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Article de revue

Psychosomatique : le rôle du phantasme inconscient

Pages 117 à 132

Notes

  • [1]
    La version originale, en anglais, de cet article est : « Psychosomatics : the role of the unconscious phantasy », in Psychosomatics Today, edited by Elsa Rappoport de Aisemberg et Marilia Aisenstein, Londres, Karnak Books, 2010. Cet article est déjà paru en français dans Corps parlant, corps parlé, corps muet. Voies nouvelles en psychosomatique, dirigé par Jacques Press et Irène Nigolian, Paris, In Press, 2016, dans une traduction différente de la présente publication.
  • [2]
    Littéralement : « œil-je masque », « eye » et « I » se prononçant de la même façon en anglais (NdlT).

1 Je voudrais partager ici ce que je pense du travail avec des patients présentant des troubles psychosomatiques. Je me propose, en particulier, d’examiner comment un conflit primitif psychiquement non assimilé est revécu dans la relation transférentielle via le symptôme psycho­somatique. En tant qu’analystes, nous occupons une position particulière et spécifique d’où nous pouvons explorer et étudier la relation que les patients établissent tant avec leur corps qu’avec leurs maladies. Parmi les nombreux points de vue différents qui visent à expliquer les troubles psychosomatiques, nous pouvons dans les grandes lignes distinguer deux approches principales : l’une qui voit le symptôme comme le produit d’un conflit psychique (avec ses fantasmes inconscients sous-jacents), et l’autre qui met l’accent sur une déficience ou un déficit dans la structure psychique du patient et sur l’absence d’une capacité de fonctionner symboliquement. Des auteurs de l’École de psycho­somatique de Paris (Marty, de M’Uzan, Fain et Aisenstein, entre autres), qui ont largement exploré la question de l’absence d’une capacité de symboliser (même de manière primitive), avancent que la manifestation somatique remplace une situation conflictuelle et que les maladies psycho­somatiques servent de point de fixation dans un mouvement vers une désorganisation mentale et progressive plus générale. Cela est considéré comme allant avec la destruction anarchique de fonctions mentales et l’annulation de l’activité libidinale, et mène à un état de « dépression essentielle » où l’organisation de fonctions mentales (telles que l’identification, la projection, l’association d’idées, la symbolisation) disparaît et où « l’instinct de mort s’affirme » (Marty, 1968, p. 248 ; voir également Marty, 1967). La relation entre le patient et le clinicien ne peut être décrite comme une relation à proprement parler, mais comme ce que Marty appelle une « relation blanche », sans réel engagement émotionnel ; l’idée étant ici que les patients amènent en analyse leur « soma » plutôt que leur corps libidinal (Fine, 1998).

2 Parmi les écoles de pensées psychanalytiques qui suivent le modèle du conflit psychique, l’école kleinienne traite la question des maladies psychosomatiques en explorant les fantasmes inconscients et conflits psychiques potentiels pouvant être sous-jacents aux symptômes psychosomatiques, mais aussi les différents mécanismes de défense, tels que le clivage et l’identification projective, qui ouvrent la voie à ce processus (Garma, 1959 ; Klein, 1958) ; Rosenfeld, 2001, entre autres). Les processus du clivage et de l’identification projective prennent parfois des formes très complexes en cela que, dans le fantasme, des aspects non assimilés du soi peuvent être projetés non seulement dans des objets externes, mais aussi dans des parties du corps du sujet. Une notion développée par Rosenfeld qui voyait dans les symptômes psychosomatiques le résultat de l’identification projective qui crée ce qu’il appelle des « îles psychotiques » (Rosenfeld, 2001).

