Couverture de RFPS_054

Article de revue

La Psychosomatique sous la direction de Félicie Nayrou et Gérard Szwec, coll. « Débats », Puf, Paris 2017

Pages 157 à 169

English version

1Ce livre collectif n’est pas seulement un aperçu de l’histoire d’une discipline aujourd’hui bien établie, accompagnée d’une description des différentes directions des travaux de ces dernières années, et de précisions sur les façons de voir des uns des autres. C’est aussi l’occasion de constater les convergences d’idées suscitées par certains traits de la pathologie et de la culture contemporaines qui se trouvent d’une certaine façon éclairées par ces développements originaux de la psychanalyse freudienne.

2Un groupe de psychanalystes de la Société Psychanalytique aux sensibilités diverses mais travaillant et publiant quelquefois ensemble ont constitué le premier noyau de l’« École psychosomatique » de Paris : à Pierre Marty, Michel Fain, Michel de M’Uzan, et Christian David, se sont ensuite joints Catherine Parat, Denise Braunschweig ; en même temps s’ouvrait un dialogue avec les œuvres de Winnicott et Bion et en certaines occasions avec André Green. Comme le montre dans son introduction Gérard Szwec, ce groupe s’est fait une place au cours de nombreux débats qui lui ont fait prendre de la distance par rapport au modèle de la médecine psychosomatique et au groupe de psychosomatique réuni à Chicago autour d’Alexander. Dans leurs premiers travaux collectifs, bientôt repris ensuite à sa façon sur le plan théorique par P. Marty, se fait jour le souci de se détacher de la recherche des facteurs émotionnels dans la genèse des diverses pathologies somatiques et d’étudier les particularités du fonctionnement mental des patients susceptibles de somatiser. Un témoignage des premiers travaux consacrés au « bilan nosographique dans un service de chirurgie générale », au « traumatisme psychique et à l’acte opératoire », à l’« examen psychosomatique et la gastrectomie » est d’ailleurs fourni à la fin de ce livre.

3Gérard Szwec fait une recension résumée des nombreux débats qui ont suivi cette période, les positions initiales de P. Marty, son évolutionnisme, ses vues sur la fonction maternelle ont été souvent discutées de façon très productive par M. Fain et D. Braunschweig. Les vues monistes de P. Marty n’étaient pas compatibles avec la dernière théorie freudienne des pulsions, sa conception de l’instinct de mort comme producteur des différents types de désorganisations était différente de celle à laquelle avait été amené M. Fain à partir de ses travaux sur la clinique psychosomatique de l’enfant. Pour ce dernier un impératif de désinvestissement règne sur le repli narcissique du sommeil nécessaire à l’élaboration des pulsions dans le travail du rêve et la restauration du soma. Le dysfonctionnement du système sommeil / rêve, observable dans la vie opératoire accompagnée de dépression essentielle, altère ce repli nécessaire. Pour Marty et Fain les mouvements d’investissement et de désinvestissement au cours de l’investigation psychosomatique sont donc des objets d’étude de premier plan. Le développement de « la censure de l’amante » est une conséquence de ces mouvements chez la mère entre le partenaire sexuel qu’elle souhaite retrouver et l’enfant qu’elle désinvesti avec des conséquences pour son organisation symbolique : mise en place de la satisfaction hallucinatoire et, à sa suite, de la voie mentale, ou bien devant la présence répétée d’un manque, source d’une excitation chroniquement en excès, c’est le risque d’un engagement prématuré dans la voie comportementale.

4D’autres débats retracés par G. Szwec concernent en particulier M. de M’Uzan. N’ayant pas suivi Marty et Fain dans la création de l’hôpital de la Poterne des Peupliers M. de M’Uzan est demeuré très lié à ses collègues. Il a privilégié dans sa compréhension de la vie opératoire et de la dépression essentielle le « surinvestissement du factuel », compris comme un système de défense contre le retour hallucinatoire de signifiants forclos, ce surinvestissement rapproche la pensée opératoire du fonctionnement psychotique contre lequel il constitue une protection.

