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Article de revue

Mourir de beauté

Pages 117 à 130

English version

1 Clarisse est une amie, une véritable amie, celle avec qui, depuis des années, s’échangent les confidences, moins sur le mode du bavardage que dans une volonté d’analyse systématique comme on la pratiquait volontiers (toutes proportions gardées) au XVIIIe siècle, quand on avait l’esprit un peu philosophe. Nous avons l’habitude elle et moi du dialogue raisonné où les aléas de nos existences sont l’occasion de joutes théoriques.

2 Depuis que je vais et viens au pays de la chirurgie plastique, je la sens troublée. Ce trouble, elle me l’a dit, vient du fait qu’un lifting la tente. Elle m’a interrogée souvent sur les quelques connaissances que j’ai pu acquérir sur ce sujet, et particulièrement sur la manière dont se déroule l’opération. Elle a cinquante-deux ans, l’âge où pour une femme séduisante les changements du visage sont une vraie préoccupation. Cette préoccupation, j’avais dans l’idée de l’aborder, précisément à ce moment particulier de l’hésitation, moment intense qui mérite à lui seul une analyse.

3 L’aborder avec Clarisse ? La complicité de nos relations n’était-elle pas un handicap ? Je me suis posé ce problème. Et puis un argument l’a emporté : j’avais en Clarisse la personne idéale pour pousser assez loin la réflexion sur cette hésitation si complexe à approfondir.

4 Quant à ma propre subjectivité et à mon amitié, peut-être seraient-elles un atout, un éclairage utile puisque moi aussi je suis femme, puisque moi aussi je ne suis plus jeune, puisque moi aussi je pourrais souhaiter m’exprimer auprès de Clarisse, l’amie, sur cette tentation.

5 Nous avons donc choisi le jour et le lieu.

6 Assises face à face sur un lit de campagne dans une montagne de coussins, nous avons ensemble tenté de ferrer comme un poisson le sujet éminemment fuyant de l’hésitation avant un lifting…

7 Mais pour ce faire, il fallait remonter la rivière largement en amont, d’où ma première question :

8 « Te souviens-tu, Clarisse, de la première fois où tu as découvert ton corps comme susceptible d’être un objet de séduction ? »

9 Clarisse m’interrompt :

10 « Je parlerai plutôt d’un outil de puissance, d’une manière d’exister face au monde, car, et c’est une question qui me préoccupe toujours, ma façon d’exister tient beaucoup à ma façon d’apparaître… Cette sensation d’onde de choc que tu promènes devant toi et qui fait que, lorsque tu arrives quelque part, il se passe quelque chose… Apparaître, donc, au sens de l’apparition… »

11 Bon, je ne suis pas surprise : en quelques mots nous sommes au cœur des choses…

12 « Outil de puissance », « apparition ». Les mots sont forts. La beauté comme outil, comme ustensile fabriqué, dit le dictionnaire, « pour agir sur la matière » ; et ici, la matière, qu’est-ce, sinon l’autre, l’autre qui vous regarde, qui vous voit « apparaître » et que vous travaillez, au double sens du mot (l’étymologie nous raconte que le travail fut autrefois un instrument de torture…), par l’impression que vous faites sur lui ?

13 Clarisse me narre comment la si jolie petite fille qu’elle fut a découvert l’excitation d’être remarquée (au détriment d’un frère et d’une sœur en retrait) comme un « privilège ».

14 Il est des êtres qui ont bu au biberon le lait de la séduction. C’est le cas de Clarisse, Clarisse habituée toute sa vie ensuite au privilège de la beauté et dont on imagine bien qu’elle n’y renoncera pas si facilement… On peut penser que l’âge, le vieillissement atteindront différemment une femme moins privilégiée…

