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Article de revue

Discussion de la conférence de Claude Smadja « Corps malade et surmoi »

Pages 181 à 187

Notes

  • [1]
    Pouvons-nous parler dans ce cas de projection ?
  • [2]
    D’où la référence à la dépression essentielle.

1 Je remercie Claude Smadja de m’avoir invité à discuter sa conférence « Corps malade et surmoi ». Nous pouvons ainsi poursuivre les échanges engagés depuis 2011 à propos de l’interprétation (Baldacci, Ody et Smadja, 2012) Il interrogeait alors la responsabilité du surmoi archaïque sur la pensée opératoire, et ses effets sur le contre-transfert. Aujourd’hui il prolonge son propos en questionnant, non seulement les effets du surmoi sur la pensée, mais aussi son rôle dans les somatisations.

2 Bien que n’étant pas un spécialiste des questions psychosomatiques, il me semble que c’est une voie nouvelle et originale qu’il propose, une voie centrée sur la seconde topique. En interrogeant comment les somatisations peuvent trouver leur place dans le large spectre des pathologies impliquant le besoin de punition, il rapproche les recherches en psychosomatique de celles engagées dans le reste du champ psychanalytique.

3 Son travail ouvre de nombreuses pistes et pose de multiples questions. Je commencerai par rappeler le cheminement de sa pensée.

4 Son propos est d’abord clinique, il distingue en effet 3 catégories de patients :

5 – ceux qui atteints de maladies graves invoquent les méfaits du destin, l’injustice qui leur ait faite ;

6 – ceux qui se sentent paradoxalement soulagés par leur état de malade et sortent d’une « dépression essentielle ». À leur propos, Claude Smadja évoque un « paradoxe psychosomatique » et fait pour la première fois référence au sentiment Ics de culpabilité ;

7 – enfin ces patients pour lesquels, la somatisation se voit doter d’une fonction surmoïque comme si je cite, « le surmoi avait élu domicile dans l’organe malade ».

8 Du destin à la possession en passant par l’expiation, ces trois formes cliniques lui font reprendre l’histoire de la pensée médicale où le besoin de causalité fait appel aux croyances et à la religion. En effet, vol d’âme, sorts, dieux, démons, diable, âmes errantes et fantômes permettent de corréler maladie et punition.

9 Il retrouve alors Freud et les trois temps décrits dans Totem et tabou : l’animique, le religieux et le scientifique. Il compare la forme primitive du surmoi issue de la projection et la forme post-œdipienne issue du retournement sur soi de l’agressivité inconsciente dirigée vers le père. Notons qu’il insiste sur le mécanisme projectif participant à l’organisation de la forme primitive du surmoi car la projection lui servira de fil conducteur pour articuler somatisation et surmoi. Projection et renversement en concernant le meurtre du père lui permettent le constat suivant, je cite : « nous sommes là en présence de deux variétés du surmoi conçues à deux moments historiques de l’anthropologie humaine, l’une dans sa forme primitive et l’autre dans sa forme actuelle… » Il propose qu’au cours du processus de somatisation se produise une régression de la structure du surmoi.

10 Il nous fait alors partager une question qui reste implicite. Son parcours, en effet, laisse penser que la régression du surmoi au cours du processus de somatisation pourrait être une réaction normale et non une expression pathologique, une sorte d’interprétation après-coup porteuse de sens qui tenterait de préserver les liens de l’individu malade et du groupe. Selon cette perspective, l’implication du surmoi dans le processus morbide serait une conséquence et non une cause de maladie somatique. Ainsi pour le « paradoxe psychosomatique » et la sortie de la dépression essentielle, le paradoxe ne serait qu’apparent car lié aux effets d’après-coup, resexualisant les relations moi/surmoi. La sortie de la dépression essentielle serait l’expression d’un masochisme proche du masochisme moral.

11 Mais cette possibilité ne le retient pas, car son travail est animé par d’autres questions : pourquoi avoir besoin de cet après-coup de la maladie pour resexualiser les relations moi/surmoi ? Serait-ce justement la perturbation avant coup de ces relations qui serait impliquée dans le déclenchement de la maladie ? Cette dernière question engage la seconde partie de sa recherche qui explore la métapsychologie des relations du moi et du surmoi.

