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Article de revue

Partition du transfert au psychodrame

Pages 153 à 166

Notes

  • [1]
    Dans son article « Psychanalyste, un métier d’immortel ? », P. Denis discute des questions théoriques et techniques posées par la maladie et le vieillissement des psychanalystes.
  • [2]
    Un rapprochement peut être fait entre l’utilisation de l’absence que permet le remplacement de l’analyste meneur de jeu au psychodrame et le « don d’absence » tel qu’il est présent dans la neutralité de l’analyste (Donnet, 2009), sous-tendant une présence-absence propice à l’expérience d’un détachement « en présence » (d’un remplaçant), ouvrant sur la capacité à être seul en présence de l’analyste.

1 On a très peu écrit (Denis, 2005 [1]) sur les conséquences d’une maladie ou d’un accident du psychanalyste sur le processus analytique, quand celui-ci se trouve dans l’impossibilité d’assurer sa présence de façon prolongée, souvent de manière imprévue. Il n’est pas surprenant qu’après une telle épreuve d’absence physique et psychique, et dans le temps des retrouvailles analytiques avec ses patients qui, dans le meilleur des cas, ne devraient pas éviter de parler des angoisses et des fantasmes de mort qui les ont traversés, l’analyste ne soit pas très enclin à se pencher sur sa défaillance, source de culpabilité et parfois de honte.

2 En effet, dans les milieux analytiques la vulgate de théories mal comprises tend à considérer toute maladie non seulement comme une expression directe de l’inconscient du sujet, voire comme l’effet d’un processus de démentalisation. Or, la démentalisation ou le défaut de mentalisation n’a pas une très bonne presse ! Au mieux, il signe une insuffisance d’analyse personnelle, au pire un fonctionnement psychique problématique pour le métier (la pensée opératoire n’est pas loin…) Ainsi, pour certains analystes, être malade est vécu comme une maladie « honteuse », qu’il vaut mieux cacher à ses collègues ! Pourtant, Pierre Marty décrivait le fonctionnement mental dans une oscillation permanente entre des mouvements d’organisation, désorganisation et réorganisation (Marty, 1976), le terme d’organisation ayant d’ailleurs une connotation moins péjorative que celui de démentalisation. Les analystes, humains comme les autres, n’échappent pas à la maladie.

3 Dans ce travail, je fais l’hypothèse que la disparition de l’objet de transfert, même si elle n’est que provisoire, fonctionne pour le patient comme une perte d’objet, consciente ou inconsciente, qui aura alors tendance à mettre en branle des défenses dans un but préventif. Chez ceux qui sont porteurs de deuils non faits ou de deuils pathologiques cette alerte va, très probablement, relancer les processus en souffrance. Les mouvements de déni ou mélancoliques par identifications narcissiques ou de deuils avec surinvestissement, désinvestissement et réinvestissement des objets externes et internes (Freud, 1915) vont s’activer selon le mode de fonctionnement psychique propre à chaque patient et les frayages déjà en place.

4 Le lendemain d’une séance annulée d’avance de mon fait, une jeune patiente en analyse rêve que la séance à lieu dans le même centre de traitements où je la reçois habituellement, mais une autre analyste est à ma place, qui lui dit que maintenant cela se passera avec elle. La nouvelle analyste est une jeune femme souriante, très dynamique avec des cheveux noirs bouclés (les miens, bouclés aussi, sont plutôt blancs). La patiente accepte passivement sans poser des questions, ce qui la surprend un peu en me racontant le rêve. Elle ne fait pas de lien avec mon absence et quand je le fais, vers la fin de la séance, elle associe sur sa mère très malade actuellement.

5 La défense contre la perte est très efficace, ma patiente se dépêche de me trouver une remplaçante jeune et dynamique, qui risque moins d’être malade ou de mourir. Inconsciemment, mon absence a réactivé ses angoisses concernant la possible perte de sa mère malade. Le rêve met en scène le déni en annulant la charge angoissante éveillée par l’absence de l’analyste/mère. Il fait appel aux mécanismes hallucinatoires et au déplacement pour continuer à disposer d’un objet de transfert utilisable. Le cadre institutionnel de cette cure favorise, bien entendu, les fantasmes de remplacement. Le fonctionnement névrotique de cette patiente lui a permis de traiter mon absence par le rêve s’épargnant les angoisses de perte et d’abandon sollicitées. Tous les patients n’ont pas les ressources du rêve à leur disposition, comme c’est souvent le cas pour ceux que nous recevons en psychodrame psychanalytique individuel.