3 Klein (1958) voit le fantasme comme une activité mentale de base, enracinée dans le corps et présente sous une forme rudimentaire dès la naissance. Isaacs le décrit comme « le contenu primaire des processus mentaux inconscients », le représentant psychique de l’instinct (Isaacs, 1948). Isaacs et Klein donnent du fantasme une définition beaucoup plus large que celle formulée par Freud, et il est supposé que les fantasmes les plus précoces ont une qualité omnipotente et sont vécus comme des sensations et poussées principalement viscérales. Ces fantasmes précoces sont fondés sur des expériences sensorielles et sentiments précoces et Freud considérait leurs attributs comme caractéristiques des processus primaires (Bronstein, 2001 ; Isaacs, 1948 ; Spillius, 2001). Les fantasmes inconscients vont de ceux, très primitifs, du type que Segal décrit comme des équations symboliques et proches de ce que Kristeva a appelé des « métaphores incarnées » (Kristeva, 2000), à ceux qui revêtent une signification symbolique à proprement parler. Via leur connexion aux fantasmes inconscients, les troubles psychosomatiques sont considérés comme ancrés dans l’esprit et, de ce fait, accessibles à l’exploration analytique (Bronstein, 2011).

4 Ces deux façons de comprendre les troubles psychosomatiques reposent sur des hypothèses de base différentes découlant d’une conceptualisation spécifique de ce qui constitue la pulsion de mort, mais aussi du rôle que l’affect et la représentation jouent dans le développement précoce. Lorsque l’on réfléchit aux processus psychosomatiques, la contribution de Bion à l’étude de l’organisation psychique précoce et du développement de la capacité de penser me paraît extrêmement précieuse et pourrait contribuer à combler le fossé entre une théorie qui souligne l’absence de représentation psychique du symptôme et une autre qui le voit comme toujours lié à une représentation inconsciente du conflit.

5 La notion bionienne du rôle de la contenance maternelle a eu un impact théorique et clinique profond. Les impressions brutes non assimilées, liées à l’expérience émotionnelle (les éléments bêta), doivent être transformées en éléments alpha de façon à pouvoir être utilisés pour créer des pensées du rêve. Si elles ne peuvent être assimilées, elles seront évacuées. L’une des voies possibles de l’évacuation passe par les troubles psychosomatiques (Bion, 1962 ; Meltzer, 1986). Les idées de Bion sur le rôle du clivage, de l’évacuation et de l’identification projective sont complémentaires de celles de Segal sur l’équation symbolique, dans laquelle les fantasmes inconscients sont considérés, non pas comme représentant l’objet (comme le ferait un symbole à proprement parler), mais comme une équation entre le sujet et l’objet à représenter (Segal, 1957). Dans ses dernières œuvres, Bion accorde une plus grande importance à la quantité d’excitation que vit l’état d’esprit archaïque et à la possibilité que des sentiments intenses mal définis soient vécus comme physiologiques (impliquant les noyaux subthalamiques) (Bion, 1979). Le corps peut alors faire naître de nouvelles pensées, qui n’ont pas été pensées auparavant (Lombardi, 2008). Ces derniers développements présentent quelques points communs avec les explications soutenues par l’École de Paris bien que, pour Bion, le clivage, la dissociation et la désintégration font partie d’une position défensive active (quoique tôt dans la vie) (Bronstein, 2011). Aussi réelle la capacité symbolique du patient puisse-t-elle être, il me semble que, en analyse, nous avons toujours affaire à un corps libidinal. Les troubles psychosomatiques peuvent poser un défi à notre technique thérapeutique mais je considère que cela ne devrait pas écarter la possibilité d’un travail analytique, qui essaie de comprendre la signification inconsciente du symptôme et la place qu’il occupe dans la relation transférentielle, telle qu’elle se manifeste dans l’ici et maintenant.

