« En conclusion, nous dirons qu’à travers nos études psychosomatiques, le narcissisme ne nous est pas apparu comme ce roc solide et inaltérable qui est décrit dans les livres, mais comme quelque chose de fragile, facilement altéré, voire détruit dans ce qu’il a de spécifiquement humain. Souvent, au cours de la rédaction de cet exposé, l’image des premiers mouvements de la vie tels que les a décrits Freud nous est revenue à l’esprit. Au milieu d’une nature soudain favorable, la vie naissait et avec elle une forme nouvelle, puis l’adversité se présentant, les forces physiques reprenaient le dessus et réimposaient leurs lois mortes. »
I – Le corps de la psychosomatique
1La somatisation est-elle un destin des pulsions ? Cette question a été posée par Michel Fain dans un texte de 1993 qu’il a cosigné avec Diran Donabédian et dont le titre est Psychosomatique et Pulsions. Il est habituel de concevoir une phobie, une obsession, un délire, une perversion ou un trait de caractère comme un destin de pulsion, mais il est plus étrange, du point de vue de la pensée, de se représenter un cancer du poumon, une sclérose en plaques ou une rectocolite hémorragique, comme un destin de pulsion. La raison la plus évidente tient à l’hétérogénéité des expressions symptomatiques, les premières découlant d’un dysfonctionnement de la vie psychique tandis que les secondes procèdent d’altérations des fonctions somatiques. Voilà que, sans nous en rendre compte, nous avons rétabli le dualisme psyché-soma. Si cette conception dualiste semble avoir prévalu de tout temps, dans l’histoire de la médecine occidentale, cela tient à ce que les cliniciens sont longtemps restés accrochés aux phénomènes immédiats et superficiels des observations qui s’imposaient à leur regard. Et ces observations imposées d’évidence dans le champ phénoménal, une différenciation entre les expressions somatiques et les expressions psychiques. Le temps suivant fut de construire, à partir de cette hétérogénéité de ces expressions cliniques, une différenciation dans l’ordre conceptuel.
2André Green m’a confié un jour qu’il lui semblait nécessaire, du point de vue scientifique, d’ajouter aux trois règnes existants, le règne minéral, le règne végétal et le règne animal, un quatrième règne : le règne psychique. Cette audacieuse vision greenienne m’est très vite apparue comme une manière de rendre justice aux innovations évolutives radicales qu’ont constituées, pour les primates que nous sommes et dans l’espèce Homo sapiens, l’avènement du langage, de l’ordre symbolique et du fonctionnement psychique. Les humains que nous sommes réuniraient ainsi en eux les caractéristiques de deux règnes biologiques, celles du règne animal à travers l’exercice des fonctions somatiques et celles du règne psychique à travers l’exercice du fonctionnement mental. Mais cette diversité, dans les fonctionnements et dans les expressions, doit, par nécessité, coexister avec un principe d’unité. Si la diversité est immédiatement perceptible, l’unité est cachée dans les profondeurs de l’organisation individuelle. Et c’est cette perception en second, unitaire, du fonctionnement du règne animal et de celui du règne psychique qui conduit à une conception psychosomatique, la seule heuristique, et qui est issue, comme je vais tenter de le montrer, de l’invention de la psychanalyse.
3Commençons par un détour. Il me plaît de rapprocher, par la puissance de leur intuition créatrice, Claude Bernard, le biologiste, et Freud, le psychanalyste. Toute l’œuvre bernardienne repose sur la découverte en 1853 de la fonction glycogénique du foie. Cette découverte n’a de sens que par la construction qu’elle autorise, chez Claude Bernard, d’une vision de l’unité du monde vivant, animal et végétal. Cette unité transcende la diversité des expressions phénoménales dans les deux règnes et s’exprime, pour Claude Bernard, par deux ordres de phénomènes, communs aux animaux et aux végétaux, les phénomènes de création organique et les phénomènes de destruction organique. D’où les deux aphorismes bernardiens reconnus aujourd’hui encore pour leur puissance heuristique dans la compréhension des phénomènes de la vie : « la vie c’est la création » et « la vie c’est la mort ».
4On ne s’étonne pas assez de ce que Freud n’ait pas tenu compte, dans ses recherches psychanalytiques, de la séparation conceptuelle entre phénomènes somatiques et phénomènes psychiques. Ce dualisme somatopsychique représentait pourtant une donnée habituelle dans le milieu scientifique et culturel de Freud. C’est que, comme Claude Bernard, Freud a eu l’intuition de l’unité des phénomènes vivants chez l’humain, commune à son corps et à son psychisme, unité qui dépasse la diversité des fonctionnements et des expressions phénoménales. Cette unité de l’humain cachée derrière les organisations psychique et somatique, c’est celle que lui confèrent les pulsions. C’est cette dimension des pulsions qui traverse en permanence les fonctionnements somatiques et le fonctionnement psychique et les relie ou les délie tout au long de la vie. Cette vision de l’unité du monde humain, sur le socle des phénomènes pulsionnels communs au soma et à la psyché, constitue, selon moi, les fondements psychanalytiques d’une représentation théorique possible et heuristique des phénomènes psychosomatiques. C’est ainsi que, pour Michel Fain,
il ne fait guère de doute que le soma ainsi désigné couvre le champ de l’instinctuel où se rencontrent les avatars de la coexistence entre la nécessité de la conservation de l’individu et l’impératif de la conservation de l’espèce ». Pour Michel Fain encore « la visée vers le complexe serait un compromis passé entre l’érotique et les pulsions du moi. Ces dernières seraient alors partie prenante dans une démarche menant de l’instinctuel vers le pulsionnel, démarche inscrite dans une perspective évolutive.