5Lorsque les capacités de traitement mental de l’angoisse ne permettent pas d’aboutir à des solutions névrotiques stables, le moi en se déformant lui-même peut aboutir à la constitutions de névroses de caractère, voire à des organisations proches des névroses actuelles, considérées comme d’autant plus dépourvues de sens inconscient que De M’Uzan s’est toujours refusé à se référer à la pulsion de mort, même si le quantitatif a pour lui, chez les individus qui n’ont pas une bonne qualité du fonctionnement mental, une place considérable. De là sa distinction entre « la répétition du même » et « la répétition de l’identique ».

6L’étude des théorisations originales de son œuvre, sont confiées quelques pages plus loin de façon développées à Michel Ody qui s’efforce de façon méritoire de mettre en valeur le versant processuel à l’œuvre dans les quatre principaux livres de M. de M’Uzan écrits entre 1977 et 2005. Dès le début de cette œuvre originale et foisonnante sur le plan des idées M. de M’Uzan établit un rapport complexe de complémentarité entre le registre œdipien et les problématiques de l’identité étudiées en particulier à travers les phénomènes paradoxaux du contre-transfert de l’analyste, en profitant de ses qualités de sensibilité et d’extrême délicatesse. Parmi ces phénomènes, la constitution de la chimère venant des profondeurs de l’inconscient des deux protagonistes de la cure. Bien d’autres objets d’intérêt se déploient dans cette œuvre à propos de laquelle M. Gagnebin a constitué un utile glossaire des notions originales utilisées à propos du trajet de l’affect, de l’importance du point de vue économique, de l’interprétation, du travail du trépas. Pour M. de M’Uzan la pulsion de mort est mise à l’écart aussi longtemps que les pulsions sexuelles et la libido (dont la libido narcissique), le principe de constance et le principe d’inertie, peuvent répondre aux problèmes posés dans la clinique. Le dernier texte du dernier ouvrage » Le développement identitaire : accomplissements et achoppements » parachève cette œuvre par un projet de nouvelle nosographie psychanalytique.

7G. Szwec poursuit cet historique des débats en évoquant les correspondances possibles entre les œuvres de Marty et Green, en particulier vis à vis de la nécessité dans le fonctionnement mental des patients opératoires et des états limites, d’une mise à l’écart des relations objectales. De vastes divergences subsistent cependant du fait des positions de Mary vis à vis de la seconde topique, critiquées elles-mêmes par Fain. On peut trouver un exemple de leurs conséquences dans les différentes conceptions possibles des procédés auto-calmants, perçus selon les options prises, comme conséquence d’un effacement du travail psychique ou comme un vide activement mis en œuvre.

8Cet historique se termine par une réflexion sur les points de convergence et de divergence des psychosomaticiens avec Winnicott. Pour ce dernier, les maladies psychosomatiques renvoient à une rupture dans le tout premier développement du self, elles sont des défenses contre des angoisses psychotiques, ce que Szwec rapproche des points de fixation somatique décrits par Marty comme des paliers d’arrêt vis à vis d’une désorganisation. Szwec met aussi en relation « fonction maternelle » et « holding ».

9À côté de la place considérable en psychosomatique de tout ce qui touche au holding et aux phénomènes transitionnels, les vues de Winnicott, très duelles, de la relation mère enfant sont volontiers confrontées aujourd’hui avec les apports de M. Fain et D. Braunschweig en matière de relation du couple parental avec leur enfant sur le terrain en particulier du conflit mère / amante.

10C’est à l’approfondissement de ces influences que vont un peu plus loin se livrer Christian Delourmel, Michel Ody et Philippe Jaeger en utilisant toute l’étendue de leurs connaissances des travaux concernés.

11L’étude comparative des états limites et des états opératoires de Delourmel utilise les travaux de Marty, Fain, Green et Donnet, il peut d’autant plus le faire que même s’ils n’étaient pas nécessairement en relation directe ils étaient visiblement informés des travaux des uns et des autres.