12 Il commence avec le moi dont il étudie la genèse théorique en trois temps, trois temps qui voient progressivement se rapprocher le moi et le sexuel.

13

  • Le premier temps est référé au Projet de psychologie scientifique de 1895 : le moi pris dans le conflit entre pulsions sexuelles et fonctions organiques se décale progressivement des fonctions organiques tout en visant l’autoconservation. Il organise, régule, inhibe et évite le double écueil de la satisfaction hallucinatoire exclusive et de la détresse.
  • Le second temps s’appuie sur deux textes, Le Trouble psychogène de la vision de 1910 et Pour introduire le narcissisme de 1914 : l’opposition avec le sexuel se fait moins tranchée, la libido investit non seulement les organes et les fonctions organiques mais aussi le moi. Le conflit pulsionnel se lie plus directement aux organes et aux capacités refoulantes du moi. De ce fait la pathologie organique peut devenir une conséquence de ce conflit.
  • Enfin troisième temps, celui de la seconde topique et de la dernière théorie des pulsions : le moi comme instance avec un primat accordé à la perception et à la surface. Selon le modèle freudien, le primat de la perception et de la surface implique le recours à la projection. À ce propos se retrouvent les situations cliniques où la maladie est imputée au dehors (destin, intrusion xénopathique, expiation). Avec la projection se confirme la problématique centrale qui anime le travail de Claude Smadja, un détour nécessaire par le dehors ? Mais pourquoi pas une projection interne comme celle liée à une douleur, une paralysie hystérique ou un rêve ?

14 En effet, même si l’on garde la référence au primat du perceptif, la question se pose de savoir ce qui a bloqué la possibilité d’une perception interne. Cette question le conduit à interroger les rapports du moi avec les autres instances, Ça et surmoi.

15 Il nous rappelle que le surmoi vient d’un clivage au sein du moi résultant d’un double processus identificatoire et pulsionnel, soit une double origine pulsionnelle et objectale, biologique et historique. Il est en quelque sorte le dépositaire au sein du moi de cette double influence qui s’est déposée dans le ça.

16 Puisque le surmoi est le représentant du Ça auprès du moi, la partie inconsciente du moi, Claude Smadja se demande alors comment il permet au moi de s’approprier certains éléments du ça, en particulier l’accès aux fonctions organiques.

17 Il interroge alors comme il l’écrit, « le point d’orgue » des rapports du moi et du surmoi à savoir la culpabilité. Manifestement pour serrer au plus près son propos, il se concentre sur la culpabilité inconsciente. Il fait référence au besoin inconscient de punition, expression selon Freud du prolongement inconscient de la conscience morale correspondant à la part d’agression « intériorisée et assumée par le surmoi ». Il distingue deux destins possibles à cette agression intériorisée par le surmoi :

18 – soit le surmoi est en mesure de la renverser, de la contenir et d’assurer sa fonction protectrice vis-à-vis du moi. Cela engage alors le jeu dynamique du plaisir et de l’interdit, de la culpabilité consciente, de la peur phobique de la punition, de sa scénarisation onirique ou de son issue dans le symptôme ;

19 – soit le surmoi n’est pas en mesure de traiter ainsi l’agression et alors deux nouvelles possibilités se présentent la décharge dans le monde extérieur ou dans le mode interne somatique [1]. Pour étayer ce destin il compare le paradoxe du criminel par sentiment de culpabilité et le paradoxe psychosomatique évoqué au début de son travail. Dans les deux cas, la punition venant du dehors soulagerait le moi de la destructivité qui le menace. On retrouve l’importance du rapport projection/perception, projection surmoïque et perception moïque.

20 Dès lors, les questions se précisent :

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  • Qu’est-ce qui empêche le surmoi d’assurer sa fonction de protection en renversant l’agression qu’il a intériorisée, en la déplaçant par exemple vers les voies du rêve ou du symptôme ?
  • Qu’est-ce qui fait que le surmoi n’est plus en capacité d’informer perceptivement le moi des dangers internes et externes qui le menacent ? Cette interrogation pose le problème de sa formation, de sa structure et de ce qu’il est convenu d’appeler « sa force ». Serait-ce la force de l’agression intériorisée qui serait responsable de l’échec du renversement ?
  • Mais alors pourquoi pas un délire, ou un agir ? Pourquoi cette complaisance somatique ? Existerait-il un trouble spécifique de la genèse du surmoi ?
  • Claude Smadja semble retenir cette possibilité.

