous des hommes ici, l’un comme l’autre. C’est juste, répondit l’abbé, mais c’est ainsi que parlent les coupables. » [14] Tous sont des hommes, tous sont donc des accusés en puissance car tous sont beaux au sens ou Leni les trouve beaux, c’est-à-dire aimables et désirables.
30Kafka dépeint une bureaucratie qui est à elle-même sa propre finalité et une justice déshumanisée qui, ayant oublié sa fonction de protection des personnes, laisse libre cours à l’assassinat programmé des individus innocents et sans défense. Mais il pose comme substrat la dynamique amoureuse et sexuelle en ce qu’elle est constitutive de chacun et, en même temps limitative de la liberté : l’accusé « ne se trouve jamais libre » et pour se défendre fournit un travail « interminable » parce que « dans l’ignorance où l’on était de la nature de l’accusation et de tous ses prolongements, il fallait se rappeler sa vie jusque dans les moindres détails, l’exposer dans tous ses replis, la discuter sous tous ses aspects ». Comme s’il n’était de vérité que dite ou tue, d’issue que dans l’extraction à visée exhaustive, jamais atteinte, des secrets. Autrement dit, c’est le règne de la méconnaissance de l’inconscient et le sujet est celui qui sait ce qu’il tait. Le Procès peut être lu comme une proclamation contraire, l’affirmation de l’existence d’un insu, mais qui le demeure, paraissant vide de tout contenu.
31Quant à la défense au sens juridique : « La loi la souffre seulement, et on se demande même si le paragraphe du Code qui semble la tolérer la tolère réellement. » Anticipation d’un régime politique où la faculté de droit est celle de l’inutile ?
32Kafka développe une éthique non pas positionnelle, appuyée sur des valeurs contrastées qui autorisent le jugement (bien/mal), mais une éthique processuelle, quitte à en donner une présentation procédurière (Le Procès, Le Verdict, Le Soutier, La Métamorphose, La Colonie pénitentiaire, etc..). C’est un procès interne, sans crime, sans faute, dont la fonction est moins d’aboutir que de se poursuivre indéfiniment. Son principe n’est pas « Juge ! » mais « Sois juste ! ». Telle est la sentence qu’exécute sur lui-même en s’immolant l’officier de La Colonie pénitentiaire. S’effacent le bourreau, son aide et le condamné, exit la machine à torturer et à tuer (elle s’autodémantèle) : seul est maintenu l’idéal de justice, impératif dans sa forme, impérieux dans ses effets sur la conduite, effets de répression massive tant à l’égard des motions sexuelles que des motions agressives ; elles sont autorisées mais dans des limites étroites qui déterminent la répétitivité de l’impossibilité pour Kafka de maintenir une relation amoureuse épanouie dans toutes ses composantes affectives et sexuelles. Il doit cliver sexualité (avec de ces femmes que l’on qualifiait de « légères » ou bien des prostituées) et relations amoureuses où seul le courant tendre peut s’exprimer ; son « incapacité à aimer » se trouvant renforcée par le renoncement volontaire (le célibat, l’ascétisme, une forme d’anorexie) face à un danger d’emprise aliénante par la femme dont le pouvoir séducteur joue le rôle d’appât.
33L’élaboration par l’écriture est une voie qui lui demeure ouverte : la destructivité sado-masochique (La Colonie pénitentiaire est une pure histoire de jouissance masochique extrême, léthale), l’amour et la sexualité sont la substance de ses écrits mais ne sont traitables qu’au prix de soustractions massives. Ainsi la cruauté s’exerce sans affect, la copulation est sans amour et sans sensualité érotique, les partenaires s’emparant l’un de l’autre, l’univers littéraire de Kafka est incolore, en noir et blanc. Ces soustractions conscientes opérées par l’écrivain relèvent davantage de la répression que de la censure inconsciente. L’affect est disjoint de la représentation puis soustrait par Kafka dont on sait par ailleurs le caractère chaleureux et aimable : le niveau d’excitation en est abaissé. Mais l’effet d’étrangeté en est augmenté d’autant pour le lecteur : l’abrasement émotionnel des personnages et le détachement de la narration lui fait rechercher du sens ; en vain, c’est l’ancrage somatique de l’affectivité qui manque ; on sait par son Journal et ses lettres que Kafka était souvent submergé par ses affects douloureux et vivait l’écriture comme une nécessité vitale et comme une torture.