12Il existe ainsi malgré les divergences un certain accord entre Marty et Green sur l’accent mis sur le rôle des phénomènes de déliaison y compris pour tout deux dans le champ somatique. Mais il s’agit chez Marty d’un courant de déconstruction alors que chez Green il s’agit de la pulsion de mort comme force de destruction et en tant que désobjectalisation dans le langage d’une solution défensive extrême et paradoxale contre la douleur.

13Pour les uns et les autres le fonctionnement mental est l’objet d’études privilégié en particulier l’évaluation de la valeur fonctionnelle des représentations mentales, jusqu’à considérer la pulsion comme une forme inchoative de la pensée (Donnet, Green)

14C’est dans ce contexte que Delourmel compare dépression essentielle, psychose blanche et deuil blanc des états limites.

15Notions, toutes trois issues de la clinique psychanalytique, elles ont en commun des modalités de désinvestissement révélatrices d’échec dans le domaine du narcissisme primaire avec des nuances que Delourmel dégage avec précisions à partir des textes des auteurs. Cet examen comparatif contribue à intégrer de façon rigoureuse à la métapsychologie freudienne les concepts nouveaux de désorganisation progressive, de fonctionnement opératoire et de dépression essentielle.

16C’est à des complexités du même niveau que s’attaque P. Jaeger dans son étude comparative du clivage chez Ferenczi, Bion, Winnicott et Meltzer. Le caractère original mais fugitif des intuitions de Ferenczi, la polysémie du terme clivage employé dans toute sorte de registre mais de façon toujours motivée, est étudiée chez les différents auteurs de façon précise et repérée au point de vue bibliographique, ce qui donne à ce travail une valeur de référence. Sans se laisser enfermer dans l’optique étroite d’une stricte comparaison, Jaeger cite abondamment les auteurs dans leur nombreuses convergences au cours de ces années 60 et suivantes. Citons à titre d’exemple la « non intégration du début de la vie » de Winnicott (qui n’est pas la position schizo paranoïde…), la part psychotique de la personnalité de Bion, qui ne peut ni penser ni apprendre mais agit ou fait agir, le trouble somatique équivalent d’un délire protecteur vis à vis d’un effondrement de Fain, la psychose actuelle de de M’Uzan, jusqu’à la folie identitaire opératoire de C. Smadja.

17P. Jaeger rapproche ainsi le clivage auto-narcissique, intuition ferenczienne, des effets du clivage forcé chez Bion, et du surinvestissement des objets de la perception comme contre investissement anti-traumatique décrit par de M’Uzan. Dans cette direction il désigne « la capacité de rêverie » (Bion) de l’analyste comme l’instrument possible de la restauration des liens, il écrit ainsi dans un langage éclectique mais assez éclairant » lorsqu’un patient présente une faillite du préconscient, par destruction des barrières de contact, il s’agirait de restaurer les instruments nécessaires à « l’appareil à penser les pensées » (Bion).

18À titre d’exemple, l’effacement de la psyché individuelle dans la dépression essentielle (P. Marty) est confrontée avec Les « hypothèses de base » de Bion dans son ouvrage sur les groupes, elles correspondent chez cet auteur à l’idée d’un système proto-mental, et à la réduction de la psyché à un appareil devenu somatopsychique (Meltzer). Ceci suscite évidemment l’intérêt des psychosomaticiens et pourrait représenter un prolongement de l’hypothèse freudienne d’une pensée d’abord collective dont la pensée individuelle représente une transformation plus ou moins durable…

19Il semble aujourd’hui que cette prise en considération de l’hétérogénéité qualitative des espaces psychiques ait fait globalement évaluer chez les psychanalystes, et pas seulement chez les psychosomaticiens, la compréhension des conditions effectives de réception de l’interprétation. » L’essentiel est de travailler au rétablissement de la capacité de jouer car jouer permet l’appropriation de l’expérience subjective ». Les différentes conceptions du clivage s’articulent avec la question du rôle de l’objet primaire, et ses défaillances aux stades précoces dans la construction du sujet là où l’attracteur œdipien (Ody) et la censure de l’amante n’ont pas joué pleinement leur rôle, écrit Jaeger

20Tout ce travail semble bien concourir à une vue plus complète et précise des réponses possibles du moi aux traumatismes précoces en conférant sa place à la » solution psychosomatique » à côté des » solutions » comportementale, psychotique, borderline et névrotique.

