Notes
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[*]
Article paru une première fois dans la Revue française de psychanalyse, t. XXXVIII, juillet-août 1974, Paris, puf.
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[1]
Le Dictionnaire de Laplanche et Pontalis ne lui fait aucune place…
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[2]
S. Freud, Malaise dans la civilisation.
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[3]
A. Green, « L’affect », rapport au XXXe congrès des psychanalystes de langues romanes, mai 1970.
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[4]
Ch. David, Intervention sur le rapport « L’affect » de A. Green.
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[5]
S. Freud, Malaise dans la civilisation.
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[6]
V. Hugo, Les Contemplations.
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[7]
A. Camus, Noces à Tipasa.
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[8]
Lettre d’une femme relatant son séjour dans un « haut lieu » de la Grèce antique.
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[9]
André Frénatof, Fragment inachevé. La tour de Babel.
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[10]
C. Stein a consacré à ce sujet son article « Rome imaginaire », L’Inconscient, 1967, n° 1.
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[11]
Lettre à Fliess, 1897.
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[12]
Ibid.
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[13]
Ibid., 1899.
-
[14]
Ibid.
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[15]
Ibid.
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[16]
Ibid., 1899.
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[17]
Ibid., 1900.
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[18]
Ibid.
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[19]
Ibid.
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[20]
Ibid., 1901.
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[21]
Lettre à Fliess, 1901.
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[22]
En 1939, le souvenir relaté datant de 1904.
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[23]
On peut aussi observer comment le malade utilise le moyen commode qui consiste, pendant l’analyse de l’une des significations sexuelles, à s’échapper continuellement, par ses associations, dans le domaine de la signification contraire, comme s’il se garait sur une voie adjacente » (cf. Les Fantaisies hystériques et leur relation à la bisexualité).
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[24]
En mai 1931.
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[25]
Cette nouveauté est plus une apparence qu’une réalité, car nous verrons que la dépendance peut être considérée comme un dénominateur commun.
-
[26]
Robert Musil, L’Homme sans qualités.
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[27]
S. Freud, Malaise dans la civilisation.
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[28]
André Frénaud, La Lumière de l’amour, 1959.
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[29]
S. Freud, « Pour introduire le narcissisme ».
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[30]
Dans l’amour heureux, il n’y a pas tant d’aveuglement qu’on l’a dit souvent, ni de surestimation, mais bien plutôt un surinvestissement (qui peut apparaître fou ou ridicule aux yeux des autres) des moindres caractéristiques de l’objet (Ah ! Comme elle est maladroite ! Comme cette myopie est adorable !… Ah ! comme il est velu… ou glabre !…).
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[31]
« J’ai éprouvé que vous m’étiez moins cher que ma passion », Lettres de la religieuse portugaise (5e lettre).
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[32]
J. Chasseguet-Smirgel, Essai sur l’Idéal du Moi.
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[33]
Albertine Sarrazin, L’Astragale.
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[34]
Albertine Sarrazin, Lettres à Julien.
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[35]
Christian David, L’État amoureux.
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[36]
Le mot, très heureux, est de Christian David.
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[37]
Ch. David a publié un travail très illustratif sur la Penthésilée de Kleist (in L’État amoureux).
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[38]
« Seigneur, vous plaît-il d’entendre un beau conte d’amour et de mort ? » Denis de Rougemont (L’Amour et l’Occident. Comme toi-même) s’est efforcé de décrire l’amour passion, « l’amour courtois », comme d’origine purement religieuse, et lui confère dans le monde occidental la valeur d’une hérésie, hérésie vectrice de tentation, mais aussi de désordre et de malheur. Il a insisté sur la composante œdipienne (« adultérine ») du thème de Tristan et sur l’élément de transgression qu’il contient.
-
[39]
F. Pasche, Régression, perversion, névrose.
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[40]
D. Braunschweig et M. Fain, Éros et Antéros.
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[41]
Une rare et belle description a été écrite par R. Brasillach (La nuit de Tolède) dans son roman Comme le temps passe.
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[42]
J’ai étudié un équilibre de couple qui, selon l’importance des différents éléments qui composent l’investissement amoureux et les structurations individuelles, peut connaître ou ne pas connaître les moments et les périodes de bonheur auxquels je m’intéresse ici (L’Organisation œdipienne du stade génital, 1966).
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[43]
S. Freud, Choix amoureux… (« Pour introduire le narcissisme »).
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[44]
S. Ferenczi, Thalassa. Pour Ferenczi ce retour au corps maternel se trouvait préfiguré sous l’angle phylogénétique par « l’existence océanique ».
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[45]
Saint Jean de la Croix, « Flamme d’amour vive », Poèmes majeurs, traduction Pierre Darmangeat.
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[46]
Saint Jean de la Croix, Cantique spirituel.
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[47]
Sainte Thérèse d’Avila, À propos des grandes faveurs (chap. XXIX).
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[48]
Sainte Catherine de Gênes.
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[49]
Simone Weil.
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[50]
Charles de Foucauld.
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[51]
André Frossard, Dieu existe. Je l’ai rencontré.
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[52]
Ibid.
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[53]
Sainte Catherine de Gênes qui ne se nourrissait plus que « de la Communion » à la fin de sa vie, et qui mourut vraisemblablement d’inanition, et Simone Weil qui écrivait que « regarder un fruit sans le manger doit être ce qui sauve » et qui s’est laissée mourir de faim, nous font penser à plus d’un titre aux anorexiques étudiés par E. et J. Kestemberg et S. Decobert (La Faim et le Corps). Mais nous laisserons ici délibérément ces points de vue de côté.
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[54]
Saint Jean de la Croix, La Nuit obscure.
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[55]
S. Freud, « Le Problème économique du masochisme ».
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[56]
Saint Jean de la Croix.
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[57]
Mis en état d’apesanteur par exemple, certains sujets ne présentent pas de modifications sensibles de leur humeur, tandis que d’autres vivent des états de types hypomaniaques d’autres encore de graves crises d’angoisse.
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[58]
On peut en rapprocher, dans les civilisations africaines, les conditions de vie très particulières imposées pendant le temps précédant l’initiation.
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[59]
Nous avons une difficulté certaine à passer de nos conceptions occidentales concernant l’individualité à celles des Extrême-Orientaux, et à celles des Africains traditionnels, fondamentalement différentes.
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[60]
Il est vrai aussi que les conceptions occidentales de l’érotisme ne sont pas semblables aux conceptions orientales et que l’érotisme occidental (dans ses grandes lignes du moins) est plutôt un érotisme de couple, et que l’érotisme oriental est plutôt un érotisme de groupe, ce qui probablement a un lien avec les conceptions mono- ou polythéistes.
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[61]
Chrétienne considérée comme orthodoxe, puisque canonisée…
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[62]
Dans sa conférence à la Société psychanalytique de Paris, le 27-11-1973, Le Rêveur et son rêve.
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[63]
S. Freud, lettre du 19-1-1930 à Romain Rolland.
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[64]
Romain Rolland, Le Voyage intérieur.
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[65]
S. Freud, Malaise dans la civilisation.
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[66]
Mireille Sorgue, L’Amant.
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[67]
Simone Weil (à propos de la présence divine).
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[68]
Ce mouvement rapide n’est pas sans rapport avec certains vécus de dépersonnalisation. On se souvient que M. Bouvet, dans son rapport de 1960, aboutissait à la notion de « mise en suspens de la libido », il s’agirait peut-être ici parfois, après une mise en suspens très brève, d’un surinvestissement de la pensée à partir du manque.
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[69]
Christian David parle d’un « fétichisme sans fétiche, c’est-à-dire un fétichisme des objets et des mouvements intérieurs, en bref comme un fétichisme interne ».
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[70]
S. Freud, « Le Thème des trois coffrets ».
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[71]
André Pieyre de Mandiargues, La Marge.
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[72]
Romain Rolland, Le Voyage intérieur.
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[73]
Roger Martin du Gard (dans LesThibault) a bien marqué que si la rencontre d’Antoine et de Rachel les précipite dans une relation amoureuse, c’est parce qu’elle s’est faite dans une lutte angoissante, une course contre la mort, et que la séduction de la femme à la chair éclatante était comme la contrepartie de la mort inscrite dans le corps décharné de l’enfant.
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[74]
Bela Grunberg, Le Narcissisme. De l’image phallique.
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[75]
Il ne s’agit bien entendu pas d’un dedans et d’un dehors objectifs, mais d’un dedans comprenant tout ce qui est plaisir, et d’un dehors comprenant tout ce qui est déplaisir…
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[76]
Pendant la première moitié de la première année, vraisemblablement vers la fin du premier semestre. Entre le premier organisateur (trois mois) de Spitz (sourire au visage humain), stade du préobjet, et le deuxième organisateur (huit mois), stade de l’objet perçu par la vue.
-
[77]
Denise Braunschweig, intervention sur le rapport de J. Chasseguet-Smirgel, XXXIIIe congrès des psychanalystes de langues romanes, avril 1973.
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[78]
Il s’agit bien déjà, à l’aide d’un mouvement régressif, d’une reconstruction et non d’un retour véritable à un état antérieur, reconstruction imaginaire d’un temps dépassé, seul l’état affectif est sensiblement le même.
-
[79]
Francis Pasche, L’Antinarcissisme.
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[80]
Le Surmoi préœdipien (l’ensemble des noyaux surmoïques) qui sous-tend la peur du talion et dont les reliquats seront utilisés dans l’édification d’un Surmoi œdipien très rigide.
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[81]
S. Freud, « Du narcissisme. Une introduction. »
-
[82]
À propos de la lettre à Fliess où Freud, à partir du « dédoublement », s’identifie à une jeune fille demandée en mariage. À propos du récit d’un vécu de Romain Rolland, « l’esprit, vierge violée… », et à propos des poèmes de saint Jean de la Croix écrits au féminin.
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[83]
L’organisation des premiers se trouvant plutôt apparentée à la névrose, et celle des seconds à la perversion.
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[84]
L’ascèse mystique doit comporter souvent elle aussi un inconscient plaisir érotique masochiste, les souffrances endurées sont un lien avec la Divinité et un chemin vers elle. Elles sont un moyen d’ouvrir ou d’élargir la voie de la passivité (avec toutefois le risque de devenir une fin).
-
[85]
Ilse Barande, Notre duplicité. Les perversions. Leur champ, leur limite, conférence à la Société psychanalytique de Paris, décembre 1971.
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[86]
S. Freud (1930), Malaise dans la civilisation.
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[87]
Georges Bataille, L’Érotisme.
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[88]
Ibid.
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[89]
« Sphinctérisation » désigne le processus mental capable d’opérer un tri entre deux catégories en les séparant à l’aide d’une sorte d’écran ou de cloison. Ce processus s’édifie sur le modèle corporel (relationnel et érotique) du fonctionnement anal. Il nécessite et illustre la distinction d’un dedans et d’un dehors, d’un Moi et d’un objet, et spécifie le monde de l’analité par rapport à celui de l’oralité.
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[90]
« Personne ne doute de la laideur de l’acte sexuel », écrivait naïvement Georges Bataille.
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[91]
Trajectoire illustrée de façon parfaite dans le roman de A. Pieyre de Mandiargues, La Motocyclette.
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[92]
S. Freud, Malaise dans la civilisation.
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[93]
Pour les mystiques, c’est la mort qui ouvre l’éternité de l’amour.
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[94]
Selon la très heureuse expression de F. Pasche.
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[95]
S. Freud, Métapsychologie, « L’inconscient ».
1La connaissance, pour les psychanalystes, demande un double exercice, s’identifier et observer, ressentir et comprendre. Tenter d’éclairer la notion de bonheur nécessite de le considérer d’un regard calme mais non pas froid ni étranger, et de n’être ni aveuglé par sa lumière ni endeuillé par sa perte. Il y a un temps pour sentir et un temps pour connaître. Peu importe d’ailleurs que chacun d’entre nous ne puisse inscrire dans la réalité qu’un certain nombre de « possibles », on ne peut jamais prendre, ni avoir pris tous les trains ; mais ce à quoi notre fonction exige que nous soyons aptes, c’est à reconnaître les vécus de l’autre, pour les avoir vécus réellement ou dans le monde du fantasme.
2Cerner un sujet nous amène, parallèlement à l’expérience journalière et à la réflexion, à laisser monter des profondeurs, à travers les rêveries et les rêves nocturnes, un certain nombre de formes et de fantômes qui, habillés aux couleurs de notre folklore individuel, nous apportent sur les grands thèmes humains des informations difficilement remplaçables, qu’il nous reste ensuite à examiner avec l’esprit le plus critique.
3À cette condition, on peut réfuter le mot de Jean Cocteau : « Quand on regarde les fées, elles disparaissent », car le bonheur, comme les fées, s’il est illusion au plan de la réalité, est réalité au plan de l’imaginaire.
4Bonheur, mot émouvant, mot ambigu, source de malentendus, piège, faux sujet, sujet tabou.
5Le bonheur, terme phénoménologique, ne désigne pas un sujet psychanalytique [1], et cependant il vient et revient, sous la plume, à l’oreille et dans la bouche des psychanalystes qui ne peuvent pas l’exclure de leur réflexion.
6Freud, qui en parle d’une manière pessimiste, le définit comme « la réalisation d’un désir infantile » [2]. Définition féconde mais qui nous paraît insuffisante. La racine infantile se retrouve sans peine, mais la démarche qui nous ramène à l’enfance n’est pas spécifique, car il en est de même de la création esthétique, du rêve, de la recherche scientifique. Tout mouvement de la vie mentale suppose une continuité dans le temps et l’utilisation et l’intégration des mécanismes défensifs, des tensions et des conflits de l’enfance. Seuls les aspects opérationnels de la vie humaine nous laissent échapper pour leur compréhension (et ce n’est souvent là même qu’une apparence) à la nécessité d’emprunter un chemin rétrograde. Le terme de désir infantile désigne plus qu’une trace et laisse supposer qu’il s’agit de la synthèse d’un certain nombre de mouvements pulsionnels. Et s’il s’agit bien d’un désir infantile, il est nécessaire de plus que ce désir ait pu se trouver maintenu sans modifications très notables à travers l’évolution. Nous tenterons de préciser son contenu, mais nous proposons dès l’abord l’hypothèse de sa conservation dans des voies parallèles, clivée de l’évolution principale qui intègre la réalité à tous les niveaux, voies parallèles qui participent au maintien de l’équilibre en ménageant des possibilités de satisfaction sur un mode illusoire.
7La majorité s’entend sur le caractère transitoire et le soubassement illusoire du bonheur, mais, alors que pour les uns il constitue une voie possible et souhaitable, pour d’autres c’est une prétention dérisoire, insensée ou scandaleuse. Il s’agit en effet d’un sujet difficile à considérer avec objectivité dans la mesure où il suscite, dans un premier temps tout au moins, l’expression de positions morales, éthiques, où Surmoi et Idéal du Moi se trouvent impliqués, et il paraît ainsi légitime de parler à propos du bonheur d’appétence et d’inappétence, d’aptitude et d’inaptitude, voire de vocation… les désirs de l’enfance subissant des sorts très variés selon les avatars de l’évolution individuelle.
8L’évocation du bonheur entraîne souvent une référence directe à l’enfance, et c’est d’une grande banalité que de désigner l’enfant au sein de sa mère comme la figuration du bonheur acceptée par le plus grand nombre. On en a rapproché la figuration de l’amant qui s’endort satisfait sur le sein de l’aimée, nous y reviendrons.
9Dire des enfants qu’ils ne connaissent pas leur bonheur implique une nostalgie de la situation infantile, protégée, dépendante et ignorante de certains aspects de la réalité, et suppose aussi que le bonheur est précaire et difficile ou impossible à conserver en toute connaissance de cause.
10Le bonheur dans l’enfance (auquel nous ne nous attacherons pas ici) comporte des dimensions objectales et des dimensions d’étayage, mais n’est cependant pas très comparable au bonheur de l’adulte, la réalisation « à mesure » (de l’ordre de la progression, de la conquête du monde et de l’autonomie) y tient une grande place ; l’enfant heureux regarde vers l’avenir avec la croyance que son rêve absorbera la réalité. Cela n’est plus possible à l’adulte, qui en revanche a acquis la possibilité de faire se conjoindre son élan vers l’avenir et ses désirs du passé.
11Il est probable cependant que la possibilité du bonheur, et ce qu’on peut appeler la vocation du bonheur, se trouve liée à certains vécus précoces favorables à la création d’une fixation qui joue à la fois comme un point de rappel, et comme un rythme basal sur lequel d’autres rythmes viennent se greffer secondairement. Et s’il y a peu de similitudes entre le bonheur de l’enfant et le bonheur de l’adulte, il est peu probable qu’un enfant longtemps malheureux et surtout précocement malheureux devienne un adulte heureux.
12Comment définir le bonheur ? C’est un affect, un état affectif d’une certaine durée qui comporte une organisation interne spontanée. À ce titre, il peut requérir l’attention du psychanalyste. A. Green [3] a souligné magistralement l’importance de l’affect au niveau de la réalité psychique. L’affect de bonheur ne se laisse cependant pas définir en une formule simple. Il peut prendre en effet un aspect aigu, transitoire ou plus prolongé, mais surtout ses liens avec la mentalisation sont fort variables. Si son développement peut, dans certaines formes extrêmes, ne s’accompagner d’aucune représentation, il peut aussi amalgamer au vécu émotionnel les représentations les plus riches et constituer le faisceau vivant où viennent se mêler états et modifications du corps propre, représentations, souvenirs, langage et projet, en un lieu de mouvante transition. On ne saurait trouver de plus heureuse formulation que celle de Ch. David concernant l’affect en général, « l’affect, mixte, indissociable et à la limite impensable de quantité et de qualité, modalité d’expression psychique des pulsions » [4].