6Ce qui est ici souligné, c’est un processus de transformations menant des niveaux les plus élémentaires de l’organisation somatique vers l’effectivité des pulsions dans l’organisation psychique. Cette évolution vers le pulsionnel est, pour Michel Fain, inséparable d’une exigence de complexification. Nous voyons comment, à partir de la conception freudienne des pulsions, le somatique pur s’intègre à l’érotique dans une tendance, un trajet, vers la complexité organique et psychique.
7Ce long préambule me conduit à énoncer une première proposition psychosomatique : le corps de la psychosomatique est un corps pulsionnel et non le corps de la physiologie. Nous pourrions préciser : c’est un corps instinctuello-pulsionnel. Cette proposition contient un paradoxe. Car les psychanalystes qui reçoivent des patients somatiques sont confrontés à des malades qui présentent des désordres et des altérations de leurs fonctions physiologiques. C’est que, dans la logique pulsionnelle, les fonctions physiologiques doivent être comprises comme assujetties au fonctionnement des pulsions. C’est en référence à cet ordre second, l’ordre des pulsions, que le psychanalyste doit construire son intelligibilité des phénomènes psychosomatiques et non en référence à un ordre premier, celui de la physiologie des organes.
8Si le corps de la psychosomatique est un corps pulsionnel, alors son actualité comme son histoire procèdent des avatars du fonctionnement des pulsions. Nous devons donc le décrire en fonction de sa place dans chacune des trois instances psychiques, moi, ça et surmoi et le définir en fonction de ses caractéristiques pulsionnelles, érotiques et destructives. Nous décrirons ainsi successivement le corps du moi, le corps du ça, et le corps du surmoi.
9Le corps du moi est un corps dont la référence est la perception. De ce point de vue, il peut être, comme le moi, conscient ou inconscient. Cette ligne de partage entre la qualité de conscience et celle d’inconscience du corps recoupe approximativement cette autre ligne de partage entre la conscience du corps superficiel et l’inconscience du soma. Le somatique serait donc avant tout inconscient au moi. Non qu’il ne lui adresse en permanence des messages sensoriels internes, mais, comme l’exprime l’aphorisme de Leriche, « la santé est le silence dans la vie des organes », ce silence organique, dans l’état de santé, ne peut résulter que de mécanismes continus de neutralisation des sensations internes issues du travail des fonctions somatiques et menant au moi. Freud a souvent souligné que « la façon dont on acquiert à l’occasion de maladies douloureuses une nouvelle connaissance de ses organes est peut-être prototypique de la façon dont on arrive d’une manière générale à la représentation de son corps propre ». Quoi qu’il en soit, si, pour Freud, le somatique est, d’une manière générale, inconscient au moi, « le moi est avant tout un moi corporel, il n’est pas simplement un être de surface, mais lui-même la projection d’une surface ». Selon la logique de cette définition freudienne du moi, le lien entre ce dernier et la surface corporelle n’est pas simplement un lien privilégié, mais c’est un lien constitutif dont est issu le moi. Ainsi, le moi se forme à partir de deux sources : les perceptions issues du monde extérieur et les perceptions issues de la surface corporelle et qui représentent pour Freud un second monde extérieur. Nous aboutissons ainsi à une étrange représentation du corps dans ses rapports avec le moi. Dans l’état de santé, seule la surface du corps est perceptible au moi et consciente, tandis que les fonctions somatiques lui sont inaudibles et inconscientes. Dans l’état de maladie, les organes malades semblent trouver une voie vers la perception du moi à partir des excitations douloureuses ou d’autres excitations sensorielles.
10Si le corps du moi est essentiellement représenté par la surface corporelle, le soma est avant tout intimement intriqué au ça. Ainsi existerait-il une double représentation du corps recoupant la structure de l’appareil psychique : l’une associant la surface du corps au moi conscient et l’autre associant le somatique au ça inconscient. Car pour Freud,
un individu est donc pour nous un ça psychique, non connu et inconscient, sur lui se trouve posé en surface le moi, développé à partir du système perception (Pc) comme noyau.
12Si cette première définition du ça, dans Le Moi et le Ça en 1923, souligne avant tout le caractère d’inconscience et de non-connaissance de ses contenus, ses rapports avec le somatique sont plus explicites dans la description qu’il en donne dans la nouvelle conférence sur la décomposition de l’appareil psychique en 1932 :
nous nous approchons du ça au moyen de comparaisons, nous l’appelons un chaos, un chaudron plein d’excitations en ébullition. Nous nous représentons qu’il est ouvert à son extrémité sur le somatique, accueillant là, en soi, les besoins pulsionnels qui trouvent en lui leur expression psychique, mais nous ne pouvons pas dire dans quel substrat.
14Le ça psychique se prolonge ainsi dans le somatique comme le somatique se représente dans le ça. C’est dans L’Abrégé que Freud va donner la description la plus complète des rapports du ça avec le somatique :
nous donnons à la plus ancienne de ces provinces ou instances psychiques le nom de ça ; son contenu comprend tout ce que l’être apporte en naissant, tout ce qui a été constitutionnellement déterminé, donc avant tout les pulsions émanées de l’organisation somatique et qui trouvent dans le ça, sous des formes qui nous restent inconnues, un premier mode d’expression psychique.