6 La diffraction du transfert, propre au psychodrame, reconnue comme un de ses intérêts majeurs, fait qu’il est le seul traitement analytique qui peut être poursuivi en l’absence du psychanalyste porteur du transfert principal, le meneur de jeu. Celui-ci est remplacé par un analyste qui, pour prendre cette place, quitte celle de co-thérapeute. La cure se poursuit donc dans l’ambigüité de l’absence/présence de l’analyste meneur de jeu [2]. Grâce à ce dispositif, nous pouvons assister à la manière dont les patients traitent ce traumatisme et observer les modifications du transfert. Ce site analytique particulièrement couteux en termes d’heures d’analyste est en général réservé aux organisations non névrotiques, dans lesquelles la question du deuil de l’objet primaire est centrale.

7 À l’aide du psychodrame d’Aline, je vais tenter de dégager les dynamiques induites par les absences de l’analyste meneur de jeu, qui ont eu lieu à trois reprises en sept ans de traitement et que je remplaçais à chaque fois ; ainsi que le mode d’utilisation de l’objet de transfert de substitution que propose ce site analytique.

8 Aline, la cinquantaine, vive et souriante, est traitée pour des troubles bipolaires depuis longtemps. Jeune adulte, elle a fait une première longue analyse qui s’est terminée par une rupture au moment d’un deuil. Dans un deuxième temps, elle a engagé une psychothérapie analytique qui, malgré ses importantes capacités de symbolisation langagières, s’est rapidement embourbée. Son second analyste nous l’a adressée, pensant que le psychodrame permettrait de mobiliser des fixations et aiderait à déverrouiller des clivages.

9 Aînée d’une fratrie de quatre enfants, mariée et mère de famille, elle porte une lourde hérédité de dépressions et de suicides. Sa mère souffrait de troubles dépressifs importants et l’a confiée, dès sa naissance, à sa propre mère, une femme psychiquement perturbée, décédée brutalement un an après. Enfant, Aline a présenté des troubles du caractère et du comportement et a fait de nombreux séjours en home d’enfant ou chez le grand-père maternel et la grand-mère paternelle. Les séparations et les pertes d’objet ont émaillé sa vie. À plusieurs reprises, elle a dû faire face à des pertes familiales violentes, dont le suicide de deux personnes très investies par elle : son grand-père paternel quand elle avait 25 ans et, vers la quarantaine, son plus jeune frère adoré. La douleur semble absente quand elle évoque ces personnages tant aimés et toujours magnifiés.

10 Malgré une scolarité primaire chaotique, elle a brillé dans ses études supérieures et a développé une activité créatrice dans plusieurs domaines. Depuis quelques années, elle s’adonne avec passion à la peinture dont il est souvent question dans ses séances de psychodrame. Assez inhibée dans l’expression des affects en général, elle est incapable d’exprimer une quelconque agressivité, sauf celle retournée contre elle-même à travers une auto-dévalorisation constante de ses productions et une représentation très négative d’elle-même.

11 Toujours d’accord avec les propositions de la meneuse de jeu, cette patiente souriante et très arrangeante ne ressemble pas à la petite fille ingérable qu’elle nous dit avoir été. La partie d’elle en souffrance se cache derrière l’armure de l’anesthésie affective et d’une pseudo-adaptation sociale au prix d’un collage à l’autre, ce qui entraîne chez elle le sentiment de se perdre en lui. Il lui faut du temps après pour retrouver sa propre identité. De ce fait, elle réduit au minimum ses relations sociales.

