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Article de revue

Winnicott et l’École psychosomatique de Paris, convergences ?

Pages 13 à 36

1 Peut-on comparer, confronter et tenter d’articuler certaines conceptions présentes dans des œuvres majeures, comme celles de Donald Woods Winnicott, Pierre Marty et Michel Fain sans tomber dans une forme de syncrétisme simplificateur ? Le narcissisme des petites différences nous inciterait-il à repousser des conceptions ressenties inconsciemment comme trop proches des nôtres ? Est-ce un besoin d’échapper au danger de babélisation et de morcellement de la psychanalyse qui nous incite à rechercher, au-delà des vocabulaires spécifiques de chaque auteur, leurs similitudes transconceptuelles ? L’espace potentiel peut-il enrichir les conceptions de Marty et celles de psychosomaticiens de l’École de Paris ? Winnicott : « Le temps me paraît venu pour la théorie de payer son tribut à cette troisième aire, celle de l’expérience culturelle qui dérive du jeu » (1971, p. 142). Ou bien, l’espace transitionnel est-il encore, écrivait Jean-Bertrand Pontalis, cette « aire que la psychanalyse non seulement a négligée mais qu’en un sens ses instruments conceptuels – théoriques et techniques – l’empêchent de percevoir et, du coup, de faire advenir » ? Si les recherches de Winnicott ont été marquées par la rencontre de ce qui, dans la psychanalyse, nous confronte « aux limites de l’analysable » (Pontalis, 1971, p. 10), n’en est-il pas de même des recherches de Marty et des psychosomaticiens de l’École de Paris ?

2 André Green pense que les cas limites sont caractérisés par l’incapacité fonctionnelle à créer des dérivés de l’espace potentiel et que la vie opératoire est un aspect du fonctionnement des états limites. Au lieu des phénomènes transitionnels, des symptômes en rempliraient la fonction. Green considère que Marty a fait l’impasse sur les cas limites et les modèles anglo-saxons dans un temps où le centre de gravité de la clinique psychanalytique s’est déplacé hors du champ de la névrose. Il trouve trop exclusive la référence de Marty à la métapsychologie de 1915, et lui reproche de ne pas avoir pris suffisamment en compte le tournant de 1920 avec la deuxième théorie des pulsions. Cette critique nous paraît devoir être nuancée car les conceptions de Marty sont enracinées dans les modèles freudiens des névroses actuelles et de la névrose traumatique qui décrivent une mise entre parenthèses de la vie mentale par excès ou défaut d’excitations avec effacement des mécanismes névrotiques, comme chez les cas-limites.

Fonction du holding et fonction maternelle

3 S’imposent d’emblée des similitudes chez Winnicott et Marty dans leur manière respective d’envisager la fonction maternelle comme une fonction instinctuelle inconsciente favorisant la constitution du narcissisme. À « l’identification primitive et profonde » de l’analyste, selon Marty, correspond chez Winnicott « la capacité maternelle primaire » de l’analyste quand celui-ci assure la fonction du holding. Ces auteurs préconisent des aménagements de l’analyse classique dans leur clinique respective, avec les cas limites et schizoïdes pour l’un et les patients opératoires et psychosomatiques pour l’autre : renoncement temporaire ou durable à « l’attention en égal suspens » et recours fréquent à « l’attention soutenue » (Marty, 1996, p. 197) afin de répondre aux besoins des patients qui disposent ainsi d’un objet d’étayage pare-excitant pour contenir leurs excitations, leur intolérance à la frustration pulsionnelle et leurs difficultés profondes devant la régression ou face aux séparations. Ces deux auteurs se réfèrent à l’identification primaire, cet état dans lequel l’enfant fait partie de la mère et la mère de l’enfant.

4 Lorsque Marty affirme que « la fonction maternelle du théra­- peute […] consiste, à l’opposé d’une prise en charge directive, en un accompagnement, surtout mais non exclusivement verbal, qui côtoie, suit ou précède à peine les états et les mouvements du sujet » (ibid., p. 201), il rejoint Winnicott  pour qui « L’analyste coopère avec le malade en suivant un processus qui, chez chaque patient, se déroule à l’allure qui lui est propre, en suivant un cours personnel » (1954, p. 131). Cet accompagnement qui consiste à se mettre à la place du « bébé » dans le patient pour connaître ses besoins est vital car « un nourrisson ça n’existe pas ! » – en dehors de ce que sa mère lui apporte – nous le savons depuis Winnicott. La mère prend soin de présenter les objets à son nourrisson de telle sorte que celui-ci vit un sentiment d’omnipotence comme fait d’expérience et a l’illusion de créer ses objets, sa mère, son père et le monde. Cela est rendu possible par la qualité du holding maternel qui laisse l’objet subjectivement conçu précéder l’apparition de l’objet objectivement perçu, mettant ainsi le bébé à l’abri des empiètements. Un nourrisson doit compter sur sa mère, dit Marty, pour réaliser la succession des groupements et des hiérarchisations nécessaires au franchissement des stades inscrits au programme. Fain : « Winnicott a bien montré que le tout jeune enfant n’est complet que par l’existence de sa mère » (Kreister, Fain, Soulé, 1974, p. 419).

5 Michel Fain et Denise Braunschweig ont montré qu’une dimension conflictuelle est présente dans la fonction maternelle qui rentre plus ou moins en conflit avec « l’amante » qui investit érotiquement son partenaire. C’est « la censure de l’amante ». Si la fonction maternelle im­plique la primauté de la gestation, « issue du plaisir sexuel adulte, elle en est aussi le renversement » (Fain, 2001, p. 98).

6 Mais Fain se rapproche de Winnicott par la manière dont il prend en compte les identifications primaires, les formations prématurées du moi et l’importance de « la conjoncture », de l’action que peuvent exercer les inconscients parentaux sur la psyché de l’enfant. Alors que Marty et Winnicott renoncent à la classique dualité pulsionnelle, M. Fain ne lâche rien de la métapsychologie freudienne la plus spéculative même pour étudier les troubles psychosomatiques précoces ; ceci sans ignorer pour autant le rôle de l’environnement et des formations prématurées du moi, d’une manière qui le rapproche du Winnicott de la théorie du faux-self ou de la  formation pathologique de l’intellect dissocié.