16C’est à partir de là que réside l’originalité radicale de l’approche psychosomatique. Car nous comprenons que ce ne sont pas les fonctions somatiques pures qui forment l’objet de la représentance psychique à travers leur passage dans le ça, mais ce sont bien plutôt leurs valences pulsionnelles érotiques ou/et destructives qui parviennent au ça à des degrés divers de complexification ou au contraire de décomplexification. De cette façon, la psychanalyse, et la psychosomatique construite sur ses fondements, prend en compte un niveau d’ordre deux dans l’organisation du corps, le niveau d’ordre pulsionnel, et non un niveau d’ordre un représenté par le fonctionnement physiologique des organes. Cette originalité dans l’approche psychosomatique a immédiatement été reconnue par les fondateurs de l’École psychosomatique de Paris. En introduction à leur livre collectif L’Investigation psychosomatique, Pierre Marty, Michel de M’Uzan et Christian David posent d’emblée que
initialement, il est vrai, l’inconscient a été appréhendé surtout à travers la multiplicité de ses expressions mentales. Il reste que sa saisie au niveau du somatique pur était impliqué par le génie même de la découverte freudienne du ça en tant qu’instance enracinée dans le biologique.
18Il ne fait guère de doute que pour Freud, les pulsions sont actives aussi bien dans les fonctions somatiques que dans le fonctionnement mental. Dans Le Moi et le Ça, Freud écrit à propos des pulsions de vie et des pulsions de mort :
à chacune de ces deux espèces de pulsions serait imparti un processus physiologique particulier (édification et dissociation), dans chaque morceau de substance vivante seraient actives les deux sortes de pulsions, mais ceux-ci en une mixtion aux proportions inégales, si bien qu’une substance pourrait prendre en charge la représentance majeure de l’éros.
20Le jeu des pulsions de vie et des pulsions de destruction recouvre ainsi le fonctionnement physiologique des organes, et c’est de leur degré de mixtion ou de démixtion que va dépendre en définitive la qualité du silence des organes définissant les différents niveaux de santé ou de maladie somatique. Pour nous résumer, nous pouvons dire que si le moi est avant tout un moi corporel, le ça est avant tout un ça somatique. Mais le moi est aussi, comme le ça, investi par les pulsions. Celles-ci sont issues en même temps des strates les plus profondes de l’organisation somatique, celles qui donneront naissance au narcissisme primaire et des strates plus superficielles, à partir des zones érogènes, celles qui donneront naissance aux représentations psychiques.
21Il peut paraître étrange d’associer le corps au surmoi. Pourtant, dans mon expérience de psychanalyste avec des patients atteints de maladie somatique, il m’est souvent arrivé de constater que le patient avait projeté sur son corps malade les qualités d’un surmoi. En particulier, lorsqu’une nouvelle crise somatique se développait chez un patient atteint d’une maladie évolutive, il n’était pas rare de le voir interpréter ce nouvel événement comme un signe du destin, comme un abandon par les forces protectrices ou comme une punition. Au contraire, l’amélioration de son état somatique, ou l’éloignement d’une récidive, pouvait être interprétée comme un heureux destin. Ainsi, il n’est pas insensé de penser que le corps noue avec le surmoi des relations tout aussi intimes que celles qu’il noue avec le moi ou le ça.
22De quelle nature peuvent être les liens qui unissent le corps au surmoi ? D’une manière générale, ces liens nous paraissent être inconscients, et les interprétations dont nous venons de faire mention de la part de certains patients nous paraissent être des explications d’ordre secondaire bien que fondées sur une préconnaissance inconsciente. Ce qui justifie encore l’intimité des liens entre le somatique et le surmoi, c’est la parenté entre le ça et le surmoi d’autant plus grande d’ailleurs que le surmoi est inconscient. Ainsi sommes-nous portés à considérer que le somatique est d’autant plus intriqué aux valeurs du surmoi que le sentiment de culpabilité est rendu plus inconscient par un état de désorganisation psychique. Dans cette conjoncture économique, une voie s’ouvre à nous. Dans Le Moi et le Ça Freud souligne les liens spécifiques qui unissent, dans l’état de mélancolie, le sadisme au surmoi :
si nous nous tournons d’abord vers la mélancolie, nous trouvons que le surmoi sur fort qui a tiré à soi la conscience fait rage contre le Moi avec une violence sans ménagement, comme s’il s’était emparé de tout le sadisme disponible dans l’individu. Selon notre conception du sadisme, nous dirions que la composante destructive s’est déposée dans le surmoi et tournée contre le Moi. Ce qui règne dès lors dans le surmoi est pour ainsi dire une culture pure de la pulsion de mort.
24Sous réserve de considérer que toute solution mentale a été dépassée chez le patient en état de désorganisation somatique, je fais l’hypothèse que l’autodestruction, libérée par la démixtion pulsionnelle, se rassemble sur l’organe malade et acquiert, dans un second temps, et d’une manière substitutive, les qualités d’un surmoi sadique qui attaque l’être organique au cœur même de sa conservation. Ainsi, le corps peut aussi bien assurer la représentance d’Éros dans les états de bien-être somatique que celles des pulsions de destruction dans les états de maladie somatique.
25En tant que corps pulsionnel, le corps psychosomatique épouse tous les avatars du fonctionnement des pulsions, tant dans le sens de la complexification que dans celui de la décomplexification qui s’achève dans le destin d’une somatisation.