Première absence de la meneuse du jeu : clivage fonctionnel du transfert

12 Lors de la première absence de l’analyste meneuse de jeu, au cours de la première année de psychodrame, Aline nous confie les circonstances du suicide de son jeune frère adoré, il y a une quinzaine d’années. Elle l’avait toujours décrit comme un homme formidable, très intelligent, charmeur et séducteur, auquel elle était très attachée dans un positionnement plutôt maternel, palliant au manque d’investissement de leur mère. En nous racontant longuement son frère et les circonstances du suicide, elle laisse entrevoir le côté obscur, un peu psychopathe, de celui-ci : violent et destructeur, toxicomane et parfois délinquant. Le suicide a eu lieu au moment où il devait venir dîner chez elle, ce qui l’a laissée dans la culpabilité massive de n’avoir pas pu empêcher ce passage à l’acte radical. Nous découvrons qu’Aline n’a pas pu faire le deuil de son frère, François, et que le processus est resté gelé dans les premiers temps de la perte, celui où l’on croit et l’on ne croit pas à la réalité de la mort. Elle le voit toujours dans la rue et, intimement, est toujours dans l’attente de le retrouver.

13 Pourquoi ce matériel est-il venu en absence de son analyste ? À l’époque, nous avions fait l’hypothèse que la « défaillance » de celle-ci, répétant la défaillance maternelle, avait pu susciter la mise en tension d’une pulsion suicidaire chez Aline, identifiée à François dans un processus mélancolique. En même temps, la patiente pouvait chercher à protéger son analyste et à se protéger en taisant la destructivité agie de son frère, objet narcissique, dont elle était porteuse.

14 Aujourd’hui, tenant compte de la suite du traitement, qui a dévoilé l’intensité des défenses contre l’acceptation de la réalité de sa mort, et de la réflexion qui nous occupe, je ferai aussi l’hypothèse que c’est l’absence de la directrice de jeu, objet d’investissement narcissique comme le frère, et donc l’éventualité de sa perte, qui a réactivé l’élaboration des sentiments ambivalents liés à la perte du jeune frère le ramenant au centre de l’espace analytique où, dans les scènes, François reprenait vie.

15 La nature narcissique de l’investissement de François rendait le deuil difficile car la « détachabilité » de l’objet n’était pas assurée, le recours à l’identification mélancolique s’était donc imposé et un travail de mélancolie sollicité (Rosenberg, 1991). De ce fait, sa propre destructivité était confondue avec celle du frère. Voulant épargner son analyste, Aline a profité de son absence pour amener dans le psychodrame des éléments historiques importants empreints de destructivité. Elle instaure ainsi une forme de partition du transfert qui lui permet de maintenir le clivage idéalisation/destructivité dans la relation à l’objet. Grâce à ce clivage, elle préserve la relation idéalisante à son analyste, sauvegardant par ce biais une bonne image d’elle-même et, en même temps, elle utilise l’offre d’un objet de transfert de substitution, le meneur de jeu remplaçant, pour lui confier ses motions agressives et destructrices, lui permettant ainsi de les intégrer dans la cure, sans trop de culpabilité. Une solution topique, le clivage, à un problème économique, la désintrication pulsionnelle. L’analyste-substitut semble être utilisé comme un sein-toilettes, selon le concept introduit par Donald Meltzer (1971).

16 Par la suite, à notre insu, il s’est instauré une sorte de mini clivage entre l’analyste meneuse de jeu qui oubliait répétitivement François et moi qui, en tant que co-thérapeute, le ramenait souvent dans les scènes pour mettre en évidence sa présence chez Aline sous forme d’identification ou d’incorporation. Comme si, d’une certaine façon, je voulais figurer les obstacles à la mise en route du travail du deuil. Projection en miroir dans l’espace psychodramatique du clivage du transfert introduit par Aline ?

17 Par ce biais, nous avons pu commencer à mettre au jour les défenses mises en place par Aline pour dénier cette perte insupportable et suspendre les processus de détachement. Selon un clivage, la mort de l’objet externe était reconnue d’une part, mais de l’autre elle était déniée. Dans une réaction de refus de la perte, Aline a eu recours à l’identification narcissique, devenir comme l’objet, régression de l’avoir à l’être, et à l’incorporation mélancolique, l’ombre de l’objet tombant sur le moi, pour conserver l’investissement narcissique de l’objet. Son auto-destructivité, évoquée plus haut à propos de la représentation très négative d’elle-même, pourrait ainsi être comprise comme la conséquence de ce mouvement mélancolique, l’ombre du frère destructeur étant tombée sur son moi.