Misère d’une juriste
34Justine, juriste, est en psychothérapie en face à face. Adressée par le psychiatre qui la suit depuis sept ans à la suite d’un très grave épisode anorexique, elle est stabilisée sur ce plan mais demeure très maigre et persiste dans un comportement alimentaire très perturbé. Elle rapporte un jour cette scène caractéristique de sa relation à sa mère, survenue il y a déjà trois ans : revenant d’un cours, elle subit un retard d’une demi-heure du fait d’une perturbation dans les transports en commun. Mais sa mère la presse de dire les « vraies raisons » de son retard, ce qu’elle a « vraiment fait ». Justine : « Il fallait que j’avoue, elle ne me croit pas. C’est au point que je finis moi-même par douter. » [15] Elle s’aliène en validant un discours maternel qui la dépossède [16] en l’amenant à se désigner comme coupable... de rien, seulement coupable, donc assurée (?) de conserver l’amour maternel : « Je ne recommencerai pas », concède-t-elle !
35La voyant en perdition, je lui fais part d’une association : « C’est comme lors des procès de Moscou, où des hommes avouaient des actes qu’ils n’avaient pas commis. Les procès de Moscou ça vous dit quelque chose ? » ce que j’espère (à ce moment je ne me suis pas encore intéressé à ces procès). Son visage s’éclaire et se recolore (participation affective) et elle acquiesce. Le soulagement est aussi du côté du thérapeute.
36Quelque temps plus tard elle s’assied, me regarde, mal à l’aise, hésite, puis se lance : « Avec la fellation et la sodomie je n’ai pas de problèmes mais avoir des relations... heu... normales, c’est impossible. » Plus tard encore, elle m’apprend qu’elle entretient une relation avec un couple d’homosexuels dont l’un jouit de les observer pendant que l’autre la sodomise. Elle a eu et a encore épisodiquement des aventures homosexuelles. Mais elle vient de jeter son dévolu sur D..., un homme avec qui elle a décidé d’avoir un premier rapport avec pénétration génitale, ce qu’elle commente ainsi : si la sodomie lui procure une « jouissance extrême », la pénétration vaginale lui a paru bien « terne », mais surtout elle estime avoir commis « le pire des actes possibles ».
37 Cet aveu de ses pratiques sexuelles, des parapareunies comme disent les sexologues, comme celui de la faute majeure que serait le rapport génital, inaugure une nouvelle phase de la thérapie. Elles répondent aux confidences que lui a fait son père à 15 ans avant la décompensation anorexique et qu’elle se remémore : « Je me sens, lui a-t-il dit, beaucoup plus femme que homme », ajoutant à la confusion de sa fille en faisant part d’une homosexualité active ancienne, en particulier d’une relation très suivie avec un ami de la famille qui fréquente toujours assidûment leur domicile. Ceci échappant totalement à la mère qui, bien qu’issue d’une famille où, sur les trois dernières générations on relève adultères, naissances illégitimes, relations incestueuses beau-père/belle-fille, suicides, clivages haineux au sein des fratries, etc., proclame une vision du monde simple : il y a les gens normaux dont elle fait partie ainsi que son mari et sa fille, et les autres. Elle n’attend donc de Justine que de se montrer normale, à savoir fréquenter un homme, se fiancer, se marier et avoir des enfants. Justine, enfant unique, vit une sorte de vertige permanent face au gouffre creusé entre l’apparence de la vie familiale et la réalité psychosexuelle de chacun. Notons qu’un de ses intérêts professionnels porte spécifiquement sur la question des « apparences en droit ».
38Jusqu’à ses aveux, Justine se plaignait de « la réalité » sur un mode de préjudice : « Je ne suis pas un homme et il y a mon handicap » (elle souffre en effet d’un grave déficit moteur d’origine congénitale). Elle accuse ses parents qui n’auraient pas du la concevoir. À les entendre elle fait leur fierté mais elle se vit comme menant une existence honteuse, éprouvant ce même affect de honte vis-à-vis de sa famille au sens large, dont les comportements sont pour elle à la fois incompréhensibles et répréhensibles, voire criminels.
39Après ses aveux, il est question d’elle non plus comme d’un non-homme, le sujet de son handicap moteur est passé à l’arrière-plan, l’affect prédominant de honte a laissé la place à une interrogation sur la culpabilité et sur la féminité.