26L’un des caractères les plus surprenants de la somatisation, plus ou moins présent dans toute somatisation et jamais absent selon mon expérience, est le caractère de projection de la somatisation. Ça tombe sur soi sans que le moi en ait été informé ou s’y soit préparé. L’expression « tomber malade », en dehors d’autres significations possibles, rend compte de cet effet de surprise et d’étrangeté de la somatisation lorsqu’elle apparaît. De fait, l’événement somatique est le plus souvent un événement vécu comme étranger à soi, extérieur à soi. Le moi subit la maladie somatique comme un événement venu du dehors et non comme un événement issu d’un processus interne. Si le ça est avant tout un ça somatique, nous comprenons alors que le moi, dans certaines conditions, peut traiter ses fonctions somatiques comme un second monde extérieur, comme il le fait habituellement pour le ça. Mais nous constatons que la qualité projective du soma est associée à l’avènement d’une somatisation et habituellement absente dans l’état de santé organique. Je ne parle pas ici des états de dépersonnalisation ou autres états psychotiques dans la mesure où la qualité projective du corps est associée ici à des organisations psychopathologiques bien définies. La projection dont nous parlons est celle associée au processus de somatisation. L’hypothèse la plus vraisemblable du point de vue métapsychologique est qu’au cours du processus de désorganisation, ou de désobjectalisation généralisée, le moi se fragmente et perd son unité ; l’autodestruction, libérée par l’état de démixtion pulsionnelle, peut se projeter au-dehors-dedans et se fixe sur un fragment somatique en le constituant du même coup comme un néo-objet. Ce nouvel objet, la somatisation, est porteur de valeurs surmoïques du fait du rassemblement du sadisme sur l’organe malade, mais aussi est porteur de potentialités de réintrication érotique, particulièrement sadomasochique, ce que Pierre Marty concevait comme une réorganisation psychosomatique. De ce fait, la perte de toute tendance vers la complexification, en raison des situations conflictuelles pour lesquelles le sujet ne parvient pas à trouver une solution psychique, fait basculer régressivement le processus pulsionnel vers un état de décomplexification qui aboutit à l’altération des fonctions somatiques. Heureusement, dans certaines conditions, la reprise d’un mouvement évolutif vers la complexification prend forme au niveau du soma avant d’entraîner dans ce mouvement toute l’organisation psychique.
II – Se porter soi-même ou autoportage
27Il existe une situation clinique que les psychanalystes recevant des malades somatiques observent régulièrement. Il s’agit d’une observation qui est tellement familière aux psychosomaticiens qu’elle est devenue comme consubstantielle, spécifique, à la chose psychosomatique. C’est que, en cette observation, réside en réalité le cœur de la théorie psychosomatique. Les auteurs de L’Investigation psychosomatique l’avaient, les premiers, identifiée, dans sa radicale singularité :
Il s’agit d’un sujet qui donne l’impression première d’une adaptation sociale correcte, voire excellente, qui ne présente pas d’organisation névrotique ou psychotique à proprement parler, mais chez lequel l’écart par rapport à la norme paraît exclusivement lié aux anomalies somatiques.
29Dans cette citation figurent deux traits de caractère et de comportement : l’adaptation au monde extérieur et le respect de la norme. Mais ce qui est important, c’est que ces deux éléments cliniques font l’objet d’un surinvestissement par le moi du patient : surinvestissement de l’adaptation et surinvestissement de la norme. Ce surinvestissement a la signification d’un contre-investissement vis-à-vis de quelque chose de manquant dans les processus primaires de l’inconscient. Ce surinvestissement est un surinvestissement dans l’exercice du moi et témoigne, par là même, du défaut de fonctionnement des forces érotiques au sein de l’appareil psychique. Cette conjoncture métapsychologique psychosomatique procède, pour Michel Fain, d’un impératif de prématurité du moi. Nous reviendrons plus loin sur cette question théorique fondamentale. Cette observation clinique que nous venons d’individualiser contient encore un autre élément significatif, rarement absent dans l’organisation de caractère de ces patients. Il s’agit d’une attitude à toujours faire les choses soi-même et corrélativement à ne jamais demander d’aide aux autres. Cette attitude a le caractère d’un impératif et répond à une exigence permanente d’ordre interne. Il s’agit pour le patient de se porter soi-même, de s’adosser à ses propres forces. C’est ce que j’appelle un comportement d’autoportage. C’est ce comportement qui donne aux autres le sentiment que ces patients sont particulièrement autonomes et responsables d’eux-mêmes. On retrouve ici la dimension de surinvestissement du moi dans sa valeur d’autonomie.
30Il n’est pas sans intérêt de rapprocher cette observation clinique dont la première transmission à la communauté des psychanalystes date du début des années 1960, de cette autre observation clinique, décrite par Winnicott et relative au « faux self ». Dans un texte de 1960, Distorsion du Moi en fonction du vrai et du faux self, Winnicott décrit les conditions précoces et l’émergence d’un faux self chez le petit enfant :
La mère qui n’est pas suffisamment bonne n’est pas capable de rendre effective l’omnipotence du nourrisson et elle ne cesse donc de faire défaut au nourrisson au lieu de répondre à son geste. À la place, elle y substitue le sien propre qui n’aura de sens que par la soumission du nourrisson. Cette soumission de sa part est le tout premier stade du faux self et elle relève de l’inaptitude de la mère à ressentir les besoins du nourrisson… Lorsque la mère ne peut pas s’adapter suffisamment bien, il y a séduction du nourrisson qui en vient à se soumettre, et un faux self soumis réagit aux exigences de l’environnement que le nourrisson semble accepter.
32Il ne fait guère de doute que, pour Winnicott, le faux self est un comportement qui s’édifie en contre, c’est-à-dire, contre les premières ébauches ou les premiers indices de la subjectalité, de l’identité future du petit enfant : affects, sensori-motricité. Dans l’esprit de Winnicott, cette pseudoidentité que représente le faux self vise à protéger, précocement, ce qu’il appelle le vrai self et que nous nous représentons comme le narcissisme primaire du petit enfant.
