1C’est dans la clinique de l’approche psychosomatique du processus spécifique de l’adolescent que l’analyse de l’affect nous amène à formuler une hypothèse centrale.
2Chez Freud, il existe un lien entre l’expression d’une motion pulsionnelle, sa représentation et l’affect lié consubstantiellement.
3Et pourtant, le moi est-il toujours dans la capacité à exprimer l’affect, en particulier lorsque le processus pulsionnel est surtout marqué par une charge d’excitation ?
4Il s’agit d’une question fondamentale en psychanalyse psychosomatique que nous essayons de construire dans le cadre du processus adolescent.
5Nous définissons ce processus adolescent à partir d’une approche freudienne caractérisée par l’aboutissement d’un travail du moi. Le premier temps est marqué par la sexualité infantile, c’est l’enfant pervers polymorphe, accédant du prégénital au génital à travers des expériences infantiles vécues dans un registre d’éducation parentale.
6Dans cette conception ontogénétique et phylogénétique, le deuxième temps est constitué par la période de latence, source d’une nécessaire sublimation, qui contribue aux investissements du moi en dehors d’une conflictualité dont l’origine serait l’expression ouverte et crue de la persistance des émois sexuels infantiles. Avec le processus pubertaire, le moi est directement confronté à une exigence de travail psychique.
7À l’adolescence, le moi, transformé physiquement dans son identité sexuelle doit également assumer l’abandon des liens affectifs parentaux du premier temps de la sexualité infantile, mais il doit également construire sa propre identité subjectivante condition sine qua non d’une identification sexuée postœdipienne et des liens affectifs nouveaux auprès d’un choix d’objet d’amour d’un congénère.
8Tout au long de ce travail, le moi est constamment envahi par des exigences pulsionnelles (d’origine pubertaire) où la réalité de sa transformation psychophysique constitue une situation traumatique caractérisée communément par la notion de « crise pubertaire – crise juvénile… ».
9Le traitement psychique qu’effectue le moi consiste ainsi à un travail de liaison entre un processus identitaire – par nature sexuel à l’adolescence – et la charge d’excitation pulsionnelle inhérente à ce processus adolescent.
10Les aléas de ce travail psychique du moi sont nombreux, et ils nous amènent à reformuler l’hypothèse centrale.
11La notion pulsionnelle et l’affect lié sont intégrés dans une exigence d’identité – sexuelle – du moi qui va déterminer les investissements du sujet – autonome –.
12Notre hypothèse centrale se heurte pour autant à des objections lorsqu’il s’agit d’analyser les échecs de l’expression pulsionnelle et la carence primaire du moi en lien à une dépression infantile.
13L’expression de l’affect – pur – dans un état traumatique – non sexuel – constitue alors un frein évident à l’orée du processus pubertaire et adolescent a fortiori.
14Nous reprenons cette définition d’un état de détresse originaire à partir du concept freudien d’Hifflosichkeit. C’est dans Inhibition, Symp-tôme et Angoisse (1928) qu’il décrit l’état clinique d’un nourrisson, en proie à une situation traumatique de perte d’objet maternel qui extériorise une réaction d’effroi, premier temps nécessaire à l’impression par le moi d’une réalité douloureuse.
15La sortie de cet état traumatique est tributaire de la qualité de la réponse de l’entourage mais aussi de la capacité du nourrisson à organiser – précocement – des systèmes de défense caractérisés par un pare-excitations, dit autonome – à valeur antitraumatique pour le moi – et de nature narcissique.
16En revanche, lorsque le nourrisson n’est pas en mesure d’exprimer cet affect primaire ou lorsqu’il est débordé par la répétition de l’état traumatique, le moi subit alors une perte d’investissement tant objectale, que narcissique avec une vulnérabilité dans l’organisation de son identité primaire.
17Selon Pierre Marty, ces états cliniques du moi en situation de déprivation affective s’apparentent à des inorganisations mentales, sources de grandes failles identitaires précoces mais également de désorganisation mentale et somatique en particulier.