7 Comme les patients schizoïdes de Winnicott, les névrosés de caractère à mentalisation incertaine et les névrosés de comportement (Marty) tombent souvent malades physiquement quand ils ne disposent plus des « conditions fastes » (Marty) fournies par un environnement dont ils restent dépendants. Ceci est en lien, selon Marty, avec des « insuffisances du préconscient » consécutives à une « indisponibilité affective de la mère au début de l’existence ». Winnicott a montré que la survie de l’objet est nécessaire à la formation d’un appareil psychique capable de distinguer les objets externes des objets internes. Cette indisponibilité, qui fait obstacle à la construction du préconscient, fait écho à la destruction de l’espace transitionnel quand les défaillances de l’environnement sont excessives. Le préconscient, entre le conscient et l’inconscient, lieu de liaison des représentations reliées aux affects, évoque un espace intermédiaire comme l’espace transitionnel. La qualité préconsciente des représentations réside dans leur « disponibilité » selon Pierre Marty. Préconscient et phénomènes transitionnels nous apparaissent comme des lieux intermédiaires de liaison qui ont une fonction pare-excitante. Le fonctionnement mental des patients opératoires et des cas limites présente des mécanismes de défense rigides contre le retour de traumas précoces associés aux angoisses impen­- sables. Claude Smadja n’a-t-il pas rapproché la dépression psychotique décrite par Winnicott, reprise par Tustin, de l’autisme et de la dépression essentielle, avec leur gel des affects, qui induit chez ces patients une absence d’émotions éprouvées ? (2001, pp. 62-67). Cet auteur a comparé les modèles de Winnicott et de Fain qui insistent sur l’importance du trauma résultant de la dépression de la mère qui n’a pas élu son bébé en majesté.

8 Michel Fain se rapproche de Winnicott de « La régression dans la dépendance dans la situation analytique » (Winnicott, 1954, p. 5) lorsqu’il affirme que l’analyste doit maintenir un cadre rigoureux pour donner au patient le sentiment qu’il existe un espace protégé et qu’il pourra lâcher ses systèmes de pare-excitation auto-construits. « Si le cadre est suffisamment bon, il permet d’intégrer dans sa totalité le double retournement de la pulsion et la non-édification d’une position narcissique phallique » (Fain, 1991, p. 63). Dans le langage de Winnicott, cela signifie que l’analyste fournit par le holding un cadre qui permettra au patient de lâcher son faux-self pour s’en remettre pendant un temps à l’analyste, en ce qui concerne ses besoins primaires, afin de reprendre son intégration. Le faux-self, formation prématurée, s’était en effet substitué jadis à l’environnement défaillant par dissociation de la personnalité.

La personnalisation et l’intégration psychosomatique

9 Pierre Marty et Winnicott s’accordent à considérer que pendant la gestation il existe un fonctionnement d’une remarquable cohésion, que la fonction maternelle rétablit après le traumatisme de la naissance. Aussi, la notion de « mosaïque première indifférenciée » avec « un inconscient parcellaire » (Marty) ne peut être que postérieure à la naissance. La mère assure « la gérance » de la mosaïque première avant la structuration de l’inconscient. Pour Winnicott, il y a absence d’intégration après l’épreuve de la naissance. Il reprend les notions de « nuclei du moi » de Glover, auxquelles vient remédier l’unité bébé-environnement assuré par la capacité maternelle primaire, sinon le bébé resterait en morceaux. La mère (l’analyste) favorise l’installation progressive de la psyché dans les limites du corps du bébé. Si la psyché ne trouve pas son ancrage corporel, survient une dissociation primaire entre psyché et soma qui fera le lit de dissociations ultérieures, comme dans l’état opératoire où la répression désarticule le lien affect/représentation. Ce processus de « personnalisation » (Winnicott) a son origine dans l’aptitude de la mère à adjoindre son engagement affectif à son engagement initial par le handling qui est autant psychique que physiologique. Le contraire de la personnalisation est la dépersonnalisation. Une dissociation chez l’enfant renvoie souvent à une dissociation chez un parent, et le sujet est coupé de son vrai-self pulsionnel.

10 Soulignons maintenant que le fonctionnement opératoire surinvestit le perceptif, l’actuel et le factuel, et isole le sujet de ses affects et de son inconscient alors que la capacité de jouer et les activités culturelles se réduisent comme une peau de chagrin. L’espace transitionnel est absent ou détruit chez l’opératoire et dans le fonctionnement en faux-self. Cela s’éprouve dans la relation thérapeutique où la rigidité des défenses par clivages interdit aux processus transitionnels de se développer. Michel Fain pense que c’est l’analyste lui-même qui devient opératoire. Il subit l’effet d’un processus de dépersonnalisation du fait qu’il est en présence d’un sujet qui a rompu les attaches libidinales qui ont constitué son moi, sujet qui se cantonne dans la logique verbale acquise dans la période de latence.

11 Les personnalités en faux-self, et soumises aux désirs de la mère, et plus tard à toute personne présentant des traits analogues présentent, comme les sujets opératoires, « le masque social de la bienséance » (Marty). Ils deviennent « conformistes » (Marty) aux dépens du vrai-self (Winnicott) qui, protégé mais isolé, est privé de nouvelles expériences et s’appauvrit. C’est pourquoi le sujet en faux-self pathologique n’a pas le sentiment de vivre pleinement et d’exister, état qui le rapproche de la dépression essentielle.

12 La vie opératoire et les personnalités en faux-self ne sont-elles pas comparables en tant qu’elles constituent des organisations défensives rigides contre une menace de désorganisation psychique puis somatique (Marty) ?