De l’évacuation à l’internalisation

6 Une jeune fille de quinze ans, que j’appellerai Martha, était assise en face de moi et me regardait en décrivant assidûment ses activités quotidiennes. Il semblait n’y avoir jamais aucune place pour la réflexion, et il n’y avait aucun espace où j’aurais pu dire quoi que ce soit. En même temps qu’elle tenait ce discours évacuatif, qui ne permettait aucun silence et excluait toute éventuelle introspection, elle ne cessait de se gratter. Ses bras, sa tête, son visage, son ventre étaient tous victimes de cette activité intense. J’étais censée, me semblait-il, être un spectateur silencieux et impuissant qu’il fallait garder à distance et divertir tandis que, en même temps, je devais observer passivement ce qui paraissait être une activité automutilatrice enragée (ou peut-être passionnée ?). Dans mon contretransfert, je ressentais souvent le désir de tenir ses mains afin qu’elle arrête de se gratter. Alors même que le temps et l’espace étaient neutralisés par un récit détaillé plutôt maniaque de ses allées et venues, Martha se tournait toutes les trois ou quatre minutes pour regarder mon horloge. Son angoisse claustrophobique tout à fait palpable se trouvait momentanément apaisée par le sentiment rassurant de voir que l’horloge marchait, qu’elle marquait bien le passage du temps, et qu’elle, Martha, pourrait s’en aller. L’autre possibilité, celle qu’elle soit peut-être angoissée du fait de « devoir » partir à la fin de la séance, n’existait pas consciemment. Apparemment, rien n’indiquait une angoisse de séparation.

7 Martha était venue me voir parce qu’elle ne pouvait s’intégrer à l’école, elle faisait l’école buissonnière, avait de nombreuses disputes avec ses parents, et paraissait agitée et angoissée. Elle avait de l’eczéma depuis sa naissance, mais ce symptôme s’était beaucoup aggravé après la mort soudaine de sa mère, quand elle avait trois ans ; son eczéma s’étant à ce moment-là généralisé et aggravé au point qu’elle avait dû être hospitalisée. Martha ne parvenait pas à se souvenir de sa mère et n’avait pas non plus de nombreux sentiments eu égard à sa mort. Mais elle s’accrochait à une image idéalisée d’elle et de ce que sa propre vie et sa peau auraient été si sa mère vivait toujours. Il y avait un désir ardent et nostalgique de cette mère idéalisée, mais aussi une grande peur de la mère morte. Elle avait raconté sa peur que sa mère ne la tire dans un trou (parfois ressenti comme se trouvant sous le lit de Martha) où elle était enterrée ; la mère était morte, mais d’une certaine façon encore vivante. Cela apparaissait parfois comme un rêve, mais aussi parfois avec la qualité d’une expérience hallucinatoire. Il lui arrivait également d’avoir l’impression que d’autres pouvaient lire ses pensées. Tout au long de son enfance, Martha avait été de nombreuses fois hospitalisée et elle avait un souvenir d’elle complètement bandée. Cela l’amenait souvent à dire qu’il lui semblait être une « momie » (comme une momie égyptienne). Je pense que son développement pubertaire accentuait l’angoisse provoquée par son identification à une « maman » qui l’avait transformée en une fille « momifiée ». Elle vivait cela dans sa relation à son propre corps. La préoccupation qu’elle ne cessait de manifester vis-à-vis de sa peau contrastait avec sa négligence à l’égard de son corps et sa réticence à en prendre soin. De même, ses démangeaisons étaient devenues la représentation de ce conflit, car l’expérience d’un corps « vivant » était allée de pair avec son sentiment qu’elle portait également un corps partiellement mort (à la suite de l’une de mes interprétations où j’avais mentionné son corps, elle avait eu ces mots : « Je n’ai pas de corps. Juste des petits morceaux de peau sèche, morte, pourrie »).

8 Lorsque je l’ai rencontrée pour la première fois, Martha semblait intensément soucieuse de me plaire et, me semble-t-il, de me tranquilliser. Elle avait le sentiment que sa famille la contraignait à venir en thérapie, alors qu’elle ne le voulait pas ; mais, bien qu’elle ait fréquemment fait l’école buissonnière, elle ne manquait jamais aucune séance. Ses difficultés se trouvaient renforcées par le fait qu’elle luttait avec sa sexualité en développement, par ses problèmes à l’école et dans ses relations aux autres, et elle devait faire face à une image d’elle-même en train de changer. Assez turbulente, Martha se mettait souvent en difficulté aussi bien à la maison qu’à l’école. Elle avait beaucoup de peine à se concentrer et ne supportait en aucune façon les silences. J’avais également le sentiment que la famille exerçait une pression exigeant d’elle qu’elle soit une enfant heureuse, et la peur de la famille pour la vie de Martha accentuait probablement son besoin de la voir comme ne se sentant jamais malheureuse.