18L’analyse freudienne de l’état de détresse primaire nous conduit inéluctablement à intégrer cette conceptualisation au moment de l’émergence du processus adolescent que nous avons défini comme un état quasi traumatique nécessitant un travail psychique du moi.
19Nous construisons alors une élaboration particulière de cette approche de l’affect primaire au moment de la crise adolescente en tenant compte de la structure psychique du moi. Le traitement du moi face aux exigences pulsionnelles de la puberté ne peut se concevoir qu’à partir de sa structure psychique en prenant en compte la qualité de son identité primaire.
20Ainsi, l’éveil pubertaire peut ne consister qu’en un état d’excitation pulsionnelle que le moi affaibli et défaillant pourrait contenir grâce à un travail de répression massive ou bien, a contrario, chercher à éteindre ces excitations par un procédé de décharge comportementale où la question du choix d’amour ne se pose même pas.
21Avant de développer cette problématique, nous reprenons la théorie freudienne de l’affect et de son devenir. L’affect pur – ou libre – que Freud assimile à un quantum d’affect, du point de vue purement économique n’a pas de correspondance dans la topique de l’inconscient ; il est, dit Freud, « un rudiment qui n’a pas pu se développer ».
22L’affect se situe dans un espace entre le conscient et le préconscient, qui va se poursuivre et se transformer en un autre affect, par conversion (comme dans le symptôme de conversion hystérique), par déplacement (dans l’obsession) ou par transformation de l’affect en angoisse (dans la mélancolie).
23L’affect ainsi libre constitue en soi une dégradation qui n’a pas pu conserver la liaison de la pulsion au pôle de la représentation.
24André Green a toujours insisté sur la qualité non seulement proto-représentationnelle de la pulsion mais aussi sur son pôle agissant. Le pôle agissant serait-il d’autant plus intense que la qualité de l’attachement à la représentation de la motion pulsionnelle serait alors insuffisante ?
25Freud reprend le devenir de l’affect – libre – qui va subir un mécanisme de répression. C’est le moi lui-même qui se protège de l’émergence du quantum d’affect, soit par l’inhibition soit plutôt par sa suppression. Topiquement, la répression de l’affect est organisée par le moi, c’est un mécanisme conscient non transposé dans l’inconscient comme c’est le cas dans le refoulement où la notion pulsionnelle et l’affect lié font l’objet d’un processus de transformation en représentation psychique inconsciente.
26Comme nous l’avons précédemment évoqué, le processus adolescent est caractérisé par une émergence pulsionnelle avec son corollaire d’identité sexuelle du moi. La poussée pulsionnelle pubertaire implique de facto la qualité de l’attachement du pôle agissant au pôle représentationnel et du quantum d’affect associé ou lié.
27Nous assimilons cette poussée pulsionnelle à un état traumatique psychique car exceptionnelle et qu’elle oblige le moi à un travail d’intégration psychique et de transformation.
28Ce travail psychique du moi repose sur la capacité à abandonner les objets d’amour de l’enfance que sont les parents pour les retrouver grâce à l’identification posœdipienne mais aussi à trouver un choix d’objet d’amour nouveau à partir de la construction de l’identité sexuelle – secondaire.
29C’est dans « Les Métamorphoses de la puberté » – in Trois essais sur la théorie sexuelle infantile que Freud formule l’hypothèse de l’objet perdu et de l’objet retrouvé ; véritable travail du moi dans sa capacité identificatoire à l’adolescence.
30Quels sont les aléas de cet état traumatique psychique de la période juvénile ? L’hypothèse centrale formulée initialement va pouvoir se complexifier à partir de l’analyse du processus traumatique.
31Tout état traumatique, exogène dans le cadre d’une réalité externe, perceptive ou endogène comme dans tout conflit psychique nous oblige à considérer la capacité du moi à élaborer la charge d’excitation à un niveau de représentation.
32Le processus adolescent on le voit ainsi est un état traumatique exo-endogène exposant le moi de façon plus active, voire brutale.
