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Article de revue

Le temps calme

Pages 5 à 18

1Le temps psychique est une composante du fonctionnement mental. Contrairement à la proposition du philosophe Kant il ne constitue pas une donnée transcendantale pour la vie psychique ; il appartient sans réserve à l’ensemble du processus psychique et se modifie en fonction de ses propres variations. Ainsi le temps psychique peut se construire ou se déconstruire en fonction des circonstances historiques individuelles. L’étude que je propose ici concerne une variété particulière et singulière du temps psychique : le temps opératoire. Mais avant de développer cette étude à partir d’un cas clinique, il me parait utile de l’introduire par quelques remarques sur la sémiologie clinique du temps psychique.

2Un premier axe de différenciation clinique du temps psychique individuel est révélé par la qualité du discours du patient et les effets contre-transférentiels de l’analyste en séance. Ainsi la forme du discours peut être fondamentalement discontinue et lacunaire. Sa trajectoire suit une orientation mixte à la fois par une voie progrédiente et une voie régrédiente. Le processus associatif du patient réagit ou raisonne avec celui de l’analyste dans une mutualité associative. Dans cette première variété formelle de discours le temps psychique des patients peut être qualifié de temps réticulaire. Au contraire nous pouvons avoir à faire à un discours fondamentalement continu ; ici la trajectoire apparait comme unilatérale selon une voie progrédiente. Le processus associatif se montre sourd à celui de l’analyste et aucune résonnance mutuelle n’est présente entre les deux partenaires du couple analytique. Dans cette autre variété formelle de discours le temps psychique peut être qualifié de temps linéaire.

3Un deuxième axe de différenciation clinique du temps psychique individuel est révélé par l’analyse métapsychologique du fonctionnement mental. Deux propositions théoriques de Freud sur la notion de temps dans la vie psychique permettent de différencier deux variétés de temporalité. La première proposition théorique énonce que « l’inconscient ignore le temps ». Il s’agit là de l’une des propriétés fondamentales du système inconscient corrélative du fait que l’inconscient demeure le royaume du principe de plaisir et est gouverné exclusivement par lui. Il est le lieu de la réalisation hallucinatoire du désir.

4C’est sur ces fondements hallucinatoires que reposent l’activité de rêve, la nuit et l’activité fantasmatique, le jour. La 2e proposition théorique énonce que « le temps est l’auto perception par le moi du fonctionnement de son système perception-conscience. » Cette seconde proposition théorique relie le temps physique à la perception. De la communication entre le fonctionnement hallucinatoire et la perception résulte un bon déroulement du temps vécu psychiquement. Nous pouvons qualifier alors cette variété de temps psychique, de temps hallucinatoire. Au contraire si des mécanismes déterminés rompent les liens entre le fonctionnement hallucinatoire et la perception, autrement dit entre le système inconscient et le système perception-conscience, alors nous serons en présence d’une autre variété de temps psychique : le temps perceptif.

5Un 3e axe de différenciation clinique du temps psychique individuel est révélé par l’analyse structurale du fonctionnement mental. Je tiens pour référence fondamentale de cette autre différenciation clinique l’opposition-différenciation opérée très tôt par Freud entre la structure des psychonévroses de défense et la structure de la névrose actuelle. Cette opposition-différenciation structurale doit être considérée comme le précurseur de l’opposition entre les organisations psychiques mentalisées et les organisations psychiques démentalisées, opposition issue des travaux de psychosomatique de Pierre Marty et de l’École de Paris de Psychosomatique. Dans ce cadre conceptuel le modèle de la mentalisation demeure le fonctionnement mental hystérique qui obéit aux caractéristiques que Green a défini pour le bon déroulement d’un processus associatif en séance : rayonnement associatif, réverbération rétroactive et anticipation annonciatrice. Lorsque nous sommes en présence d’une telle variété structurale le temps psychique individuel peut être qualifié de temps hystérique. Au contraire la structuration en névrose actuelle repose fondamentalement sur le primat du traumatique. Freud a très tôt révélé les liens organiques entre la structure de la névrose actuelle et la négativité psychique. Les défauts majeurs du travail psychique, c’est-à‑dire de la mentalisation, dans différentes organisations psychosomatiques confirment cette conception freudienne développée dès 1895. On peut s’attendre alors à ce que le temps vécu dans de telles organisations actuelles puissent être qualifiée de temps traumatique.