21Toutes ces complexités ont en fait été précédées dans l’ouvrage par un travail de Claude Smadja remarquable de clarté et de rigueur sur le « Travail de somatisation » articulant à l’œuvre de Freud un rappel des grandes lignes des conceptions théoriques de P. Marty.

22Jusqu’en 1920 dans l’œuvre freudienne, la création des symptômes dans les psychonévroses de défense, dont l’hystérie constitue un type, rend compte de la dimension symbolique du symptôme de conversion. De façon différente, les symptômes fonctionnels des névroses actuelles, dont la névrose d’angoisse, sont le résultat d’un défaut fondamental de travail psychique et ont perdu, de ce fait, toute qualification de sens symbolique.

23À partir de 1920 la seconde théorie des pulsions oppose les pulsions de vie aux pulsions de mort, lorsque leur intrication, présente dans tous les phénomènes du vivant, se trouve compromise, la désintrication s’accompagne pour P. Marty de l’altération d’une fonction somatique. Freud avait observé dans la névrose traumatique l’existence d’un certain antagonisme entre la symptomatologie fonctionnelle et l’existence de lésions organiques, de même que la survenue d’une altération somatique grave pouvait infléchir l’évolution d’un état psychonévrotique, comme si la situation se trouvait de nature à satisfaire un sentiment inconscient de culpabilité. Ces notations peuvent dès lors s’appliquer aux maladies organiques dans leur ensemble. Du fait de ce second modèle et quoiqu’il n’ait pas été un psychosomaticien, Freud apparaît comme le père de la psychosomatique telle que la conçoit l’École de Paris avec son modèle de la démentalisation.

24Avec leur méthodologie centrée par l’intérêt pour le »fonctionnement mental » des patients sans tenir compte de la nature de leur somatisation, au cours de « l’investigation psychosomatique », les fondateurs de l’École de Paris déduisirent de leurs résultats la place prise par la somatisation dans l’organisation psychique de leur malade.

25Pour Marty le processus de somatisation est en relation avec les aléas des rapports de l’organisation psychique individuelle avec les réalités externe et interne et sa capacité évolutive à s’y adapter. Lorsque la quantité d’excitation reçue dépasse les capacités élaboratives du moi l’échec momentané ou durable du travail mental ou de l’expression par le comportement laisse place à la somatisation ce qui est une façon de définir le traumatisme, et de souligner le rôle déterminant du point de vue économique.

26Les fonctions somatiques qui au cours du développement ont participé à l’édification du fonctionnement psychique laissent généralement des paliers de fixation somatique qui possèdent une certaine valeur stabilisatrice en cas de désorganisation du fait de leur qualité libidinale, elles peuvent ainsi se substituer aux fixations mentales et autorise P. Marty à distinguer et même opposer des régressions somatiques qui s’apparentent aux régressions mentales et des désorganisations progressives qui aboutissent elles à des maladies somatiques évolutives.

27La régression du moi a été observée dans la plupart des états psychosomatiques sous forme d’une réapparition de comportements défensifs témoignant d’organisations défensives primitives et de la faillite de l’organisation caractérielle individuelle. Elle a conduit à adopter un principe d’équivalence énergétique postulant que l’énergie désinvestie des activités évoluées entrainée dans la régression se trouve déqualifiée. Elle est selon M. Fain rendue inutilisable du fait des conflits affectifs et imprime un mouvement régressif au moi qui utilise un circuit énergétique éprouvé pour canaliser et investir ce trop-plein désintriqué, alors que la régression peut s’inscrire dans un processus général de désorganisation du moi, lorsque manque toute possibilité de ressaisie libidinale dans les fixations antérieures.

28Les contributions de M. Fain ont d’ailleurs concerné particulière­ment la question du « choix de la solution somatique » en tant que capable de constituer une solution défensive par rapport à la survenue d’une désintégration psychotique et d’induire dans de bonnes conditions une réorganisation du moi.