13Il peut donc s’agir de moments ou d’instants vécus surtout dans l’ordre de la sensibilité avec une très faible participation consciente (sinon une vive participation inconsciente), mais la mentalisation concourt à les enrichir et à les cultiver. L’expression « état d’âme » convient bien au bonheur ; le mot âme (terme dont il serait dommage de se priver dans la conception la plus rigoureusement moniste), désignant l’aspect idéalisé, le versant le plus subtil du perçu, du ressenti de notre vécu. Ce versant touche à la fois au domaine du conscient, au domaine du préconscient et aux profondeurs les plus vivantes des souvenirs et des désirs inconscients.
14Le bonheur, état d’âme où s’inscrit la conscience ou l’illusion de quelque chose, n’est pas univoque. On peut en reconnaître des aspects divers et même contradictoires où nous tenterons de saisir ce que les contradictions peuvent cacher de similitude.
Les formes
15Pour tenter d’ordonner un peu notre recherche concernant le bonheur, nous en considérerons deux variétés (parentes en réalité, nous le verrons plus loin) distinctes au premier abord par la durée et par le contenu manifeste.
16D’une part, les moments de bonheur limités dans le temps et dont la survenue, plus ou moins violente et pour un temps plus ou moins bref, se fait sur le fond régulier de la vie journalière. Freud, qui semble avoir évoqué surtout cette forme, insistait sur le côté soudain de la satisfaction éprouvée : « Ce qu’on nomme bonheur, au sens le plus strict, résulte d’une satisfaction plutôt soudaine de besoins ayant atteint une haute tension et n’est possible, de par sa nature, que sous forme de phénomène épisodique. » [5]
17D’autre part, les périodes de bonheur qui peuvent s’étendre sur des tranches de vie, brèves ou plus longues, avec souvent des oscillations, des acmés, des suspensions, voire l’apparition de périodes où le bonheur est remplacé par son inverse, le malheur.
18Les moments de bonheur comportent de façon générale l’établissement d’un état affectif particulier à l’occasion d’une perception d’éléments de l’environnement, d’une émotion esthétique, d’un vécu relationnel (variable dans ses particularités). Cet état affectif est surtout caractérisé par un sentiment de complétude qui tend à atténuer l’importance des éléments de la réalité ambiante. Joie, liberté, libération intérieure, à l’extrême triomphe ou ravissement, font que les contingences de la réalité se trouvent comme effacées, abolies, ou en tout cas singulièrement allégées de leur signification. Le déroulement du temps, la soumission à la durée ont perdu leur importance. Si le sens de la réalité est intact (ces moments n’ont pas une structure délirante), l’investissement qui en est fait se trouve très amoindri et comme raréfié aux dépens d’autre chose. Cette autre chose consiste en un surinvestissement du vécu actuel, et en une communication associative très riche du ressenti avec des souvenirs et des fantasmes dont l’issue à la conscience peut être très vive, mais qui dans d’autres cas peuvent aussi ne pas même affleurer à la surface du préconscient.
19La coïncidence de la réalité perçue et du fantasme ou de la présence de l’objet intérieur peut donc se réaliser, à des niveaux de conscience très variables, elle semble en tout cas à l’origine du sentiment de complétude. Nous avancerons l’hypothèse que ces moments correspondent à des périodes de décharges d’une ou de tensions instinctuelles (dont l’augmentation à l’insu du sujet avait pu se trouver réalisée à des rythmes très variables…), décharges très comparables ou assimilables aux décharges qui s’opèrent par les voies de la sublimation.
20Ces moments sont souvent accompagnés du sentiment qu’ils sont transitoires, passagers, empreints d’une fragilité qui ne fait qu’ajouter à leur qualité de moments précieux, privilégiés, rares. Accompagnés parfois aussi d’un sentiment plus ou moins conscient de transgression qui, selon les organisations névrotiques sous-jacentes, peut jouer dans le sens d’un surcroît de satisfaction, ou tendre à en abréger la durée.
21Quelques exemples illustreront notre propos. Si disparates qu’ils puissent paraître au premier abord, ils contiennent et ils expriment un mouvement comparable, ou très voisin, qui situe notre recherche. Un patient, pendant la première période de son analyse, au cours de l’édification d’un transfert positif, vient me dire rayonnant :
« Il y a des hasards heureux. Tout à fait par hasard, je suis tombé sur tel ouvrage où j’ai trouvé votre nom, votre prénom, votre âge présumé, etc. J’ai été heureux pendant des heures. Je ne savais rien de vous, et brusquement tout ce que j’avais pu supposer se trouve confirmé… Comme c’est drôle d’être si heureux de petites choses. Mais vous n’êtes pas une petite chose pour moi, ce sont des détails, mais de vous. Il y a dans tout cela un côté délicieux. »
23Les associations concernent des désirs voyeuristes de l’enfance et des questions restées sans réponse concernant les parents. On saisit ainsi chez lui la conjonction brusque, inattendue, à l’occasion d’une perception, d’un vécu relationnel actuel (transférentiel) et de souvenirs et de désirs infantiles.
24Une certaine solitude, le contact de la nature semblent constituer des conditions favorables et par là même recherchées à l’apparition de ces états affectifs.
« Seul, dans vos profondeurs regardant et rêvant,Vous le savez, la pierre où court un scarabée,Une humble goutte d’eau de fleur en fleur tombée.Un nuage, un roseau, m’occupe tout un jour.La contemplation m’emplit le cœur d’amour. » [6]
« Au printemps, Tipasa est habitée par les dieux et les dieux parlent dans le soleil et l’odeur des absinthes… Ici je laisse à d’autres l’ordre et la mesure. C’est le grand libertinage de la nature et de la mer qui m’accapare tout entier… Enfoncé parmi les odeurs sauvages et les concerts d’insectes somnolents, j’ouvre les yeux et mon cœur à la grandeur insoutenable de ce ciel gorgé de chaleur… J’apprenais à respirer, je m’intégrais et je m’accomplissais. » [7]
27Dans une salle de musée, un homme a les yeux fixés sur une toile, immobile, souriant, ravi. Il ferme par instants les yeux et son sourire s’élargit. Quand son regard retrouve la toile, sa respiration se fait plus profonde… Un quart d’heure plus tard, il est toujours là, comme échoué dans une île de rêve.
28Ce sourire et ce regard perdu, c’étaient bien ceux de la jeune fille du musée romain, écroulée, ramassée aux pieds d’un homme de marbre blanc, dont elle venait de caresser les jambes avec dévotion, au grand scandale des autres visiteurs…
29Un cas particulier réside dans un investissement spécifique des « hauts lieux ». Ils sont l’occasion d’associer, avec la brusquerie déjà soulignée, la perception d’une valeur esthétique, des réminiscences culturelles, et les broderies fantasmatiques les plus individuelles, association qui crée souvent le sentiment de participer à quelque chose de plus grand que soi.
« En quittant le jardin, le jour de mon départ, j’avais cueilli une rose… elle mettait dans ma chambre une note rouge et fraîche un peu insolite quand on venait de la chaleur du dehors… Le matin du second jour elle commençait à se faner et je l’avais emportée pour lui éviter une fin trop peu digne d’elle. Dans les ruines du grand temple d’Apollon, au lieu où la Pythie autrefois se tenait, je pensais brusquement à ma rose et j’en effeuillais les pétales rouges sous le soleil brûlant de midi qui les séchait, en absorbait la couleur et les fondait à la couleur du sol. J’étais dans un état de muette exaltation, de joie profonde, j’avais le sentiment d’un accomplissement, que de toute éternité cette rose devait finir ici, et que mon geste reliait ensemble les moments épars de ma vie. Minutes inoubliables. » [8]
« Cette nuit-là, à Florence, en juillet 1934, rôdant autour du Palazzo Vecchio et allant jusqu’au pont sur l’Arno, revenant par les ruelles entre les palais vaguement ronfleurs sous la lune qui était pleine, jusque devant le palais de nouveau et l’interrogeant, seul, n’ayant pas bu, continuant à marcher et m’arrêtant, j’ai connu pour la dernière fois une expérience assez singulière, la même que quatre ans plus tôt à Mala Strana autour des demeures des capitaines et que trois ou quatre fois entre-temps dans des lieux moins chargés de magnificence. Toujours les grandes villes m’ont troublé plus que la nature…
« Comment cela avait-il commencé ? Il est vrai que trois semaines déjà passées en Italie m’avaient quelque peu décollé de moi : la beauté crie son appel et si on l’entend mal tout d’abord, du moins provoque-t-elle et aggrave-t-elle une déchirure très propice à des apparitions neuves. L’avant-veille à Vérone, j’avais déjà connu ma petite illumination devant la tour du Municipe !… Je marchais donc dans une grande exaltation, moins attentif aux formes que soucieux de parvenir à travers elles jusqu’à l’événement dont je pressentais la venue et qui me semblait en liaison avec le secret de cette façade…
« Exaltation ambiguë, faite de fierté et d’angoisse. Et, sans doute, je ne me préoccupais pas de m’analyser, mais tourné alternativement vers la Tour et vers la force qui me vidait de moi-même peu à peu et s’épaississait en la place (pour devenir quoi, je ne savais, mais à coup sûr, pour m’apporter quelque chose au-delà de mon pouvoir), j’attendais avec une impatience craintive qui se compliquait du désir de me retenir le plus longtemps présent et de différer la déperdition d’où j’émergerais. Et voilà que déjà l’événement s’était produit, se poursuivait… Difficile de dire à quel moment je devins anéanti assez pour ne plus demeurer que comme le support ou l’agent d’un mouvement oscillant d’extrême douleur en joie extrême.
« À un sentiment d’échec au comble du désespoir, succédait celui de liberté et de domination, d’orgueil comblé… Oui, l’orgueil se confondait avec la joie, et il en était la conscience de la prise de possession, le rayonnement amer. Une joie m’inondait comme d’un sang qui m’aurait recouvert. Mon sang et un autre. Une joie charnelle, volumineuse ; c’est pourquoi je ne peux parler de ravissement, ce qui ne va pas sans une dépossession de soi totale, une purification telle que l’on n’existe plus alors dans sa peau d’homme… Mais j’y étais encore un peu ! » [9]
32Les hauts lieux, objets culturels et objets de fantasme, se prêtent particulièrement au développement ou à l’irruption d’états semblables. Chaque civilisation a les siens : La Mecque, le Gange, le Mur de Jérusalem, le cap Horn, Venise, l’Acropole, Rome…
33Freud nous a laissé un dessin intéressant de sa démarche intérieure par rapport à Rome [10]. Rome, évocation culturelle, support de projections, objet de fantasme, lieu symbolique.
« Ma nostalgie de Rome a un caractère profondément névrotique. Elle est liée à mon amour de collégien pour Hannibal, le héros sémite. » [11]
« Je ne suis d’ailleurs pas en état de faire autre chose qu’étudier la topographie de Rome, dont la nostalgie devient de plus en plus aiguë… » [12]
« Quand sera-t-il possible d’aller à Rome pour Pâques ? Je suis moi-même curieux de le savoir. » [13]
« Rome est loin encore. » [14]
« Mais nous ne sommes pas encore à Rome. » [15]
« Que dirais-tu de dix jours à Rome pour Pâques ? (nous deux naturellement), si tout va bien. Parler des lois éternelles dans la Ville éternelle ne serait pas une mauvaise idée. » [16]
« En somme, je suis plus loin de Rome que je n’ai jamais été depuis que nous nous connaissons. » [17]
« Si je puis te rencontrer à Rome. » [18]
« Si, pour conclure, je disais “Pâques prochaines à Rome”, je me ferais l’effet d’un juif pieux. » [19] « Au milieu de la dépression matérielle et morale de ce temps, je suis hanté par le désir d’aller passer cette année la semaine pascale à Rome. » [20]
35Quand son désir fut enfin satisfait, ce n’est pas tant le bonheur que nous aurions pu nous attendre à l’en voir éprouver qu’il souligne, mais un certain hiatus ressenti entre le désir et la réalisation, rapporté à la durée de l’attente (au décalage énorme entre la naissance du désir et la satisfaction déplacée…). « Toutes les réalisations de ce genre sont toujours un peu décevantes quand on les a trop longtemps attendues », dit-il.
36Mais il nous faut bien tenir compte du fait que c’est à Fliess qu’il écrit ces lignes, et qu’il avait sans doute ses raisons de minimiser l’aspect positif de cette rencontre. (Nous pouvons avancer ici l’hypothèse d’une inhibition à se laisser aller au bonheur dans Rome enfin atteinte.) Il ajoute d’ailleurs :
« Néanmoins, il s’agit quand même d’un point culminant dans mon existence. » [21]
38Et, quelque temps plus tard :
« À mon retour de Rome, je sentais renaître en moi le goût de vivre et d’agir et s’évanouir ma soif de martyre… Or je tenais à revoir Rome… »
40Nous savons que c’est à ce moment qu’il fait enfin le nécessaire pour être rapidement nommé professeur (on peut noter en passant que ce fut grâce à la recommandation de deux femmes). « Je tenais à revoir Rome » (et il y retourne) marque bien que la satisfaction de son désir n’avait pas entraîné la satiété, le désir alimenté à la source inextinguible de l’enfance restant de ce fait partiellement inatteignable.
41À propos de l’hypothèse que nous formions tout à l’heure d’une possible inhibition ou interdiction (puisqu’il avait souligné son sentiment qu’il s’agissait d’une nostalgie « de caractère profondément névrotique » (dans cette lettre à Fliess en 1897) à se laisser aller au bonheur dans Rome (à se laisser aller, ou à dire à Fliess qu’il s’était laissé aller, comment savoir ?), il nous paraît légitime de rapprocher ce vécu romain de la lettre à Romain Rolland où, de nombreuses années plus tard [22], Freud raconte son « trouble de mémoire sur l’Acropole ». Il écrit en effet avoir ressenti une sorte de dédoublement en deux personnes où l’une qui « eût été plutôt préparée à une expression d’exaltation et de ravissement » s’étonnait du doute ressenti par l’autre. Ainsi, sur l’Acropole, au lieu « d’exaltation et de ravissement », c’est une sorte de raté qu’il décrit où le retour du refoulé déclenche un sentiment d’irréalité.
42L’explication qu’il en donne concernant la culpabilité liée au désir œdipien du dépassement se trouve peut-être doublée par une explication plus profonde. En effet, curieusement, Freud souligne que ni son frère ni lui n’ont parlé à ce moment de ce qu’ils ressentaient :
« Je n’ai pas demandé à mon frère cadet s’il ressentait quelque chose d’analogue. Une certaine pudeur s’attachait à toute cette aventure, déjà à Trieste elle nous avait empêchés d’échanger nos idées »,
44à Trieste où, de mauvaise humeur (mauvaise humeur paradoxale), ils ne s’étaient fait « miroiter » (vorspiegeln) que des empêchements et des difficultés. À propos du scepticisme ressenti devant une trop bonne nouvelle, too good to be true, il cite pour se faire mieux comprendre différents exemples : « Quand on a gagné le gros lot, obtenu un prix, ou, pour une jeune fille, quand l’homme secrètement aimé a demandé sa main à ses parents. »
45Cette identification à un personnage féminin dans une situation heureuse de passivité et de dépendance nous ramène aux termes mêmes à l’aide desquels Freud dit qu’il s’était senti comme divisé en deux personnes. Or, l’explication qu’il donne intéresse les affects masculins, et on peut se demander (en s’appuyant sur son article de 1925) [23] si – mais il est vrai qu’il s’agit des symptômes hystériques, et là gît la critique essentielle que l’on peut me faire d’utiliser ce texte – le fantasme avancé comme explication (fantasme œdipien de dépassement du père), fantasme lié aux émois masculins, ne recouvre pas un autre fantasme plus enfoui lié à des émois « féminins » ?
46On peut se demander ce que vient faire ici l’hypothèse qu’un affect de bonheur, qui paraissait devoir se produire et qui a été remplacé par un symptôme, peut être lié non seulement à la culpabilité œdipienne sur laquelle Freud met l’accent, mais aussi à un affect resté plus enfoui parce que lié à des émois homosexuels en rapport avec la bisexualité ? Nous reviendrons là-dessus un peu plus loin, quand nous serons amenés à envisager une relation éventuelle entre la bisexualité et la facilité ou la difficulté à supporter les affects de bonheur.
47C’est à Romain Rolland que Freud fait part de ce souvenir, Romain Rolland de dix ans son cadet (comme le frère qui l’accompagnait alors sur l’Acropole), et qu’il savait apte à bien saisir certains vécus affectifs dans leur aspect manifeste et dans leur signification latente. En effet, plusieurs années avant la relation du souvenir sur l’Acropole [24] Freud n’écrivait-il pas à Romain Rolland :
« Bien près de l’inévitable terme de ma vie que me rappelle une récente opération, et sachant que je ne vous reverrai probablement plus, je puis vous avouer que j’ai rarement aussi vivement ressenti le mystérieux attrait d’un être humain pour un autre qu’en ce qui vous concerne. Peut-être est-ce lié, de quelques façons, à la conscience que nous avons de nos différences. » Nous reviendrons peut-être plus loin sur ces « différences ».
