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Article de revue

Désorganisations et destructivité

Pages 95 à 112

1Dans le texte qui va suivre, je vais tenter de relier dans une approche en partie commune certaines pathologies que notre observation clinique tend à regrouper sous le terme plutôt descriptif de « désorganisation ». Une fois ce rapprochement opéré, j’examinerai dans quelle mesure ces désorganisations, malgré leur appartenance à de champs cliniques assez éloignés, peuvent nous apprendre quelque chose sur la destructivité que nous supposons inhérente à l’organisation somatopsychique humaine, et étudier les rapports de celle-ci avec le concept de pulsion de mort proposé par Freud dans la deuxième partie de son œuvre. Je vais donc parler d’abord de la désorganisation dans les psychoses, puis plus brièvement en psychosomatique, puis j’essaierai de mettre en évidence le concept qui permet de faire le lien entre les deux, avant de terminer avec quelques réflexions sur les rapports entre désorganisation, destructivité et pulsion de mort. Le point de vue économique sera prédominant dans mon propos, au détriment parfois d’autres points de vue métapsychologiques, car il me semble le plus propice à la mise au travail des questions que je me propose de traiter. Je précise enfin que la destructivité dont il sera question ici sera celle concernant le moi et la monade somatopsychique, et que les aspects particuliers de la destructivité destinée à l’objet (agressivité, sadisme…) ne seront envisagés qu’à la marge.

La désorganisation dans les psychoses

2Entre 1906 et 1914, une sourde bataille théorique et conceptuelle se déroule entre Vienne et l’hôpital psychiatrique de Burghölzli, à Zurich ; entre Freud qui est en train de trouver, pour la première fois, une équipe psychiatrique recevant avec intérêt ses travaux, et Eugen Bleuler, professeur de psychiatrie, directeur de cet hôpital universitaire, qui ambitionne de refonder la conception des psychoses, quelques années à peine après le travail de regroupement opéré par Emil Kraepelin en 1899. Bataille sourde, parce que les deux protagonistes tiennent longtemps à garder de bonnes relations, conscients à la fois de l’importance qu’ils peuvent avoir l’un pour l’autre, et des incompatibilités de leurs cultures. Sourde aussi, parce que les deux hommes partagent un disciple commun, Carl Jung, jeune et brillant psychiatre âgé de 31 ans en 1906, qu’ils tiennent à ménager, et que chacun voit comme son possible héritier intellectuel. Mais bataille malgré tout, tellement les conceptions diffèrent sur des points importants de doctrine.

3Quelles sont ces différences ? L’historiographie a retenu surtout le désaccord entre un Freud qui défend avec obstination sa théorie sexuelle des pathologies mentales, étant entendu qu’il conçoit l’« étiologie sexuelle » de façon particulièrement réaliste et presque biologique, et un Bleuler qu’une telle conception heurte à la fois au niveau de sa conception générale de la psychologie et de ses convictions morales et sociales. Mais à côté de cette divergence déjà connue, une autre apparaît, suffisamment indépendante de la précédente pour passer outre et même intégrer, sans difficulté majeure à ce niveau-là, des éléments d’une théorie sexuelle qui par ailleurs soulèvent des réserves.

4Cette deuxième divergence concerne la théorie générale des psychoses. Elle est indépendante de la précédente car elle intègre, par exemple, la conception de l’autoérotisme de Freud, trouvant même que cette notion éclaire de façon particulièrement utile la théorie des psychoses élaborée par Bleuler (quitte à ce que cet « autoérotisme » ne dise pas clairement son nom, et se transforme en « autisme ») ; et pourtant la divergence reste fondamentale et inconciliable.

5Quelle est donc cette divergence au niveau de la théorie générale des psychoses ? Pour comprendre la divergence, il faut rappeler qu’en 1899, Emil Kraepelin, professeur de psychiatrie à Dorpat (actuelle Tartu) en Prusse orientale (actuellement Estonie), propose un vaste regroupement des états psychotiques autour de deux pôles qui, dans le langage d’aujourd’hui, correspondent schématiquement à la dichotomie entre troubles cognitifs (ou de la pensée) et troubles affectifs (ou de l’humeur). La deuxième catégorie regroupe non seulement la maladie maniaco-dépressive, mais aussi la totalité des pathologies de l’humeur, dont les divers états dépressifs. Il appelle dementia praecox, « démence précoce », la première catégorie, qui nous intéresse plus particulièrement ici, et y range l’ensemble des pathologies délirantes, dont la paranoïa des auteurs allemands, ainsi qu’un certain nombre d’autres pathologies de la psychomotricité et de l’intellect, comme la catatonie ou l’hébéphrénie. L’appellation générale choisie par Kraepelin met l’accent sur le fait que l’ensemble de ces pathologies, dont il reconnaît le caractère hétéroclite initial, connaissent une voie terminale commune qui s’apparente à une désagrégation de l’intellect et de la personnalité de type démentiel. Bien que Kraepelin, fin clinicien, reconnût les différences entre cette démence précoce, touchant le sujet jeune, et les démences du vieillissement (par exemple, il souligne l’absence de troubles réels de la mémoire chez les déments précoces), il considère que la terminaison est assez caractéristique et commune pour justifier cette appellation de « démence précoce ».

