1Pascale Blayau nous montre comment elle travaille dans le cadre forcément très malmené qu’est celui d’une thérapie conjointe mère-bébé [2]. L’une des particularités de ce cadre est qu’avec l’enfant et la mère – parfois le père s’il participe aux séances – s’établissent des liens transféro-contre-transférentiels avec le même analyste, ce qui complique considérablement la tâche de celui-ci. Selon Pascale Blayau, dans cette situation un peu confuse, c’est l’écoute contre-transférentielle qui aide à démêler et surtout donner sens au matériel dans une perspective métapsychologique qui permet de comprendre les transformations amenées par le processus de la cure.
2Léo présente quatre symptômes principaux au moment où il consulte à un an : des troubles du sommeil, une atonie dépressive avec un visage figé et sans mimiques, une dépendance à l’objet externe qui se traduit par son besoin d’un contact corporel et visuel constant, un amaigrissement qui résulte probablement d’une perte d’appétit. Tous ces symptômes peuvent se comprendre comme des éléments d’un tableau dépressif concernant une perte d’objet mal tolérée, auquel semblent également se rapporter les baisses de tonus, le ralentissement psychomoteur, l’apathie, la sidération, une certaine passivité.
3Les chutes de tonus, qui sont à la fois des chutes physiques et des chutes psychiques, des moments d’effondrement dans les pleurs, font partie de ce tableau, à condition d’avoir éliminé des absences épileptiques. Elles pourraient correspondre à des moments d’envahissement de l’enfant par des affects tristes et douloureux.
4Pascale Blayau nous apprend que les troubles du sommeil, avec un réveil toutes les deux heures, des pleurs importants, l’exigence d’être pris dans les bras, ont commencé après un épisode inaugural à six mois.
5Comment comprendre ce premier épisode pendant lequel sont apparus des troubles intestinaux, une perte d’appétit, et tous les signes d’une grande difficulté à supporter une séparation brutale avec la mère et le milieu familial, pour se retrouver avec des étrangers dont la perception rappelle la disparition de la mère ?
6On peut supposer que, déjà lors de cet épisode à six mois, Léo s’est montré inconsolable de la perte de cet objet – la mère – fraîchement différencié.
7Son état diffère de celui de la dépression anaclitique dans le second semestre de vie, décrite par Spitz, en ceci que, dans ce dernier cas, les somatisations apparaissent au bout d’un certain temps pendant lequel l’enfant n’a pas cessé de réclamer l’objet dont la perte lui est insupportable.
8Ce n’est pas ce qui se passe pour Léo, chez qui la diarrhée et la fièvre sont apparues dès le départ des parents. En revanche, sans qu’on puisse dire avec certitude si ces somatisations, sans doute douloureuses, précèdent ou suivent la rupture brutale et durable du lien à la mère remplacée par des étrangers, Léo se trouve dans une détresse que personne ne semble pouvoir apaiser, dont il ne semble pas sortir pendant huit jours. Cette détresse résulte d’un débordement des moyens de défense de ce bébé, et le fait qu’elle se prolonge me semble avoir un effet désorganisant pour lui.
9Qu’est-ce à dire ?
10Je pense qu’un état dépressif, conçu à la suite de la douleur d’une perte d’objet qu’aucun substitut maternel ne peut consoler, témoigne malgré tout d’une certaine forme d’organisation mentale. Celle-ci peut ne pas tenir, c’est ce dont témoigne le fait que le retour de l’objet perdu lui devient indifférent et ne le console même plus. À ce moment-là, on peut parler d’une désorganisation désobjectalisante chez ce bébé qui n’a plus d’espoir, et qui n’attend plus rien de personne. L’état dépressif centré sur la perte de l’objet s’est muté en une dépression sans objet, c’est-à-dire en une dépression essentielle à haut risque de somatisations.
11Cette hypothèse, qui ne s’appuie pas sur beaucoup de clinique tirée de l’observation, me semble pouvoir être risquée, et rapprochée du fait que chaque nuit semble se renouveler le trauma vécu à six mois.
12Le rêve n’a manifestement pas pris, chez cet enfant, le relais de la mère, qui reste un objet externe indispensable comme gardien du sommeil. Elle est indispensable dans la réalité extérieure faute d’avoir donné lieu à l’intériorisation d’un objet maternel suffisamment fiable et pare-excitant.
13Pour dormir, l’enfant, incapable de l’halluciner la nuit, se trouve dans la situation impossible d’avoir à s’éveiller pour vérifier par le contact physique avec elle qu’il ne l’a pas perdue. Ainsi, chaque nuit, le moment de dormir se transforme en trauma.
14Quels sont les rapports entre le tableau d’atonie dépressive de l’enfant et le fonctionnement psychique de sa mère ? On peut discuter, à ce propos, d’un état dépressif chez elle, et de la nature de cet état : traduit-il des difficultés à faire le deuil d’un objet perdu, évoquant alors une dépression névrotique ou psychotique ? ou s’agit-il d’une dépression essentielle en rapport avec un état opératoire ?
15En faveur de l’hypothèse d’une dépression objectale, il y a peut-être cet oubli de la mère de ce qui s’est passé avec son bébé, ou son discours très particulier sur lui, que P. Blayau résume en parlant d’« un bébé ni vu ni connu ». L’amnésie pourrait être celle d’une femme absente mentalement lorsqu’elle est en relation avec son bébé, parce que occupée psychiquement par un deuil pathologique. Il y a aussi l’épuisement de la mère, et sa façon de parler en continu, sa logorrhée, ainsi qu’une excitation d’allure hypomaniaque. Par ailleurs, on ne voit pas la moindre trace de deuil de la mort de son père.