49La soudaineté du début, la brusquerie du déclenchement sur laquelle Freud a insisté et qui caractérisent souvent ces moments concourent sans doute au sentiment qu’il s’agit là d’une rencontre, d’un aboutissement, et suscitent l’idée d’une parenté avec les états oniroïdes, bien que le sentiment de la réalité soit conservé.
50Il s’agit bien de la coïncidence au point actuel dans le temps, d’une réalité perçue et d’un fantasme, d’un objet extérieur et d’un objet intérieur, réunis, fondus dans un même investissement. Qu’il s’agisse de la perception de la Beauté sous une forme naturelle ou sous la forme d’une œuvre d’art, du sentiment d’atteindre enfin à la réalisation d’un désir, le temps se trouve comme suspendu, la conscience de la durée n’est pas effacée, ni troublée, mais comme déniée, vidée de son importance, désinvestie. L’impression d’échapper au temps en le faisant en quelque sorte éclater, en marquant d’une valeur particulière le moment présent, paraît en effet essentielle, et elle entraîne, pour un temps au moins, un sentiment de toute-puissance, de triomphe narcissique. Nous verrons l’importance que l’on peut donner à cette minimisation d’un élément de la réalité dans une démarche narcissique restituant le sentiment de toute-puissance.
51On peut reconnaître à ceci une parenté avec le vécu orgastique, parenté certaine mais cependant lointaine, car le mode de décharge pulsionnel qui trouve ici sa place suit un rythme plus étalé, moins violent, et emprunte des voies déplacées, sublimées, qui n’intéressent pas (ou moins classiquement) les composantes somatiques de la décharge orgastique, et qui correspondent à la notion « d’orgasme d’âme ».
52La parenté, dans la différence, s’impose aussi bien naturellement avec l’organisation perverse : surinvestissement d’un perçu électif qui entraîne une modification brusque de la tonalité affective et désinvestissement partiel du reste de la réalité ambiante, décharge de tension instinctuelle, tout cela évoque assez bien le mécanisme caractéristique de la perversion, à ceci près cependant, et là réside tout le poids de la différence, que le pervers agit sa perversion et tend à la décharge orgastique, alors que l’individu heureux se trouve plus volontiers dans un état contemplatif, passif, et que la décharge pulsionnelle se fait sur un mode lent et sublimé. Il existe une parenté évidente entre le vécu que nous essayons de saisir et « la perversion affective » décrite par Ch. David et nous y reviendrons. Le mode de décharge par la voie du plaisir psychique, la sorte d’orgasme mental dont il s’agit, marque bien l’apparentement.
53Sans doute le mécanisme de déplacement dans les cas qui nous intéressent a-t-il joué d’une manière plus large en ce qui concerne l’objet. En effet, l’excitation qui amorce l’état affectif est déclenchée par un objet matériel, une représentation, voire un ensemble imaginaire, qui n’a besoin que d’un support parfois très léger dans la réalité objective.
54On pourrait s’étonner de ne pas trouver mention ici de l’orgasme classique. Mais la notion d’orgasme est complexe et il en existe des variétés bien différentes les unes des autres. Selon que l’accent se trouve mis sur le vécu mental, affectif ou plus purement somatique qui accompagne la décharge orgastique, on peut en effet imaginer une sorte de chaîne continue le long de laquelle se trouveraient inscrites les différentes variétés. Partant d’une extrémité où le processus de décharge s’opère sans affect et sans mentalisation, en passant par le plaisir orgastique qui utilise représentations, zones érogènes et activité fantasmatique, on arriverait à l’autre extrémité, à l’orgasme vrai, plein, relationnel, qui réunit et synthétise décharge, plaisir et bonheur dans une relation élective. Avec, bien entendu, tous les intermédiaires possibles entre ces trois variétés exemplaires, ce qui souligne l’impossibilité d’une description simple et univoque. Laissant de côté les deux premières variétés artificiellement isolées, nous voyons que la troisième comporte bien des moments de bonheur, mais qui ne font que ponctuer le vécu des périodes dont il sera question plus loin.
55Le vécu orgastique (plus exactement certains vécus de certains moments orgastiques) est cependant l’occasion pour le plus grand nombre d’atteindre à ces états affectifs. La régression critique qui accompagne en effet la décharge orgastique, si elle peut se développer d’une manière suffisante hors des empêchements conflictuels, constitue la meilleure expérience qui permettra au lecteur a priori « fermé » de s’ouvrir un peu au sujet de notre entreprise.
56Les périodes de bonheur peuvent s’étendre sur des tranches de vie plus ou moins longues – le début peut en être relativement violent là aussi, mais ce n’est pas là un caractère primordial. La violence d’ailleurs, l’aspect aigu, nuit plutôt à la durée et il paraît difficile, pour les mêmes raisons d’équilibre économique sans doute, de décrire des périodes longues d’aspect étale dans leur intensité. Il s’agit plutôt, sur un fond heureux (qui possède en mineur les caractéristiques sur lesquelles nous avons insisté précédemment), d’un rythme le plus souvent irrégulier qui présente des ondes ou des accès.
57Une caractéristique essentielle de cette seconde forme, relativement durable par rapport à la précédente, réside dans le fait qu’elle s’édifie à l’aide d’une relation avec un objet particulier spécifiquement investi.
58Nous verrons que ces formes comportent par là même un caractère nouveau [25] et important dans le fait que le sujet se trouve dans un état de dépendance plus ou moins marqué par rapport à son objet. L’objet n’a pas seulement une valeur d’objet réel, il est toujours conjointement le support d’une projection spécifique.
« … La personne réelle doit représenter la personne rêvée et même ne faire qu’un avec celle-ci. D’où les innombrables confusions qui donnent au naïf commerce de l’amour un caractère spectral si fascinant ! Peut-être que la personne réelle ne devient tout à fait réelle que dans l’amour ? Peut-être ne devient-elle complète qu’à ce prix ? » [26]
60Il a donc, cet objet, à la fois une valeur objectale et une valeur narcissique, d’une façon indissoluble, la proportion seule de l’une et l’autre formes d’investissement variant d’un couple à l’autre. Il s’agit bien en effet d’une relation de couple, d’une relation à deux.
61Il est banal de désigner la représentation du couple mère-enfant comme symbolisant le bonheur. Les multiples « madones à l’enfant » faisant de l’enfant au sein le support de projections œdipiennes et prégénitales, et du couple un ensemble phallique, cette représentation satisfait, par des voies fantasmatiques diverses, les humains des deux sexes.
62Hors du domaine projectif, nous savons bien que le vécu du nourrisson, qui n’a pas encore la structuration mentale nécessaire à son édification, ne peut pas correspondre à l’état affectif que nous essayons de comprendre. Le vécu de la mère en revanche est différent et nous pouvons supposer l’existence d’un bonheur maternel, si des empêchements endogènes, névrotiques, psychotiques, caractériels, ou exogènes, ne viennent pas troubler l’établissement d’une relation privilégiée. Cette relation, tissage d’investissements objectaux et narcissiques, constitue la trame, infraconsciente, du réseau de communications qui constitue la dyade nécessaire à la vie, à la santé et au développement de l’enfant.
63Cette relation maternelle très particulière utilise des possibilités régressives et permet des synthèses nouvelles qui sont l’occasion de satisfaire des désirs infantiles. Le nourrisson peut avoir valeur d’enfant œdipien, d’enfant-pénis. La situation confère à la femme le rôle actif dans le couple mère-enfant et satisfait à la fois ses désirs possessifs et virils. Conjointement, l’identification à son nourrisson ouvre la voie à une identification régressive où se trouvent satisfaites ses tendances passives les plus archaïques. L’enfant, objet réel qui n’a pas encore d’autres besoins que ceux que sa mère est apte à combler, satisfait ainsi, par sa dépendance même, différentes tendances, les échanges à l’intérieur de la dyade synthétisant pour la mère différents modes de satisfaction dans un équilibre parfait, pour un temps au moins, d’où peut naître le sentiment de complétude : tout est là, le présent, le passé et même l’avenir, réunis maintenant.
64Les moments vécus pendant le premier âge de leur enfant sont évoqués avec nostalgie par certaines mères, qui se trouvent empêchées de s’adapter aux progrès de l’enfant dont les besoins et les désirs vont en se diversifiant. L’investissement électif de ce mode relationnel peut être à l’origine de grossesses multiples, le nouveau-né constituant l’objet le plus apte à l’édification d’un bonheur éphémère par essence. S’apparente à cette organisation préférentielle l’état de régression satisfaite parfaitement narcissique accompagnant la grossesse de certaines femmes qui investissent le fœtus comme objet réel intériorisé et comme objet narcissique à signification multiple, la complétude narcissique apparaissant comme le résultat du « tout en un » et drainant tous les investissements au grand appauvrissement de tout autre mode relationnel.
65Freud a avancé l’hypothèse qu’il existerait une différence au niveau de la qualité de l’investissement de l’enfant par la mère liée à son sexe, l’amour le plus complet allant à l’enfant mâle. C’est généraliser, à tort me semble-t-il, la valeur prépondérante des fantasmes œdipiens, minimiser l’importance des investissements homosexuels féminins, et surtout le mode archaïque de la relation qui s’établit alors.
66De toute façon, les affects de bonheur vécus par la mère contribuent certainement à créer un climat particulier dans la dyade et on peut supposer que ce climat laisse dans le psychisme en voie d’édification de l’enfant certaines traces ou certaines facilitations (traces ou facilitations que l’on peut apparenter à des fixations) qui contribueront plus tard à teinter l’objet halluciné pendant les périodes de manque de l’objet réel.
67Le bonheur de la mère au contact de l’enfant nous paraît pouvoir être une des probables pièces constitutives d’une future aptitude de l’enfant au bonheur. Un renforcement du fantasme peut s’effectuer dans ce sens si l’enfant grandissant entend sa mère exprimer verbalement sa propre nostalgie d’une sorte de Paradis perdu (Ah ! quand tu étais tout petit…), à la condition toutefois que rien secondairement ne vienne occlure ou inverser cette tendance.
Le bonheur amoureux
68Si le couple mère-enfant constitue une symbolisation très courante du bonheur, il en est une autre qui s’articule directement à elle ; l’amant s’endormant sur le sein de l’amante après la relation génitale, image d’un état régressif profond succédant au plaisir dans une relation de couple.
69On a beaucoup dit sur le couple amoureux. Freud écrivait [27] que l’établissement du couple hétérosexuel était la seule possibilité laissée ouverte aux humains par la société (par nos types de sociétés occidentales) d’accéder au bonheur. Possibilité cependant grevée de restrictions fort importantes : il devait s’agir d’un couple monogame et indissoluble, restrictions qui laissaient percevoir, sous les argumentations rationnelles morales et religieuses, l’impact des interdits œdipiens. Couple unique donc, fait d’un homme et d’une femme, où aucun élément n’est remplaçable par un autre, et indissoluble, conditions qui ne laissent à l’enfant œdipien aucun espoir, aucune échappatoire, sinon dans la transgression et dans la construction du roman familial.
70Les temps que nous vivons, différents de celui de Freud, où la monogamie et l’indissolubilité sont moins rigoureusement exigées par la société, s’ils semblent avoir apporté plus de liberté apparente au plaisir, ne semblent pas avoir modifié les conditions du bonheur.
71Le poète écrit un poème :
« Nous nous sommes reconnus. Le monde s’est ouvertdans un grand balbutiement où se débattaittout l’ancien malheur aboli sous les regards neufs.Dans l’éclat de l’unité que lui composentcouleurs et taches tout à coup s’harmonisant,chacun se dresse nu, il s’avance vers l’autre.Il le touche, il le presse. Nous sommes emportés.Ensemble une lumière nous dépouille et nous change.La grâce doit régner. Le temps nous enveloppe,lentement consumé par le bonheur.Je donne et je reçois, je donne : ainsi je suis. » [28]
73Et une femme relate un rêve :
« C’était simple mais extraordinaire. Il ne se passait à peu près rien mais j’étais dans un bonheur parfait. Je me trouvais avec un homme et nous nous aimions. Je ressentais la vie légère à vivre, cette légèreté, cette facilité, cette dilatation intérieure, c’était quelque chose à la fois d’impalpable et de très intense. Et j’avais une indifférence à la réalité, où rien n’était cependant changé. Je savais bien qu’il y avait tout ce qu’il y a toujours à faire, et les autres, mais ça n’avait plus d’importance. Lui était là et ressentait la même chose. C’était un homme sans rien de particulier, un homme comme les autres, je n’avais pas le sentiment qu’il était très beau ou jeune, ou je ne sais quoi, mais ce que nous vivions l’un par l’autre coïncidait si bien, notre amour rendait tout facile, nous allégeait de tout le reste, tout ce que nous avions pu vivre de difficile ou de douloureux se trouvait effacé, nous avions l’essentiel. »
75Ce qui caractérise ce rêve, c’est qu’il est constitué uniquement par un affect, les acteurs en sont tout entiers absorbés dans leur affect. Survenu pendant une période de dépression mineure, il constitue le point de départ d’une reprise de l’activité et de l’intérêt et il est vécu comme ayant la valeur d’une réconciliation avec elle-même (« je suis donc capable d’aimer et d’être aimée »). La capacité d’aimer augmente l’estime de soi, et si comme Freud l’a bien souligné [29] l’investissement de l’objet et la dépendance par rapport à cet objet tendent à diminuer cette estime (l’amour rend humble), elle trouve cependant un renforcement dans la réciprocité de l’amour. Il s’agit dans ce rêve (narcissique par essence comme tout rêve) d’un renforcement de l’estime de soi, d’une récupération narcissique.
76Un homme qui a vécu un amour heureux, après une période de crise entraînant une rupture, a reconstitué un couple avec une autre femme.
« Nous avions passé une bonne soirée, j’étais bien. Au lit, nous avons fait l’amour, très bien, ça a été réussi pour elle et pour moi. C’était une jouissance très intense, comme j’avais craint de ne plus pouvoir l’éprouver après la rupture avec N… Après nous nous sommes endormis. Mais je me suis réveillé assez rapidement. Elle, elle dormait profondément, je n’avais plus sommeil, j’étais complètement réveillé. J’étais content qu’elle continue à dormir. Je me sentais libre et seul, oui, libre, indépendant ; c’est ça, indépendant. Sa présence me gênait presque. J’aurais préféré être seul. Avec N… c’était différent. Quand je m’éveillais j’avais encore envie de faire l’amour, et j’avais envie de l’éveiller… comme si ce n’était jamais assez… Ou bien j’aimais la regarder dormir, comme si je pouvais en la regardant me plonger dans son sommeil. Hier, B…, je la ressentais comme une étrangère, on avait pourtant bien fait l’amour. Comme si ça m’avait débarrassé du désir que j’avais eu d’elle. Avec N… je n’étais jamais débarrassé complètement du désir, c’était ça l’amour. »
78On saisit là, dans la satisfaction qui n’éteint pas complètement le désir, la trace du vécu œdipien et à travers lui, sans doute aussi la nostalgie des temps les plus anciens. Il associe sur le couple de ses parents pendant son enfance.
« C’étaient des gens qui s’aimaient, ils se disputaient pourtant, et mon père était intransigeant et caractériel avec une virilité affirmée, et pourtant je crois qu’il était très dépendant de ma mère, sans en avoir trop l’air… je ne sais pas, mais j’ai le sentiment qu’il faisait tout ce qu’elle voulait. »
80Il associe sur la dépendance et l’indépendance et exprime que, curieusement, c’est le sentiment d’être indépendant par rapport à B… qui sous-tend son impression de « manque ». Ce qui est perdu apparaît comme d’autant plus merveilleux qu’il réactive d’autres nostalgies.
81Un vécu très superposable s’exprime chez une femme avec une teinte dépressive liée au sentiment de « manque » (il manque à sa relation avec un homme quelque chose d’essentiel, bien que leur accord génital soit satisfaisant et aboutisse à l’orgasme). Elle constate que son goût à vivre a beaucoup diminué et que l’éventualité de mourir la laisserait assez indifférente… Puis elle se reprend : « Ah ! non, sauf pour R… (son jeune enfant) parce qu’il y a encore certaines choses que moi, moi seule parce que je suis sa mère, je peux encore lui apporter… »
82Elle évoque alors sa propre mère et ce que celle-ci lui a dit de sa joie à être enceinte et à la voir naître et vivre ses premières années, du bonheur que cela a représenté… Quelque chose d’extraordinaire – un amour – oui, un amour – et elle développe le thème que l’amour brave tous les interdits, et que, tout en utilisant le sexe, il est en dehors du sexe, au-delà du sexe. Qu’est-ce qui empêcherait une mère d’aimer sa fille, par quoi l’homosexualité serait-elle exclue de l’amour ? Et elle passe au souvenir du couple de ses parents et au thème que l’amour est un… et à sa nostalgie d’avoir perdu le « tout en un ».
83Ces exemples tirés de la clinique journalière la plus banale me paraissent bien illustrer l’écart existant entre plaisir et bonheur. En effet, ces deux patients qui ont une fonction orgasmique tout à fait intacte se sont trouvés étonnés et déçus de la voir s’exercer sans qu’elle suffise à leur apporter le bonheur qu’une relation précédente où elle était amalgamée à un vécu différent leur apportait. La référence à l’enfance et à l’amour du couple parental et à la relation avec la mère (directe chez la femme, en identification au père dépendant chez l’homme) m’a paru particulièrement digne d’attention.