33Nous nous attacherons plus particulièrement à l’observation des aléas de ce processus critique en gardant toujours l’axe de la liaison de l’affect dans la pulsion. Or, tout état traumatique suppose un niveau de risque de dépulsionnalisation où la charge d’excitation reste liée à un gradient perceptif ou sensorimoteur.
34Dans Le Moi et le Ça, Freud élabore la théorie de la névrose traumatique où le moi assailli par le champ perceptif est contraint à un mécanisme de compulsion à la répétition, œuvre de la pulsion de mort à partir duquel le processus de reliaison interne de l’excitation exogène va pouvoir s’opérer autour de l’angoisse signal d’alarme elle-même pouvant se développer en angoisse objectale.
35Dans le domaine de la poussé pulsionnelle à l’adolescence, le processus pubertaire est assimilé à un état traumatique d’excitation endogène que le moi va devoir traiter à l’instar de l’état traumatique.
36L’exigence pulsionnelle imposée au moi de l’adolescent met en question sa capacité de mise en représentation en tenant compte nécessairement de son organisation psychique liée à la constitution de la névrose infantile et du temps de la latence.
37Il nous semble nécessaire d’introduire à ce moment de notre réflexion une considération spécifique qui consiste à la prise en compte de l’environnement objectal parental et sociétal du jeune adolescent.
38Cet environnement humain peut constituer un facteur de vulnérabilité psychique chez l’adolescent lui-même fragilisé par la crise juvénile.
39La discussion peut porter sur le rôle – répressif – externe plus ou moins surmoïque, mais son contraire peut également engendrer un processus de désorganisation psychique. Ainsi, l’état traumatique psychique chez l’adolescent peut être aggravé par une attitude trop excitante du fait d’une resexualisation du lien affectif parental et/ou de la persistance de l’investissement libidinal œdipien et incestueux.
40Freud, à propos de la répression, évoquait le terme de « seconde censure » du moi face à l’émergence de tout affect.
41Dans un autre ordre de pensée, nous revenons à M. Fain et D. Braunschweig à propos de « la censure de l’amante ». C’est dans La Nuit, le Jour (1975) qu’ils définissent le rôle interdicteur et signifiant de la mère concernant sa sexualité féminine avec son amant auprès de son enfant.
42La censure de l’amante va pouvoir signifier à l’enfant la place et le rôle du tiers – amant – dans la constitution de sa personnalité. D’une part, le nourrisson va éprouver (en affect pur) l’absence de la mère, et il va être dans les meilleures conditions pour organiser un réel travail de mise en représentation d’un objet – tiers – autre que lui, source de satisfaction de la sexualité de sa mère. La censure de l’amante n’est pas assimilable au surmoi stricto sensu : quand la censure de l’amante ouvre le champ de l’espace psychique, le surmoi est l’aboutissement d’un travail du moi autour de l’angoisse de la castration et de la culpabilité du moi face à la réalisation du vœu de l’inceste. La censure de l’amante est l’œuvre fondatrice de la mère/féminine ; le surmoi est l’héritier du complexe d’Œdipe où la place du père est fondatrice.
43Ce concept de censure de l’amante nous permet d’insister sur le rôle constructeur du psychisme du nourrisson et de l’organisation œdipienne, mais il est également important de le resituer dans le devenir de la sexualité de l’enfant devenu adolescent. L’environnement humain, parental et sociétal est un théâtre permanent d’excitation et d’interdit dans lequel le jeune adolescent va pouvoir puiser ses modèles identificatoires mais aussi exprimer sa propre pulsionnalité, ses aspirations individuelles et ses idéaux.
44L’espace psychique-interne – du moi à l’adolescence est contraint à un travail d’économie libidinale mettant en jeu le processus postœdipien mais également la construction des idéaux à partir d’expériences affectives vécues dans l’entourage externe (les amis d’enfance, les professeurs, les parents d’amis, la famille…).
45Nous nous proposons d’avancer dans le domaine des aléas de la période juvénile en abordant les désorganisations psychiques et somatiques dans le moi.
