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Article de revue

Never let me go

Pages 163 à 168

Notes

  • [1]
    Kazuo Ishiguro (2005), Auprès de moi toujours, trad. fr, A.Rabinovitch, Gallimard, Folio.
  • [2]
    Ibid., p. 131.
  • [3]
    Ibid., p. 274.
  • [4]
    Ibid., p. 400.
  • [5]
    Ibid., p. 410.

1La vision puis le récit d’une conception fictive de la santé tant au niveau individuel que collectif, originale mais terrifiante quant aux implications sous-tendues, m’a donné envie d’évoquer la matière première : d’abord un livre écrit en 2005 par un auteur japonais, Kazuo Ishiguro, et intitulé Auprès de moi toujours[1]. Puis, un film américain issu de cet ouvrage et paru en 2010 : Never let me go réalisé par Mark Romanek.

2Dans des registres quasiment identiques, nous découvrons à travers le récit de la vie de trois amis, élevés dans un pensionnat à l’écart du monde, leur réalité de clones dont l’existence a pour unique objectif le don de leurs organes qui seul peut permettre une éternelle santé… Vivre avant de mourir, tel sera leur contrainte au sein d’un combat émaillé d’espoir et de désespoir. Livre et film se présentent à la première personne sous la forme d’une narratrice, Kathy H., alors âgée de 28 ans, qui raconte son enfance à Hailsham ainsi que sa vie adulte après avoir quitté cet internat dans un mouvement temporel d’aller et retour à l’origine d’une dynamique inquiétante.

3Une première partie dépeint la jeune Kathy ainsi que ses amis Tommy et Ruth, au cours de leur enfance présentée comme idéale, mais progressivement les élèves apparaissent comme prisonniers dans l’enceinte de l’école. La sensation de terroriser les adultes représentant le monde extérieur est extrêmement ressentie par les enfants devant, entre autres, le refus d’un quelconque contact physique.

4Apparaissent des qualités d’obéissance et de soumission pour les élèves qui semblent évoquer un univers robotique. Seul un jeune, Tommy, peut se laisser aller à des tempêtes émotionnelles sous la forme de crises de rage qu’il vit comme humiliantes et persécutrices, d’autant qu’elles le séparent du reste du groupe. Alors qu’il est présenté comme débordé et impuissant devant ses colères, il devient, un jour, capable de les ignorer et du coup elles vont disparaître. Clivage ? La raison évoquée vient d’un entretien avec une enseignante qui affirme qu’il n’est en aucun cas responsable de ce qui lui arrive. Elle rattache cet état à son avenir dont elle promet de lui parler un jour, envisageant de transformer l’incertitude dans laquelle les enfants sont élevés. Remettant en cause le fait que les enfants soient « informés sans l’être », elle leur révèle leur destin mais sera renvoyée après : « Vos vies sont toutes tracées. Vous allez devenir des adultes, et avant de devenir vieux, avant même d’atteindre un âge moyen, vous allez commencer à donner vos organes vitaux. C’est pour cela que chacun de vous a été créé… Vous avez été introduits dans ce monde dans un but précis, et votre avenir à tous, sans exception, a été déterminé à l’avance[2]. »

5Remarquons que les enfants sont élevés autour d’un déni : savoir sans savoir particulièrement opérant dans l’éducation sexuelle entreprise à l’occasion de la puberté sur un mode mimétique du monde extérieur. L’impossibilité de procréer implique une activité sexuelle d’organe exclusivement physiologique et de décharge. L’exigence d’être en bonne santé et de ne jamais tenter quoi que ce soit susceptible d’entamer le capital santé attribué au départ domine la croissance des enfants.

6Une recherche, très investie malgré l’opacité quant à sa finalité, tant par les enfants que les enseignants, s’effectue à l’intérieur de l’école à partir des productions artistiques des élèves. Serait sous-entendue l’existence d’une relation énigmatique entre les dons et la créativité.

7Le titre choisi est issu d’une chanson que Kathy écoute : « Auprès de moi toujours… Oh bébé mon bébé, auprès de moi toujours » en imaginant une maman ayant un bébé presque miraculeusement. Envahie par une angoisse de mort pour un enfant imaginaire, elle s’identifie à cette mère et tient très serré dans ses bras un coussin censé représenter le bébé. Elle exécute des pas de danse portés par le rythme de la musique.