84Citons encore un rêve apporté par une femme, qui va dans le même sens, mais avec une note qui marque la stratification d’étages régressifs :
« J’ai rêvé que j’étais amoureuse de G… (notons que G… est un acteur qu’elle a vu interpréter le rôle d’Œdipe). Nous étions l’un contre l’autre, torse contre torse, je voyais, j’étais au contact de son torse. Je ressentais un bonheur immense, un désir de réunion, de dissolution… »
86Dans ses associations, elle tentera de manière défensive de mettre d’abord l’accent sur le fait que si les sexes ne sont pas apparents dans le rêve, elle sait bien cependant que G… est un homme et elle une femme, et qu’il s’agit bien d’un désir érotique ; c’est-à-dire de nier la similitude et l’investissement du torse, du sein. C’est une fois franchie cette résistance qu’elle pourra comprendre que G… – Œdipe est celui qui a été « l’enfant au sein – amant au sein » de la même mère et que le désir latent du rêve concerne son objet maternel.
87Toute relation hétérosexuelle génitale satisfaisante ne trouve pas forcément sa place dans notre description. On peut parler de satisfaction, d’équilibre, d’amour partagé, et selon les cas on peut être amené ou non à évoquer le bonheur.
88Qu’est-ce que cela signifie ? N’est-il pas paradoxal de situer le bonheur tantôt dans le champ, tantôt hors du champ où se situe une organisation relationnelle où rien ne manque, et où se trouve « tout ce qu’il faut pour être heureux » ? C’est que les humains sont bien différents les uns des autres.
89Un élément nous paraît fort important, constitué par un trait de caractère plus ou moins apparent selon les amalgames auxquels il s’est trouvé soumis, il consiste en un certain investissement de l’amour ressenti comme une entité, comme un signe ou une destinée. Bien rare en effet, quand il existe, est l’amour heureux qui ne se trouve pas doublé d’un amour de l’amour. Au ressenti, à l’investissement de l’objet, s’ajoutent alors la conscience de la valeur de cet investissement en tant que signe et la satisfaction liée au désir de l’objet. Le désir du désir de l’autre et son investissement sont un des éléments importants et un des moteurs qui maintiennent en équilibre certains systèmes d’échange à deux : chacun peut alors donner sans mesure et reçoit comme en miroir. La perte narcissique liée à l’investissement de l’objet est compensée par l’apport narcissique de l’investissement de l’autre. L’idéalisation, plus que sur l’objet d’amour [30], se situe sur l’investissement amoureux qui apporte une coloration particulière, et hausse la relation à un statut narcissique qui en fait le prix et aussi la fragilité [31].
90Comme le soulignait justement Janine Chasseguet-Smirgel, « l’Idéal du Moi et le fantasme incestueux sont étroitement liés » [32] et la rencontre amoureuse réussie tend à annuler l’échec œdipien.
91Tout au long du premier roman d’Albertine Sarrazin [33] se lisait en filigrane la présence, la préséance et la violence de l’amour ; la forme « antisociale » qu’il prenait ne faisait que confirmer sa valeur de transgression. Dans la correspondance d’Albertine et de Julien [34], on trouve la confirmation de cette première impression. Le Surmoi projeté sur les gêneurs est tourné en dérision au profit d’un Idéal du Moi mégalomaniaque partagé :
« Nous sommes mariés aux miracles depuis la première heure et je trouve logique que cela continue. » « La vie l’un sans l’autre n’est qu’épuisement, mais notre amour a beaucoup de chance. » « Oh ! cher si pareil, comme moi mal cicatrisé de la vie. » « J’aime tellement tout de toi, tu es tellement tout, mon père, mon enfant, mon ennemi dans le plaisir et là aussi, comme dans la peine, mon ami… » Et Julien : « En vérité, notre vie n’a besoin d’aucune pierre blanche, c’est blanc tout au long en arrière dans la nuit des temps, et devant aussi, un peu flou mais certain. » Et Albertine : « Ils me font rire… il n’est pas de début, il y a nous. Nous, définitivement atteints, emportés et réalisés l’un par l’autre… »
93La certitude est constante chez l’un et chez l’autre. La privation de liberté et les longues séparations ont certainement contribué à la verbalisation d’une part, et au maintien d’une relation positive, toute l’agression pouvant être drainée vers « les autres » responsables de leur souffrance et peut-être aussi d’une certaine libération intérieure, dans la mesure où la punition subie calmait les exigences surmoïques. Il est très lisible que leur relation s’est trouvée nouée, sous l’angle d’une relation à la fois fraternelle (dans la délinquance) et maternelle profonde.
94De manière constante, les états de bonheur, considérés sous l’angle de la première topique, instaurent une communication particulière, plus fluide et plus rapide entre les différents niveaux. L’ensemble des perceptions conscientes est en grande partie désinvesti au profit de quelques perceptions électives. Celles-ci, à travers les couches préconscientes qui subissent une sorte de « suractivation » (qui rend compte de possibles retours du refoulé), se trouvent reliées à des souvenirs, à des fantasmes inconscients ou préconscients, à des traces mnésiques, à des états corporels, à la cœnesthésie. En regard de la seconde topique on peut y déceler un effacement du Surmoi plus ou moins marqué, en tout cas l’allégement du poids qu’il fait subir au Moi au profit d’un Idéal du Moi (apparenté au Ça par ses éléments constitutifs les plus archaïques) d’où un sentiment d’expansion, de dilatation du Moi. Le gain narcissique de l’amour partagé renforce le sentiment de puissance (alors que si l’amour n’est pas ou plus partagé, il va dans le sens d’un amoindrissement du Moi et d’un renforcement surmoïque). Les mouvements de la libido vers l’objet (centrifuges), grâce à la réciprocité, aboutissent au renforcement narcissique (centripète), toute perte se trouvant ainsi compensée par un gain.
95La verbalisation (les amours par correspondance vivent en grande partie de cette verbalisation) aide au maintien et au renouvellement de l’affect. Elle le prolonge, elle le vivifie et ajoute un plaisir nouveau, à considérer cette vie supplémentaire insufflée par le verbe. Elle constitue le véhicule de décharges lentes, elle est un des modes latéraux par où s’établit et s’écoule la tension libidinale. À l’inverse, ce qui est tu risque de se trouver perdu, mortifié. Le lien confirmé entre les représentations et les mots pèse d’un grand poids dans les registres du bonheur par le maintien qu’il opère du statut narcissique.
96Christian David a décrit d’une manière admirable et avec toutes les nuances souhaitables l’état amoureux partagé. Inévitablement le sujet de ma réflexion m’a amenée à croiser ses chemins à plusieurs reprises et à parcourir des voies parallèles pendant d’assez longs moments, puisque, comme Freud l’avait à juste titre exprimé, l’amour reste le moyen le plus habituellement utilisé par les humains pour atteindre le bonheur. Et je me suis trouvée prise entre plusieurs écueils : le citer trop longuement et le paraphraser (mieux vaut renvoyer à la lecture ou à la relecture de son livre) [35], passer trop rapidement sur ce qu’il avait si bien exprimé mais dont ma démarche m’amenait à souligner le poids, et la difficile nécessité cependant d’articuler avec le sien mon propos qui ne se confond cependant pas avec lui, bien qu’il nous oblige à d’importantes rencontres.
97Je rappellerai donc brièvement des thèmes qu’il a développés avant moi et où je trouve une formulation parfaite de nombreux points où ma réflexion rejoint la sienne :
98La relation amoureuse est le lieu par excellence où peut se saisir l’insertion de l’imaginaire dans la sexualité, en fonction du « jeu » souligné par Freud entre la pulsion et son objet. L’insuffisance narcissique sous-tend la recherche de l’autre en tant qu’autre. L’élan passionnel réciproque est sous-tendu par la reviviscence simultanée des traumatismes de séparation et des frustrations œdipiennes, il vise à la complétude. Et l’amour est aussi l’occasion d’éprouver le sentiment d’intemporalité, d’éternité. Parler de l’amour contribue à le construire et ne point en parler l’appauvrit.
99L’idéalisation de l’objet joue un rôle inhibiteur, mais la perte au niveau de la sexualité « sauvage » est compensée par un gain dans la dimension perverse. En effet, l’état amoureux appartient au moins pour une part à la « perversion affective », et l’orgasme mental s’apparente aux états affectifs de bonheur et peut même parfois se confondre avec eux.
100L’amour heureux s’alimente au pôle pervers mental et au pôle érotique, et maintient ainsi une pérennité du désir, la plus vive satisfaction n’entraînant jamais l’entière satiété, mais la tension du désir toujours renouvelé n’entraîne pas la relation dans de dramatiques voies régressives grâce aux « ponctuations orgastiques » [36] qui la maintiennent dans un registre spécifiquement humain.
101Cette relation heureuse correspond en effet à une situation de crête, d’où son équilibre fragile entre deux variétés de risques, contradictoires mais très réels l’un et l’autre (dont les poids respectifs sont liés à la structure individuelle…). Si l’investissement érotique est prédominant, la satisfaction du besoin pulsionnel entraîne la satiété, l’usure du désir, l’enlisement dans la tiédeur, l’habitude et l’ennui effacent progressivement le bonheur.
102Le surinvestissement du pôle pervers mental avec ses composantes narcissiques peut engager la relation dans des voies sadomasochistes mortifères où la frustration tient la première place [37].
103On a souligné qu’un certain mode d’investissement de l’amour masquait en réalité une recherche de la mort, le mythe de Tristan constitue un modèle (souvent repris) de cette démarche [38]. La transgression qui unit Tristan et Yseult emprunte bien un chemin régressif mortifère, mais ce sont des amants chastes ; la réunion, la communion charnelle leur reste interdite par la culpabilité attachée au plaisir, par la culpabilité œdipienne, et leur histoire illustre les liens de l’amour et de la mort, car l’idéalisation trop poussée contient en effet un risque mortel pour le bonheur.
104Si l’orgasme paraît bien avoir un rôle régulateur, une fonction économique dans le maintien de cet équilibre subtil, il est aussi un moment essentiel de la relation où les échanges s’intensifient pour atteindre leur paroxysme. Il permet de réaliser (avec le sommeil, mais le sommeil se situe dans un registre strictement narcissique) la régression somato-psychique la plus complète, la plus globale.
« Le sujet réalise une fermeture hermétique au monde et à soi-même, un anéantissement, mais c’est pour se plonger tout entier dans le plus intense sentiment de plénitude qu’il soit capable d’éprouver pour se résoudre en lui. Ce sentiment est vécu comme l’accomplissement d’une fusion avec autrui, comme l’assouvissement d’un désir profond de retrouver la mère et de se confondre en elle. Par l’orgasme nous éprouvons sans doute de nouveau la béatitude du nourrisson sur le sein ou dans le giron maternel. C’est la forme la plus extrême de la régression à deux. » [39]
106L’orgasme vrai, l’orgasme à deux, gagne par la profondeur de la régression fusionnelle ce que l’orgasme pervers tient de la violence du plaisir. Mais il demande, comme le soulignent bien D. Braunschweig et M. Fain, « la conjonction d’un ensemble dont le moindre manque altère l’unité » [40].
107Moments inoubliables, difficiles à décrire [41], qui laissent une trace ineffaçable et modifient la relation de l’être humain à sa finitude, à sa castration, à l’étroitesse de sa destinée. L’organisation humaine en couple peut être, nous le savons, gravement perturbée par un conflit œdipien non surmonté, la sévérité du Surmoi œdipien, des peurs prégénitales résiduelles… Au-delà de ces difficultés, nous trouvons des couples qui pratiquent le bonheur et d’autres qui pratiquent bien autre chose, selon les raisons profondes qui ont motivé le choix amoureux, raisons profondes dépendantes des structurations de la personnalité [42].
108Si les deux types de choix amoureux décrits par Freud [43], le choix par étayage désigné comme caractéristique de l’homme et le choix narcissique féminin, correspondent bien souvent à des réalités cliniques, il semble que l’amour heureux s’établit plus volontiers sur un choix bilatéral de type mixte, chacun apportant à l’autre ce dont il s’est dessaisi sur le mode narcissique (« En amour chacun donne ce qu’il n’a pas », selon le mot de J. Lacan), et chacun jouant le rôle de parent protecteur et d’enfant protégé.
109Ferenczi avait, à propos du coït [44], émis l’hypothèse qu’il réalisait une régression temporaire où s’exprimerait pour les deux sexes le désir du retour au corps maternel. Cette situation particulière est la plus archaïque et la plus heureuse qu’il soit possible d’atteindre (même pour Freud le pessimiste) dans une relation de passivité et de dépendance qui évoque celle du tout jeune enfant au contact de sa mère. L’aboutissement de cette relation critique et vécue dans la complétude est lié à l’utilisation et à la satisfaction de tendances passives (dites féminines) pour les deux sexes.
110Et ceci nous amène à considérer le rôle que joue la bisexualité dans la relation amoureuse heureuse. La situation de dépendance de chacun des éléments du couple, de confiance absolue, de confusion de l’âme et du corps, est analogue à celle de l’enfant au contact de sa mère pendant les premiers mois de la vie où, ressentie comme toute-puissante et bénéfique, elle lui apporte la complétude.
111Ceci nous ramène aussi à la signification à donner à l’histoire qui veut que Tirésias ait été rendu aveugle par Junon pour avoir dévoilé (ayant été successivement femme et homme) que le plaisir féminin dans l’amour était de beaucoup plus intense que le masculin. L’occultation de la signification latente par la signification manifeste ne doit pas nous leurrer. L’erreur serait peut-être de croire que Tirésias a dit que la forme des organes génitaux féminins les rendait plus aptes au plaisir que les organes virils. Ne serait-ce pas plutôt conforme à sa pensée que c’est la position affective relationnelle dite féminine (la passivité, la réceptivité, la dépendance) qui, dans l’amour, apporte la plus grande jouissance, que c’est le versant féminin de l’âme (de l’homme ou de la femme) qui prévaut à certains moments de bonheur ?
112D’une manière (apparemment) contradictoire, c’est le couple hétérosexuel qui se trouve le plus apte à réaliser ce bonheur, car il est le mieux situé pour retrouver le contenu précieux du vécu des premiers âges, repris, remanié, restructuré, au niveau de la scène primitive, au niveau de l’Œdipe ensuite, lorsqu’il a pu intégrer les conflits qui risquaient de l’empêcher de venir à son aboutissement.
113La voie homosexuelle masculine, qui valorise tellement le pénis (phallus-fétiche, objet partiel), rend cet accès beaucoup plus difficile, et l’homosexualité féminine barre la voie du plaisir par le trouble au niveau de l’identification à la mère amoureuse du père. Ainsi l’homosexualité, féminine comme la masculine, reste accrochée, attachée à l’investissement de la différence des sexes, et ne peut pas atteindre le domaine où la bisexualité peut se trouver satisfaite, fondue en un mouvement unique.
114Dès le début de la vie, l’investissement de la différence des sexes par les parents, par la société et par l’enfant lui-même, tend à le priver d’une partie de son être psychique.
115Une fois effectué le parcours de l’évolution, il peut se retrouver dans son entier dans la réunion amoureuse avec l’autre, si parallèlement à la relation hétérosexuelle génitale peut alors s’établir une relation régressive où l’autre est un double, une mère, un « moi-toi en un ».
116La reconquête de la bisexualité psychique fait beaucoup plus problème pour l’homme que pour la femme, en tout cas dans notre Occident patriarcal, l’investissement phallique et la crainte de la castration constituant un obstacle parfois difficile à franchir. La régression la plus grande passant chez la femme par l’abandon de toute forme de revendication phallique, et chez l’homme par l’abandon de toute réassurance phallique.
117Le mot féminité pour désigner le second terme de la bisexualité masculine maintient une ambiguïté (en réactivant un fantasme de castration). Il s’agit en réalité de réceptivité, de dépendance, de possibilité régressive vers la satisfaction de tendances libidinales passives qui ne sont en contradiction qu’avec certains aspects exclusifs et exemplaires de la virilité. Plus que d’un abandon des caractéristiques sexuelles, il s’agit de retrouver (plus précisément de réaliser le fantasme de) l’état où la différenciation sexuelle n’avait pas encore fermé certaines voies.
118La réussite de cette réunion, de cette réunification, est un aliment continu du désir, que la satisfaction ne parvient pas à éteindre tout à fait, car la satiété n’est jamais véritablement atteinte ; la régression ne pouvant se maintenir que pendant des temps courts chez les adultes, le désir de la régression sous-tend le désir de la réunion et pérennise le désir. L’amour selon le mythe de l’androgyne rapporté par Aristophane dans Le Banquet de Platon est le mouvement par lequel les humains tentent de réparer la déchirure primitive qui fit d’une même unité deux êtres séparés.
Les états de bonheur des mystiques
119Ils sont différents sous certains aspects, mais apparentés cependant de près aux moments ou aux périodes de bonheur que nous avons décrits, vécus par certains croyants chez qui la foi religieuse entraîne des extases mystiques ou même simplement des périodes heureuses dans leur foi et par leur foi. Il s’agit là encore en effet d’une relation de couple, d’une relation à deux. « L’âme doit penser comme s’il n’y avait que Dieu et elle au monde », écrivait Thérèse d’Avila.