46Dans le domaine des désorganisations psychiques, l’exemple de « l’anorexie mentale » dite « de la jeune fille » a été étudié depuis longtemps par les psychiatres du xixe siècle et par les psychanalystes (Evelyne Kestemberg en particulier).
47La relation affective mère/fille à l’adolescence met en relief la problématique identificatoire féminine en mettant l’accent sur deux conflits. Le premier conflit concerne essentiellement la réaction de la jeune adolescente à sa projection féminine incarnée dans la présence féminine de sa mère (voire d’un substitut féminin) à partir d’une remise en question et d’une mise en cause d’un modèle.
48C’est ainsi le début de la subjectivation du moi et de son autonomie psychique naissante néanmoins complexifiée du fait de la non-prise en compte apparente de la figure paternelle, objet du désir de la mère/féminine.
49De fait, la figure masculine est incluse (mais non assumée) dans le modèle féminin de la mère. La conflictualité de l’identification féminine/de la mère par la jeune anorexique renforce la question de la mère/amante.
50Ainsi, la jeune adolescente se trouve dans la situation affective et dans un aléa psychique de refuser le modèle féminin de la mère car celui-ci est directement lié à la relation libidinale au père/masculin, objet du désir œdipien de la petite fille dans le premier temps de la sexualité infantile.
51Ainsi, refuser l’identification féminine à la mère revient à mettre à distance sa sexualité féminine avec le père, et la jeune adolescente est alors moins vulnérable par rapport à ses tendances sexuelles infantiles réactivées au moment de la crise juvénile. La question se pose alors de prendre en compte la qualité de la censure de l’amante – chez la mère – au moment de la sexualité infantile et de la capacité du moi de la fillette à construire une relation au père autrement que comme un objet d’amour identique à celui de sa mère/féminine, c’est-à-dire favoriser en elle un mouvement identificatoire mais différencié et non adhésif entre autres par un recours à l’exogamie fondatrice de l’origine de l’organisation humaine. La prééminence de l’objet-mère est ainsi au premier plan, et sa sexualité féminine est en relief, en son contraire, puisque l’adolescence va œuvrer dans un processus de dé-formation (on parle de formation dans les termes populaires pour montrer la transformation du corps de la jeune fille en un corps de jeune femme à la puberté). La dé-formation consiste en un refus – voire même une répression au sens freudien que nous avons rappelé où l’affect pur ou libre reste dans un espace psychique, proche du conscient et du préconscient sans se développer dans l’inconscient, c’est-à-dire dans une voie représentationnelle.
52La jeune adolescente se trouve alors acculée dans un processus de dé-formation en annulant toute figure physique de son corps féminin. Dans un premier temps, l’analyse clinique nous montre qu’elle cache son féminin, par exemple en portant des vêtements amples qui cachent sa poitrine, l’absence de maquillage pour ne pas révéler une capacité quelconque de valeur féminine et de séductibilité. Ce processus clinique intègre complètement le mouvement de répression du moi face à la problématique identificatoire au féminin de la mère et à son propre féminin à elle-même.
53Dans un deuxième temps, ce mécanisme de répression ne semble pas suffisamment efficient, et un processus d’une nature différente va œuvrer dans le moi avec une prééminence de la désintrication pulsionnelle à son acmé. Il existe ainsi un déplacement de la conflictualité identificatoire féminine à la mère du fait d’une régression à caractère mortifère portant sur un objet primaire maternel mais surtout de la fonction de l’étayage. C’est une régression à l’oralité et un conflit maternel exacerbé qui prennent tout le champ de la vie psychique chez la jeune adolescente. Evelyne Kestemberg a mis en évidence la culpabilité de la jeune fille face à un plaisir régressif dans l’oralité comme elle ne pouvait pas le faire dans la conflictualité psychique interne à partir d’un interdit surmoïque.
54À partir de cette thèse, nous envisageons pour notre part un processus de déliaison pulsionnelle plus invasif à haut risque de désorganisation psychique et de désorganisation identitaire et mortifère.