De cette façon, il devient possible de remonter au point d’origine du faux self, qui est une défense, une défense contre ce qui est impensable : l’exploitation du vrai self qui aboutirait à son anéantissement.
34Ainsi, pour Winnicott, il a existé une menace vitale pour l’être psychique naissant, menace contre laquelle se trouvait justifiée la mise en place d’un mode de survie sous la forme d’un faux self. Nous voyons que ce mode de survie repose sur l’abandon par le moi de ses propres pulsions et sa soumission aux exigences de l’environnement. Pour Winnicott, le vrai self, menacé, prend racine dans l’intimité de la vie du corps et s’exprime dans le plaisir du fonctionnement organique comme celui du fonctionnement naissant de l’appareil psychique :
Le vrai self provient de la vie des tissus corporels et du libre jeu des fonctions du corps, y compris celui du cœur et de la respiration. Il est étroitement lié à l’idée du processus primaire et au début, par essence, il n’a pas à réagir à des stimuli extérieurs ; il est simplement primaire. Définir l’idée d’un vrai self n’a que peu d’intérêt si ce n’est pour tenter de comprendre le faux self, car le vrai self ne fait guère plus que rassembler dans ses détails l’expérience liée au fait de vivre.
36Cette expérience ineffable, de nature narcissique primaire, n’est possible, selon la théorie de Winnicott, que grâce aux aptitudes identificatoires de la mère pour son enfant ; celles-ci lui permettent de savoir comment le porter de manière à ce que l’enfant fasse d’abord l’expérience d’exister plutôt que celle de réagir à des excitations du monde extérieur. Au contraire, « les carences maternelles provoquent des phases de réactions aux empiètements et ces réactions interrompent la “continuité d’être de l’enfant”.
37Ce détour théorique par Winnicott présente un double intérêt. D’une part, il permet de montrer la parenté entre des formes cliniques de survie psychique, les unes décrites par des psychosomaticiens et les autres décrites par un psychanalyste d’enfant. D’autre part, il permet de situer d’une manière claire et convaincante la question théorique qui est au cœur de ces configurations cliniques. Il s’agit de la question des blessures narcissiques précoces et de leurs conséquences pour l’organisation psychosomatique individuelle. Michel Fain et Pierre Marty ont présenté en 1965 une étude sur les rapports entre les processus psychosomatiques à l’âge adulte et les avatars du développement du narcissisme. Leur texte, À propos du narcissisme et de sa genèse, rassemble, selon moi, tout ce dont nous avons besoin sur le plan théorique pour comprendre ce trait de caractère et de comportement si singulier que Michel Fain réfère à un impératif de prématurité du moi, que Pierre Marty qualifie de moi idéal et qui se dévoile par cette aptitude qu’ont des patients somatiques à se porter soi-même, à s’autoporter. En sommes, écrivent les auteurs,
à partir de certaines circonstances que nous avons résumées sous le nom de mécanisation de la relation, le narcissisme disparaît du système qui contient en lui-même la mentalisation, et les conflits ultérieurs activeront un mode d’expression plus proche d’une énergétique mécanique que de manifestations mentales. Dans ce texte figurent trois notions, liées les unes aux autres dans le cours d’un processus de transformation psychosomatique mortifère. On pourrait dire, plus précisément, que ces trois notions découlent les unes des autres par une espèce de logique économique. Ces trois notions sont : premièrement, un certain type de relation d’objet précoce, qualifié par les auteurs de relation mécanique et qui repose sur une absence d’affect partagé entre mère et enfant, ce que dans le langage de Winnicott nous associerons à un défaut de « préoccupation maternelle primaire.
39Deuxièmement, une dissolution de la lIbido narcissique en même temps que disparaissent les premières ébauches de mentalisation. Ce lien entre narcissisme et mentalisation est un lien organique que les auteurs ont établi en introduction à leur étude et comme une prémisse à leur développement théorique :
Nous pouvons ainsi exprimer précocement ce qui sera notre conclusion : l’investissement lIbidinal érotique du corps ne se maintient qu’à condition qu’il trouve son prolongement dans un appareil mental topiquement constitué. L’unité narcissique primaire ne peut subsister que dans la mesure où s’ouvre une issue vers une mentalisation normale ou pathologique, peu importe.
41Cette affirmation des auteurs est la suite logique de l’énoncé freudien présent dans le texte de 1914, pour introduire le narcissisme, et qui, en même temps, l’explicite :
Il est nécessaire d’admettre qu’il n’existe pas dès le début, dans l’individu, une unité comparable au Moi ; le Moi doit subir un développement. Mais les pulsions autoérotiques existent dès l’origine ; quelque chose, une nouvelle action psychique, doit donc venir s’ajouter à l’autoérotisme pour donner forme au narcissisme.
43La nouvelle action psychique qui fait naître, à partir des auto- érotismes partiellisés, le narcissisme est ce que les auteurs appellent le système de mentalisation. Et cette mentalisation qui, désormais, appartient au narcissisme est liée au psychisme de la mère et à ce que les auteurs reconnaissent comme son instinct maternel. La troisième notion présente dans le texte précité est la régression énergétique. Cette régression, initiée par un certain type de conflit actuel réactivant des conflits anciens, voire précoces, met à nu les appareils somatiques et les expose sans protection aux pulsions de destruction. La logique de ce processus conduit immédiatement aux altérations somatiques. Nous devons bien nous rendre compte que cette notion de régression qui porte sur la qualité de l’énergie psychique est une notion nouvelle qui a souvent été utilisée par les psychosomaticiens et particulièrement pour justifier les transformations ultimes d’ordre pulsionnel qui préludent aux altérations somatiques.