6La conception kraepelinienne fera autorité bien au-delà du monde germanophone, elle est d’ailleurs à l’origine de la psychiatrie américaine contemporaine, dont les DSM, et c’est aussi à elle que Freud se réfère le plus souvent lorsqu’il a besoin d’utiliser des repères psychiatriques.

7C’est à ce monument que Bleuler décide de s’attaquer à partir de ses observations de l’hôpital psychiatrique de Burghölzli, et nul doute qu’il espère trouver chez Freud un soutien à cette entreprise. Il conteste le fait que les pathologies regroupées par Kraepelin obéissent à un processus passif d’affaiblissement de la vie intellectuelle et émotionnelle, du dynamisme vital en général, pour aboutir, au bout d’un temps variable d’évolution, à un état démentiel compris comme un progressif appauvrissement. Il tire profit, dans ses recherches, des travaux de Pierre Janet et de Freud qui mettent en évidence le caractère fondamentalement hétérogène du psychisme humain, sa tendance à se diviser en des parties relativement autonomes les unes par rapport aux autres, capables de fonctionner alternativement ou simultanément sans égards pour l’intégrité et la cohérence d’ensemble de la personnalité. Il utilise la conception plus spécifiquement freudienne de cette division, à savoir son caractère dynamique, considérant que les déclins et « débilités » constatés ne sont pas le produit d’un processus d’emblée détérioratif, mais le résultat d’un conflit interne. Et finalement il construit une conception, selon laquelle le processus psychotique n’est pas un délitement passif de type démentiel, comme la démence sénile, mais la conséquence d’un principe actif de désorganisation. Pour le nommer, il emprunte à Freud la notion de Spaltung (traduite en français par les termes de « dissociation » ou de « clivage ») et, pour mieux marquer sa différence et le caractère fondamental de sa conception, il propose de remplacer l’appellation de démence précoce par un néologisme, « schizophrénie », qui signifie littéralement « esprit ou psychisme scindé, divisé, morcelé » (Kapsambelis, 2008).

8Par l’intermédiaire de Jung dans le rôle inconfortable d’ambassadeur, Bleuler tente de convaincre Freud de l’intérêt de sa conception et de ses parentés avec sa propre approche. En vain. Freud est probablement irrité de constater qu’une découverte de portée générale, celle de la division du psychisme en des lieux distincts entretenant entre eux des rapports dynamiques et conflictuels, soit comprise dans un sens strictement pathologique de morcellement, ce qui probablement la rapproche davantage des idées de Janet que des siennes. Mais surtout, ils se méfie d’une conception qu’il considère comme purement abstraite et spéculative – avec une certaine mauvaise foi, faut-il le dire, puisque les travaux de Bleuler sont au contraire basés sur une observation clinique minutieuse. Dans le Président Schreber, lorsque la rupture entre les deux hommes est déjà en marche, il renvoie dos à dos Kraepelin et Bleuler, leur reprochant indistinctement le caractère arbitraire de leur choix de concepts théoriques : le nom de « schizophrénie », tout comme de « démence précoce », « ne semble bon à utiliser qu’aussi longtemps qu’on ne se souvient pas de sa signification littérale. Sinon, il préjuge bien trop, du fait qu’il emploie pour la dénomination un caractère postulé par la théorie, lequel en outre ne revient pas exclusivement à l’affection et ne peut, à la lumière d’autres vues, être déclaré pour le caractère essentiel » (Freud, 1910f, p. 298).

9Voilà donc définitivement condamnée la conception de Bleuler de la schizophrénie en tant que pathologie caractérisée exactement par ce que son néologisme signifie, à savoir une désorganisation. Pourquoi ? Alors que, à peine dix ans plus tard, l’Au-delà du principe de plaisir va ouvrir largement la porte à une telle compréhension de certaines pathologies mentales, introduisant la tendance à la déliaison en tant que composante « constitutive » du fonctionnement psychique ? Parce que Freud est animé par une objection de principe, typique des quinze ou vingt premières années de développement de la psychanalyse, objection que l’on voit apparaître dans son œuvre chaque fois qu’il est question de la schizophrénie de Bleuler. Elle peut se résumer en une formule : l’inlassable quête de sens. Freud a suffisamment reproché aux psychiatres leur incapacité à comprendre le sens caché des manifestations de la folie humaine, qu’ils ont considérées depuis toujours comme absurdes, extravagantes, insensées au sens le plus littéral du terme, lorsqu’ils ne les ont pas écartés d’un revers de la main comme insignifiantes et dépourvues d’intérêt scientifique. Il a suffisamment travaillé pour approcher avec la même méthode d’investigation (son « art de l’interprétation »), et ramener sous une même théorie, le rêve, le lapsus le plus banal, l’acte manqué le plus sot, les manifestations les plus spectaculaires de la conversion hystérique, voire les constructions les plus imaginatives du délire. Et voilà que la psychiatrie, toujours aussi incapable d’approcher le psychisme humain de façon scientifique, sort un nouveau concept de son chapeau ; un concept pour ainsi dire définitif – la spaltung, la scission, la désorganisation –, définitif, car confirmant et théorisant l’absence du sens, et même la destruction du sens.