55C’est à l’intérieur de la pulsion orale elle-même que s’opère une conflictualité – de type primaire – où le désétayage est à son acmé. La fonction alimentaire – ainsi déliée de tout autoérotisme – devient le support de la conflictualité de type archaïque. En effet, la fonction alimentaire, base de l’oralité primaire étayée qui permettrait de réaliser les conditions d’un modèle identificatoire féminin, va devenir elle-même la source d’un conflit du moi précoce.
56L’objet – externe – aliment en lien et place de la mère nourricière devient un objet à refuser – ou à réprimer dans sa totalité.
57Ainsi, à partir de l’approche psychanalytique psychosomatique, l’objet aliment oral perd sa qualification pulsionnelle pour devenir une excitation source, fortement contre-investie par le moi.
58La mise en place d’un système de contrainte à visée pare-excitante au mieux et autocalmante devient nécessaire chez la jeune fille dite anorexique mentale. À ce moment précis de la conflictualité du moi avec sa propre autoconservation et la mise en place de ce processus de refus alimentaire, il existe un réel passage de vie opératoire où la jeune fille anorexique perd le niveau de qualification de mentalisation pour rentrer dans un processus à caractère opératoire en lien à un épisode de dépression essentielle marquée essentiellement par le processus mortifère et la pulsion de mort signifiée par la recherche permanente du niveau zéro excitation dans le moi où aucune charge d’affect n’est retrouvée.
59Mais ce processus de dégradation et de déqualification de la pulsionnalité orale reste fondamentalement réversible en fonction des conditions fastes de la vie libidinale, narcissique et objectale justifiant ainsi cette définition d’anorexie « mentale » chez la jeune fille. Il est à noter que ce processus peut se répéter dans la vie pulsionnelle de la jeune fille devenue femme adulte.
60Il existe un tout autre processus anorexique beaucoup plus délié et mortifère qui affecte l’autoconservation du moi. Il s’agit de décrire des cas cliniques de jeune fille (et jeune garçon) qui contre-investissent de façon définitive et totale toute fonction alimentaire. Il ne s’agit plus à proprement dit de mouvement affectif lié à un refus identificatoire à la mère/féminine et de la fonction alimentaire qui va être désétayée : mais il est question de refus alimentaire – c’est-à-dire d’un désétayage précocissime du moi de la jeune fille ou jeune femme par rapport à l’oralité primaire nécessaire à l’autoconservation.
61L’aliment devient un objet source de type persécutoire confinant à un mécanisme de paranoïa et/ou de défenses de caractère envahi par la pulsion de mort où le seul but est l’extinction du moi. Il s’agit d’un mécanisme morbide – inconscient – mais à fleur de peau où le moi est envahi par une pulsionnalité – déliée – et où l’excitation mortifère domine. La lutte du moi contre son autoconservation est au premier plan utilisant la fonction orale désétayée comme seul objectif de sa propre destruction. On y retrouve l’échec d’un mouvement projectif contre l’objet-mère, on y retrouve aussi le triomphe du moi contre son autoconservation du fait d’un clivage primaire mortifère. C’est ainsi que nous définissons une anorexie morbide pour la différencier fondamentalement de l’anorexie dite mentale de la jeune fille.
62Notre discussion sur l’affect et ses liens dans la crise juvénile vont pouvoir s’enrichir par l’analyse des mouvements identitaires de groupe et les aléas de ce processus.
63Le processus de subjectivation à l’adolescence prend place progressivement à partir de la capacité du moi à pouvoir s’autonomiser par rapport aux figures parentales. La crise juvénile est assimilée dans le langage populaire à une éruption hostile à toute autorité incarnée par l’exigence parentale de contrainte évidemment liée au principe de plaisir. Cette exigence parentale s’entend et s’étend à toute exigence sociétale. Le mouvement identificatoire à l’adolescence s’organise ainsi non seulement à partir des figures parentales intrinsèques, mais également à des investissements latéraux. Ces identifications sont de nature postœdipienne, elles révèlent la capacité du moi à organiser un lien libidinal à un autre objet externe à la famille et elles constituent la charpente psychique du moi chez le tout jeune devenu adulte.