40Un troisième pas a été franchi plus récemment : Justine a retrouvé N... un ami de collège ; ils se revoient, ont une relation sexuelle. Elle se sent « trahie » : ils n’avaient en commun autrefois que leur intérêt pour les ordinateurs ; son enfance est « comme perdue », plutôt elle n’est plus qu’un souvenir. Mais elle ajoute : « Avoir couché avec lui, c’était tellement imprévu, je ne vois pas de quoi je pourrais me sentir coupable. »
41Avec les deux homosexuels elle n’est pas une femme, ni même, dit-elle maintenant, une personne, car saisie dans le scénario pervers dans lequel elle est un instrument ; avec D... elle a eu une relation sexuelle planifiée une sorte de dépucelage opératoire, désaffectivé, sans jouissance et culpabilisé (le « pire des actes ») : femme certes, selon une norme physiologique, mais coupable ; avec N..., la femme est surprise par le désir, l’enfance se constitue comme passé, dans un vécu de perte, mais le sentiment d’une culpabilité primaire a disparu. La culpabilité devenant hypothétique, l’innocence est rendue possible. Quant à la jouissance sexuelle, elle n’en dit mot. Cela appartient à l’intime, à un espace auquel le thérapeute n’a pas accès. Est-ce une histoire d’amour qui débute ? Ou seulement sa préfiguration ? L’obligation de l’avouer ici ne joue plus, Justine, jusque-là toujours explicite mais pudique, est devenue discrète. Mais le problème est ailleurs : elle poursuit en parallèle ces diverses relations, à l’insu de chacun des partenaires et a fortiori à l’insu de ses parents. Ce cloisonnement est délibéré, indispensable à son autopréservation, elle craint en permanence de ne pouvoir le maintenir ; ce n’est que dans le cadre de la relation transférentielle que cette stratégie peut être reconnue, admise dans sa nécessité. Stratégie plus que défense car elle est une option consciente et revendiquée comme telle. Justine doit se cantonner à mettre en place et à maintenir des stratégies descriptibles car elle a intériorisé les restrictions mentales qui caractérisent sa mère. Ces restrictions portent sur des désirs et des actes plus que sur des contenus représentatifs. Il n’y a pas à strictement parler d’interdit de l’inceste. Les actes ne sont pas prohibés, ils sont désignés comme ne pouvant pas être de son fait à elle, la mère, ou du fait des siens. Ils sont implicitement admis mais attribués à d’autres. Cette externalisation apparaît comme une tentative de répression, différente d’une projection. Ce qui fait vivre mère et fille dans un climat incestuel auquel le père contribue par son absence d’inhibition à la confidence. Chez Justine le défaut de refoulement débouche sur cet artifice qui fait de la sexualité, dans l’acception large du terme, un domaine étranger, non pensable, non intégrable, maintenu dans un statut d’extraterritorialité, dans la sphère de l’agir. Sa vie psychique s’est organisée autour de ce statut de l’agir : penser et s’exprimer sont eux aussi des agirs qui subissent des restrictions et doivent ne pas renvoyer à une intériorité. La psychothérapie se restreint autour de cet axe : le penser est rabattu sur le dire avec son corollaire, le taire. Mais elle peut devenir ce lieu où se révèle ce jeu continu du déploiement des tactiques qui visent à préserver simultanément la différenciation comme sujet et le lien à la mère : montrer / cacher, dire / ne pas dire, dire vrai / mentir. Le fonctionnement conscient-préconscient est réduit, le discours est riche mais très peu associatif, Justine ne rapporte pas de rêves, l’accès à l’inconscient doit demeurer barré pour éviter ce qu’il peut entraîner de bévues qui la trahiraient. Que son père parle dans son sommeil l’angoisse : elle aussi pourrait ainsi se dévoiler, se trahir. Le seul rêve rapporté est un rêve de transfert : « Je viens ici. C’est la campagne et le Forum des Halles en même temps. L’immeuble a disparu. Vous êtes... décédé. Je vous retrouve. J’apprends que vous êtes nommé préfet. Parfois je rêve d’endroits disparus : maison de mes grands-parents, bibliothèque, magasins dans la rue. Il y a toujours des gens qui ne voient rien. Préfet c’est autoritaire, prestigieux, c’est une belle fonction. Parfois je rêve de personnes que j’ai connues, presque des allié(e)s. »
42La situation de face-à-face va dans le sens de la défense, lui permettant de se surveiller comme de me surveiller (on retrouve ici le texte clinique de Freud). Mais elle peut aussi être mise à profit car sont lisibles sur le visage de l’analyste les effets de la parole de la patiente (interrogation, intérêt, surprise, approbation, etc.), ce qui vaut interprétation : l’expression de la pensée associative n’est ni dangereuse ni interdite. A fortiori une association personnelle peut lui être, à titre exceptionnel, communiquée, comme on l’a vu, à cette condition qu’elle fasse appel à un savoir partagé, un référent tiers, ici un fait historique à dimension juridique dont je pouvais espérer qu’il lui soit connu. C’est la culture en tant que savoir partagé qui est le référent. Ceci afin de parer au danger d’instaurer un mode d’échanges où primerait la suggestion avec pour risque l’aggravation de l’aliénation et de la dépendance.