6Nous avons dégagé de ces quelques remarques sur la sémiologie du temps psychique trois couples d’opposés : temps réticulaire-temps linéaire, temps hallucinatoire-temps perceptif, temps hystérique-temps traumatique. Le temps opératoire que je vais développer maintenant trouvera aisément sa place dans le cadre de ces coordonnées sémiologiques.

7À l’école les enfants apprennent à conjuguer le temps. Le passé, le présent, et le futur peuvent apparaitre bientôt comme des catégories naturelles qui s’imposent à tous. Le temps s’organise, se découpe, se différencie et se nuance d’une variété de sous catégories. Or nous savons que les choses sont plus complexes et que l’histoire subjective de chaque humain est l’agent organisateur du temps vécu. Temps, histoire et mémoire s’imposent ainsi comme des données indissociables. L’ensemble du corpus freudien a réorienté de manière décisive la compréhension du temps vécu en permettant que les questions soient posées sur des bases nouvelles. Je retiendrai trois de ses propositions :

8– Le principe de plaisir-déplaisir gouverne l’ensemble des phénomènes psychiques. Nous savons qu’il représente un achèvement, un point asymptotique, une perspective dans l’histoire pulsionnelle et que bien souvent cette histoire s’interrompt en chemin. Cependant, ce principe nous a appris que la mémoire est autre chose qu’une simple accumulation progressive et méthodique des événements vécus au cours de la vie. L’humain avance dans la vie en refoulant plus qu’en accumulant. Le temps passé devient un temps lacunaire discontinu lourd de représentations et d’affects. Le temps futur s’organise autour de projets qui sont eux-mêmes la projection de la réalisation hallucinatoire du désir. Le temps vécu devient un temps vivant qui contient nécessairement sa part de douleur d’angoisse et de deuil autant que de jouissance.

9– La séparation de l’appareil psychique en trois systèmes : l’inconscient, le préconscient et le système perception-conscience repose elle-même sur une représentation idéale du fonctionnement mental issue de la métapsychologie de 1915. Cependant ce principe nous a appris à différencier plusieurs qualités de temps. L’intemporalité de l’inconscient gouverné par le principe de plaisir s’oppose ainsi à l’organisation et au découpage du temps selon le principe de réalité au sein du préconscient. Quant au système perception-conscience il est le temps du renouvellement indéfini des perceptions : Il est le temps de l’immédiateté. L’équilibre entre les processus primaires et les processus secondaires est censé assurer un déroulement convenable du sentiment du temps vécu.

10– La contrainte de répétition, issue des remaniements théoriques de 1920 est située « au-delà du principe de plaisir ». Elle fait naitre habituellement chez l’analyste des représentations conceptuelles de force et de destructivité. Elle est associée, peu ou prou, à des phénomènes psychiques de déliaison dont les figures psychopathologiques peuvent être très variées. Sous l’effet de sa poussée la qualité du temps vécu est indiscutablement altérée. Ainsi la nécessaire prise en compte du facteur quantitatif nous impose de remanier sensiblement notre compréhension de la temporalité.

11La pratique psychanalytique des cas difficiles, états limites et organisations psychosomatiques en particulier, nous confronte à des patients dont la conception du temps diffère sensiblement de celle des patients névrosés. Nous apprenons avec eux que le temps, non seulement se construit mais aussi se déconstruit, s’étend, ou se rétrécie, se réchauffe ou se refroidit. La construction du temps particulier de chaque patient résulte des effets complexes de l’activité psychique dans son ensemble. Les qualités du temps sont intimement liées à celles de la construction de l’histoire vécue et en définitive représente un témoignage des vicissitudes de l’histoire pulsionnelle de chaque sujet.