Deuxième absence de la meneuse de jeu (quatre ans plus tard). Inscription corporelle de la douleur et figuration du transfert négatif

18 Après mon annonce d’une absence prolongée de son analyste, Aline a eu toute la semaine l’estomac noué et tendance à se mettre sous la couette. Elle impute son malaise à une diminution des médicaments et ne fait aucune référence à l’absence annoncée. Elle doit finir des tableaux et les montrer à une amie, mais elle les trouve tous très moches.

19 Dans une scène en double, Aline joue celle qui a l’estomac noué en dialogue avec celle qui va bien et peut montrer ses tableaux. Comme, dans son rôle, elle ne manifeste aucune angoisse, j’envoie son frère dénigrer sa peinture, comme c’était son habitude, en lui reprochant en plus de l’abandonner en allant mieux. Dans la reprise, elle confirme mon hypothèse d’une identification au frère en disant : « C’était une bonne idée d’avoir envoyé mon frère. Je pense toujours à lui, je le vois dans la rue… nous étions très complices, il allait mal, mais il avait la “dépression joyeuse”. Quand il a pris des antidépresseurs, il s’est suicidé. » Je relève sa difficulté à s’en séparer.

20 Cette nouvelle absence de l’analyste meneur de jeu convoque immédiatement l’identification au frère perdu. Cette fois, le transfert figure le négatif réactivé par la perte. C’est dans une certaine forme de déni qu’Aline aborde l’absence, supposée provisoire, de la meneuse de jeu. Elle exprime ses doutes sur l’incapacité de Mme. J. à venir : « Elle avait l’air d’aller très bien la semaine dernière ! » Dans les scènes, elle manifeste une forme d’impatience infantile : « Qu’elle fasse un effort ! Ça suffit comme cela ! » dans un refus de tenir compte de la réalité de l’empêchement de son analyste à venir aux séances. Parallèlement, elle m’investit comme une Mme. J. bis, son double, me refusant une identité propre : « Vous faites très bien Mme. J. ! » me dit-elle. Dans le même esprit, à la fin d’une séance, Aline veut me montrer des photos de ses peintures. Je lui propose d’attendre le retour prochain de Mme. J. en lui disant : « Nous n’allons pas l’en priver », lui signifiant ainsi que je n’étais pas le véritable destinataire de ces photos. Avec humour, elle détourne les moyens du psychodrame en me demandant d’assister au vernissage de son exposition « en jouant » son analyste : « Si vous faites Mme. J., je n’aurais pas besoin de boire pour affronter les invités ! », une autre manière de dénier son absence pour éviter d’éprouver colère et sentiments d’abandon. En refusant l’investissement d’un objet « autre », reconnu comme tel, elle maintient le déni de la perte de l’objet du transfert principal.

21 Cette fois-ci, en effet, l’absence de son analyste actualisait non seulement la perte du frère aimé, mais aussi la disparition de la grand-mère qui s’est occupée d’elle pendant sa première année et les absences répétées de sa mère qui disparaissait pendant des périodes d’hospitalisation ou s’enfermait dans sa chambre refusant de la voir lors de ses épisodes dépressifs. Pour la patiente, Mme. J., comme sa mère, alléguait une souffrance invérifiable pour ne pas s’occuper d’elle.

22 Il n’y a pas eu d’expression directe d’un mouvement de transfert négatif durant l’absence du meneur de jeu. Par contre, à son retour, elle va pouvoir lui dire n’avoir jamais cru aux raisons de son absence. Lorsque son analyste évoque sa grande difficulté à exprimer son agressivité, Aline lui fait part de sa confusion entre agressivité et destructivité. « Si j’exprime mon agressivité, j’ai peur de tout détruire, que rien ne m’arrête. » Jusqu’à ce moment de la cure, nous avions eu un peu trop tendance à attribuer toute expression de destructivité chez la patiente à son identification mélancolique à François.

23 À partir de là, le travail sur la perte de François se poursuivra en présence de l’analyste meneur de jeu, accompagnée et protégée par le psychodrame. Les défenses mises en place par Aline contre la reconnaissance de la disparition de son frère vont être mieux identifiées. Elles se jouent sur deux fronts : vers le dedans par la perlaboration de l’identification narcissique mélancolique et vers le dehors par le repérage de l’identification projective sur son jeune fils Damien, qui « ressemblerait » à son frère au point qu’elle confond répétitivement les prénoms.