29Aussi C. Smadja propose-t-il de rassembler sous le terme de « travail de somatisation » ces processus marqué dans un premier temps par la destructivité de la désintrication au bénéfice de l’instinct de mort mais aussi susceptible d’un temps second au bénéfice de l’érotique et de la guérison où la maladie somatique représenterait une tentative de guérison de la maladie psychique.

30Le premier temps aurait pu donner lieu à des solutions masochistes, B. Rosenberg soulignait leur rôle possible du côté de la vie si le montant d’investissement érotique du moi lui avait permis de neutraliser ainsi la désintrication. La projection de la destructivité au dehors constitue une seconde possibilité, ou bien les pratiques auto calmantes utilisant la pulsion de mort aux fins d’annulation de l’excitation. Sinon l’installation silencieuse de la dépression essentielle aux fins de réduction de la douleur témoignera du travail de la pulsion de mort.

31Le second temps contient un moment de bascule ou la significativité de l’atteinte somatique apparaît comme une projection, un néo-objet que l’auteur compare au délire dont on sait depuis Freud qu’il constitue aussi une tentative de guérison.

32La psychosomatique de l’enfant est envisagée un peu plus loin par Marie Sirjacq dans sa référence aux positions théoriques de P. Marty sur la fonction maternelle mais en impliquant les deux topiques et tout l’enrichissement apporté par M. Fain et D. Braunschweig, suivis dans cette direction par G. Szwec. La lecture de l’enfant et son corps écrit en 1974 (L. Kreisler, M. Soulé et M. Fain) apporte encore beaucoup de lumière sur les troubles psychosomatiques précoces. Les commentaires de M. Fain à partir des observations présentées et de son expérience analytique avec les adultes reste un modèle pour beaucoup d’entre nous. La constitution du narcissisme et des contributions des parents en sa faveur est dans ces consultations avec les enfants l’objet d’un vif intérêt car elle conditionne les possibilités d’organisation des autoérotismes à partir des grandes fonctions somatiques. Les circonstances de survenue des troubles sont étudiées au cours d’une anamnèse associative, l’origine des achoppements à la mentalisation singulièrement vis à vis des capacités hallucinatoires du désir, comme les caractères d’aménagement possible du déplaisir, notamment par la coexcitation libidinale, sont des éléments centraux de l’investigation. Le point de vue économique est là encore dominant.

33L’auteur montre d’ailleurs de façon convaincante la possibilité d’une lecture psychosomatique des trois organisateurs du psychisme de Spitz, le sourire à tout visage indifféremment, l’angoisse de l’étranger et la capacité à dire non, introduisant à une topique intra psychique. Une illustration clinique bien choisie montre ce qu’implique comme enrichissement le passage de la « fonction maternelle » de P. Marty à la « censure de l ’amante » de Braunschweig et Fain.

34À partir de l’exemple décrit par Fain de nourrissons insomniaques avec lesquels leur mère avaient recours à un bercement « opératoire » recourant à l’excitation motrice contre l’excitation, Szwec prolonge ces travaux avec sa conception du « Bébé non câlin » utilisant la motricité pour se dégager d’un objet ressenti comme une source d’excitation excessive et tenter de se passer de lui dans une formule où le comportement remplace la défense psychique. Sans être nécessairement psychotique, terme que Green utilise lorsqu’il parle de conjuration de l’objet, ce mouvement dans ce qu’il témoigne de désinvestissement de la représentation peut mettre à mal les fondements de l’appareil psychique lui-même.

35Ce travail clair et illustré cliniquement à plusieurs reprises se termine par l’évocation des psychothérapies conjointes menées à l’Ipso indiquées pour les bébés et les très jeunes enfants, initiées il y a plusieurs années par R. Debray.