22 En effet on trouve dans son propos un intérêt particulier porté à la notion de désexualisation. En référence à Benno Rosenberg, il souligne que le clivage moi/surmoi résulte de la désexualisation des investissements œdipiens et que la libération de pulsion de mort qui en résulte se concentre sur le surmoi. Certes, mais cela n’explique toujours pas l’orientation somatique plutôt que la voie externe de la projection. À moins de remarquer qu’à un moment de son développement Claude Smadja n’emploie pas seulement le terme de « projection » mais aussi celui de « décharge » quand il évoque je cite, « le recours à des solutions de décharge dans le monde extérieur ou dans le monde interne somatique ».

23 Alors quelques questions :

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  • Claude Smadja ferait-il une différence entre décharge interne et projection externe ? Dans ce cas, ne pourrait-on faire un pas de plus et penser que le recours à la décharge somatique serait lié aux échecs de la projection externe ? Enfin cet échec serait-il en rapport avec une désexualisation problématique ?
  • Corollaire de la question : comment penser ce trouble de la désexualisation ? Si l’on se rappelle que la désexualisation est intiment mêlée au désinvestissement de l’objet et au processus d’identification, ne serait-ce pas le maintien de l’investissement de l’objet, d’une fixation narcissique à lui proche du modèle mélancolique [2] qui serait en cause ? On retrouverait alors les travaux psychosomatiques de Joyce McDougall (1989) et la notion d’un corps pour deux. Selon cette perspective, il ne s’agirait pas d’un surmoi fort mais au contraire un surmoi faible qui n’aurait d’autre issue possible que la décharge sur le corps ou à la rigueur sur le moi, la projection externe lui étant barrée. Mais peut-on s’en tenir à une causalité exclusivement économique sans prendre en compte les particularités de l’objet et de la dynamique qu’il engendre ? En d’autres termes, ce barrage de la projection ne chercherait-il pas à préserver l’objet, un objet trop vulnérable ?
  • Enfin la troisième question concerne le langage : le surmoi a en effet une relation privilégiée avec l’entendu et le langage. Et si l’on connaît le rôle des mots dans la projection – ainsi des jeteurs de sort – ne pourrait-on penser que le langage soit aussi l’instrument de la décharge somatique ?

25 Cette question a d’importantes conséquences. Théorique d’abord car elle permettrait de comprendre l’apparente dimension hystérique de certains symptômes psychosomatiques. Technique ensuite parce qu’elle imposerait à l’interprétation, en particulier l’interprétation du transfert de se dégager préalablement d’une position imagoïque toute puissante, celle d’un sujet supposé savoir. Nous retrouvons là nos échanges sur l’interprétation et la question du renoncement préalable, du don d’absence, du travail du négatif et de la structure encadrante. Cette nécessité peut nous mettre sur la piste de ce qui a manqué pour permettre d’accéder à la projection externe et au renversement.

26 Je remercie beaucoup Claude Smadja de nous avoir donné un aperçu de la profondeur de ses recherches et j’espère qu’elles auront bientôt une suite.

Bibliographie

Bibliographie

  • Baldacci J.-L., Ody M. & Smadja C. (2012), « Les conditions premières de l’interprétation », in L’Interprétation, Paris, Puf, coll. « Monographies et débats de psychanalyse ».
  • McDougall J. (1989), Théâtres du corps, Paris, Gallimard, coll. « Folio ».

Mots-clés éditeurs : Langage, Projection, Somatisation, Surmoi, Décharge, Mélancolie

Mise en ligne 19/06/2018

https://doi.org/10.3917/rfps.053.0181

Notes

  • [1]
    Pouvons-nous parler dans ce cas de projection ?
  • [2]
    D’où la référence à la dépression essentielle.
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