8Dans la seconde partie du film, les trois amis, à présent adolescents, sont logés dans une ferme à la campagne. Bien qu’ils aient la possibilité d’en partir s’ils le souhaitent, ils semblent résignés à leur destin final présenté comme inévitable, incontournable. En fait, Kathy et ses camarades, tous des clones, sont obsédés par l’idée de retrouver la personne à partir de laquelle ils ont été « modelés » selon la théorie des possibles : dans la mesure où chaque enfant est copié sur une personne normale, il doit exister quelque part un modèle dont la vie correspond à l’avenir de rêve de l’enfant devenu adulte. Remarquons l’utilisation du terme rêve pour évoquer la réalité extérieure et non intérieure, ce qui vient traduire une perte, un aplatissement au niveau de l’espace psychique.

9Kathy, solitaire, fait une demande pour devenir « accompagnante » – un clone à qui on accorde un sursis temporaire, pour qu’en échange il prenne soin de ceux qui ont déjà commencé à donner leurs organes.

10Dans la troisième et dernière partie du film, qui se déroule dix ans plus tard, Kathy travaille comme accompagnante et veille, avec succès, au calme des donneurs alors même qu’elle assiste à de nombreux décès. Les trois amis se retrouvent mais Ruth et Tommy sont affaiblis par leurs dons et Kathy s’arrange pour devenir leur accompagnante.

11S’installe une rumeur sur la possibilité d’un « sursis », un ajournement des premiers dons d’organes pour les clones amoureux, en mesure de le prouver, et Ruth convainc ses deux amis de l’existence potentielle d’un sursis réservé aux couples amoureux. Tommy envisage alors la recherche effectuée à Hailsham comme un révélateur de l’âme. Les œuvres d’art et les poèmes des élèves envoyés à la Galerie contiendraient, potentiellement, une preuve de l’existence d’un amour véritable. Tommy pense que la clef du sursis est liée à la collection des œuvres de leur enfance. « Imagine que deux personnes se présentent et disent qu’elles s’aiment. Elle peut trouver les dessins qu’ils ont faits pendant des années et des années. Elle peut voir si ça va ensemble. Si ça s’accorde[3]. »

12Réalisant la pérennité de son amour pour Kathy depuis l’enfance, il se rend avec elle chez la directrice de Hailsham. Ils vont ainsi apprendre que l’internat a fermé et qu’il n’existe pas de sursis. Le but de la Galerie était de prouver l’existence d’une âme pour les élèves de Hailsham et donc pour tous les clones pour répondre à la menace d’une forte suspicion à l’extérieur. Démontrer que les clones possédaient une âme permettait d’instaurer une éthique pour la création des donneurs d’organes : « Nous avons au moins veillé à ce que vous tous, dont nous avions la garde, grandissiez dans un merveilleux environnement. … Mais ce rêve, ce rêve que vous avez de pouvoir reporter. Jamais nous n’aurions eu le pouvoir d’accorder une telle chose, même au sommet de notre influence… Nous avons remis en question toute la manière dont le programme de dons était géré. Plus important encore, nous avons démontré au monde que si les élèves étaient élevés dans un environnement humain, cultivé, il leur était possible de devenir aussi sensibles et intelligents que n’importe quel être humain. Avant cela, tous les clones (ou les élèves comme nous préférions vous appeler) n’existaient que pour suppléer la science médicale[4]. »

13Il s’agissait au départ de guérir de maladies jusque-là incurables au sein d’un monde habité par l’hypomanie et l’euphorie de l’après-guerre et fonctionnant dans le déni des origines des organes proposés. Il ne fut alors plus possible d’inverser le processus même en prenant en compte l’existence des clones appelés élèves. L’expérience commencée à Hailsham ne fut pas suivie au nom de la société qui exigeait l’éternité de la santé tout en cherchant à se convaincre de l’inhumanité des clones installant de fait une barrière empêchant le développement d’un regard humain. Le recours à une sélection artificielle fait alors scandale et dévoile une terreur ancestrale de la création devenue possible d’une génération d’enfants manifestement supérieurs au reste de l’humanité. Dès lors, l’oubli s’installe sur l’origine des dons et son programme, l’expérience s’interrompt et Hailsham doit fermer.