9 Dans ses séances, Martha ne pouvait garder les mains immobiles. Elle montrait également une intense activité orale car son discours tenait davantage d’un acte d’évacuation que d’un moyen pour communiquer et exprimer des pensées. Parfois, elle tétait une bouteille d’eau, croquait des petits morceaux du papier de l’étiquette qu’elle avalait ensuite. Mais, la plupart du temps, elle se grattait. Quand mes interprétations étaient ressenties comme dangereuses ou comme abordant des questions qu’elle essayait d’éviter, elle se grattait encore plus intensément. Il me semblait parfois que mes interprétations pouvaient déclencher une réaction inflammatoire aiguë et dangereuse et que je devais être extrêmement prudente. Martha faisait alterner l’activité de se gratter et l’application de crèmes. J’étais censée écouter ce qu’elle déversait verbalement en même temps que je devais, semblait-il, être témoin de la façon dont elle était engagée dans cette activité érotisée à la fois agréable et douloureuse, à laquelle elle se livrait apparemment d’une manière mécanique et que nous étions censées toutes deux ignorer.

10 Très lentement, son angoisse quant à la menace que représentaient mes pensées a diminué et elle est devenue davantage capable de penser avec moi à ses sentiments et à ce qu’elle faisait dans les séances. Son activité maniaque diminuait parfois et faisait ainsi place à des moments de réflexion et d’insight. Au début de la séance que je vais décrire, elle avait montré un sentiment de panique, disant ne pas parvenir à penser à ce dont elle pourrait parler. Une situation tout à fait inhabituelle puisqu’elle commençait habituellement à déverser un torrent de mots avant même de s’asseoir. Elle a ensuite abordé un certain nombre de sujets dont j’ai eu ensuite beaucoup de difficultés à me rappeler du fait qu’elle les énumérait très rapidement, mais aussi parce qu’ils me paraissaient ne plus avoir grande importance pour elle : elle avait parlé de livres qu’elle-même ou que quelqu’un d’autre était en train de lire, d’éventuelles sorties, de vêtements, d’émissions à la télévision, de travail scolaire. Tout cela formulé initialement en tétant et mordillant une bouteille de plastique, et mangeant des petits morceaux de papier de l’étiquette. J’ai fait une remarque à propos des mots sortant de sa bouche alors qu’elle mettait la « bouteille » dans sa bouche. Elle a répondu que, enfant, elle mangeait du papier quand elle s’ennuyait.

11 Cela m’a rappelé que lors de la séance précédente, elle avait léché et mordu sa peau au lieu de la gratter. J’ai alors fait ce rapprochement.

12 Elle se souvenait, disait-elle, avoir pensé enfant que, si elle mangeait sa peau, celle-ci se transformerait en quelque chose d’autre en elle et la ferait appartenir à une espèce différente.

13 Elle a ensuite évoqué un personnage très puissant, appelé « Supergirl ». Elle aimait ce personnage, disait-elle, parce qu’il lui permettait de se sentir bien. Enfant, elle aimait porter le costume de « Supergirl » et il était arrivé un jour, à son grand désespoir, qu’elle perde le « masque pour les yeux de Supergirl » ; sa grand-mère l’avait par la suite retrouvé.

14 J’ai commenté qu’elle était reconnaissante à sa grand-mère d’avoir retrouvé son « eye-I mask [2] » qui lui permettait de se sentir tellement bien dans sa peau. J’ai ajouté qu’en même temps qu’elle me disait cela, elle mangeait des petits morceaux de papier – comme des petits morceaux de peau – qui lui permettaient de sentir bien et puissante dans la séance. Cela a paru neutraliser son angoisse du début de la séance où, dans l’ennui et l’angoisse qu’elle ressentait, elle s’était mise à téter et mordre la bouteille.