15 Mais ce « privilège », Clarisse apprend très vite qu’il se paie. Il se paie dès l’enfance pratiquement et psychologiquement. Pratiquement quand la mère, admiratrice fétichiste des cheveux de sa fille qu’elle surnomme « Boucles d’Or » (un surnom qui me rappelle aussitôt la « Casque d’Or » du cinéma, Simone Signoret radieuse comme un soleil) quand cette mère, donc, lui impose chaque matin, avec le café au lait, la torture des anglaises ou des boucles (un fétichisme que Clarisse reproduira d’ailleurs à son tour par un intérêt excessif porté à ses cheveux) ainsi qu’un gavage alimentaire destiné à venir à bout de l’extrême minceur de l’enfant. Psychologiquement aussi, car, de même que Clarisse découvre l’adulation des autres et surtout de sa mère, de même elle prend conscience de l’effort presque ascétique qu’exige continuellement et contradictoirement la beauté. Je me souviens (le fétichisme en moins) des séances de nattage des cheveux par ma mère qui, à chaque cri poussé (j’étais un peu douillette), avait cette formule que beaucoup de petites filles, je crois, ont entendue : « Il faut souffrir pour être belle ! » Parlera-t-on jamais assez de cette petite phrase fatale ? Saura-t-on jamais l’effet pernicieux qu’elle aura sur des milliers d’enfants du sexe féminin ? Une petite phrase qui amalgame bizarrement dans l’inconscient des images liées au plaisir et d’autres à la morale, comme si l’on pouvait les réconcilier !….

16 Ce « privilège » est un trait commun à toutes les femmes qui céderont à la chirurgie esthétique. Mais que Clarisse l’expérimente enfant ne manque pas d’intérêt, comme si, précoce théoricienne de la séduction, cette enfant philosophe avait réfléchi, en même temps qu’elle l’avait éprouvé, sur ce que Freud appelle le narcissisme secondaire par opposition au narcissisme primaire auto-érotique et auto-séducteur, ce moment fatidique où l’on se situe et où l’on se juge par rapport aux autres, ce moment éminemment symbolique sur lequel Lacan s’attardera à son tour avec le « stade du miroir » et qui détermine, semble-t-il, pour toujours l’image gratifiante ou destructive de soi, selon que l’expérience aura été harmonieuse ou discordante…

17 Je reviens à cette « onde de choc » dont parlait Clarisse pour définir l’effet séducteur et dont elle précise qu’elle fut le point de départ commun à toutes ses histoires d’amour sérieuses.

18 « Comment, dis-je à Clarisse, comment cette « onde de choc », la vois-tu aujourd’hui ? A-t-elle tant changé que tu songes à la chirurgie ?

19 –  Changé ? me répond-elle, pas encore. Mais c’est le regard que j’ai sur moi-même qui est en question. »

20 Je retrouve, là encore, l’argument fondamental invoqué par la plupart des opérées ou des futures opérées. Cependant Clarisse l’analyse comme une lointaine et constante expérience de la fragilité narcissique : Être belle ne signifie pas pour autant qu’on en ait la preuve.

21 « Je n’ai jamais eu la certitude ni d’être belle ni d’être séduisante, précise Clarisse… J’avais toujours tendance à me trouver en dessous de cette fameuse onde de choc, de cet effet que je produisais sur les autres, quitte parfois à ne pas croire du tout à cet effet-là… La première fois qu’on m’a dit que j’étais belle, j’ai fondu en larmes, j’avais dix-sept ans… »

22 Ces larmes dont on ne saura jamais (Clarisse pas plus que les autres) si elles furent de soulagement ou d’effroi, ces larmes, donc, m’émeuvent comme celles que Narcisse verse sur lui-même, car il n’est pas de beauté qui ne suggère aussi sa souffrance. C’est un couple inséparable qu’on dirait prédestiné…

23 La certitude de la beauté est tout aussi déconcertante que le reflet de sa propre image dont Narcisse s’éprend. Comme ce reflet d’abord trompeur, la beauté ne se saisit jamais complètement. C’est ainsi qu’Ovide en fait le triste récit dans Les Métamorphoses, un récit que j’ai lu et relu, le cœur toujours serré. Je revois le bel enfant se découvrant pour la première fois dans la « source limpide aux eaux brillantes et argentées » où « pendant qu’il boit, séduit par l’image de sa beauté qu’il aperçoit, il s’éprend d’un reflet sans consistance et prend pour un corps ce qui n’est qu’une ombre ».