O Flamme d’amour vive,Qui blesses tendrementAu plus profond le centre de mon âme !Puisque plus tu ne fuis.Achève enfin, veux-tu,Et romps le voile à nos douces rencontres.O Brûlure suave !O délicieuse plaie !O main bénigne, ô touche délicateDont la saveur est de vie éternelleEt paie toutes les dettes !En me tuant, tu changes mort en vie [45] !Où t’es-tu dérobé,Aimé qui m’a laissée dans le gémissement ?Comme un cerf tu as fuiAprès m’avoir blessée ;Dans l’intime cellierJ’ai bu à mon Amant et comme je sortaisDans toute cette plaineJe ne savais plus rien.Je perdis le troupeau que d’abord je suivais.Il me donna son sein.Il m’enseigna science très savoureuse.Et moi je me donnaiVraiment, sans garder rien :Je lui promis d’être son épousée [46].
« Je me voyais mourir du désir de voir Dieu et j’ignorais où trouver cette vie si ce n’est dans la mort… Oh ! souverain artifice… Vous vous cachiez de moi et votre amour m’étreignait dans une mort si savoureuse que jamais l’âme n’aurait voulu en sortir. »
« … L’âme ne cherche pas à aviver en elle cette plaie de l’absence du Seigneur, mais on lui enfonce une flèche au plus profond des entrailles en même temps que dans le cœur, et l’âme ne sait ni ce qu’elle a ni ce qu’elle veut… l’âme voudrait toujours mourir de ce mal » (p. 206, § 10).
Et à propos de la description du chérubin « dans sa forme corporelle », « dans ses mains un long dard en or, avec au bout de la lancé, me semblait-il, un peu de feu… »
« Ce n’est pas une douleur corporelle, mais spirituelle, pourtant le corps ne manque pas d’y participer un peu, et même beaucoup. » [47]
« O Amour, comment se peut-il que tu m’aies appelée avec tant d’amour et que tu m’aies fait connaître en un instant ce que la langue ne peut expliquer ?
« Dieu s’est fait homme pour me faire Dieu ; je veux donc devenir Dieu tout entière par participation. » [48]
« Dans un moment d’intense douleur physique, alors que je m’efforçais d’aimer, mais sans me croire le droit de donner un nom à cet amour, j’ai senti, sans y être aucunement préparée – car je n’avais jamais lu les mystiques –, une présence plus personnelle, plus certaine, plus réelle que celle d’un être humain, inaccessible aux sens et à l’imagination, analogue à l’amour qui transparaît à travers le plus tendre sourire d’un être aimé. »
« L’esprit est descendu et m’a prise. » [49]
« Aussitôt que je crus qu’il y avait un Dieu, je compris que je ne pouvais faire autrement que de ne vivre que pour Lui : ma vocation religieuse date de la même heure que ma foi. » [50]
« Or, il se trouve que je sais par extraordinaire la vérité sur la plus disputée des causes et le plus ancien des procès : Dieu existe. Je l’ai rencontré. » [51]
« … L’évidence de Dieu, l’évidence faite présence et l’évidence faite personne de celui-là même que j’aurais nié un instant auparavant, que les chrétiens appellent Notre Père, et de qui j’apprends qu’il est doux, d’une douceur à nulle autre pareille, qui n’est pas la qualité passive que l’on désigne parfois sous ce nom, mais une douceur active, brisante, surpassant toute violence, capable de faire éclater la pierre la plus dure et, plus dur que la pierre, le cœur humain… Son irruption déferlante, plénière, s’accompagne d’une joie qui n’est autre que l’exultation du sauvé, la joie du naufragé recueilli à temps. » [52]
122Voilà donc cinq expériences mystiques vécues par des hommes et des femmes qui présentent chacun leurs particularités, mais à ces particularités nous ne nous attacherons pas, pas plus qu’aux éléments anecdotiques, biographiques ni structuraux qui ne pourraient nous servir qu’à tenter une classification selon les systèmes d’organisation névrotique, psychotique ou caractérielle [53]. Ce qui nous importe ici, c’est ce que chez eux, dont la trajectoire de la vie comporte une variété de bonheurs – et à les lire non des moindres –, on peut trouver de commun avec les autres « visités » du bonheur dont nous parlions précédemment, au niveau des voies empruntées, des besoins, des possibilités.
123Pour évoquer leur expérience spirituelle, ils utilisent le langage de l’amour, ils le revendiquent même pour certains. Simone Weil n’écrivait-elle pas :
« C’est bien à tort qu’on reproche parfois aux mystiques d’employer le langage amoureux. Ce sont eux qui en sont les légitimes propriétaires. Les autres n’ont droit qu’à l’emprunter. »
125La verbalisation des affects d’amour est bien du domaine de la mentalisation, de la sublimation. Le mode d’approche et de décharge pulsionnelle qu’elle véhicule peut donner l’illusion qu’elle appartient à un autre domaine et qu’il s’agit là de bien autre chose. Mais nous avons cependant à nous demander si amoureux et mystiques n’ont pas structuralement des caractères ou des possibilités communes ?
126Il semble bien que oui, car au départ les possibilités amoureuses des mystiques ne semblent pas faire de doute, il s’agira pour eux, par la poursuite de l’ascèse, d’opérer une séparation, un clivage, puis une purification progressive, une sublimation de plus en plus parfaite.
« … Les imperfections des commençants sur ce point sont nombreuses ; et on peut très bien leur donner le nom de luxure spirituelle, non parce qu’elles le sont en réalité, mais parce qu’elles procèdent de choses spirituelles. Il arrive souvent en effet que, au milieu des exercices spirituels eux-mêmes, s’élèvent et arrivent, malgré nous, des mouvements de sensualité et des actes désordonnés. Cela se produit même parfois quand l’esprit est plongé dans une profonde oraison, ou que l’on reçoit les sacrements de Pénitence et d’Eucharistie… Cela lui arrive souvent (à l’âme, d’éprouver dans les sens des actes de sensualité…) quand elle reçoit la Communion. Comme en effet elle éprouve de la joie et de la satisfaction à accomplir cet acte d’amour parce que le Seigneur lui fait cette grâce et se donne dans ce but, la sensualité veut avoir elle aussi sa faveur comme nous l’avons dit, et en jouir à sa manière. En effet, ces deux parties ne forment qu’un tout, et d’ordinaire chacune d’elles participe à sa manière à ce que l’autre reçoit. » [54]
128La démarche mystique ne manque pas d’évoquer par certains traits la « perversion affective » décrite par Ch. David. Il souligne que celle-ci lui paraît « plus en affinité avec les névroses, et en particulier l’hystérie, qu’avec les perversions, à plus forte raison qu’avec les psychoses ou les psychopathies ». Les traits (et les accidents) hystériques qui ont fréquemment marqué la vie de mystiques célèbres militent en effet dans ce sens. Cependant, l’explication réductrice par la névrose hystérique ne nous paraît aucunement suffisante pour rendre compte d’un ensemble autrement plus complexe.
129Le bonheur exprimé à certains moments par les mystiques chrétiens leur est assez spécifique en ce sens que c’est une notion qu’on ne retrouve pas chez les mystiques extrême-orientaux.
130Le moyen utilisé pour le progrès de la vie religieuse, l’ascèse, est cependant toujours sensiblement le même dans ses grands traits : l’obéissance est préconisée partout, obéissance à une règle précise, édictée par un maître (directeur de conscience, gourou) qui semble jouer le rôle d’un support de projection du Surmoi, et l’humilité dans l’obéissance rigoureuse à ce maître. Le renoncement à la sexualité est une constante, la continence est rigoureuse. Le renoncement aux plaisirs des sens s’inscrit dans toutes sortes de privations qui entraînent (qui ont pour résultat ou pour but d’entraîner) des modifications de l’équilibre psychophysiologique habituel : privation de sommeil, suppression de certains aliments, restriction en quantité de la nourriture intensifiée par des périodes de jeûne. De façon inconstante peuvent être utilisés des sévices physiques ou moraux, port de cilices, coups, plaies, positions inconfortables, épreuve du froid, franchissement des barrières de dégoût, ce qui laisse le champ libre à l’hypothèse de la valeur autoérotique des exercices ascétiques du fait de la coexcitation libidinale qu’ils peuvent entraîner [55]. Par l’isolement temporaire ou rigoureux, la déprivation sensorielle et la déprivation affective créent des conditions différentes des conditions habituelles de la vie.
131L’ascèse comporte enfin, et peut-être surtout, tout le reste pouvant être considéré comme conditions préparatoires, un effort vers une tentative de renoncer à la pensée, à l’activité mentale sous toutes ses formes, intelligence, jugement, réflexion, sentiment, représentations, il s’agit d’obtenir un état de vide mental aussi complet que possible. « Éloigne les choses, amant, ma voie est fuite. » [56] En d’autres termes, il s’agit, par divers moyens, d’opérer une régression sur le chemin de laquelle on imagine bien que puissent surgir un certain nombre d’affects inhabituels. On sait que, selon leur mode de structuration mentale, les individus réagissent à des modifications somato-psychiques endogènes ou exogènes importantes de façon très variée [57].
132Notons en passant que certains parviennent, au moyen de l’ascèse, là où d’autres aboutissent spontanément et comme naturellement… Ce qui n’est pas sans ouvrir un angle de réflexion fort intéressant, mais que je laisserai de côté ici.
133L’ascèse donc, dans ses grandes lignes, est la même en ce qui concerne la projection du Surmoi, la passivité et l’obéissance à un autre, l’astreinte à une régression somato-psychique à l’aide d’exercices variés [58].
134Mais il semble que la régression recherchée, si elle rompt effectivement le mode de penser et de ressentir habituel, aboutit à un vécu dont les contenus – disons pour simplifier en Occident et en Orient – sont différents. Différences qui reposent vraisemblablement sur les caractéristiques des conceptions religieuses, reflétant les civilisations où elles se trouvent inscrites.
135Les religions judéo-chrétiennes occidentales axées sur le monothéisme sont des religions relationnelles où l’homme et la Divinité sont conçus comme de qualité, d’essence radicalement différentes. La religion consiste en une relation entre l’homme et Dieu (un Dieu plus ou moins à l’image de l’homme, à l’image du père œdipien) et dans cette relation il y a place pour l’amour. Les états extatiques donnent un avant-goût du ciel.
136La suprême récompense, le paradis rêvé où la mort fera accéder, est un lieu où l’âme jouit de l’amour de Dieu, et c’est en fonction de ce but (qui par là même promet l’éternité et annule la mort) que tous les renoncements sont possibles et souhaitables.
137« Le Christ est descendu et m’a prise » (Simone Weil). Dieu nous aime, il veut notre bonheur. Nous retrouvons là le désir du désir de l’autre. « C’est le Seigneur qui m’a voulu et je lui en rends grâce », écrivait un vieux curé.
138La toute-puissance est déléguée, c’est une toute-puissance bénéfique, et nous retrouvons dans l’attitude du croyant quelque chose de très semblable à l’attitude de l’amoureux, dont le bonheur dépend étroitement de la proximité de la relation qu’il peut établir avec l’autre. Dans un cas il s’agit d’un objet intérieur (projeté en une merveilleuse illusion), dans l’autre il s’agit d’un objet extérieur support de projection. La composante narcissique étant évidente dans les deux cas. Les religions de type extrême-oriental conçoivent un Dieu non personnalisé ou mal personnalisé (voire multiforme, dans une position très proche du polythéisme). Sa caractéristique n’est pas d’être radicalement différent de l’homme, puisque les exercices ascétiques peuvent justement amener l’être humain à se débarrasser de son humanité et à participer à la divinité, chacun pouvant trouver ou retrouver en soi-même (et c’est le but de l’ascèse) comme une parcelle de ce qui caractérise la Divinité. Il s’agit de passer, passage difficile, mais néanmoins possible pour certains et dans certaines conditions, du monde de l’illusion qui entraîne la souffrance, au monde du détachement, de la paix, de la non-souffrance. L’amour n’a pas grand-chose à voir à l’affaire, ou plutôt il appartient lui aussi au monde de l’attachement et de la souffrance.
139On est amené ainsi, pour faire pendant à ce que nous exprimions à propos des mystiques occidentaux, à faire l’hypothèse que les Orientaux tentent de retrouver une toute-puissance personnelle, non déléguée à un parent déifié, de trouver ou de retrouver en quelque sorte les chemins d’une participation à une toute-puissance première manière (à l’aide d’une régression qui serait ainsi un peu plus profonde que la précédente). Quelques hérésies occidentales ont été considérées comme telles justement dans la mesure où elles sont proches de cette conception qui suppose possible la participation humaine à la toute-puissance divine, réduisant le fossé entre la Divinité et l’humanité, pour à l’extrême l’effacer tout à fait (à l’image d’un effacement de la différence entre le Moi et l’objet) [59]. Le vocabulaire amoureux si fréquent chez les mystiques chrétiens ne se retrouve pas chez les Extrême-Orientaux, il est remplacé par un vocabulaire d’élation narcissique.
140En ce qui concerne l’ascèse, dont nous avons souligné la similitude dans ses grandes lignes, une différence réside cependant en ce que les Occidentaux proscrivent beaucoup plus radicalement l’érotisme que les Extrême-Orientaux qui parfois ont pu l’intégrer dans certaines variétés d’ascèse [60].
141Les croyants « classiques », les non-mystiques, qui ont une foi tranquille sans accès extatiques et sans vécu heureux (au sens où nous l’avons entendu), ont un investissement de la Divinité du type choix amoureux par étayage. Ils se trouvent maintenus comme à l’ombre d’un bon parent protecteur (plus ou moins sévère) vraisemblablement par une organisation affective différente des précédentes. Par là même s’ils ne connaissent pas les paroxysmes que l’investissement narcissique des mystiques leur offre, du moins éprouvent-ils une confiance plus égale, et moins inquiète, car, pour les mêmes raisons, ils risquent moins de connaître les périodes angoissantes qui, chez les premiers, en raison d’alternances, accompagnent les moments où la perte de l’objet succède à la bienheureuse proximité et réalise les états désertiques, de grande solitude, de manque absolu qui sont la contrepartie du bonheur mystique.
142L’élément commun que nous pouvons saisir entre le bonheur des mystiques et les formes précédemment évoquées à propos des amoureux réside en un apparentement à la perversion affective. L’activité imaginative porte en effet plus ici aussi sur des aftects que sur des représentations (bien que l’ascèse vise à supprimer les représentations et en principe aussi les affects…), il existe un déplacement et une intériorisation du désir, et le mode de décharge des tensions pulsionnelles se fait sur un mode réduit et étalé (si nous laissons de côté les « accidents » orgastiques).
143La distinction que nous faisons entre Occidentaux et Orientaux n’est bien entendu pas applicable de façon rigoureuse… la distinction pseudo-géographique invoquée n’a d’autre intérêt que de souligner l’existence de certaines lignes de force, plus fréquentes ou plus rares selon les variétés de civilisations. Nous avons, au début de ce chapitre, cité les écrits d’un certain nombre de mystiques chrétiens. Si on y regarde d’un peu près, sainte Catherine de Gênes [61], tout en utilisant les voies de l’amour, semble par moments très proche de positions hérétiques : « Dieu s’est fait homme pour me faire Dieu. Je veux donc devenir Dieu tout entière par participation… » Un certain nombre de chrétiens, les moines du désert, anachorètes d’Égypte, stylites (dont le mouvement aurait peut-être pris naissance en Orient) paraissent bien proches par leur démarche qui les mène à mourir au monde dans la recherche de l’indifférence (l’Hésychia), des positions que j’ai appelées « orientales ». Alors qu’à l’inverse certains Orientaux utilisent de manière préférentielle la voie de l’amour. L’impact du milieu au sens large, des modes de pensée philosophique, des mouvements de civilisation, a certes une importance, mais ce sont les modes d’être individuels et les organisations relationnelles électives auxquels je me suis attachée ici. Indépendamment des positions et des « partis » religieux classiques, on peut déceler chez certains êtres ce qu’il est légitime d’appeler un esprit religieux ou un sens religieux (ou une appétence religieuse) qui prédisposent justement à la survenue de certains états.
144Freud était hésitant et réticent devant l’abord de la pensée religieuse. Guillaumin [62] a très judicieusement émis l’hypothèse qu’il devait en être empêché à l’endroit où elle met en cause l’expérience maternelle, dans la mesure où il s’agit du destin des pulsions à but passif. Il retrouve ainsi la même ambivalence à l’égard du mystère qu’à l’égard de la féminité et à l’égard de la relation profonde avec la mère.
145C’est encore à Romain Rolland qu’il écrit en 1930 : « Guidé par vous, j’essaye maintenant de pénétrer dans la jungle hindoue dont m’avait éloigné jusqu’à présent un certain mélange d’amour grec de la mesure – ????????? –, de modération juive et d’anxiété philistine… mais il n’est pas facile de franchir ses propres limites… » [63]
146Romain Rolland semble bien avoir été pour Freud un correspondant électif touchant certains sujets. Romain Rolland qui, lui, ne craignait pas d’aborder certaines voies régressives, qui se sentait à l’aise avec une relative homosexualité psychique dont il avait conscience et maîtrise, Romain Rolland enfin qui avait un intense et profond « sens religieux ». Après avoir grandi près d’une mère pieuse et devenu incroyant, il avait vécu des moments de joie d’âme qui s’apparentent tout à fait aux « moments de bonheur ». Il a rapporté trois « éclairs », trois « instants sacrés » qu’il pensait avoir eu une influence sur toute sa vie [64].