36Quoique que Lacan ne se soit intéressé que de façon discontinue et seulement à la marge à la psychosomatique, Gilbert Diatkine fait une recension soigneuse des moments ou son intérêt se manifeste dans des textes. Ceci est une occasion de rendre intelligible des formules dont on peut se demander si elles n’ont pas été choisies pour leur incompréhensibilité provoquante « le signifiant est ce qui représente le sujet pour un autre signifiant » est ainsi dans les débuts de Lacan tel que Diatkine le conçoit, le témoignage de son intérêt pour le processus associatif, l’enchainement des signifiants, et aussi de sa réserve tout à fait intelligible vis à vis du sens symbolique, toujours en danger de déboucher sur des clefs des songes. Après quelques notations en 1948, 1953, 1954 (seuls les organes investis auto-érotiquement seraient concernés par des troubles psychosomatiques), surgit en 1964, une querelle assez énigmatique à propos de sa traduction de Vorstellung-repräsentanz par représentant de la représentation, contestée dans un ouvrage qui est peut-être l’Investigation psychosomatique (?) Figurerait là, la traduction « représentant non représentatif » et donc peut-être l’idée de la « bêtise du symptôme psychosomatique ». L’intérêt de Lacan pour la naissance de l’interprétation entre deux signifiants se trouve dans cette clinique confronté à l’absence fréquente d’association au cours de ce qui est en train d’être décrit comme la pensée opératoire.

37Il va dès lors proposer une conception nouvelle du rôle du langage avec « lalangue », dans une nouvelle conception de l’inconscient, le « parlêtre », « l’ICS, « un savoir en tant que parlé comme constituant LOM », là encore explicitées autant qu’il est possible, avec clarté par Diatkine et par C. Soler, avec là aussi des remaniements importants des notions de réel et de symbolique. Pour terminer en 1975 par » le psychosomatique est quelque chose qui est tout de même, dans son fondement, profondément enraciné dans l’imaginaire ».

38Ses élèves sur ce terrain ont un peu publié, semble-t-il isolément, sans débat entre eux, ni laisser comme leur maître de témoignage clinique de leur pratique avec les patients sauf l’un d’entre eux, J. Guir. Ce dernier montre l’usage qu’il fait des holophrases de « lalangue » en décrivant des effets, observés me semble-t-il par les uns et les autres dans toutes sortes d’analyse, où la reprise discrètement altérée des mots mêmes du patient, dans des moments élus pour des raisons pas toujours claires… ouvrent quelquefois à des effets dynamiques très fructueux.

39Dans son article sur la clinique du travail et la psychosomatique, Christophe Dejours montre bien comment ces champs de recherche initialement séparés se sont dans un temps second confrontés. Initialement concernés par la souffrance des travailleurs soumis à l’organisation tayloriste du travail, les cliniciens du travail ont saisi le rôle décisif du corps dans le rapport subjectif au travail, ils ont ressenti le besoin de passer par une métapsychologie du corps qui doit beaucoup à leurs échanges avec les psychosomaticiens. Le rapport au travail pour C. Dejours occupe une place centrale au regard de la santé pour ceux qui l’effectuent comme pour ceux qui en sont privés, ce qui le fait parler, en ayant conscience du caractère paradoxal de son langage, de « double centralité » du travail et de la sexualité.

40À partir des années 1980, la recherche va se tourner vers les stratégies défensives individuelles et collectives développées par le travailleur des chaînes de montage automobiles pour éviter la souffrance liées à de dures conditions de travail. Elles passent semble-t-il régulièrement par une répression pulsionnelle par « auto-accélération ». Il s’agit d’obtenir une paralysie de la pensée préconsciente, au bénéfice d’une hyper activité au service du seul système Perception / Conscience, permettant ensuite la réduction de la cadence et la poursuite du travail sans être confronté à l’angoisse d’une vie aliénée par la soumission à l’ordre machinal et à l’appauvrissement de soi, sans espoir de lendemain. Ce qui ressemble à une névrose de comportement est pour C. Dejours « bel et bien généré par la chaîne et les rapports de domination qui obligent certains à y passer la plus grande partie de leur vie ». Là-dessus on est un peu étonné de lire que « au regard de l’épidémiologie psychiatrique aussi bien que de la psychopathologie clinique, la chaîne de montage est déclarée innocente. Les ouvriers qui travaillent sont normaux et quand ils « craquent », ils sont encore normaux puisqu’il n’y a pas trace de maladie mentale ». À plusieurs reprises l’usage très problématique de ce qualificatif si ambigu et si polysémique nous a également surpris, nous ne sommes pas sûr d’avoir bien saisi sa pensée, comme quoi la normalité serait une lutte, nous l’aurions plutôt pensé plus généralement de la vie.