Expériences réactionnelles et motricité

13 Si l’environnement empiète sur l’enfant il n’y a pas d’expérience de la part de l’individu mais bien une réaction à cet empiètement. Est traumatique, selon Winnicott, ce qui provoque une réaction et vient interrompre « le sentiment de continuité d’être ». La motricité est alors seulement vécue comme une réaction à l’envahissement. Nous pensons que le recours excessif à des procédés auto-calmants par usage de la motricité se retrouve chez des sujets qui ont été privés d’une expérience pulsionnelle intégrée à leur motricité dans la petite enfance. À la place s’est imposée une manière de vivre par réaction aux empiètements, et la motricité n’étant pas incorporée dans les expériences du ça, l’individualité s’est développée comme une extension de l’environnement envahissant. L’étude de « L’importance de la motricité dans la relation d’objet » (Fain & Marty, 1954), citée d’ailleurs par Winnicott, a inspiré le modèle de la névrose de comportement qui assure la décharge des excès d’excitations.

Effondrement de his majesty the baby et moi idéal

14 C’est l’absence d’organisation mentale régressive chez l’opératoire qui ouvre la voie à la dépression essentielle, selon Marty, faute de points de fixation-régression qui viendraient interrompre la désorganisation des systèmes du caractère et du comportement. Il s’agit fréquemment de personnalités narcissiques phalliques décompensées que leur moi idéal aux exigences insatiables contraint à adopter « un narcissisme de comportement » (Fain). Ce « stade transitoire » (Marty) se fige en instance, à la place du surmoi, particulièrement chez le sujet narcissique phallique qui ne parvient pas à satisfaire les exigences de perfection du moi idéal. Aussi, le sujet devient hyperactif, suradapté, conformiste, et son excitation aura tendance à se décharger dans le comportement.

15 La présence d’un moi idéal serait une tentative pour surmonter une désillusion précoce ayant provoqué l’effondrement de his majesty the baby. Le monde a cessé brutalement d’être sous contrôle magique et le sentiment nécessaire d’illusion et d’omnipotence, vécu au cours de l’expérience de l’objet créé/trouvé, a subi une interruption. À la destruction des phénomènes transitionnels viendrait, croyons-nous, se substituer un moi idéal contraignant.

16 Nous découvrons donc, non sans surprise, que la conception du moi idéal de Marty est en lien étroit avec les phénomènes transitionnels. En effet, Marty affirme que le moi idéal se constitue sur « la trajectoire qui mène de l’objet pulsionnel à la conception de l’objet dans la réalité », trajectoire qui est aussi celle de l’objet créé/trouvé. Marty poursuit : « Le moi idéal est un stade en général transitoire entre le narcissisme primaire et la reconnaissance des objets indépendants » où « objets extérieurs, soi-même, et objets internes se trouvent mêlés par inclusions réciproques » (1998, pp. 81-82). Comment ne pas penser à l’objet transitionnel « entre le narcissisme primaire et la relation d’objet », « entre la bouche et le sein », « entre la créativité primaire et la perception fondée sur l’épreuve de réalité » ? (ibid., pp. 21-22). Il est remarquable que Marty situe l’émergence des premières représentations préconscientes dans un espace intermédiaire interne (Ody, 2008), là où Winnicott conçoit les premiers phénomènes transitionnels, et que la présence d’un « moi idéal » signe la défaite du travail de liaison du préconscient tout autant que celle des phénomènes transitionnels.

Le refus de la passivité

17 Devant le refus de la passivité du sujet narcissique phallique, M. Fain pointe une carence des soins maternels ayant entraîné une surexcitation et surchargé l’économie pulsionnelle. Que peut proposer l’analyste ? Michel Fain propose « une régression opérée en commun » où les conditions optima de développement se retrouveraient fusionnées. Il s’agirait d’atteindre un état de détente, une voie de décharge permettant un apport narcissique favorisé par la câlinerie maternelle qui aide à l’introjection dépourvue d’un sens actif et sans décharge pulsionnelle (2001, p. 49). N’y a-t-il pas dans « la régression opérée en commun » l’idée d’une régression au narcissisme primaire, stade de l’unité individu-environnement, comme dans « la régression dans la dépendance dans le transfert » de Winnicott où l’analyste présente un cadre aménagé qui offre une nouvelle chance au sujet de faire cette expérience de la passivité, condition du « double retournement pulsionnel » préalable à l’instauration du refoulement ? « Les conditions optima » ne sont-elles pas fournies par le holding de l’analyste ou par « un environnement suffisamment bon » ? La régression ici ne concerne pas seulement les stades instinctuels mais aussi « les stades bons ou mauvais dans l’adaptation de l’environnement aux besoins du moi et aux besoins du ça dans l’histoire de l’individu » (ibid., p. 137). Ceci nous semble bien faire écho à la fonction maternelle du thérapeute telle que Marty l’envisage : « Le thérapeute justifie les besoins de son malade (cadre des automations), montrant à ce dernier qu’ils assurent la continuité d’une partie au moins de sa personnalité » (1999, p. 202).

18 Au-delà d’un certain seuil, selon Michel Fain, le pouvoir excitant de l’événement tend à passer en bloc le seuil du cadre analytique et à y manifester directement ses effets traumatiques, sous-tendus par la haine du patient envers l’analyste défaillant dans son rôle de pare-excitation. En nous appuyant sur la théorie du développement précoce de Winnicott, nous dirions que l’analyste (mère), malgré ses efforts d’adaptation, sera inévitablement imparfait et que ce trauma sera surmonté si le patient peut exprimer sa colère en réponse à la carence de l’analyste, étant entendu qu’à ce stade, stade de « l’amour impitoyable », il ne peut y avoir de transfert négatif mais seulement des carences de l’environnement. Nous supposons que la haine contre l’objet surexcitant ne peut être vécue du fait de sa neutralisation, jadis, par un bercement opératoire imposant le calme ou équivalent, « pure culture d’instinct de mort » pour endormir le nourrisson (Fain, 1993, pp. 61-62). Ce n’est pas le moindre mérite de cette hypothèse métapsychologique hardie, de Michel Fain, qui retrouve la pulsion de mort dans le bercement opératoire, activité prototypique de la genèse de toute vie opératoire, que de nous permettre de relier « pulsions de mort » (Freud) et « défaillance de l’environnement » (Winnicott) selon que l’on mette l’accent sur la pulsion ou sur l’objet.