64Lorsque le processus d’identification postœdipienne n’a pas pu être réalisé du fait de la fragilité constitutive du moi lors de l’édification du moi infantile, la crise juvénile peut nécessiter chez le jeune adolescent un mouvement de recherche identitaire en recourant à un investissement de nature narcissique soit auprès d’un objet externe, soit auprès d’un groupe d’individus souvent portés par un même idéal qu’il soit ou non organisé sur la figure d’un chef de la horde.
65Dans ce processus d’édification du moi, les investissements du moi ne s’étayent pas sur une pulsionnalité intrinsèque, mais ils s’étayent essentiellement sur la nécessité d’une reconnaissance et d’une valorisation narcissique de type identitaire. Nonobstant ce mécanisme, la sexualité parmi les membres du groupe peut exister, mais elle ne constitue pas le ferment de l’union à deux puisque le but recherché est une confirmation – affirmation du moi qui s’opère souvent par une annihilation de la subjectivation au profit d’un idéal de groupe communautaire. Pour autant, il est possible d’identifier certaines pratiques groupales d’appartenance à la horde et non d’identification ni primaire ni secondaire au chef de la horde. La tenue d’un uniforme ne signe-t-elle pas l’aspect désubjectivant, le recours aux rituels du groupe renforce l’identité de groupe pour tenter de construire un moi en déliquescence.
66Il nous faut également élaborer la pratique du tatouage non seulement vectrice d’une tentative de subjectivation primaire – en tant – que marquage sur le plan d’un signe spécifique souvent distinctif, mais nous pouvons également y percevoir la recherche d’un lien à l’objet figuré dans le tatouage comme symbole d’appartenance, peau à peau et non pas d’identification secondaire à un objet d’amour postœdipien. Nous pouvons avancer également l’hypothèse selon laquelle les tatouages mais surtout les scarifications plus ou moins douloureuses seraient des tentatives de recherche d’une sensorialité douloureuse en lien à une douleur physique (la coexictation libidinale) – de nature traumatique – dans l’enfance ou actuelle à l’adolescence, dont la qualité à réactiver un affect pur de souffrance physique serait liée à une recherche d’un objet infantile perdu. Mais la tentative de création d’une douleur permet-elle, ipso facto, une révélation d’un affect si la construction du moi est marquée par une faille narcissique majeure ? Nous pouvons ainsi postuler l’hypothèse selon laquelle l’affect pur, libre ne peut être fondateur que s’il existe un moi déjà suffisamment élaboré, il semble que la tentative de reliaison ne peut s’opérer qu’à partir d’une expérience affective vécue avec un objet – certes externe – dans ce cas précis. Nous faisons également référence à la notion d’état traumatique où le moi, recréant les circonstances d’une perception douloureuse (à travers la scarification, l’automutilation) chercherait lui-même la coexitation libidinale et à créer les conditions de la rencontre avec un objet qu’il investirait.
67À ce propos, on retrouve l’illusion des sujets addictifs qui créent des circonstances d’excitation en recourant à la substance excitante sans aucun lien à un objet clairement identifié, a fortiori reconnaissable et encore moins support d’une identification. En effet, c’est la pulsion comme on l’a déjà rappelé qui est constitutive de l’affect et de sa propre représentation alors que l’excitation, en elle-même, ne constitue qu’un ersatz sans but.
68L’approche psychanalytique psychosomatique, à l’adolescence, nous conduit également à élaborer la question de la désorganisation somatique à cette période de la vie de l’humain.
69La vulnérabilité du moi, de l’adolescent, est mise à rude épreuve face à l’émergence de la force pulsionnelle et de la nécessité de la fondation du moi adulte. Il existe des aléas dans cette transformation psychique du moi, transformation qui, on l’a vu, impose un certain travail psychique de construction des identifications postœdipiennes et de l’expression finale du moi autonome, c’est-à-dire de sa capacité à assurer sa subjectivation. Nous avons insisté sur l’importance du poids de l’environnement parental et sociétal, en d’autres termes sur le rôle des instances narcissiques idéalisantes.