Troisième absence (septième année de traitement). Culpabilité et idées suicidaires. Projection et/ou remémoration

24 À nouveau, je suis amenée à remplacer l’analyste meneuse de jeu sans savoir pour combien de temps. Au bout de 3 ou 4 séances d’absence, Aline me demande dans une forte tension : « Mais, qu’est-ce qu’elle a Mme. J. ? » A-t-elle peur d’avoir détruit son analyste ? Connaissant sa difficulté à traiter les pertes, il m’a paru nécessaire, à ce moment-là, de l’apaiser en lui permettant de se représenter dans la réalité ce qui arrivait à sa thérapeute. À partir de cette séance, Aline me demande régulièrement des nouvelles de la santé de Mme. J., exprimant son inquiétude de la savoir immobilisée et douloureuse, me demandant de lui transmettre ses bons vœux. Dans le groupe, nous avons discuté la valeur de cette inquiétude : contre-investissement de son agressivité ou déni d’un plaisir sadique ? Pour ma part, il me semblait important de reconnaître, aussi, l’existence des pulsions d’amour transférentiel et de souci pour l’objet (Winnicott, 1963) coexistant, certes, avec la rage et la colère provoquées par l’abandon. Signe de l’élaboration en cours, de la transformation des processus identificatoires vers plus d’objectalité, cette fois-ci, elle n’a pas eu recours au déni de l’absence de son analyste.

25 La remémoration en cours va permettre à Aline de nous raconter, ce qu’elle n’avait encore jamais fait, la teneur de sa violence dans l’enfance : l’énorme rage avec laquelle elle pouvait agresser ses camarades dans des situations de frustration à l’école maternelle et primaire. Dans une scène, elle se figure comme une fillette un peu sauvageonne, sans limites, qui malgré son intention d’être parfaite (toute-puissante ?) ne supporte pas la frustration et se déchaîne contre les filles qui ne font pas comme elle le veut. Se montrant très insolente envers la maîtresse, dans une forme de méconnaissance de la différence de générations, elle incarne son sentiment que rien ne peut arrêter sa destructivité.

26 Aline nous explique qu’après ces épisodes, mortifiée par la honte, elle prenait la fuite, incapable de revenir à l’école. On l’expédiait, alors, chez un des grands-parents ou en home d’enfant et elle ne revenait qu’un mois après, ayant le sentiment que tout était effacé et qu’elle repartait à zéro. Pendant la scène, elle est envahie par la violence, manifestement le « faire comme si pour de vrai » ne tient pas et après la scène elle nous dira avoir failli donner un coup de pied à un acteur !

27 Commentant la deuxième scène, où elle retrouve ses parents après avoir fugué, alors que ceux-ci sont incapables de dire quoi que ce soit à propos de ce qu’elle vient de faire et, surtout, de comprendre sa détresse, Aline nous dit qu’à l’époque elle souhaitait ardemment que sa mère disparaisse et rester ainsi seule avec son père. Comme elle pourrait désirer, dans un transfert maternel négatif, que Mme. J. disparaisse ? Émergence d’une conflictualité œdipienne ?

28 Cette fois encore, Aline fait appel au clivage fonctionnel du transfert. C’est pendant l’absence de son analyste qu’elle aborde un matériel de grande importance teinté par la destructivité : ici la violence dévastatrice de son enfance, dont elle se protège et protège, encore aujourd’hui farouchement Mme. J. Certes, la fragilité actuelle de celle-ci ne peut que favoriser son désir de la protéger. S’agit-il d’une tentative d’élaboration de sa culpabilité inconsciente au sein des processus de deuil réactivés ? Est-ce sa colère qui aurait rendu « défaillant » l’objet de transfert, comme petite elle a pu se demander si ce n’était pas elle qui rendait malade et indisponible sa mère dépressive ? Mère qui, dans la suite de la scène décrite, n’apparaît plus seulement tel un objet primaire qui se dérobe et qui la rejette, mais aussi comme une mère œdipienne rivale qui l’empêche de disposer du père comme elle le voudrait. Elle semble s’engager dans une appropriation de ses sentiments et désirs négatifs.