19 La régression opérée en commun, restaurant le narcissisme et ouvrant la voie au double retournement pulsionnel, soulève la question du fantasme de séduction par l’adulte, but à atteindre, selon Michel Fain, avec les malades somatiques, et condition pour faire renaître un père érotique et transformer les excitations indifférenciées en libido (Interview de M. Fain par C. Smadja et G. Szwec, 1999, pp.185-193).

De l’auto-maintien à la régression dans la dépendance

20 La cinquantaine, féminine, élégante, elle suit simultanément depuis des années plusieurs traitements pour des douleurs fibromyalgiques. Elle a horreur que quelqu’un l’effleure dans le métro. Elle souffre quand du vent passe dans ses cheveux. Elle n’était pas l’enfant préféré bien qu’ayant été une enfant sage. Elle ressentait sa mère comme envahissante, paradoxale, virulente et imprévisible. Celle-ci voulait que sa fille aille dormir dans sa chambre à une heure fixée pour toujours, alors que son fils aîné était libre de ses mouvements. Injustice et préjudice. La patiente souffre toujours autant depuis des années et pense au suicide. Elle ressent une colère inépuisable envers ses parents avec lesquels elle a rompu car ils ne veulent rien entendre à ses souffrances. Un signe d’espoir est cependant présent dans une ancienne tendance aux petits larcins.

21 Aujourd’hui (en début de psychothérapie), il y a de la colère et de l’angoisse dans sa voix. Elle est très angoissée par son rendez-vous chez le dentiste, qui aura lieu après la séance, car il va lui faire des piqûres. Elle m’interpelle vivement en me demandant si je vais la guérir de ses fibromyalgies avec lesquelles elle ne peut plus continuer à vivre. Sommé de répondre, je ne dis rien dans un premier temps, puis, je lui dis que je m’accorde un temps de réflexion. Elle se plaint de mon silence, « un truc de psy pour ne pas répondre ». Est-ce qu’elle devra continuer toute sa vie à payer des séances parce qu’elle souffre et parce que les autres ont échoué ?

22 Elle efface, dit-elle, et se plaint de trop attendre, d’une semaine à l’autre, et de ne pas se souvenir de ce qui avait été dit la fois précédente. « Alors cette deuxième séance, si vous me la proposez et que vous n’avez pas d’horaire, c’est à n’y rien comprendre ! » Puis elle exprime des critiques brutales envers elle-même (l’agression qui se retourne ?) qui semblent venir d’ailleurs, d’une instance critique impitoyable. Je lui dis que : « ces mots m’apparaissaient comme des coups violents qui se retournent brutalement contre elle-même, que cela doit susciter une forme de sidération de mon côté alors qu’elle aurait besoin de m’en­- tendre lui parler ». Dans ces longues formulations consécutives à des propos « à boulets rouges » extrêmement condensés, le sens est secon­daire. Ils répondent au besoin de nous sentir vivants et réceptifs.

23 Elle me demande alors pourquoi j’ai l’air indifférent ! Elle me dit cela au moment même où je remarque l’esquisse d’un sourire sur son visage. Je dis que j’ai certainement été sensible à un début de sourire chez elle. Je poursuis : si elle me trouve l’air indifférent, c’est que j’ai certainement réprimé un sourire qui aurait prolongé le sien. Et un sourire de ma part, en cette circonstance, aurait pu lui faire penser que je refusais d’entendre sa détresse.

24 Elle se détend… Me demande un mouchoir… « Il n’y aura personne pour me tenir la main chez le dentiste », dit-elle. Analyste : il y aura la séance pour cela… Surprise. Elle m’examine à nouveau et se met à me décrire minutieusement dans mon immobilité et dit qu’elle ne pourrait pas rester dans la position dans laquelle je suis, immobile dans mon fauteuil, appuyant mon dos, sans souffrir (elle-même est assise droite pour ne pas s’appuyer). Je dis qu’il se pourrait que je sois en train de prendre soin d’une part bébé d’elle-même qui serait dans mon giron, qui aurait besoin de ne sentir aucun geste brusque. Spontanément, elle dit : « Pour ne pas me laisser tomber ! » Moi : « Et puis des mouvements brusques vous donneraient le sentiment qu’il y a quelqu’un d’autre. »

25 Elle parle de son eczéma sur les mains. Analyste : « elle a appris tôt à se tenir toute seule et elle en souffre ». Alors elle se détend, se laisse porter, reste un moment silencieuse et dit de manière poétique : « Je regarde devant moi par la fenêtre les violettes dans les arbres du jardin », et puis se détend dans le fauteuil. Le climat change : elle parle de sa passion pour le tango. Pour la première fois, elle a fait confiance à son professeur de danse. Pour la première fois elle s’est laissée vraiment porter et c’était une sensation extraordinaire de tourner, une jambe effleurant à peine le sol. J’annonce la fin de la séance, dont je pressens que ce sera une interruption brutale. Nous sommes debout, quand elle me demande un verre d’eau (« dans l’interstice du cadre », Roussillon) « à cause des médicaments » puis s’excuse de m’avoir parlé aussi agressivement. J’esquisse gestuellement et silencieusement un : « C’est comme ça ! » ou  « C’est la vie ! »

26 Un holding « suffisamment bon » constitue progressivement, à mon avis, in situ, une sorte de « palier de fixation » (Marty) à partir duquel un mouvement de réorganisation peut se déployer avec un retour de la vie libidinale et objectale. Des mouvements comme celui-ci, de régression dans la dépendance jusqu’à la non-intégration et la passivité plaisante, avec rêverie et détente dans « l’aire de repos » (resting place), souvent brefs dans les névroses de caractère à mentalisation incertaine, et qui sont suivis d’une réorganisation, se répètent souvent ou épisodiquement. Marty considérait que la régression était une réorganisation venant s’opposer à la désorganisation. Pour Winnicott, c’est à partir de la régression au stade de la dépendance dans le transfert que le patient peut reprendre son intégration, stade au cours duquel le sujet peut faire l’expérience de la non-intégration d’où il peut reprendre créativement son intégration. Winnicott répond, selon nous, au regret exprimé par Marty qui pensait que nous manquions souvent de terrains régressifs stables sur lesquels reposer la relation thérapeutique.