24 Narcisse, tragique histoire d’une illusion, un mythe auquel il faut revenir, dans le texte même d’Ovide, pour le purifier des scories qu’un usage commun et souvent faux a dénaturé. Il faut voir Narcisse frapper son sein nu en se lamentant, le découvrir épuisé par l’amour et qui dépérit pour comprendre avec Écho, la nymphe même qui le condamne, qu’il éprouve au travers de la beauté, sa propre beauté, le plus cruel des supplices. On ne dira jamais suffisamment la souffrance de Narcisse. Ne reste trop souvent de lui que l’image réductrice d’un être désinvolte, uniquement préoccupé de lui-même, un stéréotype contre lequel on doit sans cesse se battre, car il confond trop souvent égoïsme et narcissisme. Mais lorsque je dis que Narcisse est l’histoire tragique d’une illusion, cela ne signifie pas pour autant que Narcisse se leurre. Précisément sa souffrance vient du fait qu’il ne se prend pas pour un autre, qu’il a conscience de cette illusion : « Tu n’es autre que moi-même, s’écrie Narcisse en parlant à son reflet, je l’ai compris, je ne suis plus dupe de ma propre image. C’est pour moi que je brûle d’amour et cette ardeur, je la provoque à la fois et je la ressens… Ce que je désire, je le porte en moi-même, mon dénuement est venu de ma richesse. Oh ! si je pouvais me dissocier de mon propre corps! »

25 Narcisse n’a aucune illusion sur son illusion : il la sait fatale et c’est de cela qu’il mourra, consentant.

26 Clarisse fondant en larmes quand on lui parle de sa beauté s’approprie-t-elle inconsciemment le drame de Narcisse ? Ce n’est pas impossible.

27 La beauté, assenée dès l’enfance comme une double destinée gratifiante mais qui se paie, rend vraisemblable l’éclosion du mythe où le regard sur soi devient incontournable et fatal à son tour. Clarisse va devoir sans cesse, tout en séduisant l’autre, se regarder vivre sans trahir le reflet d’elle-même, fidèle à un certain regard qu’elle exige de soi depuis l’enfance. Ce regard, même si comme Narcisse elle le sent dangereux, c’est aussi ce qui la maintient en vie. C’est sa pulsion de vie, son « onde de choc » vitale, même si elle frôle avec elle la pulsion contraire, la pulsion de mort qui en est le revers.

28 Aujourd’hui ce regard-là semble altéré, bien qu’elle continue de séduire. Comment ? C’est ce que nous devons comprendre toutes les deux, au milieu de nos coussins, extraordinairement attentives à demeurer rigoureuses et en même temps sincères.

29 Clarisse explique l’altération, concrètement, comme « une forme d’impureté. Son visage, dit-elle, paraît se brouiller ».

30 L’expression de pureté est à associer à celle de propreté. L’évoquent souvent les femmes qui choisissent le lifting. Elles disent qu’en vieillissant le visage semble se salir. Elles souhaitent l’opération pour nettoyer le visage des marques de l’âge. Le temps est souillure sur le visage qui le porte… Mais pour Clarisse, la salissure, la souillure ne se sont pas installées progressivement. Elles sont venues d’un coup, en un mois de temps, après un excès de soleil, quelque sept ans auparavant.

31 Clarisse revient de vacances par le train. Elle prend son petit miroir de poche pour se poudrer le nez et c’est le choc, un choc négatif, cette fois, dont elle n’est pas remise aujourd’hui : sa peau est ravagée jusqu’en bas du cou. « C’était comme un masque sur mon visage, comme si je ne me reconnaissais pas. »

32 Clarisse frémit. Rappeler cette anecdote lui donne encore le frisson. Elle parle d’un « traumatisme ». Ne pas se reconnaître, cet argument classique invoqué en chirurgie esthétique et qui renvoie au lourd problème de l’identité prend dans le cas de Clarisse une intensité particulière, car Clarisse ne s’est jamais quittée. Son histoire avec elle-même, par miroir interposé, est un véritable dialogue d’amour et de larmes, l’histoire de toute une vie à deux. Ne pas se reconnaître, être confrontée à un masque nouveau, inconnu, c’est plus qu’une perte, c’est la menace d’un véritable deuil. Clarisse et Narcisse ont besoin de ce reflet fidèle d’eux-mêmes pour continuer le dialogue, pour donner un sens à leur existence et à leur exigence. Pour chacun, l’être et le paraître sont une seule et même entité. La « discordance », le décalage dont me parlait le Dr P., il y a peu, ne s’envisage même pas. Paraître, c’est être.

33 La mère de Narcisse, Liriopé, qui consulte Tirésias pour savoir le destin de son enfant, avait obtenu cette réponse énigmatique : l’enfant verra de longues années d’une vieillesse prolongée « s’il ne se connaît pas ». Or, c’est en se « connaissant » que Narcisse s’éprendra de lui-même.