16Selon cette première hypothèse, l’état dépressif de Léo et ses autres troubles seraient un reflet de la dépression maternelle.
17Une autre hypothèse concernant le fonctionnement maternel est celui d’un fonctionnement opératoire. C’est celle qui a été privilégiée par Pascale Blayau, et il y a, en effet, des arguments cliniques.
18La mère recherche des recettes et en utilise, comme l’enfournement de la tétine qui semble viser à ce que son enfant la laisse tranquille en se manifestant le moins possible, mais qui sert aussi à interdire ses auto-érotismes de succion. Ce n’est pas loin d’un conditionnement par la mère de son enfant.
19Il faut discuter aussi de la valeur qu’on accorde à la préoccupation de la mère pour l’hygiène, qui s’exprime sans cesse à travers la crainte que la tétine se salisse en tombant, et dans son souci concernant la saleté des jouets sucés. P. Blayau a parlé de son analité, qu’on décèle dans des formations réactionnelles, et en particulier dans sa névrose de la ménagère. Mais il n’y a peut-être pas que cela. Plus curieuses, en effet, sont les considérations hygiéniques exprimées par la mère dès qu’elle apprend qu’elle va avoir un garçon. Il va y avoir un pénis qui demande un certain entretien. On dirait, à ce moment-là, qu’elle parle d’un fer à repasser ou d’une cafetière à détartrer. Elle expose le mode d’emploi : le plus simple est la circoncision, assure-t-elle, sans l’ombre d’un affect. Le modèle de « garçon circoncis » est plus facile à nettoyer que le modèle « décalottable » qui demande un entretien régulier. Je crois que le registre de ces propos, même s’il parle de nettoyage, n’a pas grand-chose d’un érotisme anal classique, même camouflé dans des formations réactionnelles, mais qu’il donne plutôt une illustration typique de ce que peuvent être des préoccupations utilitaires chez l’opératoire.
20Autre point de discussion, le fait qu’il y a, chez la mère, tout un aspect de son fonctionnement qui ressemble à une activité de projection.
21À bien y regarder, il pourrait s’agir plutôt de la reduplication projective décrite par les psychosomaticiens chez les patients opératoires. Lorsque la mère semble ne pas douter que son fils connaisse son grand-père parce qu’il l’a vu une fois le jour de sa naissance, lorsqu’elle lui attribue des besoins qu’il n’a pas et dénie les besoins qu’il a, je crois qu’elle a de grandes difficultés à imaginer son psychisme sur un modèle différent du sien, et qu’elle considère qu’il pense tout comme elle-même.
22Pascale Blayau a bien remarqué qu’elle annule la différence des générations et elle a souvent noté la confusion entretenue par la mère avec son enfant. Cette annulation des différences va loin. J’ai l’impression que, pour elle, son fils est comme un clone mental d’elle-même.
23Mais certains propos de la mère semblent plus classiquement projectifs, lorsqu’elle attribue à son enfant de ne pas aimer les manifestations de tendresse, et de vouloir remplacer celles-ci par des coups. Elle parle, bien sûr, de son propre fonctionnement marqué par l’incapacité d’inhiber ses pulsions sexuelles quant au but, à désexualiser suffisamment la tendresse, ainsi que d’inhiber suffisamment son agressivité.
24On peut, ici, risquer l’hypothèse que la mère a un passé d’enfant maltraitée, et peut-être d’abus sexuel, et qu’elle craint de répéter sur son enfant les mauvais traitements qu’elle a subis.
25C’est aussi sous l’angle d’un fonctionnement mal mentalisé que j’aurais tendance à comprendre son allure encombrée.
26Il me semble probable que ce soit le manque de confiance en ses capacités de contenance, de rétention, de holding, qui la conduise à se charger de sacs dans lesquels elle emporte avec elle quantité d’objets matériels, parce qu’elle n’a pas, à l’intérieur d’elle, de représentations d’objet interne suffisamment fiable. J’imagine qu’elle doit emporter avec elle tout ce qui pourrait manquer à son enfant (biberon, couches, vêtements…), ou à elle (parapluie, cache-nez…). En tout cas, l’angoisse doit être la même que celle qui lui fait attacher la tétine à l’enfant par une chaîne. Comme P. Blayau l’a perçu, la perception du manque lui est insupportable.
27Il me semble probable que la vue du trou de la cavité buccale de son enfant lui soit insupportable et lui fasse vivre une menace de castration traumatique. En enfournant la tétine, c’est elle-même qu’elle cherche à calmer.
28Le contact de la mère avec son enfant se fait dans le tout ou rien. La distance à l’objet est trop grande ou annulée.
29Soit elle est collée à son fils, comme la tétine à laquelle elle l’enchaîne, soit elle l’oublie lorsqu’elle le dépose.
30Pascale Blayau a bien montré comment l’enfant va progressivement jouer à se cacher à la place de subir passivement les brusques désinvestissements que sa mère lui fait vivre. C’est un progrès essentiel dans ses capacités défensives.
31Le traitement a duré sept mois avant qu’ils ne déménagent. Sept mois pendant lesquels un lien intense s’est développé avec la thérapeute, alors qu’en même temps, la mère avait demandé la mutation qui devait rompre ce lien. Comme si le lien ne pouvait se développer que sous le signe d’une rupture à venir, comme si une contrainte à la désobjectalisation œuvrait forcément à la déliaison dans les relations affectives aux autres.
Mots-clés éditeurs : dépression de l'enfant, opératoire, psychosomatique enfant, réduplication projective, psychothérapie mère-bébé
Date de mise en ligne : 06/08/2012
https://doi.org/10.3917/rfps.041.0101