15 Elle avait maintenant cessé de manger du papier et recommencé à se gratter. Elle en est alors venue à raconter avec enthousiasme un épisode de son enfance où une tante lui avait donné des sucreries ayant provoqué chez elle une terrible réaction. Il avait fallu appeler une ambulance et, du fait qu’elle ne pouvait plus respirer, on lui avait enfoncé un tube dans la gorge. « C’était génial. Je n’avais encore jamais été dans une ambulance ! »

16 Je pensais, lui ai-je dit, que je lui faisais peur, qu’il lui semblait que je lui avais enlevé le masque lui permettant de se sentir comme une Supergirl puissante et donné à la place quelque chose qui la rendait malade, et pouvait même la tuer – le contraire de la puissance ! Au lieu de ressentir de la peur, elle réussissait à faire un voyage excitant en ambulance.

17 Pour la première fois dans cette séance, ses activités avaient diminué et elle avait cessé de se gratter. Les séances lui paraissaient « pires que l’enfer » mais, en fait, elle « aimait bien venir ici », disait-elle. « Avant, quand je quittais les séances, je m’effondrais dans l’ascenseur. Maintenant, je peux rester debout. »

18 À la fin de la séance, j’ai pensé que, malgré sa peur de moi et à l’égard de ce que je lui donnais, de ce avec quoi je la nourrissais (des choses potentiellement infernales et mortelles), elle ressentait qu’il y avait un moi qui essayait de l’aider. Elle avait le sentiment que je l’aidais aussi à acquérir une force plus réelle lui permettant de se tenir debout et de ne pas s’effondrer au sol dans l’ascenseur. La combinaison « planer/s’effondrer » lui a ouvert la voie à la possibilité d’avoir les pieds sur terre et d’être davantage en contact avec la réalité ; d’où une atténuation de son identification à sa mère qu’elle portait dans sa peau.

19 Lors de la séance suivante, elle a rapporté avoir posé entre-temps de nombreuses questions à son père sur la mort de sa mère. Elle n’en avait jamais été capable jusque-là. Elle a eu ces mots : « Je veux vivre longtemps. » Cela m’a paru indiquer une capacité grandissante de penser et de s’intéresser à la mort de sa mère. Le résultat, me semble-t-il, d’une atténuation de son état d’identification projective eu égard au corps de sa mère morte. Martha est devenue plus capable de prendre soin de son corps et de suivre son traitement médicamenteux. L’intensité de son eczéma et de ses démangeaisons a également beaucoup régressé.

Le rôle de la peau dans la relation précoce entre la mère et le bébé

20 Anzieu (1980) a mis l’accent sur l’importance considérable du contact précoce de la peau entre le bébé et la mère dans la constitution du moi. Parmi les fonctions de la peau, il y a celle de procurer un soutien, une contenance, une protection contre des stimuli, un appui pour l’excitation sexuelle, l’intégration et l’interconnexion de sensations différentes (Anzieu, 1980 ; Ulnik, 2007). Les expériences précoces du bébé qui sent le corps de la mère, qui s’y tient, constitueraient le fondement tant de l’attachement que de la séparation. Anzieu s’accorde avec Angelergues (1975) pour considérer que l’image du corps « est un processus symbolique de représentation d’une limite qui a fonction d’“image stabilisatrice” et d’enveloppe protectrice » (1980, p. 54). L’image du corps « est située dans l’ordre du fantasme et de l’élaboration secondaire, représentation agissant sur le corps » (ibid.). Anzieu, comme Esther Bick, a accordé une importance considérable à l’expérience corporelle précoce entre les mères et les nourrissons, à la fois dans la réalité et dans le fantasme. Le contact physique ne procure pas seulement une expérience de frontière entre l’extérieur et l’intérieur, mais il aide également à acquérir « la confiance nécessaire à la maîtrise progressive des orifices » (ibid., p. 59).

21 Par moi-peau, je désigne une figuration dont le moi de l’enfant se sert au cours des phases précoces de son développement pour se représenter lui-même comme moi contenant les contenus psychiques, à partir de son expérience de la surface du corps. Cela correspond au moment où le moi psychique se différencie du moi corporel sur le plan opératif et reste confondu avec lui sur le plan figuratif (ibid. p. 61).