34 Ne pas se reconnaître, c’est être dépossédé, c’est vivre l’altérité à l’intérieur de soi ; la non-reconnaissance se vit comme une trahison, la plus effroyable de toutes puisqu’elle est en soi-même. Ce traumatisme qui fut donc la découverte de ce masque de la vieillesse posé brutalement sur son visage est d’autant plus violent que Clarisse se dit non préparée.

35 Clarisse n’a pas eu l’existence qui permet au temps de s’installer en douceur. Elle n’a pas eu, me dit-elle, « l’enfant qui grandit auprès de vous et concrétise le passage de ce temps ». Malgré un mariage qui ne durera pas et qui ne lui permet ni d’être épouse ni d’être mère, elle éprouve ce sentiment étrange d’« être demeurée fille plus qu’elle n’est devenue femme ». Une fille jolie comme « Boucles d’Or », mais une fille aussi animée d’étranges rêves – comme celui, lorsqu’elle était toute petite, de devenir marin ! Oui, Clarisse, l’exquise fillette aux anglaises, se rêva en marin, le marin, l’homme viril, l’homme libre par excellence qui lui fait « rouler des patins », dit-elle en riant, à ses petites compagnes d’école !

36 À la fois petite fille ravissante dans son apparence et mâle endurci dans sa tête, Clarisse est donc partie dans la vie avec le double désir de séduire et de dominer : elle me fait penser (toutes proportions gardées, là encore, car Clarisse est bonne et n’est pas dénuée de morale) à la Juliette de Sade qui s’exhibe comme une femme, mais théorise comme un homme.

37 « J’ai refusé, me dit-elle, de faire allégeance aux hommes. »

38 Elle refuse si bien qu’elle choisit de préférence des compagnons plus jeunes, qu’elle soumet plus qu’ils ne la soumettent, et qui, d’abord et surtout, lui permettent de demeurer fille, comme ils sont garçons, une fille autorisée à garder dans sa tête ses idées de marin où la liberté domine.

39 Oui, mais voilà qu’aujourd’hui, comme elle paya sa beauté, elle paie cette liberté. C’est cela que me raconte Clarisse au milieu des coussins où sa tête fatiguée semble vouloir se poser, et tandis qu’elle me parle je ne peux m’empêcher de repenser à la lassitude de Narcisse, Narcisse qui « a perdu ses forces et dont le teint n’offre plus sa blancheur mêlée d’incarnat », Narcisse qui, à force de se poursuivre lui-même, à bout d’épuisement, doit lui aussi poser « sa tête fatiguée sur l’herbe verte […] et […] laisser la nuit fermer ses yeux ». Il y a dans Clarisse un Narcisse qui se meurt…

40 « Si j’avais aujourd’hui une vraie vie de femme, me dit soudain Clarisse, la question de la chirurgie esthétique ne se poserait pas.

41 – Une vraie vie de femme ? Tu veux dire une vie protégée par un homme, un homme aimant qui te tient par le cou ?

42 – Oui. Quelque chose comme ça, me répond-elle. Eh bien, vois-tu, j’aimerais cela… Je pourrais enfin déposer les armes. »

43 Je regarde les mains de Clarisse, des mains fines et blanches. Ce sont des mains d’enfant désarmée, en effet, des mains tout aussi peu faites pour se battre et pour tuer que celles de Tosca qui pourtant tua… Clarisse est au moment de sa vie où se battre n’est plus l’essentiel, où la séduction s’essouffle. Clarisse est fatiguée, et le marin usé. Son visage s’altère en même temps que ses forces. Seul un regard d’homme aimant sur elle pourrait aujourd’hui la dispenser enfin de la séduction, avec toute sa batterie d’armes, ses « outils de puissance » comme elle les nomme.

44 Seul un regard d’amour saurait effacer aussi l’impureté du temps. Ce regard d’amour fut longtemps le sien propre. Clarisse s’est aimée dans la même onde gratifiante qui séduisit Narcisse. Elle s’est aimée avec un visage aimable qui a largement compensé l’absence d’un amour d’homme. Mais si ce visage s’altère, la trahit, si elle ne peut plus s’y retrouver et s’y reconnaître, alors, en effet, l’amour d’un homme et lui seul peut aujourd’hui la sauver.