27 Le but des interventions peu interprétatives, selon Marty, est de faire disparaître les états de détresse et les dépressions essentielles génératrices de maladies somatiques, et de permettre au patient de récupérer une partie de son fonctionnement libidinal.

Défaillances de l’environnement et formations prématurées

28 Winnicott et les psychosomaticiens de l’École de Paris ont décrit l’importance des formations prématurées du moi aux dépens de la vie pulsionnelle chez les patients qui peuvent tomber malades physiquement. Lorsque les défaillances de l’environnement sont excessives, « la psyché est séduite par l’intellect » qui « usurpe » le rôle de la mère et l’intellect devient « un fonctionnement mental » coupé du soma et des sources pulsionnelles, et adopte un fonctionnement proche de la pensée opératoire. Ce fonctionnement mental est une gêne pour la continuité d’existence. En effet, cette formation pathologique dissociée se manifeste par une hyperactivité mentale qui maîtrise et surveille l’environnement, classe et ordonne, anticipe l’imprévisible. Ce fonctionnement mental est l’indice d’un effondrement qui a déjà eu lieu. L’intellect vient pallier les défaillances massives et non graduelles de l’environnement et se substitue à l’environnement défaillant. Survient un surinvestissement prématuré du perceptif avec prédominance « des expériences réactionnelles » qui interrompt la continuité d’être. Des traits caractériels rigides colmatent les interruptions réactionnelles d’existence : « Moi, je suis comme ça ! »

29 Le patient dont l’intellect est dissocié du « psyché-soma » (Winnicott) fonctionne en « faux-self opératoire » (Jaeger, 1998) et délaisse la satisfaction hallucinatoire du désir. Dès lors, les traces mnésiques se révèlent insuffisantes pour évoquer la mère absente. Le sujet sera donc confronté à un trou en lieu et place des phénomènes transitionnels qui viendraient pallier cette absence et les souffrances corporelles viennent combler ce trou.

30 La patiente choisie par Winnicott pour illustrer une dissociation primaire et une fantasmatisation figée et dissociée (dans le chapitre de Jeu et Réalité : « Rêver, fantasmer, vivre ») souffrait d’hypertension et d’ulcères à l’estomac. Elle ignorait que fantasmer n’était pas vivre et rêver, ne connaissait pas « l’état d’être informe » et ne pouvait régresser.

Clivage dans l’organisation du moi

31 Winnicott nous fait part d’une dissociation fondamentale personnelle, à partir d’un morceau d’autoanalyse d’un rêve et d’un fantasme ancien, qui a calmé un violent mal de tête (Jaeger, 2008). Nous comprenons comment une troisième partie de sa personnalité prend connaissance de l’existence dissociée des deux autres parties, l’une étant agent d’une destructivité considérable. La sublimation s’en empare pour nous laisser un grand texte : « L’usage d’un objet et le mode de relation à l’objet au travers des identifications » (Winnicott, 1969).

32 Dans « Aspects positifs et négatifs de la maladie psychosomatique », Winnicott insiste sur le facteur économique en déclarant que les forces à l’œuvre chez le patient psychosomatique sont extrêmement puissantes, et soutient que « c’est la persistance d’un clivage dans l’organisation du moi du patient, ou bien les multiples dissociations qui constituent la véritable maladie » (1964, p. 103). Reprenant sa thèse de l’intellect dissocié, Winnicott affirme que la seule alternative est de permettre au patient de sortir de sa dissociation psyché/soma, la psyché ayant été séduite par l’esprit. Le danger serait que l’analyste occupe la place de l’esprit et séduise le patient en lui imposant une interprétation intellectuelle de son trouble, interprétation dont celui-ci sera toujours prêt à s’emparer comme autrefois.

33 Soulignons une remarque essentielle de Pierre Marty opposant la liaison et la dissociation : le thérapeute surveille particulièrement la liaison ou la dissociation des conduites du patient par rapport à son fonctionnement mental. Cela lui permet d’établir une distinction entre les décharges de comportement et les conduites libidinales liées (1999, p. 198).

34 Selon Winnicott, la maladie psychosomatique est le négatif de quelque chose de positif, au sens que la maladie physique et la douleur ramènent le sujet dans son corps quand les liens entre psyché et soma sont trop distendus. Dans une note additionnelle, Winnicott soutient que les désordres qui affectent la peau dissimulent toujours des troubles psychotiques :

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On a remarqué que les maladies chroniques de la peau sont liées de manière obscure à des désordres psychotiques […]. L’irritation chronique de la peau renforce la membrane du corps en tant que limite et par conséquent la personnalité également. En deçà existe la menace de dépersonnalisation et de perte des limites corporelles, mais aussi la menace d’une angoisse presque physique qui appartient au processus inverse de ce qu’on appelle intégration. Un exemple de cette angoisse impensable correspond à un état où il n’y aurait pas de cadre au tableau pour contenir les forces qui tissent la réalité psychique intérieure. En termes pratiques, on peut dire qu’il n’y a personne pour soutenir le bébé [traduction personnelle]
(1969, p. 115).

36 C’est pourquoi il importe de voir la valeur positive du trouble soma­- tique qui peut venir compenser « la séduction » du psychisme par l’esprit. « L’un des buts de la maladie psychosomatique est de retirer le psychisme de l’esprit et de le faire revenir à son association intime et primitive avec le soma » (1949, p. 78). Marty souligne également le positif de la maladie organique même grave, mais d’un point de vue différent, considérant que la plupart des malades en état de désorganisation trouvent un nouvel objet mental et un nouveau système relationnel, facteurs de réorganisation lorsque la maladie est reconnue et diagnostiquée.