29 La séance suivante, elle nous raconte que dans la salle d’attente elle a imaginé un incendie ; au lieu de fuir, elle s’avançait dans les couloirs qui mènent vers la salle de psychodrame ; imaginant que plus tard on l’aurait trouvée carbonisée. Rêverie diurne suicidaire qui réaliserait un besoin de punition dans la suite des fantasmes matricides de la semaine dernière ?

30 Toutefois, elle a beaucoup peint cette semaine, des peintures faites d’après des photos de la guerre d’Irak. En même temps, elle a photographié à plusieurs reprises une belle tulipe en vue de la peindre ensuite. Aline fait elle-même un lien entre la séance précédente et la peinture de guerre, sans trop savoir lequel. Dans la séance nous allons pouvoir parler de sa peinture comme un lieu d’intrication des mouvements destructeurs, représentés par la guerre, et des expressions de vie, les tulipes, ce qui diminue sa destructivité.

31 Après le retour de la meneuse de jeu, elle va mieux. Elle ne sait pas si elle doit l’attribuer au retour de son analyste ou à l’augmentation des antidépresseurs décidée par son psychiatre pendant l’absence de Mme. J. Dans une scène, Aline va proposer à son double, avec légèreté, le suicide. Est-ce que l’absence de son analyste l’aurait amenée à envisager de retrouver son frère dans un passage à l’acte mélancolique ? La rêverie de l’incendie contenait bien une motion suicidaire !

32 À l’approche des vacances d’été, la ressemblance entre son frère François et son jeune fils se déploie dans l’ambivalence. Aline s’inquiète que son fils soit aussi peu constant au travail que François. Elle a peur qu’il soit comme lui, qu’il ait son même parcours mais, en même temps, elle en aurait envie car ce serait comme une façon de garder François vivant. Il lui manque tellement ! Elle le voit encore souvent dans la rue. Persistance, donc, des perceptions hallucinatoires caractéristiques des premiers temps de la perte.

33 Après une première scène avec François, Aline va encore raconter les circonstances réelles de sa mort, qu’elle enrichit de nouveaux détails. Nous apprenons que chaque fois qu’elle va dans la ville de ses parents, où François est enterré, son père et elle vont nettoyer sa tombe. Deux attitudes coexistent toujours : elle entretient sa tombe donc il est réellement mort / Elle le voit dans la rue, il n’est pas mort. Le clivage fonctionnel habituel des premiers temps de la perte ne masque-t-il pas dans ce cas un clivage structurel entre modalités de fonctionnement névrotique et non-névrotique ? (Bayle, 1996)

34 Pour lui faire éprouver la force de son désir toujours actuel que son fils remplace François et en prendre la responsabilité psychique pour mieux la combattre, la meneuse de jeu propose à Aline de jouer une scène où elle demanderait explicitement à Damien, son fils, de remplacer son frère. Dans le jeu, Aline n’a pas de scrupules à lui adresser sa demande et, n’entendant pas ses arguments pour refuser cette proposition, elle se montre plutôt enthousiaste à l’idée de retrouver François en lui. Dans la reprise, face à son analyste, elle prend un peu de recul : « Ce n’est pas bien de demander cela à Damien ? » lui demande-t-elle, et d’ajouter, comme la petite fille obéissante qu’elle n’a jamais été : « Si c’est comme cela, je ne le ferai plus ! »

35 Dans une sorte de télescopage entre le frère mort et sa thérapeute, qu’elle a pu craindre de perdre aussi, elle dit avoir vu cette semaine deux fois Mme. J. dans la rue. On assiste à la même altération de la réalité pour nier l’angoisse de perdre l’objet transférentiel, juste avant la longue séparation de l’été, qu’avec François : la projection au dehors de la satisfaction-réalisation hallucinatoire. Prémisses d’un détachement possible du frère perdu ? Dans un moment affectivement très fort, Aline peut enfin ressentir la douleur d’avoir perdu son frère et, pour la première fois, en évoquant sa mort, pleurer en séance. L’anesthésie affective recule. « Accepter de vivre la douleur c’est commencer le deuil », écrit Michel Hanus (1994). Serait-elle en train de quitter le registre mélancolique pour s’engager dans celui du deuil ?