22 D’un point de vue différent, Esther Bick traite d’un processus similaire :

23 Dans sa forme la plus primitive, la personnalité est constituée de parties vécues comme n’ayant pas de liens de cohésion intrinsèque et qui, de ce fait, doivent être tenues ensemble d’une manière qui est vécue comme passive par la peau servant de frontière. Mais cette capacité interne de contenir les parties du soi dépend de l’introjection d’un objet externe vécu comme apte à satisfaire ce rôle. Plus tard, l’identification à cette fonction de l’objet amène au dépassement de l’état non-intégré et fait naître le fantasme d’un espace interne et d’un espace externe (Bick, 1968, p. 484 [2006]).

24 Le contact précoce, fondé sur la sensation, entre la mère et le nourrisson, dans lequel la mère fonctionne comme une peau, procure une contenance et un appui physique nécessaires aux aspects du soi précoces, non intégrés. Je pense que l’on peut également voir la capacité de la mère à prêter sa « peau » au bébé comme une partie du rôle de fonction alpha de la mère tel que Bion l’a décrit, par lequel des éléments bêta bruts non assimilés sont évacués (projetés) dans la mère qui, à travers sa capacité de rêverie et la fonction alpha, va être capable d’assimiler les sentiments et angoisses mal définis et de leur donner une signification. Ce que le bébé introjecte alors, c’est la capacité d’assimiler des pensées, c’est-à-dire une capacité de penser.

25 Le concept de « formation seconde-peau », forgé par Esther Bick, décrit la création d’un contenant de substitution qui procure l’indispensable sentiment de cohérence de la surface de la peau. Quand des difficultés entravent ce processus de contenance, le nourrisson peut se trouver prisonnier d’un système fermé de sensations corporelles (Ogden, 1989). Ces stades précoces d’expérience non organisée, vécus à travers le corps, sont des sensations qui comportent également une forme primitive de représentations (des « fantasmes incarnés ») et qui, via l’introjection (internalisation) de la peau/fonction de contenance de la mère, établissent le fondement d’un fonctionnement du moi qui va peu à peu permettre une différenciation de l’intérieur et de l’extérieur.

26 Parmi les premières activités du moi, il y a les défenses contre l’angoisse (vécue initialement comme une angoisse de persécution) via les processus du clivage, de la projection et de l’introjection. Ces processus sont fondamentaux pour la structuration du moi et l’organisation de son expérience. Dans le processus de l’identification projective, des aspects du soi sont, via un fantasme inconscient, transférés à d’autres objets. Des aspects d’autres objets peuvent également être vus comme faisant partie du soi. Le clivage et l’identification projective sont nécessaires afin de réduire les angoisses provenant de la pulsion de mort ; essentiellement, des angoisses de fragmentation et d’anéantissement de la vie (Klein, 1952). L’identification projective est principalement motivée par les besoins de la communication et de l’évacuation. Bion décrit le rôle de l’identification projective comme communication dans sa théorie de la contenance.

27 Dans sa description de patients qui traitent leur corps comme une « terre étrangère », Marilia Aisenstein (2006) a rendu compte du rôle des mécanismes de défense (tels que le clivage précoce) dans les troubles psychosomatiques. Rosenfeld (2001) explique comment, à travers l’identification projective, le corps peut être ressenti comme un objet persécutant potentiel, qu’il faut contrôler et apaiser.

28 La peau peut alors devenir à la fois un vecteur pour l’expression d’émotions brutes non assimilées et acquérir une vie séparée à part entière quand, dans le fantasme, elle est ressentie comme le récepteur des projections du nourrisson, la représentation de l’objet auquel l’enfant s’identifie. En même temps que les démangeaisons sont un mode de relation à cette peau-objet, elles servent également à résoudre la relation primitive impossible d’amour/haine qui n’est pas passée par la pensée.