12Le traitement d’un patient présentant une névrose de comportement me conduira à développer quelques réflexions au sujet de la construction d’un temps particulier, le temps opératoire. Mon propos sera centré sur deux rêves, apparus après plusieurs années de traitement et qui ont marqué une rupture dans le continuum factuel du discours du patient. Ces rêves ont entrouvert son temps et lui ont restitué une partie de son histoire. Après-coup il est apparu que la conception singulière qu’il avait de la temporalité résultait de l’effort permanent qu’il faisait pour rendre le temps immobile, neutre, calme.

13Monsieur A. a 47 ans ; c’est un juif séfarade qui s’installe en France avec sa famille vers l’âge de 15 ans. Il est devenu chirurgien-dentiste, s’est marié et est père de deux jeunes filles. Il est venu me consulter en raison d’une hypertension artérielle sévère et d’un état de tension psychique permanent. Il est hyperactif et travaille durant tout le temps qu’il est éveillé. Il ne s’endort qu’épuisé. Tous les soirs il endosse ses habits de jogging et parcourt une vingtaine de kms en courant. Deux à trois fois par semaine, il se rend à la piscine et fait plusieurs dizaines de longueurs de bassin. Il vit ainsi depuis qu’il s’est installé dans sa vie d’adulte. En dehors de l’inconfort qu’il ressent en raison de son état de tension que ses activités physiques calment régulièrement il ne se plaint d’aucune souffrance psychique. Pas d’anxiété, pas de moment dépressif. Il travaille, il bricole, il fait du sport, il multiplie les maitresses avec lesquelles il entretient des relations sexuelles et le temps passe ainsi dans cette succession d’agissements. Pour lui, le temps ne se conjugue ni au passé, ni au futur ni même au présent. Il ne se déroule pas. Il est une succession d’instantanés. Le présent impliquerait son encadrement par un passé et un futur proche. Ici chaque instant est encadré par deux autres instants ; c’est le temps de l’actuel et non du présent.

14Le déroulement du sentiment du temps vécu implique que chacun des trois temps, passé, présent et futur soient pénétrés des deux autres. Ici, il semble que ce soit précisément ce lien qui fasse l’objet d’un effort permanent d’exclusion de la part du patient. Toute son organisation psychique semble mobilisée pour éviter ce lien.

15Au cours de nos premières rencontres il m’avait succinctement raconté son histoire à la suite de mes sollicitations sans comprendre l’intérêt que cela pouvait avoir avec l’objet de sa démarche. Il avait perdu son père à l’âge de 6 ans, mort assassiné. Sa mère ne supportant pas son deuil quitta la maison quelques années plus tard pour rejoindre un autre homme qu’elle épousera. Elle abandonnera son fils alors qu’il avait une douzaine d’année et sa sœur désormais s’occupera de son éducation.

16M. A connaissait ces événements mais il en faisait mention comme on dit qu’on a eu des maladies infantiles dans son enfance. Il les connaissait certes dans la mesure où aucun déni et aucun oubli ne les avait frappés mais quelque chose de vivant leur avait été retiré. Ces événements ne participaient plus de son histoire vécue : ils avaient été exclus du temps.

17Ces deux temps traumatiques avaient donc fait l’objet d’une vigoureuse procédure défensive de la part de son moi visant à en dénier la réalité affective. Nous pouvons considérer qu’il avait mis en place un clivage du moi avec une répression corrélative des affects douloureux et traumatiques. Son hyperactivité effrénée et permanente dont le but était la recherche du calme situe selon toute vraisemblance cette procédure défensive au-delà du principe du plaisir. En même temps elle représentait un contre-investissement dont la fonction était de maintenir le clivage de son moi.