43Un souvenir lui revient ; elle est stupéfaite d’avoir pu l’oublier étant donné l’importance du fait. C’est du refoulement lui-même qu’elle prend alors conscience. Elle a 15 ans (cela se situe donc peu avant les révélations paternelles et le déclenchement de l’anorexie), élève de seconde elle est pour la première fois très amoureuse d’un garçon, élève de terminale qui finit par repérer l’intérêt dont il est l’objet. Il vient la trouver et mue par sa curiosité, son envie de franchir le pas d’une sexualité active elle accepte avec grand espoir de le suivre chez lui ; sans détour il lui demande de lui faire une fellation. Elle s’exécute puis s’en retourne, effondrée. À ma question quant à ce qui a été le plus traumatique pour elle (sic), elle répond : « C’est qu’il ne m’a rien dit, il ne m’a pas parlé. » Me revient alors la pensée qui m’a traversé après quelques minutes seulement lors de notre premier entretien : « Il faut lui parler ! » Cette induction contre-transférentielle indiquait la voie à suivre : une attitude autorépressive du thérapeute, trop silencieux et impavide, renforce la méfiance et le transfert négatif.
44La remémoration et l’aperception de l’oubli font date : Justine est amenée à corriger une certitude antérieure sans la vivre négativement mais comme une expérience de plaisir. Le « avec la fellation je n’ai pas de problème » lui apparaît dans sa fonction dénégative et les termes de l’échange avec moi en sont transformés ; ce qui s’est dit en séance peut être révisé, nous pouvons commencer d’écrire ensemble une histoire de la thérapie qui ne soit pas une histoire figée, factuelle et linéaire mais remaniable et identifiante.
L’amour s’avoue aussi
45« Je voudrais pouvoir aimer quelqu’un », dit Justine. Tel est le point de fuite, au sens de la perspective, de l’entreprise thérapeutique, dans sa visée d’établissement d’une sécurité narcissique autorisant l’engagement dans une relation objectale, quelle qu’elle soit au regard des normes sociales. Car l’aveu jusqu’ici ne concernait que la faute, le crime, le sujet se livrant au pouvoir, à l’autorité ou plutôt à leurs détenteurs, incarnations des parents idéalisés, dans une problématique de l’acte selon une économie narcissique : le pardon ou l’absolution assurent de la préservation, de la continuité psychique. Mais l’aveu renvoie aussi à la relation à l’objet d’amour et de désir. Le contexte n’est plus celui de la scène publique, mais celui de la relation privée ; le risque n’est plus celui du châtiment, mais celui de l’échec amoureux ; l’espoir n’est plus celui du pardon et du rachat, mais celui de la jouissance affective et sexuelle de l’objet. L’embarras et la crainte de l’échec le disputent à l’excitation : dire « je t’aime » n’est pas une mince affaire, sauf à réciter un texte qui dédouane de cette audace. Il faut, pour se déclarer, des poèmes, des chansons, des dialogues déjà écrits pour soutenir cette parole et la croire (la faire croire) socialement acceptable. Plus encore que l’adoption de ces formes expressives selon les codes du temps, parlent pour l’amoureux ses trébuchements. Ainsi, la rencontre de Portia et de Bassanio dans Le Marchand de Venise de Shakespeare. Ils vont s’aimer, tout l’annonce. Il reste qu’ils ont à se le dire et à s’en convaincre. Et quand Bassanio se présente à l’épreuve des trois coffrets dont l’enjeu est la main de la jeune fille, l’inconscient se déchaîne : une dénégation de Portia, aussitôt interprétée comme telle : « Quelque chose me dit (mais ce n’est pas de l’amour) que je ne voudrais pas vous perdre ; et vous savez vous-même qu’une pareille suggestion ne peut venir de la haine. » Un lapsus la pousse encore plus loin : « Maudits soient vos yeux ! Ils m’ont enchantée et partagée en deux moitiés : l’une est à vous, l’autre est à vous... à moi, voulais-je dire (...). » Elle en dit trop, concède-t-elle, c’est