37 Winnicott évoque une patiente qui avait plusieurs formes de prurits chroniques qui l’aidaient à se maintenir dans son corps – « of keeping in her body » – pour échapper à la dépersonnalisation qui est la « perte d’une union solide entre le moi et le corps, y compris les pulsions du ça et les plaisirs instinctuels » (idem). Cette patiente se couchait dans une position qui lui permettait de toujours rester consciente d’elle-même pour échapper à la dépersonnalisation. Rappelons que Fain et Marty ont montré que le désinvestissement des activités de veille était en grande partie dévolu à la fonction maternelle qui rétablit un temps de fusion qui prépare au sommeil, temps de restauration du soma (Fain, 2001, p. 100).

38

La compréhension de l’analyste basée sur le matériel présenté par la patiente mène au cri, c’est-à-dire au retour du cri quand il y avait de l’espoir. La pertinence de ce qui a été dit plus tôt, et qui a à voir avec les relations entre psyché et soma, est que le non-événement, ou le non-cri, est lui-même une négation ou un effacement de choses très importantes qui lient la psyché et le corps, comme pleurer, crier, hurler, se mettre en colère et protester. Il est possible de prévoir qu’au moment où elle pourra crier, elle expérimentera un renforcement immense du lien psyché-soma et une diminution de l’expérience plutôt artificielle de la relation psychosomatique décrite ci-dessus [traduction personnelle]
(ibid., p. 80).

Répression des affects et échec de la capacité d’être seul

39 Winnicott découvre avec cette patiente que « le non-événement de chaque séance est le cri, et que ne pas crier est la question sous-jacente à tout le matériel qu’elle produit ». Cette découverte qui concerne « le côté négatif des relations » (Winnicott) rejoint toute l’attention portée par Marty à ce qui n’est pas ou plus présent dans le fonctionnement mental.

40 « L’échec principal s’est produit au stade où la mère est assise et occupée, tout en étant disponible à l’enfant qui joue ». Et Winnicott ajoute :

41

Lorsque cette patiente pourra faire une expérience émotionnelle de l’ordre du cri dans la relation transférentielle, le lien entre psyché et soma se renforcera, lien jusque-là maintenu sur un mode artificiel par les prurits de la peau et la tension musculaire [traduction personnelle]
(1989, pp. 115-118).

42 Le retour de l’affect se réalise dans « un rêve transférentiel » (Winnicott) où la patiente crie en réponse à une défaillance de l’analyste. Ici, la relation transférentielle joue un rôle analogue à la fonction du moi de la mère au stade très primitif pour venir compenser l’immaturité de l’enfant. Viendra un deuxième temps où cette fonction de la mère s’intériorisera (1958, pp. 202-205). Si cette expérience est insuffisante, si cette capacité d’être seul ne se développe pas, l’individu ne disposera pas de capacités régressives sous les différentes formes. C’est seulement quand il est seul, d’une manière qui implique la présence de quelqu’un d’autre, que l’enfant peut découvrir sa vie personnelle et pulsionnelle. La capacité d’être seul, étape nécessaire à l’accès au complexe d’Œdipe, est fondée sur la reconnaissance de l’existence ininterrompue de la mère, sur la fusion des pulsions agressives et érotiques, et l’aptitude à affronter l’ambivalence des sentiments de la scène primitive. La capacité d’être seul en présence de l’autre représente certainement une étape de l’intégration qui protège relativement bien le sujet contre les désorganisations somatiques.

43 Il est à remarquer que le moment clef du retour de l’affect est rendu possible par un rêve dans la relation transférentielle où la patiente peut crier. Winnicott prend en compte le facteur économique avec l’importance des excitations que la patiente s’emploie à neutraliser par toutes sortes de comportements, et le rapport qu’il fait entre les modalités du fonctionnement mental, où prédominent la répression et le trouble psychosomatique dans une démarche analogue à celle des psychosomaticiens. Winnicott préfère, dit-il, sans en dire plus, utiliser le mot de répression plutôt que celui de clivage. Dans le même sens, Marilia Aisenstein (2010) affirme qu’avec les patients somatiques, tout le travail de l’analyste va se centrer sur l’accès aux affects et à leur métabolisation.

Défaillance de l’analyste et somatisation

44 Winnicott a évoqué le cas d’une patiente aux tendances suicidaires à laquelle il impose une séparation peu de temps après avoir commencé le traitement, et qui tombe gravement malade physiquement. Elle raconte un rêve dans lequel elle tuait une tortue molle pour ne plus souffrir. Winnicott : « C’était comme si je la tenais puis je me préoccupais d’autre chose et elle était anéantie » ; interprétation : « Vous voilà donc malade et nous pouvons voir que l’affection physique cache une réaction extrême à mon départ. Vous pourriez dire que je suis la cause de votre maladie et vous mettre en colère » (1963, p. 249).

45 La défaillance est de lâcher la patiente au moment même où la « régression dans la dépendance » s’est installée. Nous savons l’attention que Marty portait aux séparations avec ses patients psychosomatiques souvent sujets aux récidives dans ces circonstances. Aussi conseillait-il de limiter la dépendance du patient à l’analyste en proposant des séances suffisamment espacées, surtout au début de la psychothérapie.

46 Chez les sujets aux dissociations multiples, la vie pulsionnelle se désorganise et la vie onirique est mise hors du circuit jusqu’au sommeil sans rêves. Il en résulte une dissociation entre le sommeil et la vie éveillée faute d’espace transitionnel interne entre ces deux états. Marty, Fain et les psychosomaticiens ont décrit les rêves opératoires, absence ou rêves crus qui sont des formes d’échec du travail du rêve et de la capacité de rêver/penser.