44C’est dans le prolongement de ces préoccupations théoriques que j’énonce ma deuxième proposition : le désinvestissement érotique du moi est l’une des conditions primordiales au développement d’une somatisation. Cette proposition repose sur la structure même de la seconde théorie des pulsions dans laquelle le moi est doublement représenté pulsionnellement, d’une part en tant qu’agent de l’autoconservation et d’autre part en tant qu’objet lIbidinal. Mais le point capital est que ces deux polarités pulsionnelles du moi sont coiffées par l’investissement érotique des pulsions de vie. C’est l’abandon de cet investissement érotique qui livre le moi à l’autodestruction et qui prélude au développement d’une somatisation. En parlant de régression énergétique, les premiers auteurs psychosomaticiens avaient à l’esprit l’image d’une excitation somatique pure d’ordre physico-chimique. Il faut rappeler ici que, pour Freud, le sens des pulsions érotiques est de lier et de conserver tout. Cela permet de comprendre d’une manière décisive que le désinvestissement érotique du moi, son délaissement par les pulsions de vie, le soumet aux forces antagonistes de déliaison et de destruction de ce qui constitue son tissu fondamentalement, le corps, dans sa surface et dans sa profondeur.
Il nous faut maintenant, écrit Freud dans Au-delà de principe du plaisir, d’autant plus insister sur le caractère lIbidinal des pulsions d’autoconservation que nous risquons ce pas supplémentaire : reconnaître la pulsion sexuelle comme étant l’Éros qui conserve tout, et faire dériver la lIbido narcissique du Moi des apports de lIbido au moyen desquels les cellules du soma adhèrent les unes aux autres.
46Nous voyons se tisser ainsi de manière plus compréhensible le lien entre les blessures narcissiques précoces et les altérations somatiques à travers les mouvements régressifs touchant en particulier à la qualité de l’énergie qui sous-tend les forces pulsionnelles. Michel Fain et Pierre Marty concluent ainsi leur étude sur le narcissisme :
Il doit donc exister aux périodes précoces de l’enfance des mouvements étroitement en rapport avec les conditions d’ambiance et en particulier avec la qualité de l’instinct maternel, mouvement déplaçant l’énergie de sa qualité lIbidinale, qu’elle soit narcissique primaire ou secondaire, vers une excitation somatique et vice et versa. Certains individus semblent conserver, par la suite, cette labilité première ou la voient réapparaître après certains mouvements d’allure régressive.
III – Le détournement fonctionnel des pulsions de destruction
48Tout ce que nous avons dit jusque-là revient à traiter la somatisation comme une maladie du moi. Nous avons dit que le moi était investi pulsionnellement par les pulsions de vie, pulsions érotiques dont le but essentiel est sa conservation et sa recréation permanente. Nous avons dit encore qu’il présentait une configuration bipolaire, l’une des polarités faisant l’objet d’un investissement narcissique primaire et l’autre polarité faisant l’objet de ce que Michel Fain a appelé un investissement narcissique primitivement secondaire et qui répond aux anciennes pulsions d’autoconservation, intimement dépendant des tâches de gérance maternelle. Mais il nous reste à compléter l’habillage pulsionnel du moi en introduisant les pulsions de destruction ou de mort. Freud a sans cesse répété que les pulsions érotiques et les pulsions de destruction formaient un mélange dont le degré de mixtion était variable. La tâche à laquelle le moi est confronté dès le début de sa formation est de protéger son intégrité et, donc, de se conserver face aux dangereuses pulsions de mort. Pour Freud, le moi a à sa disposition trois modalités de solution pour se protéger des pulsions de mort : le masochisme, la projection et l’utilisation de la pulsion de mort dans le processus de vie. La solution masochiste repose sur la neutralisation des pulsions de mort par l’action des pulsions de vie. La solution projective repose sur le déplacement à l’extérieur, sur l’objet, des pulsions de mort devenant par là même pulsions d’agression ou de destruction. L’utilisation de la pulsion de mort dans les processus vivants repose sur son intrication masochiste aux pulsions de vie et sa participation à la tendance générale vers la complexification, entraînée qu’elle est dans ce courant par Éros. L’ensemble des modalités défensives du moi et particulièrement du moi primaire a été longuement développé par Freud dans des textes où il montre de manière claire les liens intimes entre le Moi et les pulsions de destruction. Ainsi, dans Pulsion et destin des pulsions, en 1915, il énonce que :
Le Moi hait, exècre, persécute, avec des intentions destructrices, tous les objets qui deviennent pour lui source de sensation de déplaisir, qui signifie pour lui indifféremment un refusement de satisfaction sexuelle ou un refusement de la satisfaction de besoin de conservation. On peut même affirmer que les prototypes véritables de la relation de haine ne sont pas issus de la vie sexuelle, mais de la lutte du moi pour sa conservation et son affirmation.
50Ailleurs, dans Au-delà de principe de plaisir, en 1920, Freud écrit :
Mais comment faire dériver de l’éros, qui conserve la vie, la pulsion sadique qui a pour but l’endommagement de l’objet ? N’y a-t-il pas lieu de faire ici l’hypothèse que ce sadisme est à proprement parler une pulsion de mort qui a été repoussée du moi par l’influence de la lIbido narcissique, de sorte qu’elle ne vient à apparaître qu’au niveau de l’objet ?