18Le premier rêve a lieu peu de temps avant une interruption du traitement. Le voici : « Il est assis à une terrasse de café dans un pays chaud. Il sent la chaleur sur sa peau. Il regarde des femmes assises non loin de lui. Il sent des odeurs de fleurs. Des gens se promènent. » Fin du rêve. La chaleur lui évoque son pays natal. Ce sera là son seul commentaire. Comme je pensais à mes propres vacances et qu’il me racontait ce rêve peu de temps avant notre séparation sans rien m’en dire je lui dis : il y a une atmosphère de vacances ! Il me répond que je veux peut-être lui suggérer que cela lui fait quelque chose que je parte en vacances. Porté par le transfert il me livre alors deux associations. Depuis quelques temps, il a remarqué qu’il se sentait beaucoup plus sensible. Il lui arrive d’avoir les larmes aux yeux devant certains événements. Revenant sur mon intervention il me lance : vous pensez peut-être que je ne supporterai pas que vous partiez ! Une deuxième association lui vient à l’esprit : il s’agit d’un film vu à la télévision racontant l’histoire d’un homme médecin se débattant pour sauver une femme de la mort. À la faveur du transfert ce rêve a permis à Monsieur A. de lever un coin du voile de l’histoire traumatique de son enfance. Pour la première fois il s’est mis à parler de l’abandon de sa mère comme de sa propre histoire et non comme d’un événement venant de l’extérieur. Il est remarquable que les traces sensorielles, charriées par le rêve, aient précédé les traces mnésiques dans son discours. Sensorialité et affects vont ainsi de pair. Le temps s’est ainsi entrouvert, réchauffé et coloré dans le même mouvement que son histoire, à présent vécue. Dans un après-coup Monsieur A. va me dire qu’il n’avait jamais pensé jusqu’à présent qu’il avait été abandonné par sa mère bien qu’il ait toujours su que sa mère était partie.

19Nous sommes là en présence de deux versions d’un même événement construit en des temps différents, l’un dans le cours naturel de sa survenue, l’autre, à la faveur du transfert au cours d’une psychothérapie. Nous observons que dans la nouvelle version le patient s’est approprié ce nouvel événement traumatique et l’a réintégré dans son histoire. Le fil du temps se renoue. En même temps que ce mouvement d’historisation subjective tout un ensemble de traces sensorielles et affectives refont surface et ouvrent sur un vécu de deuil et de douleur. Par opposition à ce mouvement on peut comprendre que la version précédente de l’événement résultait d’une construction visant à en exclure toute la mémoire sensorielle et affective liée à cette dimension traumatique. En lieu et place d’une régression psychique désespérément absente le patient avait recours à des procédés auto-calmant utilisant préférentiellement la motricité pour pallier le surgissement d’un état de détresse qui le menaçait en permanence. L’impératif ici, on le voit bien est d’éviter que le temps émette ses ramifications vers un passé dont le caractère douloureux dépasse les capacités de maitrise et de liaison de son moi, autant que vers un futur plein de projets qui en garderait la trace. L’urgence est à immobiliser le temps, à le couper de ses sources vivantes, à le neutraliser. Devant l’hyperactivité permanente du patient et ses accélérations périodiques on ne peut s’empêcher de penser à l’effort qu’il fait pour rendre le temps calme.

20Le second rêve a lieu quelques temps plus tard. Le voici « Il se trouve en compagnie d’une personne qu’il ne peut identifier. Il déambule de maison en maison et ce n’est jamais chez lui. » Fin du rêve. Ce rêve réveille le souvenir proche de la mort du père. Lorsque celui-ci fut assassiné la famille fut plongée dans des difficultés matérielles et dut déménager de la maison qu’elle occupait alors. Une période difficile s’en est suivie marquée en particulier par une transformation dépressive de sa mère.

21À la suite de cette brève illustration clinique j’aimerais présenter une réflexion sur la nature particulière du temps opératoire. Cette réflexion me vint à l’esprit à la suite de la lecture d’un texte de Freud – « Notes sur le bloc-notes magique » (1925) – qui me fit associer immédiatement sur un texte de Pierre Marty relatif à la dépression essentielle dans L’Ordre psychosomatique (1980). C’est la mise en perspective de ces deux textes que je vais présenter ici en les liant et en les complétant par une réflexion métapsychologique personnelle.