47 Le recours aux dissociations n’est plus nécessaire quand le renforcement de la confiance transférentielle permet au patient de renoncer au faux-self qui assure sa protection contre les angoisses psychotiques. Ce type d’évolution se rencontre plutôt dans les troubles psychosomatiques du type des« maladies régressives » (Pierre Marty) où la régression dans la dépendance à l’objet du transfert est jouable.

48 Il y a deux courants dans la psychanalyse contemporaine par la manière d’envisager le dépassement des clivages fondamentaux du sujet. Les tenants de la coexcitation libidinale et du masochisme primaire qui transforment en plaisir les expériences de déplaisir et les tenants de la symbolisation primaire par transformation, contacts et nouvelles expériences avec l’objet du transfert.

Métapsychologie de l’objet transitionnel

49 L’objet transitionnel, symbole de l’état d’union et de séparation, renouvelle notre conception de l’objet. Les phénomènes transitionnels sont le résultat de la séparation réussie. L’objet transitionnel représente l’union dans la séparation où l’union est maintenue dans la séparation. Winnicott dépasse le dilemme qui met l’accent sur la présence de l’objet ou sur son absence pour considérer le point de rencontre entre la réunion (la présence) et la séparation (l’absence) : « L’objet est créé au début de l’absence », selon André Green (2005, p. 13).

50 Dans les sections du premier chapitre de Jeu et réalité, consacrées à la psychopathologie, Winnicott note l’appauvrissement ou même l’absence de phénomènes transitionnels chez les cas limites. Les deux frères à « la ficelle » dans Jeu et réalité intéressent particulièrement les psychosomaticiens. L’aîné qui n’a pas créé d’objet transitionnel a conservé un attachement persistant à sa mère et à son lapin qui n’a pas la qualité d’un objet transitionnel. Il fait des crises d’asthme. Le cadet qui, lui, n’a pas rencontré de difficultés de sevrage et de séparation, a des objets transitionnels. Chez l’aîné, la ficelle, utilisée d’abord comme communication symbolique avec sa mère, tant qu’il y avait de l’espoir, se transforme ensuite en « symbole du déni de la séparation » quand elle perd sa qualité d’objet transitionnel et devient « une chose en soi, chose qui a des propriétés dangereuses et qu’il faut maîtriser » (Winnicott).

51 L’échec des processus transitionnels est théorisé par Michel Fain à partir d’une observation de Léon Kreisler d’une enfant de deux ans qui présentait une relation allergique type à se servir d’un ours en peluche après un épisode d’insomnies et de cauchemars. Pour que l’ours en peluche assure pleinement sa fonction d’objet transitionnel, qui est de maintenir fusionnés narcissisme et érotisme, « il faut que soit projeté en lui le souvenir d’une sensation vivante vécue par le sujet » (Kreisler, Fain, Soulé, 1974, pp. 417-420), un geste auto­érotique comme la conquête du pouce. Or, le père, allergique lui-même, a favorisé la répression de l’autoérotisme de cette petite fille, aussi, le double sens du jeu avec l’ours n’a pas pu s’instaurer : l’ours représentant la relation mère-enfant et l’ours comme lieu de projection du corps propre de l’enfant. L’enfant rétablit immédiatement avec le consultant la relation qu’elle avait avec son père, évitant le deuxième organisateur de Spitz : la constitution du visage de l’étranger qui aboutit à l’angoisse devant l’étranger. Ainsi, dans la lignée allergique essentielle, il n’y a pas, dans le jeu avec l’objet transitionnel, double sens, mais déplacement excluant la différenciation d’un sens nouveau. Il y a perte de sens de l’objet transitionnel dans sa signification symbolique. Winnicott fait jouer un rôle déterminant aux parents de l’allergique. Ils ne se laissent pas atteindre par les pulsions de l’enfant. Winnicott évoque le cas d’un bébé ne pouvant pas jouer et qui lui inflige une morsure profonde à un doigt alors qu’il s’abstient de toute réaction à la morsure. Survient dans un second temps d’apprentissage du jeu, une transformation de la morsure en mordillage que le bébé répète ensuite avec le jeu de la spatule. Ce déplacement, par diffusion dans l’espace du jeu, crée les premières symbolisations psychiques de la vie mentale. L’absence de rétorsion de la part de Winnicott constitue un écran sur lequel la pulsion vient se réfléchir. L’objet doit être capable de tolérer passivement l’expression pulsionnelle du premier temps afin que cette propriété puisse être conférée à l’objet intermédiaire, la spatule, qui pourra alors être utilisée dans un jeu (1995, p. 192).

Winnicott : « L’analyste assume, fournit, dirige et maintient » 

52 Une note à propos du cas Gilbert, dans « L’Investigation psychosomatique » (1963, p. 158), nous indique à quel point Marty avait senti et théorisé ce que Winnicott a décrit comme la fonction du holding de l’analyste :

53

Devant la difficulté à formuler la relation transférentielle, on cherche l’existence d’une activité fantasmatique consciente, très prudemment. L’investigateur en effet soutient presque constamment le malade car son activité de représentation paraît fort limitée. La blessure narcissique que pourrait causer au malade la constatation de ce manque, de pair avec l’absence de recours défensif verbal risqueraient de provoquer une nouvelle crise angineuse. Les seules défenses dont témoigne finalement le patient consistent en des activités de comportement.

54 Je ne trouve rien dans la technique d’interprétation de Winnicott (Jaeger, 1999, p. 107) qui puisse heurter les patients somatisants. L’interprétation devient souvent moins importante que le maintien d’une situation adaptée au moi car les agonies primitives sont provoquées par des faillites de l’environnement. Winnicott énonce un principe de base : « L’analyste réfléchit ce que le patient lui a communiqué et devra se contenter de rendre au patient ce que le patient lui a apporté car il y a un réel danger à vouloir le mener à un stade qu’il n’a pas encore atteint en tant que personne totale » (1968, p. 77). On pourrait dire que l’interprétation participe de la fonction du holding qui s’exprime dans la communication « à l’aide de mots appropriés, d’un élément qui montre que l’analyste connaît et comprend l’angoisse du patient qui est vécue ou prête à être vécue ». On retrouve une position proche chez Marty qui préconisait des interventions peu interprétatives pour traiter les états de détresse et les dépressions essentielles génératrices de maladies somatiques, afin de permettre au patient de récupérer une partie de son fonctionnement libidinal – dans le même sens que Cl. Smadja pour qui « le maintien de la continuité de l’investissement relationnel prime sur l’activité interprétative » dans les états opératoires (1998).