10Il faut dire ici que Freud avait déjà anticipé cette approche de la psychiatrie. Dans L’interprétation du rêve, par exemple, il avait tenu à souligner (p. 582-3) que, peut-être, lors de processus cérébraux organiques à caractère « destructeur », comme par exemple les pathologies des lésions cérébrales, traumatiques ou dégénératives, il est possible d’observer un « libre jeu des représentations » et un « enchainement d’associations » qui se ferait de façon « quelconque », c’est-à-dire chaotique, dépourvue de signification. Mais, ajoutait-il, « ce qui dans les psychonévroses est tenu pour tel [c’est à dire chaotique et désorganisé] peut chaque fois être élucidé par l’action qu’exerce la censure sur une série de pensées, action poussée au premier plan par des représentations-but restées cachées ». Or, il garde bien en tête cette affirmation de 1899, année de parution de L’interprétation du rêve, et lors d’une nouvelle édition de l’ouvrage en 1909, tout en étant encore en plein rapprochement avec l’école de Zurich, il tient à ajouter une note de bas de page pour dire tout le mal qu’il pense de la conception que Bleuler est en train de bâtir sur la schizophrénie : « Cf. à ce sujet la brillante confirmation de cette affirmation que C. G. Jung a fournie par des analyses dans la dementia praecox ». Autrement dit : Bleuler travaille pour mettre en évidence un principe destructeur dans la psychologie de la démence précoce, qu’il veut de ce fait appeler schizophrénie ; mais son plus brillant élève, lui, a déjà procédé à des analyses de déments précoces, et a déjà confirmé qu’il n’en est rien, que le fonctionnement mental et associatif des déments précoces obéit lui aussi à la quête du sens (aux représentations-but), et qu’il n’est que tout simplement déformé, au point d’apparaître désorganisé, sous l’effet de la censure, comme toute psychonévrose. Et il est saisissant de comparer la définition que donne Bleuler de la schizophrénie, dans son ouvrage de 1911, et certaines formulations de Freud à partir de l’introduction de la pulsion de mort, et de constater à quel point la rencontre Freud – Bleuler aurait pu avoir une autre destinée (Kapsambelis, 2014).

La désorganisation en psychosomatique

11La description de la désorganisation selon la conception initiale de Marty et de ses successeurs n’a pas besoin d’être présentée ici. Je me contenterai de prélever trois éléments de sa réflexion qui me semblent plus intéressants pour mon propos.

12Le premier – c’est une évidence, mais il est utile de le rappeler – est que, pour Marty, la désorganisation est un effet de l’instinct de mort, symétriquement à l’effet des instincts de vie, effet d’organisation progressive et de complexification, dans une logique évolutionniste phylogénétique et ontogénétique.

13Le deuxième est que, « dans la continuité des constructions fonctionnelles » qui résultent de l’effet des instincts de vie, nous repérons « des préséances passagères, répétées et inévitables des instincts de mort » qui « vont marquer l’ontogenèse de manière caractéristique » (Marty, 1976, p. 14). Il s’agit selon Marty d’un « système de fixations fonctionnelles […] un système de référence, de repli et de défense ». « Ainsi, conclut Marty (ibid., p. 15), « malgré les moments plus ou moins longs et plus ou moins répétés de leur préséance pendant la période de croissance, les instincts de mort participent-ils en général davantage à la spécification structurale individuelle qu’à la désorganisation profonde de l’individu » (ibid., p. 15). En d’autres termes : du point de vue de la dynamique évolutionniste qui caractérise cette façon de penser les instincts de vie, les moments de fixation, bien qu’en soi nécessaires et organisateurs, témoignent, du fait de leur effet d’arrêt du mouvement et de rétention des ressources énergétiques, de la contribution des instincts de mort. Nous retrouverons cette réflexion en conclusion.

14Un troisième point est le suivant. Pour Marty, et en vertu de sa conception évolutionniste qui fait de l’appareil psychique (le « système mental ») la « structuration évolutive maximale » de l’organisation somatopsychique, la désorganisation mentale (suite, par exemple, à un traumatisme, à une difficulté du sujet dans sa vie avec ses objets) ne constitue nullement une « cause » de maladie somatique :

15

« Si la plupart du temps une phase de désorganisation mentale, quelques fois à peine sensible, précède une désorganisation somatique, c’est en vertu seulement de la marche contre-évolutive des désorganisations. Dans la réalité de ces cas, la difficulté affective première donne successivement lieu à des phénomènes d’ordre mental, puis à des phénomènes d’ordre somatique, sans que le mental qui précède dans le temps le somatique constitue en lui-même une cause du somatique » (Marty, 1976, p. 89).

16En d’autres termes : s’il y a un déterminisme, il est organisationnel ; si le mouvement de désorganisation rencontre un niveau de fixation, il devient régression, et de ce fait, il échappe à la désorganisation et peut même devenir point de départ d’une reprise de l’évolution. Il n’y a pas de fatalité causale, il n’y a pas de chaîne étiologique, le seul déterminisme que l’on peut repérer est organisationnel ; il y a des conditions économiques qui, à un moment donné, et si une telle fixation porteuse n’est pas retrouvée, peuvent déboucher sur une maladie organique. Nous verrons par la suite quelles sont ces conditions économiques et leur forme ultime, avant la désorganisation somatique.

La nécessité de l’hypocondrie

17Il est évidemment tentant d’établir des liens entre la désorganisation que l’on observe dans les psychoses et celle que Marty et ses collaborateurs ont formalisée en matière psychosomatique. D’autres ont essayé de montrer les rapports entre les deux problématiques, à travers notamment la notion de « somatose », je pense ici en particulier aux travaux de Michel de M’Uzan (par exemple, numéro 43, 2013, de la Revue française de psychosomatique)

18Si l’on procédait à une comparaison systématique de leurs similitudes et de leurs différences, que pourrait-on dire ?