147Le premier de ces éclairs se produit alors qu’il a seize ans sur la terrasse de Ferney (qu’il visitait en compagnie de sa mère et de sa sœur, son père étant loin) :
« … Une minute… Moins ! Vingt secondes… et la foudre tomba… Je vois, je vois enfin ! … Qu’ai-je vu ? Le paysage, fort beau, n’est pas exceptionnel… Pourquoi donc est-ce ici que la révélation m’est venue, ici et non ailleurs ? Je ne sais. Mais ce fut un voile qui se déchire. L’esprit, vierge violée qui s’ouvre sous l’étreinte, sentit se ruer en lui la mâle ivresse de la nature. Et, pour la première fois, il conçut… Toutes les caresses d’avant, l’émotion poétique et sensuelle des paysages nivernais, le miel et la résine au soleil des jours d’été, tout prit son sens, tout s’expliqua ; et dans cette même seconde, où je vis nue la Nature et où je la “connus”, je l’aimai dans mon passé, car je l’y reconnus. Je sus que j’étais à elle, depuis mes premiers jours, et que j’enfanterais… »
149Il situe le deuxième éclair deux ans plus tard. Un jour triste d’hiver, travaillant Spinoza pour un examen dans une chambre glacée…
« Il a suffi d’une page, la première, de quatre définitions et de quelques éclats de feu qui ont sauté au choc des silex de l’Éthique… Dans ces définitions aux lettres flamboyantes, je déchiffrais, non ce qu’il avait dit, mais ce que je voulais dire, les mots que ma propre pensée d’enfant, de sa langue inarticulée, s’évertuait à épeler… Vertige ! Vin de feu. Ma prison s’est ouverte. Voilà donc la réponse… “Tout ce qui est est en Dieu.” Et moi aussi, je suis en Dieu ! De ma chambre glacée, où tombe la nuit d’hiver, je m’évade au gouffre de la Substance, dans le soleil blanc de l’Été. »
151Quelque temps plus tard survient le troisième éclair :
En chemin de fer, le train s’arrête brusquement dans un tunnel, lumière éteinte. L’arrêt se prolonge, les voyageurs s’inquiètent. « Je songeais… Et ce fut comme si le tunnel s’ouvrait. Je voyais au-dessus, les champs dans le soleil, les luzernes ondulantes, les alouettes qui montaient. Je me dis : “C’est à moi.” “Je suis là. Que me fait ce wagon dans la nuit” où, dans quelques secondes, “je serai broyé peut-être ? Moi ? Non ! l’on ne me tient pas”. Plus fluide que “l’air, Protée aux mille formes, je glisse entre les doigts, je m’échappe…” “Je suis ici et là, partout, et je suis tout… Et blotti dans le coin sombre du wagon ‘immobile’, mon cœur rit d’allégresse…” »
153Le premier « éclair » a pour point de départ une perception et il s’établit à l’aide d’associations de différents niveaux un ensemble où passé, présent et avenir se conjuguent et prennent leur signification élationnelle. Les deux suivants l’amènent l’un à l’aide d’une lecture, l’autre par une imagination compensatrice, à prendre brusquement conscience de ce qu’il ressent comme la Divinité et de son sentiment de participation à cette Divinité.
154La description que fait Romain Rolland de la survenue de ces états affectifs n’omet pas de nous dire dans quel contexte et sur quel fond ils surviennent. Ainsi, le premier se situe dans un ensemble complexe : absence du père, voyage avec la mère et une jeune sœur « Madeleine, la deuxième du nom » (référence possible à la mort tragique d’une petite sœur, Madeleine la première du nom) pendant sa petite enfance. Les deux autres épisodes surviennent sur un fond pénible – solitude, dur travail dans le froid dans un cas, situation de danger angoissant dans l’autre. Il nous paraît d’un très grand intérêt de constater qu’un affect de joie, de triomphe narcissique de toute-puissance, survient sur la trame imaginaire d’une tristesse, d’une crainte et d’un deuil. Nous allons y revenir plus longuement.
155Une deuxième remarque s’impose, qui rejoint celles que nous avaient amené à faire les amoureux concernant la bisexualité, et en particulier l’utilisation par les hommes de leurs tendances féminines. Passivité et dépendance par rapport à l’objet ou à l’ensemble investi apparaissent clairement. Les poèmes de saint Jean de la Croix que nous avons cités sont écrits au féminin. « Et moi je me donnai, vraiment sans garder rien : je me promis d’être son épousée. » Bien entendu, le contenu manifeste veut que ce soit l’âme qui s’adresse ainsi à son Seigneur… Le texte de Romain Rolland va tout à fait dans le même sens : « L’esprit, vierge violée qui s’ouvre sous l’étreinte, sentit se ruer en lui la mâle ivresse de la nature… » La dépendance et la passivité, exprimées par les femmes, se remarquant moins dans la mesure où elles paraissent plus volontiers dans l’ordre habituel des choses.
Existe-t-il une aptitude au bonheur ?
156Freud, discutant la proposition de Romain Rolland concernant le « sentiment océanique », dénie, avec raison, qu’il soit commun à toute l’humanité et, tout en confirmant qu’il n’en a pas l’expérience personnelle, propose de le rapporter à la phase primitive du sentiment du Moi. Le sentiment d’illimité, d’infinité, d’éternité, donnée purement subjective, dont Romain Rolland au contraire de Freud faisait la racine essentielle de la religiosité, correspond bien aux états régressifs éprouvés par ceux qui vivent certaines variétés d’expériences mystiques ou amoureuses. La discussion qu’en fait Freud est intéressante dans son détail [65] : il n’est pas convaincu – dit-il – que le « sentiment océanique » puisse être considéré comme la source de tout besoin religieux : « Un sentiment ne peut devenir une source d’énergie que s’il est lui-même l’expression d’un puissant besoin. » Et il rapporte, quant à lui, le besoin religieux à la nostalgie du père et à la recherche de la dépendance infantile. Il apporte ainsi de l’eau à mon moulin… (si l’on veut bien étendre vers le passé la nostalgie du père, à la nostalgie de la mère primitive).
157Le moteur premier en effet semble bien lié au malaise, à la douleur, à l’angoisse issus de la perte, du manque, qui entraînent un désir de retour vers un objet infantile protecteur tout-puissant et dispensateur du plaisir parfait. Le mouvement régressif qui emprunte ainsi la voie de la dépendance peut être utilisé pour l’édification d’une foi religieuse tranquille ou d’un amour serein, mais il peut aboutir aussi, la régression s’approfondissant, à l’établissement de moments ou d’états de bonheur, ou au sentiment océanique, caractérisés par la complétude retrouvée. Cependant, cette voie, qui utilise la dépendance, à partir d’un certain degré d’approfondissement (ou d’aggravation) de la régression, semble ouverte, possible et bénéfique pour les uns, fermée, impossible ou dangereuse pour les autres. Il nous faut bien supposer que c’est en fonction de points ou de zones de fixation, établis précocement, qu’une telle éventualité existe. L’objet qui aide à retrouver la complétude, que l’importance soit grande ou légère, des projections qu’il faut opérer pour l’atteindre, est un objet en grande partie imaginaire, qui se trouve pour un temps réamalgamé au moi.
158Et peut-être pouvons-nous tenter de préciser les modes d’organisation qui constituent pour d’autres une inaptitude. En ce qui concerne les deux premières formes décrites, l’essentiel de l’aptitude me paraît résider en une possibilité d’investir dans un même mouvement (ou dans des mouvements successifs très rapprochés au point de pouvoir être confondus) des perceptions du vécu présent et des chaînes associatives (préconscientes ou inconscientes) d’éléments du passé ayant contribué déjà à l’édification d’objets intérieurs. La conjonction du perçu avec le souvenir ou les souvenirs crée un affect particulier caractérisé par un sentiment d’unité, de complétude narcissique, qui s’apparente à la retrouvaille d’un objet perdu.
160Le vécu particulier qui résulte de cette conjonction efface ou du moins atténue grandement les limitations imposées par la réalité, celles en particulier qui sont liées à la temporalité. L’impression de suspension du déroulement du temps contribue à restituer un sentiment de toutepuissance qui fait table rase des limitations, de la castration, de la perte, du deuil. J’ai souligné précédemment l’effacement du Surmoi, l’Idéal du Moi se trouvant confondu avec l’objet ou l’environnement bénéfique. Comme par ailleurs (il ne s’agit pas d’une structuration délirante) la relation à la réalité est conservée normalement perçue et acceptée, nous sommes bien amenée à supposer l’existence de l’investissement d’un certain objet intérieur maintenu d’une manière latente, dans une voie latérale clivée par rapport aux systèmes qui aboutissent à la pensée logique secondaire consciente. Sous l’impact de certaines perceptions, ou d’un certain vécu affectif, cet objet se trouve brusquement invigoré et triomphant [68]. Le désir latent ancien, en relation avec le deuil et le renoncement forcé à la toute-puissance, créerait et maintiendrait ainsi une tension interne responsable de la vulnérabilité à certains éléments extérieurs. Si le mécanisme que nous évoquons ici s’apparente au mécanisme pervers, ce n’est pas par hasard, et nous avons été amenés à plusieurs reprises déjà à évoquer à propos des amoureux, comme à propos des mystiques, les mécanismes mis en lumière par Christian David dans la « perversion affective » [69].
161Mais notre hypothèse concernant cette voie latérale clivée en entraîne une autre : cette aptitude se serait édifiée à l’aide de mécanismes ayant réussi à compenser une structure dépressive primaire. Il nous faut en effet supposer qu’à l’occasion de traumatismes ayant entraîné des affects de perte ou de deuil (occasions on ne peut plus banales et fréquentes), ces sujets ont pu disposer assez précocement (et là serait peut-être leur originalité) des possibilités mentales nécessaires à l’édification d’un support narcissique sous forme d’un objet interne, constitué en point de recours, recours vers lequel le mouvement régressif est allé, traçant et retraçant les sillons établissant la fixation (sillons dont on pourrait assimiler les plus anciens à des traces mnésiques, et les plus récents à des souvenirs). Ce chemin régressif utilise la passivité et la dépendance maintenant la faculté de rompre (par son mouvement régrédient même, en deçà des catégories anales du temps) la durée objective, pour lui substituer les caractères du temps subjectif.
162Le bonheur pourrait ainsi être considéré comme l’inverse, l’envers du deuil primitif, la retrouvaille du premier objet perdu, et de tous les autres perdus ensuite, y compris pour finir de l’objet œdipien. Le deuil, la perte la plus cruelle sont des événements qui suscitent la défense régrédiente, ainsi s’expliquerait que, si souvent, le deuil prépare le lit de l’amour (I) ou de la foi, ce qui revient sensiblement au même.
« Nous savons que l’homme use de l’activité de son imagination pour satisfaire ceux de ces désirs que la réalité frustre. C’est ainsi que son imagination s’éleva contre la constatation personnifiée dans le mythe des Moires, et qu’il créa le mythe, dérivé de celui des Moires, dans lequel la déesse de la Mort est remplacée par la déesse de l’Amour, ou par des figurations humaines qui lui ressemblent. » [70]
164L’aspect maniaque du bonheur (maniaque en mineur, mais c’est une nuance qui manque rarement), son aspect triomphant, qui dénie, sans l’oublier, son importance à la réalité objective, va dans ce sens :
« De mon enfance, me dit une patiente, surnage un souvenir heureux, vraiment heureux : c’était un matin au petit déjeuner, assise entre mon oncle et ma tante qui m’avaient invitée en vacances, je buvais un grand bol de café au lait, j’étais bien, comme au chaud entre eux… Heureuse. »
166Les associations qui vinrent immédiatement ensuite concernaient la mort accidentelle des parents survenue peu de temps avant (à noter que je portais, moi, objet transférentiel, ce jour-là, un vêtement couleur « café au lait »).
(I)« Nous nous étions rencontrés dans le dénuement,Après les premiers mirages et des larmes amères,parmi les faux pas, le silence, les rumeursaffirmant notre droit aux épreuves mortellesChacun dans son désert qui voit dans un vertigepeut-être la promesse d’être une fois comblé.Nous nous sommes reconnus. Le monde s’est ouvert…dans le grand balbutiement où se débattaittout l’ancien malheur aboli sous les regards neufs. »
168Le héros d’un roman de A. Pieyre de Mandiargues [71], après avoir réalisé en un instant son deuil et son désespoir, réussit à vivre quelques jours « dans un temps provisoirement retranché de la commune existence », par l’utilisation conjointe de l’agression déclenchée par la perte objectale, et de la coexcitation libidinale liée à la douleur morale.
169Romain Rolland (comme nous l’avons vu, si coutumier d’états exaltants) nous fournit l’illustration d’un lien étroit établi entre des affects de deuil et l’édification d’objets intérieurs particulièrement vivants.
« Voici l’une de ces “illuminations”… J’ai cinq ans, j’ai une petite sœur qui a deux ans de moins que moi… les garçons se disputent et piaillent. Je ne suis pas le plus fort, repoussé du jeu, boudant, pleurnichant, je reviens d’instinct aux pieds de la fillette… et le nez contre sa jupe je geins en tripotant le sable. Alors, elle caresse doucement mes cheveux avec sa menotte et dit “mon pauvre petit mainmain…”. Mes larmes se sont arrêtées. Je ne sais quoi m’a saisi. J’ai levé les yeux vers elle, et je vois son visage tendre et mélancolique. C’est tout. Une minute plus tard, je n’y pensais plus. J’y penserai toute ma vie… J’ai été transpercé. J’ai eu la révélation de quelque chose qui vient de plus haut qu’elle… Une angine l’emporte dans la nuit. Je ne revois que le cercueil fermé et une tresse de ses cheveux blonds que ma mère a coupée, et cette mère hagarde, qui sanglote et qui crie, qui ne veut pas qu’on l’emporte… La petite fille assise sur la plage, et le contact de sa main, de sa voix, de ses yeux, ils ne m’ont jamais quitté… Car, presque aucun soir je n’ai manqué, avant de m’endormir, de lui adresser, à peine formulée, une de mes pensées. » [72]
171Ce seront presque les mêmes mots qu’il utilisera pour décrire un mouvement comparable à l’occasion, bien des années plus tard, de la mort d’une amie très chère (Malwida von Meysenburg) :
« L’Amie, l’unique amie, était partie. Elle ne me quitta point, l’ami ne quitte son amie que quand son cœur y consent. Aussi, elle resta avec moi toute ma vie. En cet instant où j’écris (il est alors un vieil homme), assise au pied de mon lit, la tête tournée de côté, pensive, elle me suit des yeux, ses yeux graves et fidèles. » [73]
173La possibilité du déplacement de l’investissement libidinal de l’objet disparu vers un objet intérieur autoérotique compense la perte objectale par un gain narcissique.
174Ainsi, l’aptitude au bonheur pourrait résider en des composantes situées sur une ligne idéale tendue entre la structure maniaco-dépressive et la structure perverse, sans jamais se confondre ni avec l’une ni avec l’autre, le mécanisme maniaco-dépressif se trouvant évité grâce à l’intervention à temps d’un mécanisme pervers…
175Cependant, comme nous l’avons vu, les modifications de la relation aux catégories temporelles ne sont pas les seules, elles s’accompagnent de modifications du sentiment des limites du Moi, la complétude (qui abolit la castration) correspondant à une réunification, à une réunion avec quelque chose ou quelqu’un qui se trouve ainsi adjoint, uni au Moi dans de nouvelles limites, d’où se trouve comme exclu (perçu, connu, mais désinvesti) l’ensemble de la réalité extérieure objective.
176Tout se passe comme si l’édification d’un Moi-heureux (à l’image du Moi-plaisir des premiers temps) entraînait un tri, réunissant comme en un dedans tout ce qui concourt à la complétude et excluant comme en un dehors tout ce qui pourrait la contrarier. Bela Grunberger définit la complétude narcissique comme la reconstitution de l’unité du contenu et du contenant (vécu primitivement selon lui par l’enfant dans le sein de sa mère) [74].
177Et sans doute ce caractère peut-il nous mettre sur la meilleure voie pour situer le moment génétique où prend son point d’ancrage la fixation à laquelle nous faisions allusion, et qui jouera comme point de rappel et fera le lit d’une régression préférentielle. Ce moment pourrait bien se trouver situé au lieu temporel (mais il nous faut nous représenter ce lieu comme la résultante d’une sorte de balayage dans le temps, d’avant en arrière, d’arrière en avant…), au lieu même où à partir des catégories affectives du plaisir et du déplaisir, confondues jusque-là avec celles du dedans et du dehors [75], vont se différencier le Moi et le non-Moi, le Moi et l’objet [76]. Au moment même où l’objet reconnu comme tel, et parce que reconnu, creuse la place de son manque.
178Bien entendu, plutôt que d’un retour à un état de complétude absolue (elle n’a jamais pu être absolue dans la réalité vécue), il s’agit, à l’aide de la régression, d’actualiser, de réaliser le fantasme après coup de cette complétude. « Fantasme d’un temps mythique… » selon l’heureuse expression de D. Braunschweig [77].
179Le temps suivant est caractérisé par la projection sur l’objet quand il fait défaut, sur l’objet absent, de tout manque, de toute perte, malaise contre lequel le retour imaginaire par la voie du fantasme, à la confusion, de la période précédente, sera le meilleur baume. Cette reconstruction régrédiente [78] est possible si un certain nombre d’éléments innés, et si certains facteurs relationnels (maternels en particulier) qui viennent se joindre à eux, ont permis que se développent des mécanismes qui permettent de parer à la frustration par le moyen de l’imaginaire. L’état que nous avons appelé « bonheur maternel » pour désigner le vécu affectif de la mère dans la dyade primitive a sans doute une influence favorisante sur les possibilités organisatrices de fantasme de l’enfant. Le paradis perdu est un paradis à deux, c’est le monde du « je avec l’autre » selon l’expression de F. Pasche. Le bonheur éprouvé par la mère au contact et dans la contemplation de son nourrisson (qui paraît fastidieuse aux autres) est lié au déclenchement chez elle de sensations associatives, pour la plus grande partie, préconscientes ou inconscientes. On peut supposer que la communication régressive dans la dyade est l’occasion pour l’enfant de vivre ainsi certains états affectifs au contact de l’autre, états qu’il sera apte à ressusciter par l’imaginaire pendant les périodes de manque (si un certain nombre de caractères structuraux innés lui facilitent cette voie et si des événements somato-psychoaffectifs ne viennent pas secondairement la lui obturer).