29 Anzieu souligne que la relation entre le prurit, la sensation de démangeaison qui déclenche de façon compulsive le besoin de se gratter, dans les dermatoses et dans l’eczéma généralisé, exprime une fragilité du moi-peau dans un jeu circulaire entre les mécanismes auto-érotiques et autopunitifs, essayant en partie de transformer le déplaisir en plaisir. Il nous rappelle la question, que pose Spitz, de savoir si la réaction de l’enfant sous forme d’eczéma est une demande adressée à la mère pour l’inciter à le toucher, ou bien un mode d’isolement narcissique, en cela que l’enfant se procure lui-même les stimuli que la mère lui refuse (Anzieu, 1995, p. 56). La démangeaison est la représentation d’un conflit qui n’a pas encore été représenté symboliquement. C’est une manière de garder à la fois le sentiment de l’union et une tentative de séparation d’avec l’objet auquel la peau a été identifiée. Une activité qui emprisonne en même temps qu’elle libère.

Le symptôme psychosomatique dans la séance

30 Ce que Martha mettait en acte dans ses séances, c’était, me semble-t-il, une relation passionnée d’amour-haine et de plaisir-douleur au niveau de la peau alors que, en même temps, il y avait un objet interne dangereux, assez instable, qu’il fallait apaiser et contrôler. Peut-être faudrait-il examiner ici le clivage corps-esprit de façon plus détaillée car il me paraît inclure un certain nombre de processus différents qui se trouvaient opérer conjointement. Je pense qu’à travers sa peau, en fantasme, Martha était identifiée au corps de sa mère. Le plaisir-douleur masturbatoire de se caresser et se gratter non seulement lui confirmait qu’elle portait sa mère en elle (une mère dont elle utilisait les mains pour se gratter ?), mais lui apportait aussi la preuve qu’elle n’était pas sa mère, qu’elle était toujours vivante. La peau – sa peau – était un objet à la fois d’amour et de haine, de besoin et de persécution passionnés, d’annulation d’une absence et d’une perte, et d’angoisse claustro­phobique (Bronstein, 2009b).

31 C’était, me semble-t-il, l’expérience étouffante de porter l’objet sous/dans sa peau qui produisait l’angoisse claustrophobique. Mason décrit une connexion entre les angoisses paranoïdes, la claustrophobie, et les symptômes psychosomatiques chez les patients asthmatiques, où il voit une projection d’une part étouffante du soi liée à de fortes fixations orales (Mason, 1981).

32 J’ai eu le sentiment que l’oralité de Martha comportait certains de ces mêmes aspects, mais qu’elle représentait également un point de contact avec les objets externes. Le processus de l’incorporation orale permet, me semble-t-il, de différencier un peu plus le self de l’objet. Elle parlait pour m’empêcher d’introduire ma voix, mes pensées en elle, tandis qu’elle se nourrissait de morceaux de papier (de petits morceaux de peau idéalisés qui la rendait puissante et la protégeait de mon nourrissage potentiellement dangereux). Alors que ses activités orales exprimaient une projection de ses fantasmes et angoisses paranoïdes en moi, je pense que celles-ci étaient également liées à un objet d’une certaine façon plus séparé et, de ce fait, plus accessible à l’exploration. Le nourrissage pouvait toutefois se révéler également très dangereux.

33 La surface du corps nous permet de distinguer des excitations d’origine extérieure de celles venant de l’intérieur (Anzieu, 1995). Mais si cette surface est ressentie comme portant les projections de fantasmes à propos de l’objet, elle cesse alors de pouvoir fonctionner comme une surface pouvant aider à distinguer d’où les excitations viennent. Chez Martha, me semble-t-il, l’eczéma « était » la représentation, l’incarnation d’un conflit intense avec la mère perdue, un conflit qui n’avait pu trouver de représentation psychique adéquate, mais existait dans le corps et à travers celui-ci.

34 La question se pose de savoir si cette évacuation, qui peut s’effectuer via l’identification projective, peut également s’effectuer par un bannissement du psychique qui laisse un trou, aucune trace, comme André Green le décrit dans son travail sur le négatif. J’ai davantage tendance à penser que, plutôt qu’un « trou », nous trouvons ici la représentation de l’objet absent qui se rend présent d’une façon persécutrice (Bronstein, 2009b).