55 L’analyste, distinguant cliniquement le silence qui favorise une régression libidinale de bon aloi, du silence comme déprivation désorganisante, fournit le cadre qui protège au mieux le patient de la désorganisation somatique. L’analyste garde en tête que la satisfaction pulsionnelle serait une séduction traumatique si elle était offerte sans le holding de la mère qui assure la couverture du moi du nourrisson dont les instincts ne sont pas encore ressentis comme internes.

56 Ce que l’analyste restitue au patient est « un dérivé complexe du visage de la mère qui réfléchit et qui est là pour être vu » (1974, p. 156). Quand la mère n’est pas en état de répondre, son visage n’est plus un miroir et le bébé est confronté à l’expérience de ne pas recevoir en retour ce que lui-même est en train de donner. Les conditions précoces d’un fonctionnement opératoire ne sont-elles pas réunies ? « La perception remplace l’aperception. » La perception devient une défense : « Le miroir devient une chose à regarder et dans laquelle on n’a pas à se regarder. » Le premier cas clinique évoqué par Winnicott dans ce chapitre de Jeu et réalité a « un état dépressif chronique » qui se transforma en « une perturbation physique chronique et paralysante ».

Pour conclure

57 « La maladie psycho-somatique est le négatif d’un positif » (Winnicott). Au positif de la tendance héréditaire à l’intégration – réalisant l’unité psyché/soma par l’expérience vécue dans un environnement facilitant – s’oppose le négatif des dissociations ou clivages de la psyché et du soma pour éviter la désintégration ou la dépersonnalisation quand les carences sont excessives. Les dissociations et clivages à l’origine du trouble psychosomatique, qui sont des formes prématurées d’organisation d’un moi, sont des défenses contre une angoisse psychotique sous-jacente. Cette thèse de Winnicott fait pencher le trouble psychosomatique du côté de la psychose. D’ailleurs, Denise Braunshweig (1998, pp. 118-123) suggère que Freud aurait certainement situé les névroses de comportement et les névroses de caractère à mentalisation incertaine, décrites par Marty, du côté des névroses narcissiques (ou psychoses) et non pas du côté des névroses de transfert, et aurait fait de même avec les cas limites. Nous ajouterons, de notre côté, que lorsque Marty évoque une « inorganisation primitive », ou bien le retour régulier d’une indistinction primaire qui n’a jamais disparu, avec des réponses réactionnelles vives aux sollicitations de l’environnement, inorganisation témoignant d’une carence d’organisation du faisceau central de la personnalité, il se rapproche du modèle de Winnicott des cas-limites dépendant de leur environnement.

58 Le principe énoncé par Marty : « De la fonction maternelle à la psychanalyse », est proche du titre de l’ouvrage clinique de Winnicott : Holding et interprétation. En effet, ce principe suggère soit une action de la fonction maternelle de l’analyste, préalable à l’éclosion d’un processus analytique, soit une alternance souple de ces deux positions, assumées par l’analyste, selon les besoins du patient et son fonctionnement mental du moment. Winnicott : « Au début je m’adapte à ce qu’on attend de moi. Il est inhumain de ne pas agir ainsi. Je ne cesse pourtant de manœuvrer pour parvenir à la situation psychanalytique standard » (1962, p. 133). Marty, dans le même sens, écrit : « La neutralité de l’analyste est nécessaire. Elle n’est pas indifférence mais intérêt maximum pour l’autre. Appliquée à autre chose qu’à l’analyse des névroses classiques, la neutralité rejoint l’indifférence » (1976, p. 131).

59 Winnicott conseille aux analystes de pratiquer la technique du holding, qui favorise la capacité de jouer et protège le sujet contre les agonies primitives, tant que les phénomènes transitionnels sont absents, et, de s’abstenir d’interpréter classiquement tant que l’analyste n’apparaît pas, dans le transfert, avec quelques caractéristiques de l’objet transitionnel. Là où il n’existe pas de médiation entre psyché et soma, comme souvent dans les états psychosomatiques, la notion d’espace transitionnel, de lieu des processus transitionnels est d’un apport précieux. André Green a rappelé que Freud avait complété sa théorie de la pulsion pour en faire une formation intermédiaire entre la vie de l’esprit et les exigences corporelles, et s’est souvent référé à la conception winnicotienne de la psyché comme élaboration imaginative des fonctions corporelles.

60 Ces auteurs se reconnaîtraient dans les positions techniques et éthiques de Catherine Parat : « Ce travail exige particulièrement de savoir et de comprendre ce que l’on fait, ou ne fait pas, et pourquoi », et : « L’intérêt d’une réorganisation psychique, même pathologique, prime sur l’urgence de liquider les conflits » (1995, p. 243). Resterait alors pour l’analyste, par l’exercice de la fonction maternelle, à rendre possible aussi bien la restauration de l’espace potentiel que le rétablissement de la fluidité du préconscient en un système de représentation, car, toute perte dans l’aire de jeu ou au niveau du préconscient est une perte de symboles riches de sens.

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Mots-clés éditeurs : régression, intégration, intellect, espace transitionnel, dissociation psyché/soma, préconscient, défaillance, pensée opératoire, fonction maternelle, dépression psychotique, dépression essentielle, double retournement, fonctionnement mental, narcissisme primaire, perceptif, cas-limite, holding, prématurité du moi, faux-self, pare excitation, somatisation, besoins, traumas, fixation

Date de mise en ligne : 03/07/2015

https://doi.org/10.3917/rfps.047.0013

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