19Le premier point et que, dans les deux cas, nous avons affaire à un retrait de la libido objectale. Les théoriciens de la psychosomatique ne se sont peut-être pas particulièrement attardés sur le point de départ de ce retrait, à savoir sur les circonstances à partir desquelles le sujet glisse dans une dépression essentielle. Marty (1976, p. 48) parle aussi bien de « l’influence dévitalisante ou revitalisante de l’entourage sur le malade » que de « l’organisation hiérarchique individuelle des mécanismes de défense ». On retrouve donc ici la classique « série complémentaire » entre la constitution et le milieu (Freud, 1916-17a). Globalement, les psychosomaticiens ne diffèrent pas de la démarche de Freud qui, lui non plus, s’intéresse peu aux circonstances qui conduisent le patient psychotique au retrait de la libido des objets, si ce n’est sa position générale et maintes fois affirmée, à savoir celle d’une déception : l’absence de satisfaction au niveau de la réalité (« frustration », « refusement ») peut conduire à un désinvestissement de celle-ci, qui dans certains cas s’apparente à un mouvement plus radical de désobjectalisation.

20Néanmoins, les recherches ultérieures en matière de psychoses ont permis de montrer que cette question des circonstances déclenchantes n’est pas sans intérêt ; il existe une certaine spécificité dans le retrait de la libido objectale dans le cas des psychoses, en ce sens que ce retrait semble intimement lié au caractère menaçant que revêt l’objet pour le moi du patient : menaçant pour l’intégrité même du sujet. Telle n’est sans doute pas le cas de la dépression essentielle mais, une fois de plus, les études nous manquent pour étudier de façon plus précise et surtout spécifique la nature de la déception qui conduit au retrait de la libido d’objet et à la dépression essentielle.

21Un deuxième point est que, dans l’économie psychique imaginée par Freud – je pense que le tournant de 1920 et l’introduction de la deuxième théorie des pulsions ne modifie pas de façon décisive ce point de doctrine –, ce retrait de la libido objectale s’accompagne nécessairement, mécaniquement pourrait-on dire, d’un accroissement de la libido narcissique, autrement dit d’un accroissement de la libido que le moi doit résorber et utiliser. Dans la nature, semble dire Freud, en reprenant à la fois le philosophe grec Anaxagore et Lavoisier, « rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme ». Toutefois, sur ce dernier point nous devons, me semble-t-il, être très attentifs aux formulations que nous utilisons. On ne devrait pas dire : un retrait de la libido objectale accroît la libido narcissique. On devrait plutôt dire : le retrait de libido objectale conduit à un accroissement de cette libido qui, potentiellement, et par la force des choses (c’est-à-dire à cause du retrait), et si elle ne se diffuse pas sous forme d’excitation, devrait devenir « narcissique », c’est-à-dire devrait venir investir, d’une façon ou d’une autre, les représentations et opérations de soi dans ce qu’elles ont d’opposé à celles d’objet.

22Or, la clinique nous montre que tous les accroissements potentiellement narcissiques ne se valent pas, ne passent pas par les mêmes chemins, et ne trouvent pas toujours le même terrain, ni le même destin. Déjà au départ, il y a des inflations narcissiques par nécessité, et d’autres par débordement. Il y en a qui ressemblent à l’affluence des armées lorsque le tocsin sonne qu’il y a péril en la demeure, au cœur du domaine ; et il y en a d’autres qui créent de l’encombrement et de la cohue, des masses qu’on peine à accueillir et à utiliser de façon profitable. Dans les psychoses, les circonstances de cette affluence narcissique sont relativement claires grâce aux travaux produits depuis des décennies : le retrait est bien un retrait défensif, l’investissement d’objet menace effectivement la place forte que représente le moi – l’investissement de l’objet, et plus encore, dirait-on aujourd’hui, l’investissement que l’objet adresse au moi, au sujet – et donc, il s’agit bien d’une retraite. Retraite qui, si elle se fait parfois en ordre dispersé, n’en est pas moins nécessaire dans les circonstances dans lesquelles elle est opérée et du point de vue de la logique à laquelle elle obéit.

23Mais en clinique psychosomatique ? Est-ce que le moi était vraiment préparé à ce retrait, et à cette affluence ? Et déjà au départ, est-il en train d’opérer une retraite tactique ? S’agit-il d’une retraite voulue, ou d’une retraite subie ? En avait-il les intentions, et les moyens ? Il est probable que, bien plus qu’avec les psychoses, le retrait libidinal vers le moi, concomitant à la dépression essentielle, semble prendre le moi au dépourvu. Le moi se trouve, pour ainsi dire, disposant d’une économie dont le caractère abondant, pour ne pas dire débordant, excède ses capacités d’utilisation, même au sens d’un « investissement libidinal du moi ». Et c’est peut-être cela, une pensée opératoire : une utilisation bureaucratique de moyens économiques trop importants, que le sujet n’a pas l’imagination – peut-être n’a-t-il pas l’organisation autoérotique suffisante – pour les employer de façon créative et profitable.