35 Dans un travail précédent avec des patients présentant des névralgies faciales atypiques, nous avons montré que la douleur qu’ils vivaient – une douleur toujours présente – était liée à la perte d’un objet aimé, mais ne représentait pas la perte et son deuil non résolu, et que l’objet mort devenait la douleur (Carpinacci, Bronstein, Palleja, Edelstein, 1979). Nous en sommes arrivés à la conclusion que les névralgies atypiques, dont de nombreux patients souffraient, renfermaient un lien inconscient à un objet mort et que, dans la résurrection de la douleur, il y avait une résurrection imaginaire de l’objet aimé mort qui continuait à être vivant dans la douleur et à travers celle-ci. À travers son eczéma, me semble-t-il, Martha se maintenait elle-même, mais aussi sa mère, en vie ; une mère qui avait été momifiée et dont Martha ne pouvait encore faire véritablement le deuil.

36 Nous pouvons spéculer sur les éventuelles raisons qui ont pu amener Martha à réagir de cette façon à la mort de sa mère, le moment où son eczéma plutôt modéré est devenu une menace de mort. Il est probable qu’elle ait eu l’impression d’avoir provoqué la disparition de sa mère, en même temps qu’elle se sentait assaillie par un ensemble de sentiments très intenses que sa famille endeuillée ne pouvait contenir. La haine, la culpabilité et un désir ardent et désespéré de sa mère absente, peut-être une attente anxieuse de voir quand elle allait réapparaître, le regard anxieux en direction de l’horloge sans savoir l’heure qu’il était, mais en sachant qu’elle indique les allées et venues de sa mère.

Bibliographie

Bibliographie

  • Aisenstein M. (2006), « The indissociable unity of psyche and soma: view from the Paris Psychosomatic School », in International Journal of Psychoanalysis, vol. LXXXVII, pp. 667-680.
  • Angelergues R. (1975), « Réflexions critiques sur la notion de schéma corporel », in Psychologie de la connaissance de soi, Actes du symposium de Paris, Paris, Puf.
  • Anzieu O. (1980), Le moi peau, Paris, Dunod.
  • Bick E. (1968), « The experience of the skin in early object-relations », in International Journal of Psychoanalysis, vol. XLIX, pp. 484-486 ; trad. fr. « L’expérience de la peau dans les relations d’objet précoces », in Un espace pour survivre : l’observation du nourrisson selon Esther Bick : articles cliniques et derniers développements, Larmor-Plage (Morbihan), Éditions du Hublot, 2006, pp. 83-86.
  • Bion W. R. (1962), « A Theory of thinking », in Second Thoughts,New York, Basic Books.
  • Bion W. R. (1979), « The dawn of oblivion », in A Memoir of the Future (pp. 429-576), Londres, Karnac, 1991 ; trad. fr. « L’aurore de l’oubli », in Une mémoire du temps à venir, Larmor-Plage (Morbihan), Éditions du Hublot, 2010, pp. 379-511.
  • Bronstein C. (2001), What are internal abjects? in C. Bronstein (Ed.), Kleinian Theory, a Contemporary Perspective, Londres, Wiley, pp. 108-124.
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Mots-clés éditeurs : phantasme inconscient, psychosomatique, eczéma, conflit psychique, corps

Mise en ligne 25/11/2016

https://doi.org/10.3917/rfps.050.0117

Notes

  • [1]
    La version originale, en anglais, de cet article est : « Psychosomatics : the role of the unconscious phantasy », in Psychosomatics Today, edited by Elsa Rappoport de Aisemberg et Marilia Aisenstein, Londres, Karnak Books, 2010. Cet article est déjà paru en français dans Corps parlant, corps parlé, corps muet. Voies nouvelles en psychosomatique, dirigé par Jacques Press et Irène Nigolian, Paris, In Press, 2016, dans une traduction différente de la présente publication.
  • [2]
    Littéralement : « œil-je masque », « eye » et « I » se prononçant de la même façon en anglais (NdlT).
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