180Par la suite, le désir de bonheur, l’appétence au bonheur, l’habitude défensive, la trace du mouvement régressif qui a souvent réussi à ériger la présence imaginaire en défense contre le manque créent une tension (préconsciente ou inconsciente) maintenue le plus souvent dans des chaînes latérales clivées de l’organisation structurale la plus voyante. Cette tension rend compte d’une sensibilité, d’une réactivité à certains perçus (du monde intérieur et du monde extérieur) qui permettent l’apparition des affects que nous avons décrits, et aussi la brusquerie fréquente de leur survenue.
181Les caractéristiques que nous essayons de préciser seraient ainsi liées à une fixation qui utilise un certain type d’organisation mentale de la fin du premier semestre de la vie, où le Moi va pouvoir être différencié de l’objet (pendant la période préambivalente). Cette fixation, qui rend compte des caractéristiques de l’état affectif envisagé : effacement des catégories de l’espace et des catégories du temps, complétude narcissique au contact bénéfique d’un objet tout-puissant, peut se trouver inscrite en traits profonds ou en traits légers…
182« Il ne s’agit pas de supprimer le plus tôt possible une tension, mais de se livrer à l’Autre en l’investissant d’une puissance à laquelle on se soumet. » [79] Ce que Pasche écrit là du nourrisson, on peut le dire de l’amoureux, du mystique, on peut le dire de façon plus générale de l’être « sous le coup du bonheur ».
183En effet, le sort de telles possibilités régressives, quand elles ont existé, se trouve lié aux modalités du développement et elles ne seront maintenues que si la fixation en cause est restée la plus importante, à travers la structuration anale et la structuration œdipienne. La fixation peut garder le poids le plus important malgré une structuration anale satisfaisante, elle peut garder la première place à cause de l’insuffisance d’une structuration anale.
184Quant à la fixation anale, elle apparaît comme un empêchement majeur à ce mode de régression dans la dépendance. L’ambivalence érige alors l’objet primitif en objet d’angoisse, la relation duelle est vécue dans un registre sadomasochiste, le Surmoi primitif [80] maintient les projections destructrices et rend la proximité peu supportable.
185Les catégories de l’espace et du temps sont solidement et parfois rigidement structurées. La ritualisation en particulier tend à enserrer le moment présent dans une suite, au profit du déroulement du temps, et barre la possibilité de saisir l’instant et surtout celle de se laisser saisir par l’instant.
186La maîtrise active, la possessivité, l’agressivité défensive sont édifiées contre ce qui est ressenti comme un danger régressif vers des systèmes plus archaïques. Le narcissisme phallique héritier de la phase anale (chez l’homme et chez la femme) joue aussi comme empêchement à la possibilité d’emprunter cette voie régressive car il s’agit là encore de maîtrise, et du désir de posséder la toute-puissance, et non pas d’une participation dans la passivité à la toute-puissance prêtée à l’objet.
187En ce qui concerne l’Œdipe, il peut se trouver teinté de façon particulière par l’existence de cette fixation, le traumatisme œdipien prenant plus volontiers des aspects de traumatisme narcissique et de perte objectale que des aspects de rivalité homosexuelle, l’objet d’amour postpubertaire gardant souvent un certain nombre de caractéristiques qui en font un objet antidépressif, et la dépendance à l’égard de l’objet d’amour prenant souvent le pas sur les impératifs du Surmoi.
188L’édification du Surmoi œdipien peut jouer un rôle un peu différent selon le sexe. Le Surmoi féminin, moins homogène, est plus permissif dans la mesure où, projeté sur l’homme aimé, il tend à s’amollir et à laisser plus volontiers la place à l’Idéal du Moi que chez l’homme.
« Être son propre Idéal, une fois de plus, et en accord avec les tendances sexuelles, définit le bonheur que l’homme s’efforce d’atteindre. » [81]
190Le Surmoi masculin, plus homogène et plus solide, entraîne plus de risque de constituer un barrage au mode de régression que nous avons envisagé. La dépendance, en effet, et la passivité sont considérées comme des caractéristiques plutôt féminines et nous avons fait l’hypothèse que les amoureux et les mystiques sont des hommes qui vivent leur bisexualité d’une manière un peu plus souple que les autres hommes. Ce qui souvent les fait encourir les jugements sévères (peut-être sévères parce que jaloux) de leurs congénères restés fidèles à un Idéal « viril », en réalité plus proche de l’homosexualité.
191Nous avons souligné au passage à plusieurs reprises [82] combien la composante féminine de la bisexualité psychique masculine apparaît à l’évidence dans certains états affectifs.
192Il semble légitime de penser, et conforme aux enseignements de la clinique, que les barrages d’origine purement œdipienne au mode régressif envisagé sont moins solidement résistants et plus mobilisables par les événements relationnels, spontanés ou analytiques, que ceux qui reposent sur des fixations anales.
193Parler globalement d’aptitude et d’inaptitude ne suffit certes pas ; et pour nuancer à l’image de la réalité journalière, nous devrions sans doute distinguer, ne serait-ce que schématiquement, ceux qui sont aptes surtout aux périodes de bonheur, ceux qui sont aptes surtout aux moments et ceux qui peuvent utiliser l’un et l’autre mode. Cependant, la ligne de partage ne semble pas passer par la différence concernant la durée, mais bien plutôt par le mode relationnel à un objet humain réel ou à un objet global (ou particulier) d’environnement (à un objet esthétique, ou naturel, au sens de la nature). Dans cette perspective, nous pourrions ainsi distinguer ceux qui sont heureux avec et par un autre, et ceux qui peuvent l’être par leurs propres moyens [83]. Chez les premiers où la dépendance est plus marquée, le risque dépressif est beaucoup plus proche, l’autonomie fragile, les objets intérieurs moins solidement édifiés. On retrouve parfois dans le vécu de l’enfance un contenu plus dramatique et plus pesant, comportant deuil et pertes objectives. Dans certains de ces cas, où les fixations archaïques sont importantes, la structuration anale (nous parlons bien de structuration et non pas de fixation) a été faible ou défectueuse, et on peut avoir à faire à l’extrême à des névroses ou à des psychoses de caractère oral.
194Ceux qui vivent exclusivement des moments de bonheur, indépendamment d’une relation avec un objet significatif humain, possèdent des objets intérieurs souvent solidement structurés et leur économie narcissique, leur indépendance par rapport à l’entourage et leur stabilité sont incomparablement plus grandes. La structuration anale est alors en général de meilleure qualité, et chez eux l’angoisse et le risque dépressif sont moins importants. Les investissements d’aspect narcissique sont nettement plus marqués et prennent des formes différentes où interviennent des intérêts esthétiques. Les traces du deuil primitif sont plus aisément effacées, leur solitude pouvant être peuplée d’objets intérieurs. Il est fréquent d’ailleurs que les objets naturels, inanimés ou esthétiques, aient été des occasions de déplacement d’affects vécus d’abord par rapport à un objet relationnel humain, qu’ils aient à ce moment fait partie de l’environnement, ou à l’aide d’un autre mécanisme. Il faut se garder en ce domaine de croire trop aisément à des « catégories distinctes ». Les deux modes, que nous avons séparés d’une manière un peu schématique, peuvent chez certains se trouver superposés pendant la même durée, le fond instauré par les périodes se prêtant particulièrement à l’insertion, au repiquage de moments, d’acmés. Ils peuvent être vécus en des temps différents et paraître s’établir selon une alternance, ou se succéder ou s’enchaîner dans leur déroulement, comme si l’un des modes entraînait une sorte de facilitation à retrouver l’autre, comme les acmés pendant les périodes amoureuses. Il est bien entendu impossible, sur un terrain aussi vivant et où les variations individuelles sont nombreuses, de décrire des « types » avec une grande précision. Il semble pourtant que la possibilité, la facilité, la tendance, le goût, l’habitude, la recherche, la répétition de ces états correspondent à l’existence d’une voie régrédiente ouverte et préférentielle utilisée à la fois dans une démarche défensive et dans la recherche d’une satisfaction. Cette voie, qu’il est tentant de comparer à celle qu’emprunte la démarche perverse, sans qu’elle lui soit réellement superposable, peut constituer le seul mode régressif et défensif et imprimer à la névrose ou au caractère l’essentiel de son style. Elle peut aussi accompagner des structurations mentales et des organisations assez variées (nous avons souligné plus haut les incompatibilités vraies) et, restant utilisable avec souplesse, ne faire que colorer de façon plus ou moins apparente un mode d’être au monde…
Bonheur et plaisir. Ambiguïté de l’érotisme
195La relation du bonheur et de l’érotisme est ambiguë. Le bonheur et le plaisir érotique sont, nous l’avons dit, tantôt alliés, tantôt ennemis…
196La régression orgastique partagée va dans le sens du rapprochement le plus profond et le plus complet qui se puisse opérer, et elle trouve sa place naturelle dans la relation du couple heureux. Le plaisir diversifie et renforce le bonheur, il imprime à la relation un rythme, une alternance, une variation. La recherche érotique emploie le jeu des corps au bénéfice des cœurs, elle est un moyen plus qu’une fin en soi [84]. Alliée au bonheur, la jouissance n’entraîne pas la satiété, elle n’éteint pas le désir, mais concourt à en nourrir la vibration. L’amour perpétue le désir et le relance sans cesse, à la recherche d’une union toujours plus complète. Il semble ainsi que de l’amour naisse l’érotisme et que l’érotisme soit un des chemins préférentiels empruntés par l’amour, sinon l’unique chemin.
197Et cependant, le plaisir est aussi l’ennemi de l’amour. On a soupiré sur la tristesse qui suit le coït… Tristesse d’avoir perdu l’élan, tristesse de se retrouver seul pour avoir terni, déshabillé l’autre de son propre désir, réduit à zéro l’imaginaire, tristesse de s’être perdu sans avoir trouvé l’autre. Cette tristesse est le fait de l’orgasme solitaire ou, au mieux, de l’orgasme parallèle, elle n’est pas le fait de l’orgasme partagé dans l’amour. Tristesse légère et passagère, ombre vite oubliée, ou tristesse profonde… elle est l’indice d’un manque, d’une perte, d’une incomplétude, d’une déception, de quelque chose qui n’a pas été, malgré le plaisir.
198Le coït le plus fonctionnel, le moins encombré d’amour (s’il est aussi dénué de conflits) atteint la jouissance avec facilité en utilisant le ou la partenaire comme la forme (anatomique, physiologique et fantasmatique) la mieux adaptée à son besoin pulsionnel. La fonction sexuelle génitale peut s’exercer d’autant plus librement qu’elle n’est pas alourdie (alourdie et enrichie…) par des traces prégénitales, et l’objet hétérosexuel se trouve être le plus facilement interchangeable. Selon le contexte structural et la qualité des investissements, elle peut donc être vécue d’une manière très vivante et relationnelle, ou d’une manière plus simplement pulsionnelle, qui à l’extrême peut prendre un aspect instinctuel d’automatisme déshumanisé.
199Aussi la culture de l’érotisme (de l’érotisme pervers) est-elle un moyen de stimuler le désir, d’en empêcher ou d’en ralentir l’usure. La course à l’excitation lutte contre l’enlisement de la monotonie, l’affadissement de l’habitude. Ilse Barande [85] rappelait la constatation de Freud : « Nous sommes ainsi faits de ne pouvoir jouir intérieurement que du contraste, très peu de l’état même… » [86]
200À propos du contraste sur lequel Freud met l’accent, on peut voir dans l’existence même du bonheur un effet de contraste qui protège de l’ennui et de la lassitude. Le maintien dans les zones préconscientes d’une reconnaissance de la réalité objective et des conditions inévitables de la vie humaine (hasards, danger de perte, certitude du vieillissement et de la mort) peut susciter une sensibilité plus vive et moins vite lassée à certaines conjonctions et l’octroi d’un prix plus haut à ce dont la destinée est d’être de toute façon perdu… L’investissement du vécu présent et ce sentiment de contraste créent le sentiment d’une valeur rare, intemporelle (quel qu’ait été le passé, quel que puisse être l’avenir…). Mais ce qui est vrai du bonheur ne l’est pas du plaisir.
201Le plaisir, s’il est un des moteurs de la vie, garde peu de rapport, isolé, avec le bonheur. L’érotisme cependant, si sa relation avec le bonheur est fort lâche, présente des similitudes avec la recherche amoureuse la plus nuancée et la plus subtile, par sa quête, comparable à certains égards à celle de l’amour. Mais cette quête emprunte des voies différentes pour atteindre des mondes étrangers.
202On a parlé d’ascèse érotique. La conception illustrée et défendue par Georges Bataille [87] constitue une recherche qui, par certains aspects, s’apparente à celle de l’amour le plus profond : c’est une tentative régressive qui vise à la réunion avec l’autre par le moyen de l’éclatement du Moi propre. Il s’agit de « substituer à l’isolement de l’être, à sa discontinuité, un sentiment de continuité profonde ». Le désir régressif est exprimé d’une manière saisissante, il s’agit de sortir de soi, de s’évader vers un au-delà des limites habituelles, pour atteindre, retrouver une continuité (spatiale et temporelle) par le moyen de la transgression, de l’effraction. La violence infligée et subie constitue le moyen par excellence pour atteindre à la défaillance, rupture de l’isolement. « Toute la mise en œuvre de l’érotisme a pour fin d’atteindre l’être au plus intime, au point où le cœur manque. » [88]
203Chemin jalonné de jouissance mais qui n’entraîne pas dans les voies du bonheur. En effet, c’est ici la voie perverse sadomasochiste qu’utilise la régression. L’horreur, le dégoût, la honte, la souffrance sont les moteurs qui rechargent l’excitation et soutiennent un désir qui vise l’extinction dans la mort. La violation de l’interdit et la transgression ont une place de la plus grande importance. « L’essence de l’érotisme est la souillure », écrivait Georges Bataille… La prévalence de l’analité est éclatante, sous l’investissement préférentiel des zones érogènes anales, sous l’importance donnée au voyeurisme, à l’exhibitionnisme, à l’investissement de la lutte, de l’agression infligée et subie, de la honte, du forçage, du viol anal (sous sa forme directe ou symbolique). Il s’agit, semble-t-il, d’une tentative de remonter le temps en deçà de la sphinctérisation [89]. La tentative de « désphinctérisation » dont il s’agit, sur le mode du jeu érotique et sur le mode imaginaire, souligne bien l’importance qui lui est donnée, comme à l’interdit et à la séparation, investis comme ses équivalents.
204La bisexualité est vécue sur le modèle de ce franchissement sphinctérien violent, actif et passif (pénis pénétrant-anus pénétré), l’homme et la femme se trouvant, analement parlant, dans une sorte d’équivalence. L’orgasme se trouve souvent confondu avec le relâchement sphinctérien, symbolisant alors la rupture des limites topiques, l’envahissement brutal du conscient par l’inconscient sauvage. La voie empruntée est bien une voie régressive, et qui sans doute vise le retour au monde oral et à l’objet primitif, mais elle se trouve organisée, ritualisée, sur le mode de l’analité, et finalement stoppée en fonction de fixations anales, génétiquement moins archaïques que celles dont nous faisions l’hypothèse précédemment. Le dedans et le dehors sont ici particulièrement bien différenciés (comme le Moi et l’objet) et séparés par le sphincter et tout ce qui dans l’imaginaire s’y apparente. La réunion ne peut alors être espérée qu’à l’aide d’une transgression violente, pénétrante, dégoûtante, honteuse, déchirante, et à l’extrême mortelle, transgression imaginée et mise en forme, mise en scène, à l’aide de rituels qui tiennent infiniment compte du temps pour le maîtriser.
205Il va de soi que si le plaisir sadique et masochiste est la rançon du jeu, le bonheur en est absent. L’objet total, nécessaire au bonheur, doit pouvoir être conservé dans la régression qui l’entraîne tout entier, sans que ni la relation ni l’objet se trouvent dégradés par la régression [90]. Curieusement, si la recherche amoureuse tente, à l’aide de l’érotisme pervers, de vouloir cependant rejoindre son objet primitif dans son entier, c’est à la mort qu’elle aboutit, au fantasme de mort ou à la mort véritable [91].
« Telle qu’elle nous est imposée, notre vie est trop lourde, elle nous inflige trop de peines, de déceptions, de tâches insolubles. Pour la supporter, nous ne pouvons nous passer de sédatifs… Ils sont peut-être de trois espèces : d’abord de fortes diversions qui nous permettent de considérer notre misère comme peu de chose, puis des satisfactions substitutives qui l’amoindrissent ; enfin des stupéfiants qui nous y rendent insensibles. L’un ou l’autre de ces moyens nous est indispensable… C’est une diversion que le travail scientifique… les satisfactions substitutives, celles par exemple que nous offre l’art, sont des illusions au regard de la réalité ; mais elles n’en sont psychiquement pas moins efficaces, grâce au rôle assumé par l’imagination dans la vie de l’âme. Les stupéfiants, eux… influent sur notre organisme en modifiant le chimisme. » [92]
207C’est sur la deuxième espèce de « sédatifs » qu’a porté ici notre attention, plus précisément sur certains états affectifs, en particulier amoureux ou religieux qui, du domaine de l’illusion, au regard de la réalité objective, apportent une réassurance narcissique profonde contre la perte, le deuil, la solitude et la réalité inéluctable de la mort.