45 Toute son existence à se battre pour obtenir sur elle des regards séduits et conquis par l’« onde de choc » qu’elle promène devant elle, Clarisse ne désire plus aujourd’hui qu’un regard d’amour, celui qui passe au-delà des apparences, celui qui traverse le corps pour ne voir plus que l’être. C’est comme si elle voulait elle aussi passer de l’autre côté du miroir, ne plus se voir une fois pour toutes ou ne se voir qu’au travers d’un regard aimant qui transfigure tout.

46 J’y crois, moi, à ce regard d’amour aux vertus magiques et qui défie le temps. Il vaut toutes les chirurgies du monde. Il dépose tendrement sur le visage altéré le doux masque de la bienveillance. Il efface d’un sourire les moindres rides, les moindres flétrissures. Il baise silencieusement la fatigue des ans. C’est un élixir. C’est le seul miroir qu’une femme devrait consulter pour y noyer ses doutes, ses inquiétudes. Mais il est rare, hélas, si rare ! C’est aussi son absence cruelle qui fait courir les femmes vers le scalpel, lassées, effrayées de l’image sans concession que leur envoie la glace d’une chambre solitaire. Car il y a dans la glace quelque chose de glacé précisément, quelque chose de dur et d’impitoyable. La froideur d’un miroir est une condamnation.

47 Ce que Clarisse me dit là me bouleverse au plus haut point car je sais, moi, l’amie, que ce regard d’amour n’est pas au rendez-vous. Je sais que Clarisse l’attend en vain, avec une confiance chaque jour plus inquiète, plus déçue, car les jeunes amants ne suffisent plus qui remplissent tant bien que mal une place d’amour laissée libre quand, à vingt-huit ans, Clarisse est rejetée par son mari.

48 De cet abandon, il faut parler aussi car il a pesé lourd, c’est lui qui a lézardé définitivement le visage de Clarisse d’une brèche invisible des autres.

49 « J’ai été vieille à vingt-huit ans, m’explique-t-elle, car la vieillesse, vois-tu, c’est la solitude. »

50 La solitude que Clarisse éprouve aujourd’hui, c’est la vieillesse au carré, celle de l’âme vécue à vingt-huit ans, prématurément, à laquelle s’ajoute désormais celle du corps.

51 Il faut que l’une ou l’autre cède car les deux à la fois sont insupportables. La chirurgie esthétique pourrait venir à bout de celle du corps mais ce n’est pas sans risques pour l’âme, Clarisse s’en doute.

52 « Je sais, m’avoue-t-elle, que si je passe par la chirurgie esthétique, je perds toute chance d’être aimée pour moi-même. C’est pourquoi j’hésite… J’hésite parce que j’attends… J’hésite parce que j’espère encore un homme qui m’empêcherait de le faire, par amour. »

53 Cette phrase de Clarisse me stupéfie. Elle va à l’inverse cette fois du discours habituel des femmes qui choisissent le lifting. D’ordinaire, les femmes attendent en effet du rajeunissement de garder ce qu’elles ont ou d’obtenir ce qu’elles n’ont pas. C’est-à-dire qu’elles sont dans une attitude d’espoir par rapport à l’avenir. Clarisse au contraire envisage l’acte chirurgical comme la conclusion malheureuse, le point final de l’amour, le point d’orgue de son existence.

54 Je saisis la main si blanche, si fine, la main désarmée de Clarisse :

55 « Mais alors, pourquoi la chirurgie ? N’est-ce pas une idée suicidaire qu’une opération destinée à ruiner tout espoir ? » J’ai parlé trop fort, presque brutalement.

56 Clarisse baisse les yeux. Je la sens à cet instant infiniment profonde. Quelque chose de terrible semble lui traverser l’esprit. Je la vois qui rassemble ses forces, puis elle me répond, très fermement :

57 « Ce qui fait que j’ai envie de recourir à la chirurgie, c’est précisément pour en finir avec le monde… Et finir en beauté… C’est une attitude esthétique, d’esthète. Je suis vieille, comme je te l’ai dit, depuis l’âge de vingt-huit ans, par solitude, par désespoir aussi, un désespoir dont j’espérais la fin… » Clarisse s’arrête, reprend sa respiration et lâche ma main devenue inutile avant d’achever : « J’ai l’impression que je n’y crois plus… »

58 La phrase s’est finie en murmure, comme si elle avait peur soudain de la prononcer, comme si les mots donnaient une réalité insupportable au contenu.