24Un troisième point concerne donc la façon dont seront utilisés les moyens économiques mis de cette façon à la disposition du moi par le retrait de la libido objectale. Dans le cas des psychoses, Freud a été relativement explicite : nul ne peut survivre sous un régime accordant une telle importance à l’économie narcissique au détriment de l’économie objectale, et lorsque ceci arrive, la mégalomanie consécutive à cette inflation, et la sensation de fin du monde qui en découle, finit toujours par retrouver le chemin de l’objet ; c’est ce qui donne naissance au délire, « tentative de guérison » selon Freud, bien que, comme il le souligne égale­ment, cette réobjectalisation se fera sur des bases complètement différentes de celles habituellement rencontrées.

25Or, l’étude des textes classiques psychosomatiques nous montre que les organisations de caractère que Marty, Fain, David et de M’Uzan ont décrites chez certains patients psychosomatiques se caractérisent juste­ment, assez souvent, par des éléments appartenant à la constellation narcissique (des traits de type phallique, par exemple), ou encore par une certaine exacerbation des composantes idéales de l’appareil psychique : « Dans le même mouvement où “faire” se substitue progressivement à “être”, le Moi-Idéal de toute-puissance narcissique, souvent masqué antérieurement par différents aspects du Surmoi ou de l’Idéal du Moi, révèle peu à peu son insatiabilité épuisante » (Marty, 1985, p. 78). Autrement dit : sous la menace que représente l’objet, dans le cas des psychoses, et de façon peut-être plus « constitutionnelle », si l’on peut dire, chez les patients à décompensations somatiques, cette accentuation de l’économie narcissique a déjà produit un certain nombre d’effets avant le déclenchement de la maladie, à savoir un certain repli mégalomaniaque chez les uns, une organisation particulière du caractère chez les autres, et la maladie (le délire chez les uns, la désorganisation somatique chez les autres) arrive lorsque ces moyens de résorption et d’utilisation de l’économie narcissique « en surplus » ne parviennent plus à remplir leur fonction.

26On arrive ainsi à un quatrième point qui, je crois, ne manquera pas de faire débat, je vais donc essayer de l’argumenter. En étudiant l’économie des diverses manifestations psychopathologiques, Freud semble supposer de façon quasi systématique un certain nombre d’étapes, qui peuvent ne pas être cliniques (c’est-à-dire cliniquement observables), mais « potentielles », et donc théoriques : qui semblent donc nécessaires à la théorie. Ces étapes passent invariablement du mouvement instinctuel à l’excitation, de l’excitation à une clinique de l’actuel, et de la clinique actuelle à une clinique plus spécifiquement psychique, « mentale », mentalisée, qui peut être objectale ou narcissique, et que Freud qualifie de psychonévrotique. Il s’agit d’étapes « théoriques », décrivant un cheminement idéal, en quelque sorte, lorsque l’évolution d’une pathologie donnée nous permet de l’observer au complet. Chez certaines pathologies, l’étape « actuelle » est très rapidement traversée, ne laisse aucune trace observable, le mouvement instinctuel deviendra instantanément pulsionnel, c’est-à-dire qu’il générera des affects, trouvera rapidement à habiter des représentations, et celles-ci assureront les liens entre passé et présent, sexualité infantile et sexualité de l’adulte. À l’opposé, chez d’autres pathologies, l’évolution stagne dans l’étape « actuelle », peine à trouver des issues élaboratives. Nous savons que cette clinique de l’actuel constitue l’un des points de départ majeurs des travaux psychosomaticiens.

27Or, lorsque Freud essaye de mieux préciser cette clinique de l’actuel, il prend bien soin de faire la différence entre la clinique qui se produit lorsque l’excitation ne parvient pas à se lier aux représentations d’objet (à l’histoire d’une sexualité infantile qui a déjà opéré cette même liaison, et s’en est servie pour constituer les autoérotismes), et une deuxième clinique qui semble davantage en rapport avec la difficulté de liaison avec les représentations du moi : avec donc la série d’excitations qui ont investi, et progressivement organisé, un schéma corporel, une image du corps, et finalement un « moi », tel que compris dans sa formulation définitive de la deuxième topique (« le moi est avant tout un moi corporel, il n’est pas seulement un être de surface, mais lui-même la projection d’une surface », Freud, 1923b, p. 270).

28À cette deuxième clinique de l’actuel – celle qui surinvestit les « traces mnésiques » à l’origine de la constitution de la représentation du corps et du moi – Freud va donner le nom d’hypocondrie. Les témoins de cette ligne de pensée sont nombreux, parsemés tout au long de son œuvre. Nous en trouvons une des formulations les plus complètes dans Pour introduire le narcissisme :

29

« L’hypocondrie est dans un rapport à la paraphrénie [schizophrénie] semblable à celui des autres névroses actuelles à l’hystérie et à la névrose de contrainte ; elle dépendrait donc de la libido du moi, de même que les autres dépendent de la libido d’objet ; l’angoisse hypocondriaque serait, en provenance de la libido du moi, le pendant de l’angoisse névrotique. […] Nous pouvons aussi envisager la représentation d’une stase de la libido du moi et la mettre en relation avec les phénomènes de l’hypocondrie et de la paraphrénie ».