208Le bonheur, transitoire, mais vécu pendant des périodes plus ou moins prolongées, n’est cependant pas toujours le lot de l’amour ni de la croyance religieuse. Nous n’avons fait qu’effleurer l’existence d’amours tranquilles et de croyance religieuse dénuée de tout mysticisme (sous-tendues par un choix d’objet par étayage) où l’illusion tient peu de place, et qui laissent une grande quantité de l’énergie libidinale s’investir dans les autres domaines (ceux des diversions ou des toxicomanies, au sens où Freud l’entendait).
209La paix du cœur, la sérénité sont des états différents du bonheur, avec lesquels on ne peut pas le confondre. Ils demandent en effet, en plus de l’édification d’objets intérieurs très stables, une maîtrise et un renoncement que peu d’humains sont à même de réunir. Il semble un peu moins difficile (un tout petit peu moins seulement) d’y parvenir, pour certains caractères, dans la seconde moitié de la vie, après avoir vécu des satisfactions, des pertes et des deuils, dont le travail semble avoir amorti ou dérivé la violence des investissements sans entraver l’élan à vivre. Mais il s’agit là aussi souvent d’équilibres de structure complexe.
210La Joie, le Triomphe, la Jubilation, la Félicité ne se confondent pas avec le Bonheur. Chaque terme désigne un ensemble particulier et, s’ils partagent avec le bonheur un certain nombre de composantes, les nuances importantes qui les en distinguent m’ont fait les laisser hors de mon propos.
211De même, on peut sans paradoxe dire que les expressions « mener une vie heureuse » ou simplement « être heureux », qui dénotent un accord intérieur et une harmonie relationnelle, ne signifient pas exactement posséder le bonheur. J’ai tenté de souligner combien ce dernier, avec l’élément d’exaltation qu’il comporte, est vécu comme la possession d’un bien narcissique, et trahit par là même son apparentement au désir de toute-puissance et ses liens avec l’Idéal du Moi.
212Les définitions négatives du bonheur qui ont souvent été proposées, absence de souffrance, absence de tension, absence de désir, ne correspondent en rien à ce que nous avons défini, puisque le bonheur n’est justement pas concevable sans son moteur essentiel, le désir. L’imaginaire occupe une place privilégiée dans l’investissement des objets amoureux ou religieux (ou des objets naturels ou esthétiques sur lesquels s’est précocement déplacé l’investissement initial). J’ai proposé une hypothèse selon laquelle un certain jeu précoce de l’imaginaire (dont l’existence et l’exercice dépendraient d’éléments innés, structuraux et relationnels) permet la formation d’une fixation, trace le lit d’une forme régressive particulière. La relation amoureuse utilise cette forme et tisse entre la réalité et l’imaginaire le pont nécessaire à la satisfaction et au maintien du désir. La relation religieuse se développe dans un champ plus restreint à l’aide d’une projection qui n’a pas besoin de support objectif.
213Mais dans tous les cas, le maintien de la tension du désir entraîne la fragilité du bonheur. « Il n’y a pas d’amour heureux », dit le poète, ce qui signifie en réalité qu’il n’y a pas de bonheur sans risque de souffrance. Le vécu du bonheur comporte, inséparable, le risque du malheur, de la perte, du deuil, le risque en somme de retrouver son envers.
214La dépendance bienheureuse, si l’objet vient à disparaître ou à cesser le jeu de la réciprocité, se mue en douleur et réactualise la castration. Le temps subjectif, qui délivre de la soumission à la durée, tend à faire oublier que tout ce qui est vivant bouge, évolue et change… le désir même de suspendre le déroulement du temps, de faire de plages limitées une étendue infinie, la tendance à la perfection vont dans le sens d’une pétrification, d’une mortification. Seule dure la mort [93].
215Le pessimisme (celui de Freud en particulier) exprimé par rapport au bonheur repose sur le sentiment du risque très grand et grave qu’il faut prendre, inévitablement, pour entrer dans son orbe.
216Mais prendre ou refuser ce risque ne dépend pas d’un choix délibéré. Il serait bien présomptueux aussi de vouloir coller l’étiquette pathologique sur l’une ou l’autre attitude…
217On ne modifie pas, dans ses plus grandes lignes tout au moins, la trajectoire qui spécifie chaque vie particulière. Vie heureuse, vie sans bonheur où le bonheur manque, vie sans bonheur où le bonheur ne manque pas… Tout se voit. À certains moments cependant, où les choix que nous sommes amenés à faire doivent tenir compte intuitivement du « symbole personnel » [94], il se peut que les chemins qui seraient les plus adaptés se trouvent bloqués, et que des organisations névrotiques obturent des aptitudes au bonheur… Il est souvent difficile, sinon impossible, de faire a priori la part des inaptitudes vraies, structurales et des inaptitudes plus « secondaires », plus labiles…
218Si la vie peut amener des modifications en cours de route, elle le fait d’autant plus aisément avec l’aide de l’analyse, à plus ou moins longue échéance, car « l’inconscient est vivant, capable d’évoluer… il est accessible à l’action des événements de la vie » [95]. Et ainsi, le bonheur peut surgir de manière inattendue. Le vécu du bonheur, lui aussi, est occasion de changement… Il faut donc croire un peu aux miracles. Comme les Fées, le bonheur modifie ceux qu’il touche, et sa trace peut faire qu’ils ne soient plus tout à fait pareils ensuite. Ce qui mérite qu’on le reconnaisse comme une des valeurs de la vie humaine.
219(Janvier 1974)
Notes
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[*]
Article paru une première fois dans la Revue française de psychanalyse, t. XXXVIII, juillet-août 1974, Paris, puf.
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[1]
Le Dictionnaire de Laplanche et Pontalis ne lui fait aucune place…
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[2]
S. Freud, Malaise dans la civilisation.
-
[3]
A. Green, « L’affect », rapport au XXXe congrès des psychanalystes de langues romanes, mai 1970.
-
[4]
Ch. David, Intervention sur le rapport « L’affect » de A. Green.
-
[5]
S. Freud, Malaise dans la civilisation.
-
[6]
V. Hugo, Les Contemplations.
-
[7]
A. Camus, Noces à Tipasa.
-
[8]
Lettre d’une femme relatant son séjour dans un « haut lieu » de la Grèce antique.
-
[9]
André Frénatof, Fragment inachevé. La tour de Babel.
-
[10]
C. Stein a consacré à ce sujet son article « Rome imaginaire », L’Inconscient, 1967, n° 1.
-
[11]
Lettre à Fliess, 1897.
-
[12]
Ibid.
-
[13]
Ibid., 1899.
-
[14]
Ibid.
-
[15]
Ibid.
-
[16]
Ibid., 1899.
-
[17]
Ibid., 1900.
-
[18]
Ibid.
-
[19]
Ibid.
-
[20]
Ibid., 1901.
-
[21]
Lettre à Fliess, 1901.
-
[22]
En 1939, le souvenir relaté datant de 1904.
-
[23]
On peut aussi observer comment le malade utilise le moyen commode qui consiste, pendant l’analyse de l’une des significations sexuelles, à s’échapper continuellement, par ses associations, dans le domaine de la signification contraire, comme s’il se garait sur une voie adjacente » (cf. Les Fantaisies hystériques et leur relation à la bisexualité).
-
[24]
En mai 1931.
-
[25]
Cette nouveauté est plus une apparence qu’une réalité, car nous verrons que la dépendance peut être considérée comme un dénominateur commun.
-
[26]
Robert Musil, L’Homme sans qualités.
-
[27]
S. Freud, Malaise dans la civilisation.
-
[28]
André Frénaud, La Lumière de l’amour, 1959.
-
[29]
S. Freud, « Pour introduire le narcissisme ».
-
[30]
Dans l’amour heureux, il n’y a pas tant d’aveuglement qu’on l’a dit souvent, ni de surestimation, mais bien plutôt un surinvestissement (qui peut apparaître fou ou ridicule aux yeux des autres) des moindres caractéristiques de l’objet (Ah ! Comme elle est maladroite ! Comme cette myopie est adorable !… Ah ! comme il est velu… ou glabre !…).
-
[31]
« J’ai éprouvé que vous m’étiez moins cher que ma passion », Lettres de la religieuse portugaise (5e lettre).
-
[32]
J. Chasseguet-Smirgel, Essai sur l’Idéal du Moi.
-
[33]
Albertine Sarrazin, L’Astragale.
-
[34]
Albertine Sarrazin, Lettres à Julien.
-
[35]
Christian David, L’État amoureux.
-
[36]
Le mot, très heureux, est de Christian David.
-
[37]
Ch. David a publié un travail très illustratif sur la Penthésilée de Kleist (in L’État amoureux).
-
[38]
« Seigneur, vous plaît-il d’entendre un beau conte d’amour et de mort ? » Denis de Rougemont (L’Amour et l’Occident. Comme toi-même) s’est efforcé de décrire l’amour passion, « l’amour courtois », comme d’origine purement religieuse, et lui confère dans le monde occidental la valeur d’une hérésie, hérésie vectrice de tentation, mais aussi de désordre et de malheur. Il a insisté sur la composante œdipienne (« adultérine ») du thème de Tristan et sur l’élément de transgression qu’il contient.
-
[39]
F. Pasche, Régression, perversion, névrose.
-
[40]
D. Braunschweig et M. Fain, Éros et Antéros.
-
[41]
Une rare et belle description a été écrite par R. Brasillach (La nuit de Tolède) dans son roman Comme le temps passe.
-
[42]
J’ai étudié un équilibre de couple qui, selon l’importance des différents éléments qui composent l’investissement amoureux et les structurations individuelles, peut connaître ou ne pas connaître les moments et les périodes de bonheur auxquels je m’intéresse ici (L’Organisation œdipienne du stade génital, 1966).
-
[43]
S. Freud, Choix amoureux… (« Pour introduire le narcissisme »).
-
[44]
S. Ferenczi, Thalassa. Pour Ferenczi ce retour au corps maternel se trouvait préfiguré sous l’angle phylogénétique par « l’existence océanique ».
-
[45]
Saint Jean de la Croix, « Flamme d’amour vive », Poèmes majeurs, traduction Pierre Darmangeat.
-
[46]
Saint Jean de la Croix, Cantique spirituel.
-
[47]
Sainte Thérèse d’Avila, À propos des grandes faveurs (chap. XXIX).
-
[48]
Sainte Catherine de Gênes.
-
[49]
Simone Weil.
-
[50]
Charles de Foucauld.
-
[51]
André Frossard, Dieu existe. Je l’ai rencontré.
-
[52]
Ibid.
-
[53]
Sainte Catherine de Gênes qui ne se nourrissait plus que « de la Communion » à la fin de sa vie, et qui mourut vraisemblablement d’inanition, et Simone Weil qui écrivait que « regarder un fruit sans le manger doit être ce qui sauve » et qui s’est laissée mourir de faim, nous font penser à plus d’un titre aux anorexiques étudiés par E. et J. Kestemberg et S. Decobert (La Faim et le Corps). Mais nous laisserons ici délibérément ces points de vue de côté.
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[54]
Saint Jean de la Croix, La Nuit obscure.
-
[55]
S. Freud, « Le Problème économique du masochisme ».
-
[56]
Saint Jean de la Croix.
-
[57]
Mis en état d’apesanteur par exemple, certains sujets ne présentent pas de modifications sensibles de leur humeur, tandis que d’autres vivent des états de types hypomaniaques d’autres encore de graves crises d’angoisse.
-
[58]
On peut en rapprocher, dans les civilisations africaines, les conditions de vie très particulières imposées pendant le temps précédant l’initiation.
-
[59]
Nous avons une difficulté certaine à passer de nos conceptions occidentales concernant l’individualité à celles des Extrême-Orientaux, et à celles des Africains traditionnels, fondamentalement différentes.
-
[60]
Il est vrai aussi que les conceptions occidentales de l’érotisme ne sont pas semblables aux conceptions orientales et que l’érotisme occidental (dans ses grandes lignes du moins) est plutôt un érotisme de couple, et que l’érotisme oriental est plutôt un érotisme de groupe, ce qui probablement a un lien avec les conceptions mono- ou polythéistes.
-
[61]
Chrétienne considérée comme orthodoxe, puisque canonisée…
-
[62]
Dans sa conférence à la Société psychanalytique de Paris, le 27-11-1973, Le Rêveur et son rêve.
-
[63]
S. Freud, lettre du 19-1-1930 à Romain Rolland.
-
[64]
Romain Rolland, Le Voyage intérieur.
-
[65]
S. Freud, Malaise dans la civilisation.
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[66]
Mireille Sorgue, L’Amant.
-
[67]
Simone Weil (à propos de la présence divine).
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[68]
Ce mouvement rapide n’est pas sans rapport avec certains vécus de dépersonnalisation. On se souvient que M. Bouvet, dans son rapport de 1960, aboutissait à la notion de « mise en suspens de la libido », il s’agirait peut-être ici parfois, après une mise en suspens très brève, d’un surinvestissement de la pensée à partir du manque.
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[69]
Christian David parle d’un « fétichisme sans fétiche, c’est-à-dire un fétichisme des objets et des mouvements intérieurs, en bref comme un fétichisme interne ».
-
[70]
S. Freud, « Le Thème des trois coffrets ».
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[71]
André Pieyre de Mandiargues, La Marge.
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[72]
Romain Rolland, Le Voyage intérieur.
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[73]
Roger Martin du Gard (dans LesThibault) a bien marqué que si la rencontre d’Antoine et de Rachel les précipite dans une relation amoureuse, c’est parce qu’elle s’est faite dans une lutte angoissante, une course contre la mort, et que la séduction de la femme à la chair éclatante était comme la contrepartie de la mort inscrite dans le corps décharné de l’enfant.
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[74]
Bela Grunberg, Le Narcissisme. De l’image phallique.
-
[75]
Il ne s’agit bien entendu pas d’un dedans et d’un dehors objectifs, mais d’un dedans comprenant tout ce qui est plaisir, et d’un dehors comprenant tout ce qui est déplaisir…
-
[76]
Pendant la première moitié de la première année, vraisemblablement vers la fin du premier semestre. Entre le premier organisateur (trois mois) de Spitz (sourire au visage humain), stade du préobjet, et le deuxième organisateur (huit mois), stade de l’objet perçu par la vue.
-
[77]
Denise Braunschweig, intervention sur le rapport de J. Chasseguet-Smirgel, XXXIIIe congrès des psychanalystes de langues romanes, avril 1973.
-
[78]
Il s’agit bien déjà, à l’aide d’un mouvement régressif, d’une reconstruction et non d’un retour véritable à un état antérieur, reconstruction imaginaire d’un temps dépassé, seul l’état affectif est sensiblement le même.
-
[79]
Francis Pasche, L’Antinarcissisme.
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[80]
Le Surmoi préœdipien (l’ensemble des noyaux surmoïques) qui sous-tend la peur du talion et dont les reliquats seront utilisés dans l’édification d’un Surmoi œdipien très rigide.
-
[81]
S. Freud, « Du narcissisme. Une introduction. »
-
[82]
À propos de la lettre à Fliess où Freud, à partir du « dédoublement », s’identifie à une jeune fille demandée en mariage. À propos du récit d’un vécu de Romain Rolland, « l’esprit, vierge violée… », et à propos des poèmes de saint Jean de la Croix écrits au féminin.
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[83]
L’organisation des premiers se trouvant plutôt apparentée à la névrose, et celle des seconds à la perversion.
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[84]
L’ascèse mystique doit comporter souvent elle aussi un inconscient plaisir érotique masochiste, les souffrances endurées sont un lien avec la Divinité et un chemin vers elle. Elles sont un moyen d’ouvrir ou d’élargir la voie de la passivité (avec toutefois le risque de devenir une fin).
-
[85]
Ilse Barande, Notre duplicité. Les perversions. Leur champ, leur limite, conférence à la Société psychanalytique de Paris, décembre 1971.
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[86]
S. Freud (1930), Malaise dans la civilisation.
-
[87]
Georges Bataille, L’Érotisme.
-
[88]
Ibid.
-
[89]
« Sphinctérisation » désigne le processus mental capable d’opérer un tri entre deux catégories en les séparant à l’aide d’une sorte d’écran ou de cloison. Ce processus s’édifie sur le modèle corporel (relationnel et érotique) du fonctionnement anal. Il nécessite et illustre la distinction d’un dedans et d’un dehors, d’un Moi et d’un objet, et spécifie le monde de l’analité par rapport à celui de l’oralité.
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[90]
« Personne ne doute de la laideur de l’acte sexuel », écrivait naïvement Georges Bataille.
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[91]
Trajectoire illustrée de façon parfaite dans le roman de A. Pieyre de Mandiargues, La Motocyclette.
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[92]
S. Freud, Malaise dans la civilisation.
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[93]
Pour les mystiques, c’est la mort qui ouvre l’éternité de l’amour.
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[94]
Selon la très heureuse expression de F. Pasche.
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[95]
S. Freud, Métapsychologie, « L’inconscient ».