41Au cours d’un développement sur la causalité psychique Dejours donne quelques exemples des questions dont il écrit un peu plus loin qu’il ne se les pose plus : « pourquoi dans une maladie somatique où la causalité psychique est exclue, la psychanalyse parvient-elle tout de même à avoir un impact ? Les caractéristiques du fonctionnement psychique de ce patient résultent elles exclusivement de son histoire infantile ou bien la maladie somatique a-t-elle un impact sur ce fonctionnement psychique ? Ou bien, pour le dire autrement, les caractéristiques du fonctionnement psychique observées chez ce patient sont-elles la cause de la maladie ? Ou au contraire, la maladie somatique peut-elle gauchir le fonctionnement psychique de façon durable ? ». Le caractère binaire tranché de ce questionnement nous a intrigué comme sa proposition d’y répondre par la notion de « capture de l’intentionnalité par le symptôme somatique ». De même son opinion sur « la probabilité que l’origine première de la maladie ne relève pas de la causalité psychique ». Comment parvenir à se hausser à un pareil niveau de généralité ?

42Suivent une série de notations tout à fait pertinentes sur le rôle de ce que l’auteur appelle « le travail vivant » et son effectivité en faveur de l’accomplissement de soi dans le champ social, une réflexion sur la force de son pouvoir et sur l’intérêt très bien montré « d’une analyse de la sublimation à la lumière de la clinique du travail » : les caractéristiques de l’engagement du corps sont à la source de son pouvoir de créer de nouveaux éprouvés de soi, tout « travail vivant » est aussi un travail sur soi.

43À sa suite fait retour une théorisation aboutissant à l’existence de deux corps, biologique et érotique, l’un précédant l’autre dans une logique en accord avec la théorie de la séduction généralisée de J. Laplanche : par les oppositions binaires qu’il construit à nouveau et les solutions théoriques qu’il propose avec une topique nouvelle, l’auteur nous a intrigué par l’étendue de son ambition théorique dans un champ où la clinique nous semble montrer l’indécidabilité régulière d’une solution générale.

44Il revient à Félicie Nayrou de terminer ce livre actuel et nécessaire par une étude de » la destructivité contemporaine au prisme des théorisations psychosomatiques » en tirant partie des rencontres des théorisations des psychosomaticiens avec certains traits de l’évolution sociale et culturelle de nos sociétés aujourd’hui. Sans pouvoir établir de relation directe de causalité entre fonctionnements psychiques et pratiques sociales, elle propose, en référence au modèle d’observation complémentariste de Devereux, une double approche en parallèle.

45Elle cite ainsi la perte du sens symbolique et la déliaison psychique dans le fonctionnement opératoire fréquemment observé chez leurs patients par les psychosomaticiens et la déliaison prégnante dans le socius, symptôme d’un phénomène plus large, l’anomie. Elaborée par Durkheim la notion, déjà utilisée dans des sens voisins chez les présocratiques, chez Platon et dans la Bible, décrit dans une société, une désorganisation en l’absence de normes commune. Reprenant une réflexion de Green, Nayrou considère que la fonction majeure de l’enracinement symbolique construit par les parents et du lien social qui le suit, est de lier les pulsions de destruction. Les travaux de Bourdieu sur la décomposition du monde rural, puis sur la misère du monde décrivent, on s’en souvient, dans des monographies l’association « des difficultés économiques liées à l’éviction du monde du travail » à « toutes les nuances de souffrance psychique liées à la déliaison sociale et à la violence excluante des systèmes au pouvoir ». L’auteur associe cette pathologie sociale et ses effets destructeurs à celles qu’on observe actuellement dans « les quartiers ».