30Et plus loin :

31

« Pourquoi une telle stase de la libido dans le moi doit-elle être ressentie comme empreinte de déplaisir ? […] D’où provient donc en fin de compte dans la vie d’âme [psychique] cette obligation de sortir des frontières du narcissisme et d’investir la libido sur des objets ? La réponse conforme à notre cheminement de pensée pourrait être que cette obligation apparaît lorsque l’investissement du moi en libido a dépassé une certaine mesure » (Freud, 1914c, p. 228-229).

32Je pense que, si nous parlons de désorganisation, et partant du principe que ce concept concerne par définition le moi, il y a une nécessité du concept d’hypocondrie en tant que névrose actuelle. C’est elle, la « condition économique ultime » évoquée plus haut en commentant Marty, celle au-delà de laquelle l’organisation somatopsychique ira, soit vers une reprise de sa marche progrédiente, soit vers une décompensation somatique. L’hypocondrie-névrose actuelle est, pour ainsi dire, le dernier passage obligé, le dernier carrefour où se croisent des pathogénies multiples, l’étape théorique nécessaire dans l’enchaînement des événements somatopsychiques que nous pouvons décrire par la suite. En tant que névrose actuelle, l’hypocondrie telle que conçue par Freud est le terme le plus général exprimant une situation de débordement économique du moi (« stase de la libido du moi ») : que ce débordement soit par nécessité défensive ou par accident ; qu’il soit temporaire et spontanément réversible, ou qu’il engage le sujet à des opérations auxquelles il n’était pas forcément préparé ; que le moi soit en mesure de le mentaliser ou pas ; que cette mentalisation se fasse sous la forme de délire, de défenses de caractère, ou de toute autre solution défensive, ou enfin qu’elle ne se fasse pas du tout, exposant le sujet à l’issue somatique de l’excitation ainsi accumulée.

33Peut-être, de même que les psychoses nous montrent ce qui advient lorsque la confrontation avec l’objet génital échoue à produire des compromis viables et que le sujet, à défaut d’une organisation de névrose infantile porteuse, est contraint, d’abord à avoir recours à un retrait de sa libido dans le moi, puis à supporter une étape d’hypocondrie, et finale­ment à faire appel à son organisation prégénitale, à ses pulsions partielles et à ce qu’il a pu sauver de ses autoérotismes pour construire un délire ; de même dans la séquence dépression essentielle – hypocondrie (névrose actuelle « théorique ») – décompensation somatique, l’inflation d’un investissement à destination du moi ne parvient même pas à s’appuyer sur ses pulsions partielles et sur ses autoérotismes et passe directement, pour ainsi dire, de la fonction à l’organe, c’est-à-dire des autoérotismes à l’érogénéité, et de l’érogénéité à la simple excitation du corps. Moyennant quoi, il évite ce combat que, dans les psychoses, nous savons perdu d’avance – il sauvegarde donc une certaine organisation moïque, une certaine cohésion du moi – mais au prix, d’une part, d’une dévitalisation libidinale de ce même moi, d’autre part et surtout, d’une prise de risques au niveau des organes eux-mêmes, qui se retrouvent exposés à ce que Fain et Marty et Fain (1965, p. 563) appellent « une énergie physique au sens le plus élémentaire du mot ».

34J’ai souvent été frappé, face à des patients présentant diverses pathologies somatiques, par le fait suivant : on ne peut nier que l’organe ou le système touchés sont dans quelque rapport avec l’histoire du sujet, qu’ils comportent une sorte de potentiel symbolisant ; mais comme cette histoire ne semble faire l’objet d’aucune opération de liaison avec la situation actuelle, comme le chemin qui a mené de la situation initiale de tension à la désorganisation somatique n’a pas suffisamment fait le détour par les représentations mentales (la dépression essentielle et la pensée opératoire ayant obstrué cette possibilité), on ne peut que constater ce double fait : d’une part, l’organe souffrant n’a peut-être pas été touché par hasard ; d’autre part, ce non-hasard ne donne lieu, ne fait l’objet d’aucune forme d’élaboration et de symbolisation, et donc n’a aucun valeur opérationnelle au plan psychique. Ou, comme le disait Marty et Fain, dans un article de 1965 :

35

« L’investissement libidinal érotique du corps ne se maintient qu’à condition qu’il trouve son prolongement dans un appareil mental topiquement constitué. L’unité narcissique primaire ne peut subsister que dans la mesure où s’ouvre une issue vers une mentalisation, normale ou pathologique, peu importe […] De la même façon que les études génétiques portant sur la maturation pulsionnelle tendent à expliquer le mouvement synthétique qui aboutit à la génitalité, la clinique psychosomatique nous a conduit à envisager la genèse d’une première évolution dont le terme réside dans l’investissement narcissique psychosomatique. Ainsi s’établirait une unité psychosomatique protégeant le corps des vicissitudes qui peuvent entraîner une désintégration des forces psychiques, jusqu’en des formes se rapprochant de l’énergie physique, au sens le plus élémentaire du mot » (Marty et Fain, 1965, p. 563).

Désorganisations, destructivité et pulsion de mort

36On pourrait dire que, d’une certaine façon, l’une des questions qu’on se posait autour de la désorganisation et de ses liens avec la destructivité est en partie éclairée du point de vue économique, et illustrée par la phrase de Freud qui suit une citation précédemment mentionnée : « Un solide égoïsme préserve de l’entrée en maladie, mais à la fin on doit se mettre à aimer pour ne pas tomber malade, et l’on doit tomber malade lorsqu’on ne peut aimer par suite de refusement » (Freud, 1914c, p. 229). En d’autres termes : la maladie, les processus de destruction, sont intimement liés à l’équilibre entre investissements narcissiques et objectaux. Tout déséquilibre dans leur répartition expose le moi à une désorganisation portant en elle un potentiel de destruction.