Quelques mois plus tard, avec son directeur de jeu habituel. Représentation et élaboration de la destructivité

36 Aline apporte un rêve très violent de la nuit précédente où quatre générations de sa famille sont réunies dans un hôtel de montagne : grands-parents, parents, mari et enfants. Ils découvrent que le grand-père maternel et sa deuxième femme viennent de se scalper en se disputant dans leur chambre, ils sont pleins de sang et en très mauvais état. Il est question de les séparer de chambre pour empêcher leur destruction. Dans ce rêve figure donc son grand-père maternel, celui auquel elle était très attachée, chez qui on l’envoyait dans les périodes où la honte l’empêchait de retourner à l’école. Homme tendre et dépressif, il s’est suicidé alors qu’elle avait 25 ans.

37 Elle nous raconte les circonstances dans lesquelles cela s’est passé et comment son grand-père l’a évitée au téléphone le jour précédant son acte. À propos de cette mort son frère François, dont elle partageait les dénis par identification narcissique, avait commenté : « C’est la meilleure chose qu’il ait fait dans sa vie ». Elle peut maintenant parler de la douleur ressentie et de sa culpabilité encore brulante de n’avoir rien pu faire pour l’en empêcher. Le clivage défensif du transfert cède, devient poreux, le préconscient redevient fonctionnel et les représentations d’affect accessibles.

38 Elle associe sur les obscures circonstances de la mort d’un cousin germain, jeune homme psychiquement malade. Puis, elle se dit fière d’avoir « tenu » jusqu’aux 23 ans de son fils aîné. Tenu ? Elle nous confie que, tout au long de sa vie, elle aussi a beaucoup pensé se suicider. Une peinture, qu’elle vient de faire, semble représenter sa violence, sa colère et sa douleur. L’analyste lui fait remarquer que maintenant elle dispose des rêves et de la peinture pour représenter ses sentiments.

39 Une scène est organisée où elle va dire à ces trois morts : son frère, son grand-père et son cousin sa colère contre eux de l’avoir abandonnée et son désir de les faire revenir pour les garder vivants auprès d’elle. Dans la scène, Aline ne veut rien entendre de la réalité de leur disparition, impérieusement elle les veut auprès d’elle. On retrouve la petite fille caractérielle ! Un double est envoyé par la meneuse de jeu pour lui proposer de les laisser partir, arguant qu’elle a maintenant les rêves et la peinture pour les garder en elle et les représenter. Selon son mode habituel de négation de la réalité frustrante et son désir de se cantonner dans une attitude têtue et obstinée, Aline refuse catégoriquement : « Non, je les veux là, avec moi, pas question de les laisser partir ! » Son double insiste, argumente, critique son obstination à nier la réalité et, en dernier recours, lui dit qu’il faut les laisser partir pour pouvoir investir sa propre vie et sa peinture. Désinvestir pour pouvoir réinvestir, permettre l’aboutissement du travail de deuil.

40 Dans un de ces moments magiques du psychodrame, nous assistons au desserrement de la défense : « Bon d’accord, j’accepte à condition qu’eux soient d’accord et qu’ils m’assurent qu’ils ne vont pas m’en vouloir ». Elle redit sa culpabilité de n’avoir pas pu les empêcher de se suicider. Son double pointe la toute-puissance de croire qu’elle aurait pu éviter ce qui s’est passé, alors qu’en réalité elle était totalement impuissante, aussi impuissante qu’elle l’est maintenant à les garder vivants. Aline termine la scène en demandant, humblement, à ses morts : « Est-ce que vous accepteriez que je vous peigne ? »

41 Aline accepte enfin de suivre le chemin du détachement, pierre angulaire du travail de deuil. Peut-être bien que, comme Gérard Bayle (1994) le propose : « le rêve signe le début du travail du deuil au sortir de la période traumatique », ici le rêve ramenait au grand-père suicidé. L’accès à la mise en représentation à travers le rêve et les peintures, ainsi que l’ouverture à la remémoration témoignent du passage du registre de la mélancolie à celui du deuil.