52Nous avons jusqu’ici prêté au moi des moyens importants et suffisants pour se défendre de la menace que représentent les pulsions de mort et pour vivre. Mais nous devons maintenant envisager de quelles autres manières il peut se protéger contre les dangers de la destructivité interne quand il s’est construit sur les bases d’un narcissisme fragile et blessé. Nous sommes ici à la limite des solutions psychiques, et le patient, à ce point démuni, s’il veut continuer de vivre, n’a pas d’autres choix que d’utiliser, en toute inconscience, ses fonctions biologiques pour retrouver le sens d’une évolution vers la complexification de son fonctionnement pulsionnel. Si, dans les conditions d’un développement névrotico-normal du moi, cette évolution conduit à la structuration œdipienne, au contraire, dans les configurations cliniques que nous avons décrites plus haut et qui s’illustrent dans les conduites de surinvestissement de l’autonomie du moi, l’évolution est figée dans des formes qui témoignent de l’urgence de la mise en place par le moi de moyens antitraumatiques. Énonçons tout de suite que le moyen le plus radical pour le moi de se défendre des effets d’un traumatisme désorganisateur est l’utilisation de la pulsion de mort à des fins pare-excitantes. Il faut bien avoir conscience qu’il s’agit là d’une mesure ultime et qu’en quelque sorte les pulsions de mort sont ainsi détournées de leur emploi dans les processus vivants par leur alliage avec les pulsions érotiques. Ce détournement de fonction des pulsions de destruction suppose une condition préalable, celle d’une conjoncture conflictuelle qui a eu pour conséquence un état de désintrication pulsionnelle. Freud a eu l’intuition des effets que pouvaient entraîner les états de désintrication pulsionnelle durable pour la vie des fonctions aussi bien psychique que somatique. Ainsi, dans Le Moi et le Ça, Freud écrit :
une fois que nous avons admis la représentation d’une mixtion des deux espèces de pulsions, s’impose aussi à nous la possibilité d’une – plus ou moins complète – démixtion de celle-ci… un aperçu s’ouvre alors à nous sur un vaste domaine de faits qui n’a pas encore été considéré sous ce jour… et nous apprenons à comprendre que parmi les résultats de maintes névroses graves, par exemple des névroses de contrainte, la démixtion pulsionnelle et le surgissement de la pulsion de mort méritent une prise en compte particulière.
54C’est que l’état de démixtion pulsionnelle a pour effet immédiat de libérer l’autodestruction.
55Nous avons évoqué tout à l’heure la notion d’impératif de prématurité du moi, décrite par Michel Fain, et nous nous en sommes servi pour comprendre, en théorie, cette forme clinique spécifique de certains états psychosomatiques, celle qui s’illustre dans l’attitude de se porter soi-même et qui surinvestit les valeurs d’autonomie du moi. Pour Michel Fain, « la prématurité des pulsions du Moi viendrait d’une mobilisation de la pulsion de mort à des fins défensives, notamment, pare-excitantes ». Il faut ajouter que cette mobilisation de la pulsion de mort à des fins pare-excitantes à dû s’opérer prématurément et précocement en raison d’une conjoncture traumatique ayant menacé les assises narcissiques du Moi. Cet usage défensif de la pulsion de mort, aux fins d’annuler l’excitation, installe dans l’appareil psychique une situation métapsychologique proche de celle que Benno Rosenberg a décrite comme masochisme mortifère. À partir de ce réaménagement pulsionnel, une nouvelle organisation psychique se forme dans laquelle, selon Michel Fain,
à l’impératif de complexification de l’instinctuel originaire (sexuel et conservation), à la base des issues mentales, se substitue un impératif de développement prématuré du Moi destiné à annuler l’excitation. Cet impératif s’opposera par définition à l’émergence des satisfactions passives et réceptives et à toute complexification allant dans ce sens.
57Avec le détournement fonctionnel de la pulsion de mort et sa sortie de l’alliage pulsionnel et de son projet interne de complexification, nous reconnaissons là ce qui représente à mes yeux une troisième proposition psychosomatique.
IV – Le travail de somatisation
58À ma connaissance, la notion de travail de somatisation est nouvelle. Je l’ai proposée récemment au cours d’une étude comparative entre deuil, mélancolie et somatisation et plus précisément au cours d’une réflexion sur la solution de somatisation comparée à la solution de mélancolie. La notion de travail, chez Freud, repose sur l’idée d’un enchaînement de processus psychiques qui aboutit à la création d’une solution à une situation conflictuelle vécue par le moi. La solution que le travail a créée a toujours valeur de compromis. Qu’il s’agisse du travail de rêve ou du travail de mélancolie, on peut chaque fois dégager de l’enchaînement processuel deux temps : un temps premier qui témoigne du travail du négatif et un temps second qui fait apparaître à la conscience, en tant que perception, la solution de compromis. Plusieurs objections apparaissent immédiatement lorsque l’on veut appliquer à la somatisation le modèle ici décrit du travail. La première objection tient à l’hétérogénéité entre les notions de travail et de somatisation. En effet, le travail comme je l’ai indiqué plus haut est un enchaînement de processus psychiques tandis que la somatisation est une altération d’une fonction somatique. La seconde objection tient à la théorie classique des processus de somatisation. Celle-ci énonce que les somatisations évolutives et graves procèdent en général d’un mouvement de désorganisation psychique. C’est là qu’apparaît la contradiction entre un mouvement de démentalisation et d’effacement des formations psychiques et la notion d’un travail qui doit aboutir à la création d’un compromis. Ces objections sont valables jusqu’à une certaine limite conceptuelle. Mais, si nous nous posons la question autrement et si nous prolongeons notre réflexion en tenant compte de la logique pulsionnelle, alors la contradiction tombe entre les notions de travail et de somatisation. Je vais développer ici mon hypothèse à propos du travail de somatisation.