59 Maintenant je suis hors de moi. Je crie presque :

60 « Mais enfin, Clarisse ! Le recours à la chirurgie par désespoir, c’est exactement l’extrême inverse de ce pour quoi elle est faite ! La chirurgie esthétique est faite pour l’espoir ! Alors tu penses bien que j’ai envie de te dire : « Ne le fais pas ! ne le fais surtout pas ! » »

61 Je me rends compte soudain combien notre amitié trouble cette conversation, mais aussi, en même temps, combien elle l’enrichit avec toutes les antennes de l’émotion sorties, vibrantes. Nous sommes ensemble sur le bord vertigineux de cette folle hésitation, une hésitation dont je viens seulement de comprendre l’enjeu.

62 « Ne le fais pas Clarisse ! » Je le redis comme on hurle « attention », comme un cri d’alarme. Un cri si violent que c’est à se demander à qui il s’adresse. Je me demande si ce cri, je ne l’adresse pas à toutes les femmes. Je me demande si je ne l’adresse pas aussi à une part de moi qui pourrait très bien être, l’âge venant, devant cette même question. Mon injonction ressemble à une révolte. Elle est à la dimension de toutes les peurs de toutes les femmes. Elle est à la dimension de ma propre peur devant la vieillesse qui a déjà saisi un pan de ma robe… Clarisse m’est bien trop proche, bien trop fraternelle pour que je ne songe pas à elle comme à mon propre miroir.

63 Depuis qu’elle s’interroge sur le lifting, je tremble qu’elle ne se décide. Je ne veux pas, en fait, qu’elle se fasse opérer. Secrètement, je voudrais qu’elle renonce, qu’elle résiste pour me montrer le chemin en quelque sorte, ce chemin que je veux prendre moi-même d’une vieillesse acceptée, ce chemin que je souhaiterais aussi à toutes les femmes.

64 Clarisse, parce qu’elle est l’amie, me permet soudain de me laisser aller à la colère qui gronde en moi et que je retenais. Il fallait que ce soit elle qui me parle pour qu’éclate ma vraie et profonde rébellion contre ce piège insensé que la société nous tend, en érigeant la jeunesse comme une valeur et en jouant sur ce que nous avons de plus intime et de plus précieux : notre narcissisme, l’exigence intérieure de notre beauté. Ne faut-il pas, me dis-je, que nous soyons quelques-unes à résister ? Clarisse la rebelle, Clarisse l’indomptable, l’inclassable, qui refusa l’allégeance aux hommes, à la société, devrait être la première à repousser du pied l’offre pernicieuse d’une jouvence factice !

65 Il existe des sociétés où vieillir se respecte et s’admire. Il existe des peuples où l’on s’incline devant les vieillards. La ride n’est ni souillure ni salissure, elle est savoir, un savoir qui a en lui sa beauté propre, admirable, enviée. Faudra-t-il s’y exiler pour y vieillir tranquille et admiré ? Le film de Cassavetes, Opening Night, me revient en mémoire. On y parle sans cesse du vieillissement sur une scène de théâtre, laquelle est le sujet même du film. Je me souviens du décor devant lequel s’agitent les personnages. C’est celui d’une photographie agrandie : le visage d’une très vieille femme, si extraordinairement ridée qu’elle en devient magnifique, magnifiée. Chaque sillon creusé dans sa peau ressemble à un hiéroglyphe et raconte une histoire. La beauté d’un vieux visage n’est-elle pas dans cette infinité d’histoires qui se lisent, dans toutes ces traces, ces lignes dévalant la peau comme autant de souvenirs, de morceaux de vie ?

66 Le visage d’un bébé ou d’un très jeune enfant n’exprime rien : seuls ses yeux parlent. La peau lisse est muette parce qu’elle n’a rien vécu. Elle n’a rien à dire par elle-même. C’est progressivement que cette peau va prendre vie en prenant de l’âge, progressivement qu’elle va se charger d’une existence.

67 Elle est là, ma plus grande crainte de la chirurgie esthétique, de la voir comme l’outil de l’effacement. Nettoyer le visage de ses rides, le rendre net c’est aussi lui gommer son histoire, son passé. C’est le neutraliser au nom de la beauté, au nom de la jeunesse.

68 Nous sommes dans une société qui, comme le dit Barthes, « ressent une grande fringale de propreté », une société de désinfection, du lessivage systématique. Enlèverons-nous jusque sur nos visages les traces de l’impropreté, au risque de les vider de leur sens, de leur retirer leurs paroles, leur langage ?