46La portée désobjectalisante de la désagrégation des liens sociaux qui confronte ceux qui en sont victimes à la déqualification de leur statut symbolique et à « la perte du rôle structurant et organisateur de l’autre semblable » (Green) converge ici, avec les aléas du Kultur Arbeit dans ses tentatives d’intrication et de dérivation des pulsions par la voie longue de la sublimation.

47F. Nayrou rappelle très opportunément que, dans sa conception de l’évaluation du fonctionnement mental en psychosomatique, P. Marty très convaincu de la primauté dans ce domaine du point de vue économique, faisait intervenir les capacités d’adaptation aux différentes situations intra mais aussi intersubjectives. En proposant une vue intégrée des différentes « solutions » possibles de ces situations de tension, où la « solution » psychosomatique occupe une voie de recours contre la désorganisation psychotique, mais aussi témoigne de l’insuffisance fonctionnelle de la voie névrotique, ou du débordement des « solutions » comportementales, les psychosomaticiens de l’École de Paris ne nous suggèrent-ils pas l’importance de la prise en compte de ce registre socio-culturel, également reconnu par les psychiatres d’enfants de formation psychanalytique dans leur travail de consultations familiales.

48Nayrou signale ainsi à la fois la prégnance dans la culture contemporaine du prestige « technique » des circuits courts de l’action, excluant même dans les formes extrêmes toutes activités de pensée et d’échanges (jeux automatiques, submersion dans des univers virtuels en particulier dans des moments difficiles de l’adolescence, comportements moteurs répétitifs destinés à obtenir le calme [Szwec])

49Ces caractères s’associent volontiers dans des types de loisirs privilégiant l’actuel et le factuel en fonction de modes de masse (Mais pourquoi ne courrez-vous pas ?).

50Elle rappelle que Smadja, après Marty et Fain, observe dans le fonctionnement opératoire une « pensée aux ordres du collectif » montrant, dans son fond comme dans ses formulations langagières stéréotypées, qu’« elle a perdu ses qualités individuelles », ou qu’« elle est privée de son auteur ».

51Cette lutte contre la pensée, cette banalisation « anti-traumatique », témoignerait du désinvestissement libidinal dont le moi est l’objet et aussi de sa recherche d’appuis comportementaux dans le socius. Ceci est particulièrement observable chez les adolescents dont les voies d’accès à la mentalisation se trouvent temporairement ou durablement insuffisantes à l’occasion de traumatismes divers mais sur un fond de déficiences précoces de la fonction maternelle. De là une incapacité à établir les situations passives, les difficultés organiser le double retournement pulsionnel, et le risque que demeure pour l’essentiel une excitation intense issue de la carence première donnant à la représentation de tout objet actif un caractère persécutif, cette contrainte à l’activité suscitant des défenses prématurées du moi. L’auteur rapproche ces notations, qui doivent beaucoup à Fain, de l’importance du caractère pour les psychosomaticiens.

52Marty l’envisageait sous l’angle de leur degré de mentalisation, préférant à la fin de son œuvre, au terme de névrose de caractère ceux de névrose insuffisamment mentalisée, allant des états limites aux organisations psychosomatiques. Pour lui, démentalisation et traits de comporte­ment apparaissent lorsque font défaut les traits de caractère.

53F. Nayrou laisse d’ailleurs une large place à l’étude aussi lumineuse qu’actuelle de Fain sur l’apparition des traits de caractère à partir d’une angoisse déniée pour des raisons liées à l’estime de soi, avec l’exemple du passage de la peur « des chats » à la haine « des chats », puis à ses travaux sur le narcissisme phallique et les exigences du moi idéal. Il ne fait pas de doute que ces deux ensembles jouent leur rôle dans les patho­logies adolescentes observées aujourd’hui dans des groupes ou s’associent des difficultés de nature multiples en sommation pour leur faire perdre tout espoir de restauration personnelle en dehors de solution paradoxalement antidépressives où la mort donnée ou reçue est ressentie comme rédemptrice.


Date de mise en ligne : 06/12/2018

https://doi.org/10.3917/rfps.054.0157

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.14.80

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions