1Le présent travail est dédié au thème des échanges de contenus internes entre deux personnes, au passage du monde interne de l’un au monde interne de l’autre, et aux modalités selon lesquelles deux êtres humains « se combinent » : dans le cadre d’une analyse comme dans la vie.
2L’un des points de départ théoriques peut se trouver dans les « Trois essais sur la théorie de la sexualité » de 1905 : dans ces derniers, Freud ne se limite pas à faire une observation et une description des phases pulsionnelles, mais étend également admirablement son regard sur les équivalents psychiques qui y sont reliés.
3Il est possible de dire que son intérêt se focalise progressivement sur le processus de formation et de structuration de l’interpsychique (ce qui préannonce également ses études sur le caractère), mais qu’il reconstruit également avec soin l’environnement expérimental-relationnel-éducatif au sein duquel ledit processus se développe depuis le début.
4Le point d’observation que j’entends proposer ici part justement de là, de la psychosexualité, et valorise fondamentalement le concept des « équivalents psychiques » des fonctions et surtout des conjonctions corporelles entre êtres humains. Ce qui m’intéresse avant tout, c’est l’évolution de la relation analytique comme lieu de retrouvailles, de transformation et de progrès dans la capacité d’établir une relation avec l’autre de manière utile et créative.
5Je préfère explorer le champ de la pathologie, notre champ de travail traditionnel, en partant de celui de l’état normal.
6Toutes les interactions saines et naturelles (nourrir et être nourri, prodiguer et recevoir des soins, le rapport amoureux génital, etc.) ont leurs équivalents psychiques : la qualité et le mode de ces équivalents génèrent et organisent les échanges interpsychiques successifs.
7Ces échanges, dans le cadre d’une analyse comme dans la vie, sont souvent imprévus et spontanés : ils sont générés essentiellement à un niveau préconscient. De plus, dans de nombreux cas, ils peuvent s’organiser comme des automatismes procéduraux récurrents et non pensés.
8Le moi central conscient peut être présent et actif, il peut participer et collaborer à ces échanges, mais n’est le plus souvent pas le vrai auteur de ces derniers, et ne fonctionne pas non plus comme un « inspecteur » particulièrement attentif : il est très souvent un spectateur surpris ou qui « laisse faire ».
9Parfois, le moi central conscient peut être un spectateur bien disposé. Parfois, en revanche, il peut s’opposer comme un obstacle. Je suis conscient du fait que tout cela peut être décrit de manière plus académique, mais je pense que dans ce cas nous en perdrions quelque peu l’impact représentationnel.
10Le thème fondamental est la qualité de l’expérience vécue par l’individu lorsqu’il entre en contact de manière intime et significative avec un autre.
11Comme cela nous a été bien décrit (Kaës, 1993 ; Faimberg, Kaës, Enriquez, 1993 ; Losso, 2000, 2003), s’il advient entre deux être humains une interaction de qualité violente, dérangeante, intrusive ou de déprivation, peu élaborable, l’interction sera « transpsychique ».
12Ses équivalents corporels pourraient être, par exemple : envahis, contre sa propre volonté, par un mamelon intrusif ou par un pénis violent qui force le canal d’entrée ou qui lui en substitue un autre inapproprié, non désiré par l’autre ; ou par une voix qui pénètre de manière concrète dans la tête par les oreilles qui ne peuvent se fermer pour se protéger ; ou par une vision intolérable, traumatisante, etc.
13Pendant les séances, lorsque le patient entre en contact avec nous et nous parle, il nous arrive de sentir si, à ce moment-là, celui-ci est en train de chercher à être intrusif ou si, en revanche, il essaye de se combiner de manière vivable et créative avec nous ; s’il essaye d’échanger quelque chose d’interne, s’il a la bouche fermée, s’il est en train de nous envoyer des équivalents de ses fèces ; si, par exemple, la tentative d’intrusion est un acte de domination accompli avec plaisir et avec une certaine maestria ou si c’est une tentative désespérée de se réfugier en se réinjectant en nous (il s’agit de deux choses totalement différentes : l’une est liée à la perversion, l’autre est reliée à un besoin primaire) ; si le transfert de vécus est total et évacuatif (dans ce cas, le sujet s’en libère), ou s’il en conserve au moins l’expérience, de façon communicative, etc.
14Le travail analytique n’est pas un processus correctif ou éducatif, mais bien une exploration partagée de l’expérience passée et de celle consciente, préconsciente et inconsciente actuelle, qui peut permettre la récupération, la représentation, l’éventuelle réintégration et l’élaboration de ladite expérience.
15Il ne s’agit pas d’un processus purement cognitif, parce que le moi central peut, certes, jouer son rôle en intégrant les éléments d’expérience et en leur conférant un sens, mais le soi en tant que sujet d’une expérience vécue est le coprotagoniste essentiel de l’analyse, et la qualité du rapport entre le moi et le soi est un des facteurs décisifs pour la réussite de l’analyse.
16L’influence de l’intra-sur l’interpsychique et vice versa (Green, 2000) est une évidence à laquelle il n’est pas possible de renoncer d’un point de vue clinique comme d’un point de vue théorique ; le processus de changement demande aussi bien le travail conjoint d’un patient et d’un analyste, que le travail conjoint des fonctions cognitives de leurs moi et des possibilités d’expérience concrète de leurs soi.
17Permettez-moi de commencer cette exploration en prenant le chemin des écoliers et en partant de la description de deux scènes métaphoriques, représentatives de certains aspects de ma ville : une scène sociale et une scène historico-architecturale.
18Je pense que ces deux représentations nous faciliteront la compréhension des aspects inter- et intrapsychiques de la réalité que je vais vous présenter.
Dans les autobus de Bologne
19Une dame s’adresse à une autre assise en face d’elle, en commentant sans préambule et sans passer par une présentation personnelle un petit événement susceptible de les intéresser toutes les deux (cet événement peut être la façon brusque qu’a un jeune homme qui veut descendre de se faire de la place en poussant ; ou le visage bien propre et sympathique d’une petite fille que son grand-père tient par la main en s’aventurant vers le centre du bus ; ou des choses similaires).
20L’autre dame répond avec un certain plaisir, en se mettant sur la même longueur d’onde ; un petit dialogue improvisé commence donc, occasionnel, fondé sur la pratique du commentaire à voix haute.
21Attention ! Il ne s’agit pas ici de l’interlocution aveugle, dérangée et souvent dérangeante du psychotique, qui ne reconnaît pas l’altérité. Ici l’altérité est reconnue. La possibilité d’échanger des considérations, dans un espace intermédiaire, est perçue et considérée comme implicitement acceptée et acceptable – tant que ces dernières peuvent être partagées parce que basées sur le sens commun, et non intrusives pour l’autre, même si elles sont bien colorées.
22À Bologne, croyez-moi, Winnicott se serait amusé en observant ces scénettes.
23Bologne dispose par ailleurs d’un espace architectural transitionnel avec ses 40 km d’arcades qui ne sont ni des maisons ni des routes, qui se prêtent à la conversation et qui ne sont à proprement parler ni un « intérieur » ni un « extérieur » absolu.
24Mais revenons à l’intérieur de l’autobus qui est lui aussi un potentiel espace transitionnel winnicottien, sous certaines conditions (à Bologne, « vitrine » de la propagande communiste dans l’Italie de l’après-guerre, il y a une tradition historique bien connue des services publics, sur lesquels l’administration locale avait investi la majeure partie de ses ressources économiques).
25L’objet proposé dans l’espace intermédiaire par la première dame a attiré la seconde dame qui « s’installe » volontiers sur la même fréquence, sans crainte, en produisant elle aussi des expressions de réponse, dans un environnement qui met en scène une sorte d’extension non confusionnante du soi.
26Une conversation « d’autobus » commence donc – qui n’est pas un dialogue personnel, attention, car aucune des deux ne raconte ses propres histoires en détail –, mais dans laquelle le but est plutôt de déclarer des pensées et des sensations dans une expérience partageable, en faisant attention, dans le cas de chacune des deux dames, à ne pas « perforer les frontières » en dehors de cet espace intermédiaire dans lequel le soi et le non-soi ne se demandent pas réciproquement leur passeport.
27Ainsi, le monde devient légèrement plus vivable ; la conversation dure le temps de quelques arrêts (généralement, le long des trajets en diagonale qui traversent la ville) et à la fin de la course, la dame qui descend en premier salue poliment son interlocutrice, mais sans se présenter par son nom et sans probablement se souvenir avec précision du signalement de son interlocutrice.
28Elles ne se salueront pas à nouveau à la prochaine occasion, parce que ces deux personnes ne se connaissent pas.
29Elles ont seulement partagé un espace interpsychique limité et intentionnellement circonscrit, le temps de quelques arrêts de bus.
30Je vous propose de considérer ici que le cas présenté ci-dessus était principalement un échange interpsychique et non une relation interpersonnelle.
UN précurseur du concept d’interpsychique : la dépersonnation
31Lors d’une conférence qui s’est tenue au sein du groupe de « L’Évolution psychiatrique » en mars 1961, P.-Cl. Racamier, en s’occupant
… du processus de constitution du moi et du soi dans le développement de l’individu, de sa fonction structurante dans la vie psychique et enfin dans sa désintégration dans les états psychotiques… a observé que… bien que cela puisse paraître étrange, il n’existe aucun terme linguistique qui définisse un processus aussi important.
33Racamier propose donc de nommer ledit processus « personnation ».
34Racamier a défini la personnation comme
… la fonction par laquelle l’être humain est capable de se percevoir comme une entité individuelle, différenciée, intégrée, réelle et permanente : différenciation, unité, réalité, ipséité sont les aspects essentiels du soi.
36En ce qui concerne le nouveau-né, chez lequel cette fonction n’est présente que de manière mineure et qui se trouve dans un état psychique proche de la somnolence, Hartmann (1964) et Jacobson (1964) avaient mis l’accent sur « l’indifférenciation » en rapport avec le monde extérieur comme avec le milieu intérieur, avec des investissements qui ne sont spécifiés ni dans leur direction ni dans leur nature.
37C’est l’état que, en suivant Freud, on considère comme le stade de narcissisme primaire.
38Il faut noter que Racamier a distingué avec clarté le phénomène psychopathologique bien connu de la « dépersonnalisation », défini comme la désactivation du sentiment vivant de réalité et d’entité personnelle, du phénomène de la « dépersonnation » : la perte pure et simple du sens du soi, la réciproque de ce qu’il a défini comme « personnation ».
39Alors que dans la dépersonnalisation il y a une altération dégénérative pathologique de la perception du soi, dans la dépersonnation il y a en revanche la perte temporaire du sens de l’individualité.
40L’une des différences notables entre les deux phénomènes qui, à mon sens, n’ont pas été signalées de façon adéquate ni par Racamier ni par d’autres, peut être extraite de la clinique : alors que les patients décrivent habituellement, en cas de dépersonnalisation, des sentiments d’angoisse violente et la perception d’un vécu psychotique qui accompagne le sentiment de perte de soi, il est possible d’observer facilement que la dépersonnation ne comporte pas une telle angoisse.
41Celle-ci est souvent accompagnée, au contraire, par du plaisir, ou protège, quoi qu’il en soit, assez bien le sujet contre la douleur. Elle apparaît sous ce profil comme une défense bien moins dramatique et plus efficace que la dépersonnalisation.
42En d’autres termes, la recherche d’un plaisir quelconque et la protection contre la douleur et l’angoisse peuvent passer par une certaine récupération de l’indifférenciation, et donc par le recours à des régressions partielles vers le stade du narcissisme primaire, comme l’on en voit dans de très nombreux phénomènes de groupe, de masse, et dans beaucoup de situations adolescentes.
43Il est possible d’utiliser dans beaucoup de cas l’image métaphorique du travelling : c’est-à-dire la possibilité pour l’individu d’aller et venir en avant et en arrière par rapport à ces conditions d’indifférenciation majeure ou mineure, si ce n’est de manière intentionnelle, du moins de manière assez naturelle.
44On ne fait donc pas référence ici à un « trou » régressif pathologique, mais à la capacité qu’a la personne de moduler occasionnellement sa propre régressivité, pour se réorganiser par la suite à un stade bien différencié avec récupération de ses propres frontières et de celles d’autrui.
45Au niveau populaire par exemple, les fameux proverbes contradictoires selon lesquels d’un côté « qui fait quelque chose pour soi le fait pour trois », mais d’un autre côté « l’union fait la force » témoignent qu’une certaine mobilité dynamique est prévue – et qu’il y a de toute façon aussi une certaine ambivalence – par rapport à ces mouvements et à ces conditions d’individuation et d’indifférenciation. Il s’agit là de conditions potentielles et complémentaires, normalement fluctuantes dans la vie de tous les jours.
46L’homme est un « animal politique » ; le fonctionnement humain normal comporte progressivement la symbiose, la fusion, la nichée, la portée, la famille, le groupe ou l’équipe ; ces agrégations peuvent dégénérer en complicité au lieu de former des alliances, en bandes armées ou gang au lieu de former un groupe, un comité, une association, un parti.
47Ce qui nous intéresse, c’est le phénomène de la perte et de la récupération alternées des frontières du vécu et de la représentation de soi.
48Naturellement, le texte de base pour explorer ce champ est le texte de Freud de 1921.
Travailler ensemble
49Segal (1994) parle de « coopération inconsciente », à partir du modèle de l’allaitement.
50Gaddini (1982), en prenant pour exemple certains cas où le narcissisme du patient s’opposait à sa coopération, a décrit l’alliance thérapeutique « clandestine » : c’est-à-dire une alliance qui œuvre dans l’ignorance d’une part consciente, officielle, autoreprésentative du patient, mais que l’analyste réussit à intercepter ici et là et à faire travailler sans le déclarer, faute de quoi la majorité parlementaire interne du patient saboterait ce type de collaboration.
51Widlöcher (2003) décrit une activité de copensée pendant l’analyse, un processus associatif partagé dont le flux s’écoule non seulement du patient à l’analyste, mais également de l’analyste au patient, et qui dépend aussi du contexte associatif commun. Cela ne correspond pas au sens strict à la dynamique transfert-contre-transfert, ce n’est pas un expédient technique intentionnel, et il favorise la communication inconsciente en reliant patient et analyste à travers un processus fusionnel et une identification primaire.
52Ces différentes contributions représentent le Nous fonctionnel (qui inclut le « Nous de travail » en analyse) : celui-ci se constitue probablement là, dans la fusion physiologique primaire, lorsque celle-ci a été expérimentée et fonctionne suffisamment bien ; le « Nous » est en revanche reconstruit quand cette expérience fusionnelle ne s’est pas réalisée de manière adéquate, ou si elle s’est « rompue » d’une façon traumatisante.
53Ceci est la partie importante de notre travail : réassembler un « nous » de base qui coexiste avec le sens de l’individualité, en consentant cette alternance physiologique entre, d’une part, le sens de l’individualité et l’altérité, et d’autre part, la saine dépersonnation fonctionnelle.
Interpsychique, intersubjectif, interpersonnel
54Ces trois concepts peuvent être interchangeables dans certains cas et selon certains sens, mais ils sont substantiellement différents entre eux.
55Un sujet est un être humain possédant un noyau de contact bien cohérent, capable de percevoir assez bien ses sensations et ses émotions avec un sentiment de continuité de soi.
56Cela peut fonctionner de cette manière même lorsque sa séparation est incomplète et ses limites personnelles peut-être encore peu définies, mais quand la perception cohésive d’être soi-même est présente et est assez intense. De nombreux artistes sont fortement subjectifs tout en n’étant pas nécessairement bien définis dans leurs limites en tant que personnes.
57Une personne est un être humain à l’identité bien définie, avec des limites physiques et psychiques très précises dans la représentation de soi, et bien distinctes d’autrui.
58Une part conséquente de son activité mentale se déroule à un niveau conscient, avec évidemment toutes les limites et les défenses décrites par la psychanalyse.
59Une personne peut être définie même lorsqu’elle a un faible contact avec sa propre subjectivité, comme cela arrive dans le cas de nombreuses névroses. Par exemple, un homme ou une femme peuvent avoir un rapport sexuel sans aucune émotion subjective.
60Cependant, être un sujet pourrait ne pas être suffisant pour être une personne, mais cela pourrait aussi l’être ; l’un n’exclut pas l’autre, tout comme il ne le garantit pas.
61Et vice versa.
62L’interpsychique est uniquement une modalité de fonctionnement qui relie deux individus ; ce n’est pas une condition structurelle générale et stable.
63Par exemple, lorsque l’enfant est allaité, il n’existe pas de statut personnel déclaré, au début, il y a une conscience (consciousness) et une conscience réfléchie (awareness) presque nulles, mais il y a une coopération naturelle entre bouche et mamelon qui met en condition mère et nourrisson pour « travailler » ensemble et échanger entre eux des contenus internes (physiques et psychiques) à travers des organes de sortie et d’entrée revêtus de muqueuses : du monde interne de l’un au monde interne de l’autre.
64Je pense que ces relations corporelles, réalisées initialement à un niveau de conscience très faible, trouveront leurs équivalents intrapsychiques successifs surtout dans le fonctionnement préconscient, comme cela arrive dans la majeure partie des processus créatifs ; ceci peut aussi se propager au conscient, mais le plus souvent comme un ajout qui n’est pas essentiel.
65Nous savons bien, en revanche, que la manière dont le conscient est plus ou moins en relation avec le préconscient est essentielle dans la vie intrapsychique.
66Naturellement, parmi les voies fondamentales d’accès à la compréhension de l’interpsychique, doit être mentionné le concept de transitionnalité qui rend fréquentables de manière fructueuse les « espaces de copropriété » intersubjectifs, l’antichambre et les « lieux de séjour » du soi, en protégeant le soi central de l’invasion traumatisante du non-soi, et en consentant des interactions soutenables entres les deux appareils psychiques, sans expérience de violation réciproque.
67Par ailleurs, comme on peut le constater, il n’y a pas à proprement parler de rapport entre l’interpsychique et la confusion : une aire pré-subjective ou cosubjective d’impressions et de pensées se partage, en maintenant cependant en même temps, à d’autres niveaux et avec une continuité non dissociée, des modalités individuelles de fonctionnement psychiques, caractérisées par une condition de bonne séparation.
68L’interpsychique est donc une dimension universelle et ubiquitaire, mais elle ne présuppose pas qu’en ce moment un niveau fonctionnel propre aux sujets séparés et capables de reconnaissance de l’autre soit opérant, même s’il est clair qu’un tel niveau doive être obtenu par le sujet, comme la pointe avancée de son développement psychique général.
Réflexions en clinique
69Pour un intersubjectiviste, l’interpsychique peut constituer une catégorie peu compréhensible et relativement peu familière parce qu’elle concerne des phénomènes de superposition ou de coalescence, d’échange et parfois de coopération entre des aires et des fonctions de deux esprits qui ne correspondent pas nécessairement à deux sujets au sens strict ; cela concerne un fonctionnement normal fonctionnel de base, dans la relation entre deux systèmes mentaux, qui ne comporte pas nécessairement une implication constante des niveaux les plus structurés de la subjectivité (qui peuvent cependant, comme je le dirai par la suite, être présents simultanément dans un régime de fonctionnement psychique d’une grande complexité).
70Il n’est pas dit, donc, que dans une phase analytique de contact interpsychique important l’analyste puisse répondre de manière intersubjective sur la base d’une forte cohésion du soi (j’ai assisté à des échanges interpsychiques occasionnels même avec des schizophrènes), ni en interagissant comme une personne, « in a highly personal way » (Greenberg, 2001), ayant une définition pleine et officielle des identités.
71Ainsi, en analyse, avec une personne pour laquelle je sens opportun de proposer une augmentation des séances, je pourrais dire : « Donc, monsieur Bianchi : nous y voici. Alors, après avoir travaillé longtemps sur trois séances hebdomadaires, sommes-nous d’accord pour ajouter une quatrième séance ? » (Dialogue entre le moi de l’analyste et le moi du patient, avec une proposition dans un régime fonctionnel interpersonnel surtout conscient).
72Avec un sujet, je dirais : « Avez-vous le sentiment que si nous faisions une quatrième séance cela pourrait vous aider ? » (L’accent est moindre sur les limites identitaires mais fort sur les références au vécu du moi).
73Dans une situation interpsychique, je pourrais dire : « Après vos remarques sur le sentiment de faim, j’imagine ce qu’un travail quatre fois par semaine pourrait donner, se peut-il qu’un sentiment similaire existe chez vous ? » (appel à la coopération associative et au contact avec l’expérience du soi).
74L’interpsychique est une dimension universelle et ubiquitaire, mais elle ne présuppose pas qu’à ce moment seul soit opérant le niveau fonctionnel qui est le propre des sujets séparés et capables de reconnaissance de l’autre, même s’il est clair qu’un tel niveau doit avoir été consenti par le sujet, comme la pointe avancée de son développement psychique général.
75En ce sens, Judith Guss Teicholz (1999) a fait remarquer que les interactions mère-enfant ou celles analyste-patient comportent une régulation réciproque continue mais pas nécessairement une reconnaissance réciproque continue et explicite, reconnaissance qui peut être au contraire évitée parfois justement grâce à une telle régulation.
76L’interpsychique peut donc concerner les niveaux mobiles de fonctionnement présubjectifs, et, de toute façon, dans ce cadre le patient maintient généralement une position centrale même dans l’esprit de l’analyste (et vice versa, j’anticipe ici, avec Goldberg [1994], le fait que dans l’intersubjectivisme l’accent finisse souvent par être mis sur les sentiments, les idées et les fantaisies de l’analyste lors de la rencontre).
77L’interpsychique est un niveau de fonctionnement « à bande large », au sens où il consent la coexistence naturelle et non dissociée, mais tout en continuité, d’états d’esprit dans lesquels l’objet (de objectum : « lieu, jeté en avant ») est pleinement reconnu dans sa distinction, avec d’autres états dans lesquels une telle reconnaissance est plus indistincte : ceci non pour des motifs pathologiques, mais à cause d’une condition temporaire ainsi que transitoire de fusionalité conviviale et coopérative (Bolognini, 1997, 2002 a ; Fonda, 2000) qui fait partie de la bonne et normale cohabitation mentale des êtres humains.
78On pourrait aussi dire que dans ces moments-là, l’identification de la séparation n’est pas nécessaire : comme lorsque lors de l’embarque- ment pour un vol, le personnel préposé demande la carte d’embarquement, mais ne redemande pas le passeport.
79En ce sens, l’image de la « chatière », dont je vais parler maintenant, devient utile en tant que symbole de quelque chose de différent et d’intermédiaire entre l’ouverture de la porte « interpersonnelle », tout entière, et l’effraction clandestine des fissures « transpsychiques » exploitées par les souris.
« La chatière »
80À la base des portes d’entrée massives en bois des maisons médiévales italiennes se trouvait une trappe (la « chatière ») par laquelle le chat de la maison pouvait entrer et sortir (s’« éclipser ») comme un hôte n’ayant pas été salué, sans être remarqué et sans déranger ses maîtres occupés à autre chose.
81Je pense que la « chatière » psychique remplit en de nombreux cas une fonction utile, régulatrice, dans le consentement de l’intake entre un patient et un analyste (Bolognini, 2008).
82Je m’arrête rapidement sur cet élément de la « chatière » : selon moi, cela symbolise bien un dispositif structurel (elle fait partie de la porte) et fonctionnel (elle avait été créée exprès, au Moyen Âge, pour que le chat puisse remplir sa fonction – vitale, à l’époque, pour l’économie de la maison – en capturant les souris dans la maison et au-dehors) non seulement intrapsychique, mais aussi interpsychique.
83La chatière est en effet bien distincte de la porte qui consent le passage des personnes, et des fissures accidentelles, qui permettent le passage des souris, hôtes clandestins, parasites et dommageables pour la communauté/appareil interpsychique-relationnel.
84J’aime à penser que le dispositif de la chatière correspond fondamentalement à un niveau mental préconscient, et à l’état relationnel à un niveau interpsychique, qui n’implique pas l’ouverture totale et « officielle » (= interpersonnelle) de la porte, mais qui en même temps ne correspond pas aux funestes (et, par ailleurs, inévitables) fissures inconscientes et à la transmission « transpsychique » que sont les niveaux d’action des « souris »/identifications projectives pathologiques.
85L’analyse « construit une chatière », et « entraîne le chat » (une partie du moi rapide dans les intuitions et dans les associations parce que familiarisée avec le préconscient) à son utilisation.
86Dans l’échange interpsychique, nous acceptons souvent implicitement, mais aussi, instinctivement, de manière consensuelle, et avec une importante économie d’énergie, que « le chat » entre et sorte, qu’il avance et recule entre nous et les autres.
87Parfois, nous le voyons et le remarquons, d’autres fois non ; son passage est un événement naturel, ni invasif ni parasitaire, n’étant pas sujet à un contrôle strict et en règle générale, il ne nous dérange pas.
88Cette partie de nous est probablement une composante décisive de notre « savoir être au monde », plus importante qu’on peut généralement le croire.
Vignette clinique sur un cas de « difficulté à conclure inguérissable » : « portes closes et à demi-closes »
89Rita est une patiente de 38 ans, qui souffre d’un blocage névrotique qui réduit sa créativité dans son ensemble. Il s’agit d’une femme intelligente qui, compte tenu de ses possibilités, s’est très peu épanouie dans sa vie. C’est seulement suite à de nombreux échecs personnels et professionnels qu’elle parvient à demander de façon convaincue l’aide d’un analyste.
90La séance dont je vais vous parler date de sa troisième année d’analyse.
91Rita se lamente pendant une demi-heure de ne pas avoir réussi à terminer une tâche à son bureau : il s’agit de remplir une liste de clients à sélectionner selon des caractéristiques commerciales précises.
92Je pense qu’elle est en train de me parler, de façon indirecte, de sa non-productivité associative dans l’analyse.
93Je me limite, à dessein, à une exploration un peu vague, lui demandant de mieux m’expliquer la situation spécifique : je lui demande, par exemple, combien de temps il lui faudrait pour terminer cette liste.
94Elle répond qu’une bonne heure suffirait, mais pas plus. Le problème est de commencer, « se décider ».
95Plane un climat de stagnation, de lourde immobilité.
96Après une pause, je lui demande à très haute voix : « alors ? quand pensez-vous le faire ? »
97Elle semble, évidemment, très étonnée.
98Puis, je redemande, toujours sur le même ton : « alors ? quand pensez-vous le faire ? »
99Elle rit.
100Je parle avec Rita comme si je ne m’adressais pas à elle, mais à quelqu’un d’autre qui serait un peu plus loin, caché quelque part, pour qu’il m’entende.
101En effet, je suis en train d’avoir la fantaisie suivante : parler à voix haute à la domestique qui est sur le seuil de la maison pour que la maîtresse de maison, qui ne bouge pas du salon, entende.
102Rita, riant maintenant, est la domestique qui rit ; j’ignore comment réagit la maîtresse de maison là derrière.
103Je me permets cette façon de communiquer, dans ce cas, parce que je sais que Rita a pu précédemment se fier à mon utilisation discrète et répétée de la « porte de service ».
104Je veille cependant à formuler de manière bien compréhensible le sens de mon intervention, en la mettant à la disposition du moi de la patiente. J’ai besoin, cependant, de faire cela sans vider complètement mon message de sa composante intentionnelle, énergique convocation : je me limite à l’enrichir d’une contribution représentationnelle qu’il est possible de partager.
105A. : « Je suis en train de m’adresser à une autre partie de vous, qui est dans une autre pièce et qui veut continuer à dormir. Dans le dialogue avec moi, vous envoyez, en avant, une partie de vous qui est consciente et raisonnable, avec laquelle on peut parler sans crier, mais qui n’a pas de pouvoir. Moi, je m’adresse à l’autre, celle qui est dessous. »
106P. (en riant) : « J’ai envie de rire, car je sens que c’est vrai. »
107(Pause)
108(Puis, plus pensive) : « Me vient à l’esprit, qu’il y a quelques nuits, j’ai rêvé qu’il me fallait l’aide de quelqu’un pour déplacer des objets dans un navire qui avait coulé. »
109Cela a eu pour effet un déblocage : le flux associatif s’est remis en mouvement. Je pense que cette association relie la patiente à « l’avoir besoin de quelqu’un », et que remplir la liste des clients la renvoie au prendre conscience d’elle-même cliente/patiente en analyse, à contacter « commercialement », c’est-à-dire pour un échange.
110Dans sa famille, Rita, sa mère et ses sœurs faisaient alliance pour garder le père – homme autoritaire et peu participant – à distance de leurs projets et de leurs problèmes. Cela leur apportait certains avantages, mais les privait d’un possible soutien.
111J’ai l’impression de mieux comprendre quelques aspects de la fantaisie qui m’a conduit à intervenir : le père interne « demande » à revenir sur la scène pour ainsi mettre un terme au sortilège des femmes de la maison qui l’écartaient du jeu.
112Avec le sentiment que le flux associatif a repris son cours, et que Rita a repris son travail pour compléter « la liste commerciale », je suggère, en restant dans le vague : « Pour remettre de l’ordre en profondeur… » (Je suis en train de penser qu’un naufrage a dû, en effet, se produire ; je me demande quel a été le naufrage de Rita, et je me questionne sur sa nature.)
113Sa réponse vient naturellement, à partir de son association suivante : « Concernant la liste des clients, mes chefs, au bureau, devraient réaliser que je suis assez douée, mais j’ai des craintes. En réalité, peut-être, je voudrais être la meilleure et, en même temps, je doute d’en être capable, d’être à la hauteur… »
114Et ainsi de suite ; le flux associatif de la patiente se remet en marche, apparaît une « Rita-maîtresse de maison » perdue et cachée qui suscite ma tendresse : une Rita-fille aînée autrefois en compétition avec ses sœurs (elle en a trois), ainsi qu’avec les collègues de bureau (et d’analyse…) aujourd’hui ; une Rita qui lutte désespérément – et, pour l’instant, sans succès – pour protéger un vécu narcissique « coulé à fond » comme le navire de son rêve, étranglée entre son ambition omnipotente et sa peur de l’impuissance.
115Je ne décrirai pas, ici, l’analyse des contenus de la séance, ni leur développement, mais, pour résumer, je dirai que les « femmes de la maison » évinçaient le père non tant à cause de son autoritarisme, mais, surtout pour éviter, au moins en partie, la confrontation avec leurs sentiments de rivalité réciproque, en s’alliant et en projetant sur lui des charges agressives. Et que l’effet paralysant du surmoi œdipien maternel bloquait le désir et la créativité de Rita.
116Ainsi, par correspondance, il est clair que la ligne interprétative initiale devra être intégrée par la suite par une reconnaissance ultérieure de l’interpsychique structurel : les aspects surmoïques nécessitent une représentation ultérieure du moi de la patiente.
117La ligne choisie ici est, pour ainsi dire, une ligne « d’entrée ».
118Ce qui me semble intéressant dans ce matériel est l’entrée sur scène d’un spectateur : l’analyste qui « entre » de façon technique dans l’intrapsychique de la patiente en utilisant intentionnellement l’interpsychique.
119La dramatisation volontaire concerne, dans ce cas, une scène interne, éclairée, paradoxalement, par un visiteur externe qui a trouvé – pas tout à fait par hasard – une porte ouverte (un passage…) par laquelle passer la tête pour produire quelque changement.
120Dans ce cas, le terme « interpréter » s’étend, aussi, au sens théâtral d’incarner un personnage qui entre sur scène avec un mandat transformatif et une connaissance technique, empruntant une voie d’accès à l’onirique à travers l’interpsychique (Bolognini, 2002 a, 2002 b).
121Il appartient à l’analyste d’utiliser à bon escient et de manière mesurée cette solution proche de l’aire du jeu, qui ne peut être que rare, en ce qu’elle demande une joyeuse inspiration harmonique occasionnelle.