69 Je pense au visage de ma mère, à ce merveilleux et beau visage dont j’ai suivi avec tendresse le vieillissement. J’y lis, parce que je suis sa fille, ma propre histoire au milieu de multiples autres. Chaque ride de ma mère est le récit fidèle de notre tribu, celui de mon propre vieillissement. C’est le livre que je feuillette avec le plus grand bonheur, comme on tourne les pages de l’album de famille. Ma mère tend vers nous ses rides pour que nous sachions qui et où nous sommes. Ces rides qui ne la défigurent pas mais la chargent au contraire d’une extraordinaire richesse nous situent dans l’histoire, la petite et la grande. La vieillesse d’une mère est une leçon de vie qui s’apprend toute la vie.

70 Où donc va s’exiler, dans un visage lifté, l’histoire qui l’habitait ? Comment ne pas la perdre, même un peu ? Où va-t-elle se cacher, dans quel lieu secret invisible des autres ?

71 Comment dire à Clarisse, qui me parle et m’émeut, que le léger affaissement de sa peau, je l’aime ? Je l’aime autant que les récits qu’elle me fait de son existence. Je l’aime parce que c’est aussi une part de cette existence. Comment lui dire que, rajeunie, nettoyée et propre, elle sera autre à mes yeux et que ses paroles, ses confidences pourraient bien sonner faux alors à mes oreilles, à cause de la tricherie qui m’aura fait perdre les repères de ce visage ami ?

72 Oui, je voudrais empêcher Clarisse, qui me précède de peu sur le chemin de l’âge, d’effacer sur son visage les traces visibles aujourd’hui de la solitude, comme je voudrais m’empêcher plus tard d’effacer sur le mien les traces d’autres tourments. Solitude et tourment se masquent, mais ils demeurent tout autant, et puis ils font la vie. Ils sont la preuve sur notre visage que nous sommes vivantes. Pourquoi paradoxalement le rajeunissement fait-il surgir en moi des images de mort, sinon parce qu’il suppose la mise à mort de la part lisible de notre existence ? Clarisse l’a compris, trop bien. Clarisse, parce qu’elle côtoie Narcisse depuis toujours, un Narcisse qui se sait condamné, qui sait qu’on peut mourir aussi par effacement. Elle a tout compris de la face cachée de la chirurgie esthétique. Elle en a choisi la part la plus noire, la plus morbide. Il faut, c’est mon devoir d’amie, il faut que je la dissuade de cette opération où la mort est conviée si clairement. Je dois l’empêcher d’imiter don Juan invitant à sa table la statue du Commandeur.

73 J’essaie de retrouver mon calme :

74 « Te rends-tu compte, Clarisse, que tu veux tuer quelque chose ? que quelque chose va mourir si tu passes à l’acte ?

75 –  Oui, je m’en rends compte. Je veux mourir. Je veux mourir belle. »

76 Silence.

77 Je rentre en moi-même pour mieux méditer ce qui vient d’être dit, en une phrase définitive comme gravée dans le marbre, une épitaphe. Ce n’est pas au monde que Clarisse veut offrir la beauté de son visage mais à l’au-delà, à l’éternité. L’opération est plus de l’ordre de l’embaumement que du rituel de jouvence.

78 Encore une fois, je vois Clarisse confondue à Narcisse penché sur son reflet. Je la vois qui comme lui contemple l’image de sa propre mort. « Mourir ne m’est pas à charge… Maintenant tous deux, unis de cœur, nous exhalerons ensemble notre dernier souffle… », pleure le beau Narcisse, en se regardant pour la dernière fois dans le miroir de l’eau.

79 La beauté sert à mourir. C’est à la mort qu’elle est utile, nécessaire. Voilà ce que Clarisse m’apprend. Je ne peux plus parler. Je ne proteste plus. Des larmes roulent sur le visage de Clarisse. Je les laisse couler, respectueusement. À un choix de vie, on peut s’opposer ; le choix d’une mort est intouchable. Une immense tristesse m’envahit, mêlée d’impuissance. Il faudra s’arrêter tant l’émotion est grande, se lever, marcher, se poudrer le nez…

80 Plus tard, quand nous reparlons, Clarisse est souriante. C’est elle qui reprend le fil, très sereinement :

81 « Finir en beauté, dit-elle, tu vois, c’est simplement une respiration que je tiens pour une dernière forme d’exhibition (j’avais donc raison de la comparer à don Juan), une exhibition solitaire puisque aucun amour ne l’aura empêchée… Mais je ne suis pas sûre encore que ce soit nécessaire. »

82 Pas sûre ? Clarisse n’est pas sûre ? Clarisse hésite?

83 Cette hésitation, je la bénis, j’y vois l’espoir, l’espoir permis pour la désespérée.

84 Je la regarde. J’attends la suite.

85 Clarisse me sourit de nouveau, avec un rien de coquinerie :

86 « Peut-être le désespoir n’est-il pas la seule raison… »

87 Et moi je souris intérieurement :

88 « Ah ? Quelle serait l’autre raison ?