donc qu’elle parle vrai ; la suite est un florilège, le dialogue est d’une extrême vivacité et tout y est : « Torture, aveu, trahison, amour, défiance, crainte, possession, promesse, confession, tourment, délivrance, fortune. » Leurs psychés sont à plein régime intégratif de la destructivité dans sa version sadomasochique et des pulsions partielles sous le primat de la génitalité [17]. Leur accord se noue dans ce dialogue où les mots circulent et s’échangent de telle manière qu’ils ne sont plus identifiables comme appartenant à l’un ou à l’autre ; c’est une fusion, un co ït verbal qui appelle à se compléter : « Allons ! (...) – En avant donc ! »
46L’avenir ? C’est par leur vie qu’ils répondront... du mieux qu’ils pourront mais de cela le poète ne nous dit rien, il s’efface comme nous nous effaçons quand nos patients nous quittent pour poursuivre, seuls, le débat contradictoire, le procès interne de leur sexualité.
Mots-clés éditeurs : Preuve, Contre-transfert, Aveu, Aliénation, Pénitence, Confession
Notes
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[1]
« Mais les fonctionnaires ne tuent personne ! », s’exclame Janouch. « Oh que si ! Et comment ! », répond Kafka...
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[2]
S. Freud, Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1973.
-
[3]
Souligné par Freud.
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[4]
C’est moi qui souligne.
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[5]
Le rêve est rapporté par une tierce personne, la dame, comme les contes de Shéhérazade sont rapportés par le conteur : les paroles premières échappent toujours, elles ne sont audibles que comme message porté. Le récit n’est pas la chose, le rêve pense. Freud distingue bien le récit de rêve des pensées du rêve. Un récit de cas clinique occupe cette même position d’objet intermédiaire et construit.
-
[6]
F. Terré, Introduction générale au droit, Paris, Dalloz, 1998.
-
[7]
N. Werth, Les Procès de Moscou, Bruxelles, Complexe, 1987.
-
[8]
En particulier, il a assisté en 1932, au Kazakhstan, « au premier procès d’épuration en Asie centrale, prélude à tant d’autres », p. 463, in Écrits autobiographiques, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1994.
-
[9]
D. Hurvy, Primo Levi et la question du meurtre, in La résistance de l’humain, Paris, PUF, 1999.
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[10]
Il dit aussi (p. 408) : « (...) les témoignages dont le plus terrible est celui de Gusta Fucikova accusant Reicin d’avoir provoqué l’arrestation de son mari par la Gestapo. »
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[11]
Sententia, in Récits de la Kolyma ; voir le travail qu’y a consacré Christiane Rousseaux-Mossetig, Sententia ou de la transmission, Topique, no 58, Dunod, 1995.
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[12]
P. Legendre, L’Amour du censeur, Paris, Le Seuil, « Le Champ freudien », 1974.
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[13]
V. Chalamov, La Quatrième Vologda, Paris, La Découverte / Fayard, 1986.
-
[14]
C’est moi qui souligne.
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[15]
Noter l’emploi du présent. Nous sommes en situation de transfert : me parlant, elle fait face à sa mère. D’ailleurs, par la suite, elle manquera plusieurs séances à l’occasion de « grèves surprises » dans les transports.
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[16]
Pour des raisons de discrétion et parce que cela nous éloigne de notre propos, j’omets de préciser ici de très importantes données cliniques et anamnestiques qui font la gravité de ce cas.
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[17]
On connaît l’interprétation freudienne du thème des trois coffrets comme symbolisant les trois faces de l’imago maternelle : la génitrice, la compagne et la destructrice.