22Voici le texte de Freud :

23

[J]’ai émis cette hypothèse : des innervations d’investissement sont envoyées de l’intérieur par coups rapides et périodiques dans le système perception-conscience, qui est complétement perméable, pour en être ensuite retiré. Tant que le système est investi de cette façon il reçoit les perceptions qu’accompagne la conscience et conduit l’excitation dans les systèmes mnésiques inconscients ; dès que l’investissement est retiré la conscience s’évanouit et le fonctionnement du système est arrêté. Ce serait alors comme si l’inconscient, par le moyen du système perception-conscience, étendait vers le monde extérieur des antennes qui sont rapidement retirées après en avoir comme dégusté les excitations. Ainsi les interruptions qui, dans le cas du « bloc-notes magique » proviennent de l’extérieur, je les faisais résulter de la discontinuité du flux d’innervations ; et, à la place d’une rupture de contact effective, on trouvait dans mon hypothèse l’in-excitation périodique du système perceptif. Je supposais en outre que ce mode de travail, discontinu, du système perception-conscience, est au fondement de l’apparition de la représentation du temps. (Freud, 1925, p. 123)

24Voici le texte de Pierre Marty :

25

Au niveau de la première topique, l’inconscient reçoit mais n’émet pas. Les quelques expressions élémentaires qui s’extériorisent (dont la valeur est positive parce qu’elle manifeste l’investissement de certaines fonctions par les instincts de vie) et les troubles somatiques qui apparaissent ou s’aggravent (dont la valeur est presque toujours ici négative parce qu’ils marquent la préséance des instincts de mort) à l’occasion d’événements extérieurs, montrent que l’inconscient reçoit. L’absence d’élaboration et d’expression sur toutes les lignes classiques de la pensée et de l’action personnelle montre que l’inconscient n’émet pas. Il est difficile dans ces conditions de savoir ce qui se passe dans l’inconscient. La disparition des représentations et des témoignages de rêves pourrait faire penser à l’application d’une vaste censure. La censure implique néanmoins dans son fonctionnement un choix des zones non censurées, des relâchements, des irrégularités dans le temps, des rejetons symptomatiques. Ici on ne trouve rien de cela, l’inconscient était rapidement semble-t‑il mis à l’écart. (Marty, 1980, p. 63)

26L’hypothèse métapsychologique de Freud à la base selon lui de l’apparition de la représentation du temps repose sur l’idée d’une circulation à double sens entre l’inconscient et le système perception-conscience. Des investissements inconscients sont émis périodiquement en direction du monde des perceptions. En même temps des excitations issues des perceptions sont conduites vers des systèmes mnésiques inconscients. Cette double circulation assure une représentation convenable du déroulement du temps vécu.

27L’hypothèse de Pierre Marty qui dans son contexte n’est pas liée à une réflexion sur la représentation du temps repose sur l’idée d’une circulation à sens unique entre l’inconscient et le système perception-conscience. Selon l’auteur, dans les états de désorganisation mentale avancée dont témoigne l’apparition d’une dépression essentielle et d’une vie opératoire, l’inconscient n’émet plus d’investissements en direction du monde extérieur, ce que traduit l’absence d’élaborations et d’expressions psychiques ; en revanche, il demeure continuellement sensible aux excitations qui en parviennent ce que traduisent les modifications voire aggravations de l’état somatique du sujet. L’hypothèse de Pierre Marty repose donc avec force sur l’idée d’une rupture de communication entre l’inconscient (prolongé par le préconscient) et le système perception-conscience. La question de la sensibilité de l’inconscient aux excitations du monde extérieur, postulée par l’auteur, est interprétée selon ses hypothèses originales sur l’inconscient comme l’effet d’une désorganisation interne au système inconscient, régressant, par une voie contre évolutive, de la domination par le principe de programmation à la domination par le principe d’automation, la sensibilité représentant pour Pierre Marty une qualité basale quasi matérielle que l’inconscient originaire.