59Le travail de somatisation comprend deux temps : un temps premier, marqué du sceau de la destructivité et témoignant du travail du négatif, et un temps second, marqué du sceau de l’érotique et représentant un temps de guérison. Lorsque le cycle complet du travail de somatisation a été accompli, on peut dire, paradoxalement, que la maladie somatique représente une tentative de guérison pour la maladie psychique.
A – Le temps destructeur ou le travail du négatif
60Le travail de somatisation commence toujours par une situation conflictuelle qui a engendré, peu ou prou, une blessure narcissique, elle-même réactivant le plus souvent des blessures anciennes du moi. Nous avons vu plus haut que toutes les sensations de déplaisir qui affectent le moi entraînent immédiatement de sa part un courant hostile, de haine, d’agression ou de destruction. Les affects de douleur ou de détresse mobilisent particulièrement les pulsions de destruction. Devant les menaces que celles-ci représentent pour le moi, son unité et sa conservation, trois options défensives s’offrent à lui, mais le choix de ces options est dépendant de l’histoire et de la structure du moi. La première option est celle de la projection de la destructivité au-dehors. Nous avons vu qu’elle représentait une réaction de la lIbido narcissique lorsqu’elle est confrontée à une source de déplaisir. La deuxième option est celle de l’intrication masochiste. Les pulsions de mort sont alors neutralisées par la lIbido présente dans le moi. Nous avons, plus haut, évoqué déjà ces deux modes de traitement que le moi utilise contre les dangereuses pulsions de mort. Mais il existe une troisième option. Nous l’avons évoqué il y a peu. Il s’agit de l’option autocalmante. Cette option repose sur l’usage de la pulsion de mort à des fins d’annulation de l’excitation. Nous reconnaissons, dans cette option défensive, le détournement de la pulsion de mort grâce à sa fonction antiexcitation. Les procédés autocalmants sont précisément des modalités, comportementales ou intellectuelles, par lesquelles véhicule l’action anti-excitation de la pulsion de mort. Maintenant, une question se pose : qu’est-ce qui détermine le choix de l’option défensive du moi vis-à-vis de la libération des pulsions de destruction ? Qu’est-ce qui oriente le moi vers l’option masochiste, projective ou autocalmante ? Mon hypothèse est que ce choix est déterminé par le montant d’investissements érotiques du moi. Si la quantité d’investissements érotiques est suffisante, le choix défensif du moi s’orientera vers une solution masochiste de vie complétée par une solution projective. Si la quantité d’investissements érotiques est en défaut, le choix défensif du moi s’orientera vers une autre solution, celle des procédés autocalmants complétée par une solution masochiste mortifère. En somme, au cours de ce premier temps du travail de somatisation, nous voyons que le travail du négatif repose particulièrement sur l’utilisation de la pulsion de mort grâce à sa fonction antiexcitation. C’est ce travail de la pulsion de mort, travail silencieux, dont témoignent au plan clinique la dépression essentielle et la désorganisation progressive du fonctionnement psychique. Autrement dit, le travail de la pulsion de mort est à l’œuvre au cours du processus de désobjectalisation, et aux fins de réduction du montant d’excitations traumatiques ou, ce qui revient au même, du montant de douleur.
B – Le temps érotique ou temps de guérison
61Il est possible d’envisager que, grâce à l’utilisation de la pulsion de mort, la quantité d’excitations traumatiques a sensiblement été réduite. Alors le moi peut à nouveau disposer d’une lIbido plus disponible. En poursuivant mon hypothèse, je considère que ce moment-là est le moment de bascule entre le premier temps et le second temps du travail de somatisation. C’est maintenant, du destin de la lIbido, que va dépendre la significativité de la somatisation. J’ai énoncé plus haut que la somatisation apparaissait du dehors comme une projection. Si nous suivons la voie de développement empruntée par Benno Rosenberg dans son étude sur la projection et sa séparation, heuristique à mon sens, entre deux variétés de projection, l’une contenant les pulsions de destruction et l’autre contenant les pulsions de vie, si nous prolongeons donc son développement, nous sommes conduits à nous représenter la somatisation comme un objet de projection analogiquement aux formations délirantes chez les psychotiques. La somatisation résulterait ainsi et de la projection des pulsions de destruction, ce qui, comme nous l’avons vu, chargerait l’organe malade de valeur surmoïque, et de la projection des pulsions de vie, ce qui l’établirait comme un néo-objet.
62Le rapprochement que j’opère entre somatisation et délire, du fait qu’ils représentent tous deux des néo-objets, me semble justifié, sous réserve que l’on veuille bien considérer que, comme Freud l’a énoncé dans Le Moi et le Ça, le ça est pour le moi une seconde terre étrangère, un second monde extérieur. Complétons cette parenté métapsychologique entre somatisation et délire en soulignant le fait que pour la somatisation, son avènement dans le champ de perception du moi représente un temps de guérison, lourd de potentialités de réobjectalisation. De la même manière que, pour le délire, Freud avait considéré sa constitution comme un temps second, temps de guérison.
63Une dernière proposition psychosomatique vient en conclusion provisoire de cette recherche : la somatisation est une néoréalité somatique dont la significativité semble associée à une préservation du monde extérieur.
Mots-clés éditeurs : pulsion de mort, autoportage, travail de la somatisation, pulsions
Mise en ligne 08/07/2014
https://doi.org/10.3917/rfps.045.0011