70Ce sont des instances idéalisantes qui œuvrent par un processus de délibinisation tant objectale que narcissique pour le moi puisqu’elles s’imposent comme un objet étranger et externe qui fait force de loi et que le moi conscient va intérioriser au détriment de sa propre consistance.
71Le conflit interne au moi va alors porter sur ses propres intérêts libidinaux narcissiques et objectaux et la nécessité de se conformer à un idéal imposé par les parents ou la société.
72Une courte vignette clinique illustrera notre conception.
73Maxime est un jeune adolescent, intelligent, sensible, qui présente une désorganisation somatique auto-immune à l’adolescence. Son discours est rapidement marqué par une réticence, son langage est réprimé avec une opposition active qui contraste avec sa soumission à un objectif parental, essentiellement paternel. Son père a pu évoquer son projet personnel de devenir un grand sportif alpiniste et face à son propre échec qu’il n’a pas pu élaborer, il a souhaité et il a projeté son idéal auprès de son fils. La place de son épouse est vaguement exprimée, elle semble adhérer passivement à ce lien père/fils où elle est complètement exclue. Maxime est dans un ordre de soumission au désir de son père, il y souscrit d’abord avec plaisir puis avec un projet de réussir là où son père n’a pu réussir. L’intériorisation du désir du père chez Maxime évolue du principe du plaisir vers un impératif de conformité pour répondre à l’idéal du moi de son père. Maxime réussit régulièrement puis il éprouve de réelles difficultés à gravir les échelons progressifs dans la discipline. Le processus de désorganisation psychique caractérisé par l’échec du moi de Maxime à satisfaire et à réparer l’échec de son père va entraîner une tentative de surinvestissement aux limites du moi, avec un épuisement.
74Un système de contrainte va s’instaurer que Maxime va assumer jusqu’à son échec définitif. En lieu et place d’une dépression narcissique chez Maxime, et en lieu et place d’une culpabilité à ne pas répondre au désir du père, dans un contexte incestueux, Maxime va alors présenter une période de dépression essentielle rapidement balayée et complètement envahissante dont le point ultime va être contingent de sa désorganisation somatique.
75Cette illustration clinique renforce l’hypothèse selon laquelle tout processus d’idéalisation peut revêtir un aspect de déconstruction du moi à haut risque de démentalisation psychique, voire de désorganisation somatique.
76La voie sublimatoire est obérée, la voie masochique érogène primaire est débordée, le moi dans sa recherche de conformité à l’idéal du moi de l’autre perd sa substance narcissique et sa valence subjectivante qui lui auraient permis d’investir des objets autres que le père dans l’exemple clinique de Maxime. La voie de la délibidinisation – objectale – et l’absence de la régression narcissique du moi laissent libre cours à toute affluence excitatoire. Celle-ci peut suffire à maintenir une certaine homéostasie du moi tant que le moi répond à l’impératif de conformité de l’idéal du moi de l’objet externe ; mais c’est au moment où l’échec de ce processus intervient que le moi présente une déliquescence.
77L’affect pur-libre ne fait pas l’objet d’un processus de répression du moi, ultime défense comme le clivage aurait pu l’être ; le moi est alors envahi non pas par une source pulsionnelle libidinale objectale ou narcissique, mais il est envahi par une perte d’amour de lui-même. Il en eût été très différent si l’objet externe (le père de Maxime en l’occurrence) avait pu exprimer sa propre dépression, voire sa propre haine contre son fils qui l’attaque dans sa non-réalisation de son idéal.
78L’idéal du moi du père est alors intériorisé par Maxime en moi idéal, de conformité et d’impératif de réussite chez Maxime. L’échec dans la réalité n’est pas exprimé par un affect quelconque de remise en cause, de dépression, de culpabilité, voire de honte.
79Tous ces affects sont inexistants, et ils signent l’incapacité du moi à endiguer la souffrance narcissique laissant libre cours à un afflux d’excitation – non liée – vers une désorganisation somatique.