28Si l’on se réfère ainsi à l’hypothèse freudienne, il résulte de la proposition de Pierre Marty l’idée que la présentation du temps sera profondément altérée dans les états de désorganisation mentale dont témoignent la dépression essentielle et la vie opératoire. L’auteur en convenait d’ailleurs confirmant l’hypothèse freudienne. Je cite ici un autre texte de Pierre Marty au sujet du temps opératoire. Dans L’Ordre psychosomatique (1980) :

29

Sans manifestation de l’inconscient, les lieux comme le temps se trouvent interrompus. L’effacement du préconscient entraine la suppression des relations originales avec les autres et avec soi-même (le phénomène touche à la notion d’espace) comme il entraine la perte de l’intérêt pour le passé et le futur (le phénomène touche à la notion de temps). Les faits et gestes perdant leur valeur imaginaire renvoient au domaine des mouvements plaqués sur l’action directe dans un espace rationnel dont les dimensions paraissent d’avantage apprises qu’évolutivement vécues. L’absence de communication avec l’inconscient constitue une véritable rupture avec sa propre histoire. Le factuel et l’actuel s’imposent à l’ordre de chaque jour. (Marty, 1980)

30La proposition de Pierre Marty selon laquelle « l’inconscient reçoit mais n’émet pas » peut être complétée en référence à la seconde théorie freudienne des pulsions. Car la seconde partie de l’énoncé martyen : (l’inconscient n’émet pas) doit être selon moi comprise ainsi : l’inconscient n’émet pas d’investissements. Il s’agit d’investissements bi-pulsionnels, érotiques et agressifs, représentés. Toutefois si l’inconscient n’émet pas d’investissements en raison de son effacement (ou de sa non disponibilité) lié à l’état de désorganisation mentale, il transmet en revanche une force en direction du moi et de sa surface, le système perception-conscience. Cette force n’est autre que la qualité de poussée de la pulsion, privée de ses autres attributs. Le moi se trouve ainsi pulsionnalisé dans ses défenses (Green, 1993). L’énoncé de Pierre Marty, complété, devient ainsi : l’inconscient n’émet pas d’investissements mais transmet la force de la pulsion qui traverse le moi jusqu’à sa surface et dans ses prolongements moteurs.

31Avec les procédés, nous devons admettre que nous nous situons « au-delà du principe de plaisir ». Les patients répètent leur activité motrice effrénée jusqu’à ce qu’ils aient trouvé le calme. Les qualités de force (ou de poussée) et de contrainte à la répétition sont constitutives de cette activité. Dans son essai sur l’« au-delà du principe de plaisir », Freud opposait la fonction de liaison spécifique des processus psychiques gouvernés par le principe de plaisir-déplaisir, à la fonction d’immobilisation ou de neutralisation, spécifique, elle, des événements psychiques gouvernés par la tendance à la répétition. Avec les procédés auto-calmants que s’agit‑il donc d’immobiliser ou de neutraliser ?

32La réponse ne nous parait pas poser de problème. Il s’agit de la destructivité. Nous sommes en présence d’une conjoncture où le moi, soit, pour des raisons traumatiques passagères, soit pour des raisons traumatiques chroniques, est incapable de lier sa destructivité interne.

33Chez la plupart de nos patients nous avons été attentifs à un élément sémiologique qui atteste du caractère libre de cette destructivité : sa force (ou sa poussée) irrésistible. Toujours dans le même essai Freud indique que la tendance à la répétition ne s’oppose pas au principe de plaisir mais l’y prépare et se situe antérieurement à lui. L’immobilisation des quantités d’excitation est un temps préalable et nécessaire pour préparer la liaison des processus psychiques qui s’opèrera, elle, sous l’empire du principe de plaisir. Mais il s’agit ici d’une situation idéale et chez bien des humains le trajet s’interrompt en chemin.

34Ce détour nous ramène au temps et à sa conception singulière chez les patients opératoires qui en fait un temps morcelé et interrompu ; mais on comprend que cette conception résulte d’un effort de maitrise constamment entretenu en vue d’accéder à un illusoire vécu de calme sans cesse remis en cause par la compulsion de répétition.