37On pourrait même ajouter que l’hypothèse se vérifie aussi bien dans un sens que dans l’autre. Nous avons envisagé jusqu’à présent cette désorganisation qui provient d’une surcharge excitatoire (stase) dans le moi – celle qu’exemplarise l’hypocondrie en tant que névrose actuelle. Mais la clinique nous montre tout aussi bien la désorganisation consécutive au mouvement inverse, la désorganisation hémorragique du moi au profit de l’objet, et ses dangers. Ici, les exemples sont nombreux : le jeune Norbert Arnold de la nouvelle de Jansen Gradiva que Freud (1907a) a commenté en 1907 a bien connu quelques frayeurs qui auraient pu mal se terminer si l’élue de son cœur inconscient n’avait pas réussi à habilement le repêcher ; nos patients schizophrènes se meurent dans leurs entreprises aussi grandioses que désespérées pour conquérir l’objet tout en essayant de lui échapper ; les grandes états maniaques d’autrefois, avant les médicaments modernes, pouvaient mourir d’épuisement, de déshydratation et d’insomnie, à force d’essayer d’embrasser le monde entier en négligeant même les messages d’autoconservation les plus élémentaires de leur moi ; et on peut toujours bien sûr mourir d’aimer… Il y a donc bien quelque chose de l’ordre de la désorganisation, porteuse de destructivité, dans le fait même que le lien moi-objet puisse se désarticuler, se trouver économiquement déséquilibré, dans un sens ou dans un autre ; dans cette même déliaison initiale, inaugurale, des désorganisations et des destructivités à venir.

38Pourtant, quelque chose d’inexpliqué et d’insatisfaisant réside dans la conclusion à laquelle nous avons abouti. La désorganisation conduit certes à la destructivité, mais sans doute toutes les destructivités ne sont pas de la même nature. Sans doute, y a-t-il une différence entre la possibilité de destructivité et la nécessité de destructivité. Cela ne fait aucun doute que la désorganisation du moi consécutive à son désinvestissement peut avoir des conséquences tout aussi destructrices que celle liée à son surinvestissement. Néanmoins, une grande différence semble marquer ces deux situations, malgré leur possible terminaison commune. Le désinvestissement du moi au profit de l’objet, bien que porteur à terme d’une destruction du moi, semble s’inscrire dans un mouvement de vie – d’excès de vie, pourrait-on dire –, dont la destructivité n’est que l’accident (et on est alors dans la possibilité de destructivité). Et de fait, elle se déroule toujours dans une ambiance économique d’urgence et d’exaltation, dans laquelle il n’est pas difficile de reconnaître la participation de quelque instance idéale : c’est, en quelque sorte, « mourir en beauté », et mourir d’une « belle mort ». Face à cette « belle mort » d’un moi autosacrifié sur l’autel de l’objet, la situation de la désorganisation par surcharge excitatoire du moi semble comporter une spécificité qui la lie plus particulièrement à la mort (une nécessité de destructivité), alors même que le résultat final peut être le même, et alors même que, manifestement, plusieurs chemins peuvent mener à des désorganisations de toute sorte, et celles-ci à des issues fatales.

39Quelle est donc cette nécessité de destructivité lorsque la désorganisation apparaît comme spécifiquement consécutive à la surcharge libidinale (et finalement, excitatoire) du moi, plutôt qu’à sa déplétion ? L’une des lignes de pensée que suit Freud dans ce texte complexe qui est l’Au-delà du principe de plaisir pourrait ici nous servir de guide.

40On se souvient que, une fois qu’il a avancé que « le but de toute vie est la mort » (p. 310), conséquence de la « nature conservatrice des pulsions », qui les conduit à tendre à reproduire un état antérieur à la vie, il va introduire les « pulsions sexuelles » en tant que « pulsions de vie proprement dites » (p. 312), et avancer que ces « pulsions de vie » donc, « qui plus tard seront à désigner comme sexuelles, [entrent] en activité dès le tout premier début, et [n’attendent pas] un moment ultérieur pour se mettre au travail contre le jeu des “pulsions du moi” » (p. 313) (soulignons ici le « contre » entre pulsions sexuelles et pulsions du moi). Tant et si bien que, au début du chapitre VI de son ouvrage, il reconnaît être arrivé à un résultat qui n’est sans doute pas satisfaisant, qui laisse un certain nombre d’aspects sans réponse, mais qui ne s’énonce pas moins sous la forme de la découverte d’« une opposition tranchée entre les “pulsions du moi” et les pulsions sexuelles, voulant que les premières poussent à la mort et les secondes à la continuation de la vie » (p. 315). Ce qui le conduit, quelques lignes plus loin, à énoncer pour la première fois une « pulsion de mort » sous la forme de « l’opposition entre pulsions du moi (de mort) et pulsions sexuelles (de vie) ».