89 –  L’envie de jouer encore un peu », me répond-elle.

90 Elle l’a dit timidement mais elle l’a dit quand même. Je soupire, infiniment soulagée, comme si nous venions d’éviter un grave accident. Une femme qui veut jouer, pensé-je, n’est pas tout à fait morte. Une femme qui veut jouer est une petite fille avec toute la vie devant soi et les rêves qui vont avec ! Si Clarisse titube, « Boucles d’Or » marche encore droit.

91 « De jouer comment, Clarisse ?

92 –  De jouer toute seule !

93 –  Sans autre regard que le tien ?

94 –  Oui. C’est pour cela que je dois me plaire une dernière fois. C’est pour cela que je dois rester belle avant le grand saut, tu comprends ? »

95 Oui. Je comprends. Je comprends que le partenaire du jeu, quand le jeu est la mort, soit à la hauteur du prix qu’on donne à la vie. Et quand ce partenaire est soi-même, l’exigence n’en est que plus grande. Dans le miroir devenu son unique compagnon, Clarisse ne peut se voir vieillir. Elle n’en a pas le droit, d’une certaine façon. C’est un devoir, une loi. Seul l’amour l’autoriserait à déroger à cette loi, l’amour d’un autre, l’amour d’un homme qui l’arracherait du même coup à l’ensorcellement mortel de Narcisse.

96 Avec le projet de la chirurgie esthétique, Clarisse entame singulièrement un dangereux flirt avec la mort, non point pour la repousser mais au contraire pour la devancer.

97 Clarisse, si elle choisit la mort, se fera belle et jeune. C’est ainsi. C’est sa dernière volonté… Mais Clarisse ne serait pas Clarisse si elle perdait son humour, et particulièrement l’humour sur soi. Elle finira par éclater de rire, son franc rire de petite fille qui voulait être marin.

98 « À moins que je ne trouve le grand amour ! Celui qui va me sauver la peau ! » conclut-elle en s’esclaffant.

99 Dans les jours qui ont suivi mon entretien avec Clarisse, j’ai repensé à plusieurs reprises à ma colère, ma véhémence contre la mode grandissante de la chirurgie esthétique et du lifting en particulier.

100 Même si je maintiens ma position, j’ai aussi un peu honte de ma propre résistance. J’en ai honte parce qu’elle s’associe forcément dans mon esprit à une attitude passéiste, pour ne pas dire réactionnaire, qui contredit toutes les positions morales que j’ai prises depuis que je suis en âge de le faire.

101 Moi qui crois pouvoir dire que je suis une femme de progrès, qui a toujours choisi par principe le camp du renouveau, de la modernité contre les préjugés et les partis pris, voilà que je me surprends en flagrant délit de conformisme ! Voilà que je joue les bas-bleus !

102 Cette idée ne m’est pas agréable. Elle me met dans l’inconfort. Je me sens au bord de la mauvaise conscience, car enfin, si la science permet aux hommes et aux femmes de gagner sur la dégradation, pourquoi n’en profiterait-on pas comme on a profité de tous les autres progrès, qui nous allègent de notre fardeau d’imparfaites et mortelles créatures ?

103 Oui, mais…

104 Oui, mais si cela devient un passage obligé, je me rebiffe, je m’insurge.

105 Comment expliquer qu’il s’agit moins pour moi de puritanisme que d’une peur du consensus ? Paradoxalement, j’ai l’air conformiste à refuser le conformisme de cette société qui décide de façon impérialiste que la jeunesse est une valeur suprême, essentielle. Je dois endosser les vieilles valeurs pour repousser celle-là.

106 Et puis, il y a ma propre crainte devant ce qui m’attend, moi : je dis que je veux aimer mes rides comme j’aime celles de ma mère. Soit. Il me faudra être très forte pour les aimer autant. Je ne l’ignore pas…

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