35Nous pouvons maintenant situer le temps opératoire dans le cadre sémiologique que nous avons défini en introduction selon ses 3 axes : le temps opératoire est un temps linéaire, perceptif et traumatique.

36La description du temps opératoire que je vous ai proposé évoque-t‑elle l’une des dimensions du temps vécu aujourd’hui dans la culture contemporaine ? Je pense que la réponse est positive. Mais avant de montrer en quoi les changements actuels dans la culture peuvent influencer la qualité du temps vécu il est utile de faire quelques remarques sur la notion de temps en général. Dans une conférence sur le temps le physicien Étienne Klein a montré la polysémie et l’extrême complexité de la notion de temps et la difficulté à le définir. Le temps passe dit‑on. Le temps passe vite ou lentement. Le temps s’accélère ou se ralentit voire s’immobilise. Car le temps est associé à toute une série de qualités ou de notions comme le changement la succession la vitesse ou le vieillissement. D’une façon schématique il est habituel de distinguer le temps physique, temps des horloges, du temps psychique ou temps subjectif. Si le temps psychique est indissociable de la dimension historique chez chaque sujet et contient fondamentalement la notion de changement le temps physique, paradoxalement, est conçu par les physiciens comme une donnée invariable qui ne change pas. Ce temps physique a été défini par Newton au xviie siècle et est au cœur de la mécanique newtonienne. La révolution quantique du début du xxe siècle qui a inauguré la physique des particules élémentaires a repris à son compte la notion newtonienne d’un temps primitif et invariable comme une donnée à priori ou transcendantale existant avant les phénomènes physiques. Seule la théorie de la relativité générale d’Einstein a modifié cette conception du temps newtonien en considérant que le temps n’est pas une donnée primitive mais une donnée secondaire liée aux effets de la gravitation sur ce qui est communément appelé l’espace-temps. Quant au temps psychique il est au fondement de l’expérience subjective de la durée. Il est ce par quoi s’installe la succession du passé du présent et du futur. Il est donc fondamentalement lié au changement. Il faut donc distinguer deux notions : celle du temps physique et celle des phénomènes temporels auxquels est assujetti le temps psychique. Ce sont précisément ces phénomènes temporels qui sont susceptibles de changement de remaniement sous l’effet des révolutions culturelles vécues par l’humanité.

37Je vais aborder brièvement, car cela mériterait de plus amples développements, l’une des révolutions culturelles de notre temps, sans doute la plus caractéristique et la plus fondamentale, et ses effets sur l’expérience du temps vécu : la révolution numérique. L’extraordinaire développement de l’intelligence artificielle depuis 70 ans et ses implications dans la vie de tous les humains au travers de l’Internet, du Web et du Smartphone a profondément transformé les relations sociales entre individus mais aussi le fonctionnement psychique individuel. Pour beaucoup d’anthropologues cette formidable explosion de l’intelligence artificielle est tout simplement considérée comme le signe de la prochaine étape de l’évolution de notre espèce Sapiens. En quoi cette révolution numérique influe-t‑elle sur notre expérience du temps vécu ? Une observation d’abord que chacun d’entre nous peut faire où qu’il se trouve dans le monde : nous voyons régulièrement dans la rue, dans le métro, au restaurant, chez soi, ou partout ailleurs nos frères humains le smartphone à la main et les écouteurs dans les oreilles. Cette scène commune est devenue paradigmatique des transformations profondes que l’intelligence artificielle a généré dans notre culture contemporaine. La notion de temps, pour chaque sujet, s’en est trouvée nécessairement atteinte par l’intrusion dans la vie de chacun de ces technologies numériques.