122Si, au contraire, cette dernière était la conséquence d’une tendance histrionique ou perverse de l’analyste, elle deviendrait forcée et forçante, et bien plus fréquente.
123Je pourrais poursuivre le fil des associations précédentes, en disant que lorsqu’il s’agit d’entrer « chez quelqu’un », il est opportun de s’arrêter au seuil et, à partir de là, d’envoyer des messages éloquents vers l’intérieur (autrement, il y aurait le risque « d’agir le transpsychique »…).
124Par ailleurs, le rire de Rita révélait, aussi, d’agréables sentiments de surprise : la « domestique » était épuisée de faire face, seule, à la réalité, et même la « maîtresse de maison », malgré sa rage et ses craintes, vivait, peut-être, avec un sens de libération le fait d’avoir été trouvée et contactée, même de cette manière un peu bizarre (et néanmoins acceptable comme on a pu le voir).
125Il était utile qu’un père entre en scène : le surmoi maternel et fraternel tenait Rita immobile et passive, emprisonnée par le maternel fusionnel ; le père/analyste a fait une entrée en scène assez spectaculaire, mais tolérable, en portant le conflit à la lumière du moi de la patiente.
126Pour « déplacer les objets dans le navire coulé », il fallait, une bonne fois pour toutes, récupérer ce père devenu nécessaire (représentant d’une fonction interne mobilisante, et potentielle « voix forte du désir »), en mettant en contact et en coopération l’intrapsychique et l’interpersonnel à travers l’interpsychique.
Conclusion
127En ce qui me concerne, j’entends l’« interpsychique » comme un niveau fonctionnel hautement perméable partagé entre deux appareils psychiques, qui facilite des situations d’empathie complexe, à travers des échanges basés sur des identifications projectives dites « normales » (M. Klein, 1955) ou « communicatives » (H. Rosenfeld, 1987).
128L’empathie est une condition psychique complexe, individuelle ou de couple, pour laquelle les niveaux fonctionnels interpsychiques doivent AUSSI être praticables, mais pas seulement (Bolognini, 2002 a, 2002 b) : on peut dire, en utilisant une métaphore, qu’il est nécessaire d’utiliser aussi bien la chatière que la porte.
129L’identification projective est – dans le contexte conceptuel que nous sommes en train d’explorer – une opération mentale et relationnelle spécifique, qui utilise amplement dans ses formes de communication les niveaux interpsychiques d’échange (la chatière préconsciente) et contribue à l’empathie éventuelle.
130Dans les formes évacuatives ou intrusivo-parasitaires, elle contribue en revanche à la pathologie, et elle correspond métaphoriquement aux « effractions-fissures » exploitées par les rats (clandestinité inconsciente).
131Il s’agit fondamentalement de construire progressivement la confiance dans la pratique d’un dialogue partagé des mondes internes ; le dialogue analytique, vécu interpsychiquement « de l’intérieur », assume une efficacité particulière d’abord contenante, et puis symbolique : ce qui est échangé peut être ressenti très souvent dans l’expérience vécue comme « vraie » (comme dans le rêve), même si non réelle.
132Par rapport à l’utilisation technique intentionnelle et spécifique de l’interpsychique, je pense que cette dernière ne peut se réaliser que relativement rarement : généralement, il est nécessaire qu’il y ait une bonne « syntonisation » de l’analyste avant tout avec lui-même, et puis avec le monde interne et avec l’organisation dynamique du patient, pour qu’il soit possible de transmettre des éléments combinés verbaux/sensoriels de l’intérieur de l’analyste à l’intérieur du patient, de façon naturelle et non forcée.
133Généralement, le patient accepte progressivement de partager ces espaces communs lorsqu’il perçoit la façon dont l’analyste traite aussi son propre soi (celui de l’analyste).
134Et de toute façon, ce partage possible des espaces mentaux communs doit advenir de manière non suggestive, mais dans le cadre d’un régime de « consentement informé » de la part du patient, ce qui revient à dire en collaboration avec son moi central conscient. Il est opportun que ce dernier devienne progressivement conscient des transformations qui sont en cours dans le cadre des rapports avec l’analyste et avec son propre soi (celui du patient).
135Même si, afin de rendre plus naturel et vivable le processus en question, le couple au travail pourra occasionnellement utiliser aussi une « porte de service au rez-de-chaussée », un équivalent de la chatière en somme, non soumise au contrôle continu du moi défensif ; une porte dont le patient a donné la clef à l’analyste, lorsqu’il a réussi à faire confiance à ce dernier.
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Mots-clés éditeurs : fusionalité, identification projective communicative, soi/non-soi, interpsychique, personnation/dépersonnation
Mise en ligne 08/07/2014
https://doi.org/10.3917/rfps.045.0143