80L’illusion du moi qui intériorise l’idéal du moi jusqu’au point de devenir l’esclave du moi idéal est alors à son comble.
81Le fondement narcissique du moi est altéré à sa racine puisqu’il n’appartient plus au moi de s’enrichir de l’objet et avec l’objet, mais il est contraint à un principe ou impératif de conformité par nature délibidinal. On retrouve cette illusion du moi dans les processus d’identité de groupe qui ont pour fonction de forcer l’adhésion du moi à la communauté sans qu’il soit lui-même reconnu et identifié clairement dans sa subjectivation.
82Nous avons pu aborder l’importance de l’expression de la vie pulsionnelle dans l’édification du moi et nous avons approché la problématique du processus juvénile.
83La place de l’affect lié à la pulsion est au premier plan dans la définition freudienne, et toute l’œuvre de la psychanalyse est attachée à cette conception.
84Ainsi l’expression d’affect pur-libre – depuis l’état de détresse – dans l’Hifflosichkeit (1926) révèle le point fondamental en deçà duquel la possibilité représentationnelle pose beaucoup de questions.
85Dans le processus juvénile, là où la crise juvénile implique une exigence de travail du moi pour élaborer la pulsionnalité génitale et pour construire la vie pulsionnelle du jeune adulte, nous avons complexifié cette problématique en prenant en compte plusieurs processus.
86En premier lieu, il s’agit de prendre en compte la constitution de la sexualité infantile, celle de la notion de moi archaïque, en îlot, et le risque qu’à la faveur de la crise pubertaire, par nature, excitatoire du fait de l’émergence pulsionnelle, le moi s’en trouve fragilisé et incapable de l’assumer.
87Dans cette approche conclusive, nous pouvons apporter deux notions complémentaires. Si la crise juvénile, du fait de la crise pubertaire, peut constituer un afflux d’excitation pulsionnelle, il n’en est pas moins édifiant de constater que le traitement psychique du moi est paradoxal.
88En effet, le moi subit cette crise d’excitation sexuelle exoendogène, et il peut soit édifier une répression massive, soit il peut s’engager dans une voie de perversion au sens littéral où il recherche une satisfaction directe en utilisant un objet – de sexualité –, ce processus est d’autant plus facilité qu’aucune censure n’est possible ; le surmoi en premier s’il a pu être édifié, la répression comme Freud la nomme « seconde censure » ou la censure de l’amante constituée dès l’enfance dans l’inconscient maternel. Par ailleurs, le moi peut se situer en deçà de toute problématique d’expression de la vie pulsionnelle et même de toute expression d’excitation sexuelle tant le processus de déni, de clivage, mais surtout d’installation des processus de délibinisation du fait du processus de contrainte à un impératif de conformité.
89Dans ce dernier cas de figure, la crise juvénile est quasiment obérée, invalidée, y compris dans la forme de l’excitation sexuelle intrinsèquement liée à la période de l’adolescence.
90Il existe donc un mécanisme important de clivage intrapulsionnel qui rend inopérant la charge d’excitation sexuelle liée à la pulsion elle-même sous le poids des instances de l’idéal du moi et surtout du moi idéal.
91L’excitation sexuelle liée à la pulsion ferait elle-même l’objet d’un processus de répression, nous avons même évoqué le terme de clivage, et nous rajoutons originaire au même titre qu’un refoulement originaire.
92Ces dernières considérations nous permettent d’avancer l’hypothèse d’un moi qui perd complètement sa texture, sa capacité de liaison et son narcissisme primaire perdu, œuvre probable de la pulsion de mort dans un processus non seulement de désintrication pulsionnelle, mais de déconstruction identitaire primaire laissant libre court à toute excitation et à tout affect libre source probable d’une désorganisation psychique à haut risque de désorganisation somatique.
Mots-clés éditeurs : dé-formation, anorexie, adolescence, désintrication pulsionnelle, démentalisation, affect pur, surmoi, impératif de conformité, censure de l’amante
Date de mise en ligne : 15/01/2014.
https://doi.org/10.3917/rfps.044.0111