38Trois conséquences de l’introduction de l’intelligence artificielle dans nos vies quotidiennes sont susceptibles de modifier l’expérience individuelle du temps vécu psychiquement. La première d’entre elles se réfère à la notion de quantité. Grace à l’Internet, au Smartphone et aux réseaux sociaux une masse considérable d’informations parvient à chaque individu de façon ininterrompue. Cette quantité d’informations n’est pas homogène et se compose de nombreuses couches superposées de données de valeurs et de qualités différentes. On ne peut pas imaginer qu’une telle masse d’informations survenant à tout moment en temps réel n’exige pas du moi et de l’appareil psychique des efforts tout aussi considérables pour maitriser cette somme d’informations, les trier, les ordonner, les unes étant retenues les autres étant rejetées. C’est ici qu’intervient la notion de quantité et de ses effets sur le fonctionnement mental individuel. Il ne me semble pas inapproprié de retenir ici la notion de situation traumatique imposée du dehors à chaque individu. Cette surcharge voire cette saturation n’est‑elle pas de nature à provoquer un état traumatique de la psyché ?

39La deuxième conséquence que j’évoquais tout à l’heure se réfère à la notion de vitesse. Il est d’observation courante aujourd’hui de constater que les échanges entre individus s’effectuent dans un temps considérablement rétréci au présent actuel et sont marqués du sceau de l’immédiateté. En quelque sorte le temps ne fait plus de pause. Le temps est devenu impatient. Le temps a perdu sa latence et ses effets d’après-coup. D’ailleurs cette immédiateté qui caractérise le temps vécu aujourd’hui ne fait qu’accroitre l’effet de saturation lié à la masse considérable des informations parvenant au sujet. Ainsi cette accélération extrême de la vitesse du temps ramène le temps à l’instant et bouleverse les coordonnées du passé et du futur.

40La troisième conséquence des effets de cette révolution numérique sur le temps vécu se réfère à la notion de collectif. Car à travers la nouvelle modalité de communication qu’elle induit entre individus, la révolution numérique a transformé les rapports entre sujets et collectif. Et nous pouvons dire que progressivement s’installent de nouveaux rapports entre ce qui vient du dedans, du dynamisme individuel et du désir, et ce qui vient du dehors, d’une volonté extérieure et du collectif. Ainsi et petit à petit le poids de la volonté externe et du collectif vient supplanter celle du désir individuel. Ce transfert du dedans vers le dehors est de nature à vider progressivement tout ce qui appartient en propre au sujet pour le conformer aux règles et opinions du collectif, du socius. La conformité à une réalité collective prend ainsi valeur d’étalon pour la perception du temps vécu.

41Les caractères que nous venons de dégager des effets de la révolution numérique sur la construction du temps vécu individuel nous frappent par la ressemblance avec le temps opératoire tel que je l’ai défini plus haut.

42Rappelons que je l’ai caractérisé comme un temps linéaire traumatique et perceptif.

43Devons-nous en déduire que l’humanité, gouvernée par l’intelligence artificielle, tend à devenir opératoire ? Il serait déraisonnable de répondre positivement. Car si nous avons relevé une analogie entre les modifications du temps vécu sous l’effet de la révolution numérique et le temps opératoire, nous ne devons pas en même temps réduire ces transformations du temps à ces seuls paramètres. Mais surtout, la psychanalyse est fondamentalement une affaire individuelle. Elle n’a pas en charge une recherche et des enquêtes sociologiques. La seule chose à mon sens que nous pouvons affirmer c’est qu’en matière de temps vécu les transformations que nous avons identifiées sous l’effet de la révolution de l’intelligence artificielle sont de nature à créer les conditions d’une potentialité au devenir opératoire.

44Cela me conduit à penser que cette potentialité prendra forme chez les personnalités les plus précaires, celles dont le fonctionnement mental est le moins apte à se défendre contre les événements excitants venant du dehors.

Bibliographie

  • Freud S. (1998 [1925a]), « Notes sur le Bloc Magique », in Résultats, Idées, Problèmes, t. II, Paris, Puf.
  • Green A. (1993), Le Travail du négatif, Paris, Éditions du Minuit.
  • Marty P. (1980), L’Ordre psychosomatique, Paris, Payot.

Mots-clés éditeurs : Calme, Perceptif, Temps, Traumatique

Date de mise en ligne : 02/07/2019

https://doi.org/10.3917/rfps.055.0005

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