42 Nous pensons que les absences espacées et répétées de l’analyste meneur de jeu ont joué un rôle moteur dans la relance des processus de deuil depuis longtemps dévoyés dans l’identification mélancolique et la projection identificatoire. À travers l’actualisation transférentielle de la perte, ainsi que des défenses organisées contre sa reconnaissance et contre la douleur, c’est le deuil suspendu de François, le frère adoré, qui a pu être relancé, entraînant dans son sillage l’élaboration de deuils plus anciens en souffrance. La réanimation des affects, la valeur perlaborative des identifications narcissiques et le démasquage de la projection de la destructivité sur un de ses fils ont été des leviers. Dans la cure, l’organisation d’un clivage fonctionnel du transfert entre l’analyste meneur de jeu principal, dont l’absence réactivait les sentiments de perte inélaborables, et la présence du meneur de jeu substitut, a évité la répétition traumatique et favorisé peu à peu l’élaboration des pertes par intégration des mouvements agressifs et destructeurs nécessaires au déploiement du processus.

43 Le psychodrame est le seul site analytique où l’absence prolongée de l’analyste meneur de jeu a, comme toujours, des effets traumatiques mais où ceux-ci peuvent être tempérés par la possibilité de le remplacer par un analyste-substitut. Ce dernier permet la poursuite du processus thérapeutique et l’observation sur le vif des modifications induites par l’absence, la séparation et la menace fantasmée de perte de l’objet de transfert. Dans l’espace familier et protecteur du cadre, quand bien même son objet interne est défaillant, le patient fait alors l’expérience d’un investissement continu et trouve l’occasion d’une élaboration psychique « accompagnée » d’affects ayant autrefois débordé les capacités de contenance psychique et de représentation du sujet. Ainsi, la défaillance de l’analyste se transforme en incident de cadre qui, comme on le sait (Donnet, 2005), peut devenir facteur d’élaboration.

44 Enfin, comme nous l’avons montré, on peut faire l’hypothèse que le psychodrame analytique, grâce à la possibilité de cliver le transfert par la méthode même mais aussi par le transfert sur l’analyste de substitution en cas d’absence du meneur de jeu, permettrait d’éviter certaines désorganisations psychosomatiques que l’on peut référer à des séparations ou des pertes de l’analyste entraînant une surcharge traumatique intolérable pour le psychisme du patient.

Bibliographie

Bibliographie

  • Bayle G. (1994), « Métapsychologie et devenir des deuils pathologiques », in Le Deuil, Amar N. (dir.), Paris, Puf, coll. « Monographies de psychanalyse », pp. 109-125.
  • Bayle G. (1996), « Les Clivages du Moi », Revue française de psychanalyse, n° spécial congrès, pp. 1315-1547.
  • Denis P. (2005), « Psychanalyste, un métier d’immortel ? », Revue française de psychanalyse, n° 4, pp. 1141-1151.
  • Donnet J.-L. (2005), « La nouvelle voie royale ? », in La Situation analysante, Paris, Puf.
  • Donnet J.-L. (2009), « La neutralité et l’écart sujet-fonction », in L’Humour et la honte, Paris, Puf.
  • Freud S. (1915), Deuil et mélancolie, Paris, Puf.
  • Hanus M. (1994), « Le travail de deuil », in Le Deuil, Amar N. (dir.), Paris, Puf, coll. « Monographies de psychanalyse », pp. 13-125.
  • Marty P. (1976), Les Mouvements individuels de vie et de mort, Paris, Payot.
  • Meltzer D. (1991), Le Processus psychanalytique, Paris, Payot.
  • Rosenberg B. (1991), Masochisme mortifère, masochisme gardien de la vie, Paris, Puf, coll. « Monographies de psychanalyse ».
  • Winnicott D.W. (1963), « Élaboration de la capacité de sollicitude », in Processus de maturation chez l’enfant, Paris, Payot.

Mots-clés éditeurs : Identifications narcissiques, Psychodrame, Transfert, Travail de deuil, Travail de mélancolie

Mise en ligne 19/06/2018

https://doi.org/10.3917/rfps.053.0153

Notes

  • [1]
    Dans son article « Psychanalyste, un métier d’immortel ? », P. Denis discute des questions théoriques et techniques posées par la maladie et le vieillissement des psychanalystes.
  • [2]
    Un rapprochement peut être fait entre l’utilisation de l’absence que permet le remplacement de l’analyste meneur de jeu au psychodrame et le « don d’absence » tel qu’il est présent dans la neutralité de l’analyste (Donnet, 2009), sous-tendant une présence-absence propice à l’expérience d’un détachement « en présence » (d’un remplaçant), ouvrant sur la capacité à être seul en présence de l’analyste.
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