14En fait, malgré l’échec de l’institution quant à ce projet de présence ou non d’une âme, la dimension de protection des élèves nécessaire à leur survie ne se conçoit que dans le recours au mensonge et au déni en particulier des origines dominant l’éducation des élèves : « Vous avez bâti vos vies sur ce que nous vous avons donné. Vous ne seriez pas qui vous êtes devenus à présent si nous ne vous avions pas préservés. Vous ne vous seriez pas absorbés dans vos cours, vous ne vous seriez pas perdus dans votre art et votre écriture. Comment l’auriez-vous fait, sachant quel sort était réservé à chacun de vous ? Vous nous auriez dit que tout cela ne rimait à rien, et comment aurions-nous pu vous prouver le contraire[5] ? »

15Le film se termine avec la mort de Tommy sur la table d’opération. Kathy reste seule, et apprend que ses dons commenceront dans un mois. Deux fins sont alors proposées : dans le film, Cathy contemplant les ruines de son enfance se demande si son destin est vraiment si différent de celui des gens qui reçoivent les organes pour conclure que de toute façon « nous terminons tous ». Dans le livre, elle se permet une petite fantaisie de son imagination : elle revoit les lieux de son enfance avec nostalgie et s’attend presque au retour de Tommy se laissant aller à quelques larmes vite réprimées. D’une manière différente, la capacité psychique se trouve en jeu : la mort pour tout le monde qui annule les différences entre les deux mondes ou l’engagement dans un processus de deuil et la reconnaissance de la perte, c’est-à-dire le début d’une humanisation.

16Autrement dit, un monde parallèle est créé en sacrifice à une pseudoscience qui n’est rien d’autre que la soumission à une image maternelle omnipotente. Le déni de la castration est total mais il n’est que la seconde version du déni des origines. Ainsi se trouve barré le développement d’une psychosexualité ancrée dans une évolution œdipienne qui introduirait dans la tiercéité, la différence des sexes et des générations. C’est dans cette perspective que nous comprenons l’étrange docilité des enfants soumis à l’emprise d’un matriarcat qui a même réussi à écarter de leur vie psychique toute idée de révolte face au monde adulte. La notion d’un destin implacable est omniprésente. Il est intéressant ici de remarquer que le jeune Tommy présente à certains moments des comportements de rage et de colère qui sont rattachés à des situations humiliantes qu’il subit : autrement dit, les autres enfants, confrontés à une différence, vont développer une agressivité vis-à-vis de lui et exclusivement vis-à-vis de lui.

17La sexualité est présentée comme une activité automatique nécessaire au bon fonctionnement des organes, elle répond à une évolution physiologique et non à l’instauration du second temps de son développement qui inclurait alors de fait le versant psychique qui doit rester absent.

18La valorisation et l’idéalisation d’un fonctionnement corporel sain mais morcelé et clivé en organes, comme en écho à la fonction de donneurs, ne semblent pas avoir totalement fait disparaître la dimension de l’affect et des émotions présente malgré tout. Cependant l’excitation n’est tolérée que si elle reste sous contrôle, ce qui n’est pas sans évoquer la dimension privilégiée du calme comme effet d’un travail de la pulsion de mort sur la satisfaction. Remarquons que cette disposition calmante est attendue de la fonction d’accompagnante ici présentée comme une fonction maternelle mortifère.

19La notion d’attachement joue un grand rôle dans cette histoire mais elle reste plus liée au plan narcissique qu’objectal, ce que vient directement traduire la soumission qui s’est installée en lieu et place d’une dépendance qui se rattacherait à une relation objectale. L’enjeu de la recherche nous paraît dès lors à travers le questionnement sur l’âme plus dans le registre de l’existence ou non d’une identité dont l’absence renvoie directement au déni des origines.

20Ainsi les sociétés exigent pour leur survie un principe d’éternité reposant sur une éradication de la maladie qui justifie la création d’un monde parallèle créé par clonage. Cette fiction tant littéraire que cinématographique dévoile, à travers tout ce qui est absent, ce qui devient nécessaire à la construction et au développement d’un sentiment d’identité.


Mots-clés éditeurs : don d'organes, destin, clones, âme, théorie des possibles

Date de mise en ligne : 06/08/2012

https://doi.org/10.3917/rfps.041.0163

Notes

  • [1]
    Kazuo Ishiguro (2005), Auprès de moi toujours, trad. fr, A.Rabinovitch, Gallimard, Folio.
  • [2]
    Ibid., p. 131.
  • [3]
    Ibid., p. 274.
  • [4]
    Ibid., p. 400.
  • [5]
    Ibid., p. 410.

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