41Première apparition donc dans l’œuvre freudienne de la notion de « pulsion de mort », apparition qui se trouve associée, d’emblée, aux « pulsions du moi ». Ce qui pourrait signifier que, par-delà le fait que le narcissisme fait naturellement partie des pulsions de vie, par-delà les indispensables distinctions entre « narcissisme de vie » et « narcissisme de mort », pour reprendre les termes de l’ouvrage d’André Green (1983), par-delà la prise en compte de la nécessaire sauvegarde narcissique dans toute entreprise d’objectalité ayant quelques chances d’arriver à bon port – par-delà donc toutes ces évidences, il y a fondamentalement un lien particulier entre le moi et la mort, que nul aménagement ultérieur ne saurait complétement effacer. On retrouve ici cette réflexion de Marty citée précédemment sur les « systèmes de fixations, de repli et de défense » en tant que « préséances » des instincts de mort. Car le moi est une « fixation fonctionnelle », une rétention énergétique majeure ; de nombreux passages de Freud, depuis la toute première hypothèse du principe de constance, en témoignent. Une fixation nécessaire au progrès de la vie, mais ne révélant pas moins le travail de la pulsion de mort.

42Le « moi », semble dire Freud, est avant tout un moi corporel, et ce moi corporel est un corps individuel qu’il convient d’opposer aux corps unis par la sexualité ; et le corps individuel, c’est la mort, biologiquement et inéluctablement ; son investissement excessif, sinon exclusif, est un investissement de mort, un investissement mortifère – c’est, je crois, l’essentiel de ce que nous apprend l’étude de l’hypocondrie en tant que névrose actuelle. Après, on peut toujours « tricher », « tromper la mort » : on peut par exemple convertir l’hypocondrie-névrose actuelle en narcissisme, gagner un peu de temps, retrouver à travers le narcissisme une autre façon d’être avec les objets ; ou encore émietter ce narcissisme (et le moi qui va avec) pour retrouver, via les pulsions partielles et les autoérotismes, un autre chemin qui conduit à l’objet – ce que fait le délire ; ou encore transformer cette même hypocondrie en moyen de réinvestissement des objets, tricher encore donc, mais ça marche, et c’est le cas de l’hypocondrie psychonévrotique et du couple qu’elle constitue avec l’objet médecin ; ou enfin ne rien faire du tout, prolonger l’hypocondrie-névrose actuelle jusqu’à ce que le psychosomaticiens appellent la désorganisation somatique, et à partir de là, mourir ou se reprendre. Mais fondamentalement, et quelles que soient les nécessités fonctionnelles d’investir ce moi et ce corps, l’investissement du moi est par essence mortifère. C’est là que réside, je pense, le lien souterrain qui, de toutes les désorganisations que nous constatons en clinique, et des multiples destructivités qu’elles entrainent, relie cette désorganisation particulière de l’inflation de l’investissement du moi à la « pulsion de mort ».

43Ce lien, cette tendance silencieuse, discrète ou plus prégnante, accompagne de son potentiel de destructivité toute activité de notre vie psychique. C’est les montages compliqués du phobique pour contourner son objet phobogène ; c’est les interminables discussions intérieures de l’obsessionnel qui retarde indéfiniment le moment de passer à l’acte ; c’est la manifestation de l’hystérie de conversion, dont la belle indifférence ne concerne pas uniquement ce qui lui arrive, mais aussi les autres ; c’est évidemment l’investissement langagier du délire. À chaque fois, le même mécanisme, les mêmes phénomènes économiques, malgré la variabilité des situations cliniques : comme une entreprise ou organisme qui consacre de plus en plus de moyens à son fonctionnement interne au détriment de son public ou de ses clients ; comme un glissement progressif de l’investissement de la fonction d’un organe à l’investissement de l’organe lui-même.

44Deux mots pour conclure. Des désorganisations, nous en connaissons de plusieurs formes, aussi bien en psychopathologie que dans la vie humaine en général, aussi bien sur le plan individuel qu’au plan collectif et groupal. Par définition, elles sont en rapport avec l’économie du moi (du moi individuel ou du moi groupal), quelles que soient les formes que prend la perturbation de cette économie, et toutes sont porteuses d’un potentiel de destructivité ; il peut arriver d’ailleurs que ce potentiel soit proportionnel à leur potentiel de créativité, ou en tout cas à leur potentiel de production de nouveauté. Mais il y en a une qui est plus particulièrement reliée à la tendance mortifère de notre unité somatopsychique, et c’est celle qui commence par une concentration économique au niveau du moi, que le moi s’avère dans l’impossibilité de lier psychiquement, et réutiliser vers un « non-moi », quel qu’il soit. C’est peut-être pour cette raison que Freud commente longuement, dans Au-delà du principe de plaisir, la différence entre cellules somatiques et cellules germinales : « ces cellules germinales travaillent en opposition au mourir de la substance vivante et s’entendent à conquérir pour elle ce qui doit nous apparaître comme immortalité potentielle […] la cellule germinale doit trouver la force, ou avant tout d’abord la capacité, de remplir cette fonction grâce à la fusion avec une autre, semblable à elle et pourtant distincte d’elle » (p. 312). Autrement dit : le corps qui ne transmet rien de lui à un autre corps, est un corps destiné à mourir irrémédiablement, et il le sait.

Bibliographie

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Mots-clés éditeurs : Narcissisme, Destructivité, Désorganisation, Pulsions du moi, Hypocondrie, Schizophrénie, Pulsion de mort

Date de mise en ligne : 06/12/2018

https://doi.org/10.3917/rfps.054.0095

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