Notes
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[1]
Il est à relever qu’il n’y a plus aucune mention du Tagtraum après les Conférences d’introduction à la psychanalyse (1916-1917). C’est donc une notion étroitement liée à un état de la théorie « première topique ».
1La richesse du texte d’Elsa Schmid ouvre de nombreuses pistes de discussion. Essayant de m’en tenir au thème de ce numéro, la culpabilité, j’ai choisi quatre axes. Tout d’abord, je défendrai l’hypothèse que les différences et les oppositions marquées entre les deux patientes renvoient à deux modalités de réaction opposées face à une même problématique fondamentale tournant autour de la culpabilité, la question étant : de quelle culpabilité s’agit-il ? Questions connexes : quel est son rapport au fonctionnement mélancolique ? Quel rapport entretient-elle avec une éventuelle fragilité somatique ? Dans un deuxième temps, je poserai quelques jalons théoriques soutenant la notion d’une culpabilité qu’à la suite de René Roussillon (Roussillon, 1999), j’appellerai primaire et qui concerne la survie de l’objet. Puis je développerai la place qu’occupe dans ce contexte le monde de rêveries diurnes d’Agathe, sa valeur économique et sa fragilité. Enfin, on aura remarqué qu’Elsa Schmid rapporte deux situations de somatisation en rapport avec une cure analytique : suivant une rupture dans le premier cas, survenant en cours d’analyse dans le second. Je dirai donc quelques mots de la culpabilité et de la honte chez l’analyste face à l’éclosion d’une somatisation grave en cours de traitement.
Culpabilité et survie de l’objet
2Je commencerai par le contraste entre Mme X d’un côté, Agathe de l’autre. Je crois en effet que ces deux situations sont exemplaires en ce qu’elles signent de manière presque paradigmatique deux modalités opposées d’entrée dans la maladie somatique. L’une est dans la fuite et l’hyperactivité, l’autre dans le repli et l’investissement intellectuel. L’une tombe malade quand elle pourrait rencontrer sa mère, l’autre après la mort de la sienne. Pourtant, je défendrai l’hypothèse que le fondement de leurs problématiques pourrait bien être commun et que ce qui diffère, c’est la tentative de « solution » que chacune d’elles tente de mettre en place face à celui-ci.
3Mme X, c’est en quelque sorte du Marty dans le texte. Lisant l’observation d’Elsa Schmid, l’un des premiers articles de P. Marty m’est revenu à l’esprit : celui sur la tuberculose pulmonaire (Marty, 1954). Ces patients tombent malade, écrit en substance Marty, lorsqu’ils mettent une distance physique vis-à-vis d’un objet conflictuel, le plus souvent la mère, par rapport auquel ils ne parviennent pas à établir une distance psychique. Mme X semble avoir construit toute sa vie sur une identification au père, ce qui n’a en soi rien de répréhensible si ce n’est que cette identification se substitue à une identification impossible à sa mère, et qu’elle sert à lui éviter toute confrontation – psychique, s’entend – à l’imago maternelle, alimentant un fonctionnement narcissique marqué par une caricature d’idéal du moi (le moi idéal de Pierre Marty). Être responsable, ne devoir rien à personne, prouver, par son comportement, qu’elle vaut bien un garçon, homosexuel de surcroît : on est en plein narcissisme phallique au sens que Michel Fain a donné à ce terme.
4C’est la valeur économique – de nature essentiellement narcissique – de ses investissements qui en fait aussi la fragilité : lorsqu’il lâche, elle se retrouve sans défense et elle prend la fuite : changement de profession, changement de ville, rupture de son analyse qu’elle présente avant tout comme un échec narcissique (elle n’a pas « assumé jusqu’au bout »). Je suis tenté de penser qu’elle a interrompu son analyse dans le mouvement d’hyperactivité qui l’a sans doute toujours caractérisée, au moment où celle-ci s’approchait de la zone barrée que constituaient les premiers liens à l’objet maternel. En d’autres termes, cette analyse la conduit à rencontrer sa mère (ce qui se reflète aussi dans son deuxième choix professionnel), ou plus exactement à rencontrer la non-rencontre avec elle.
5Elle se trouve alors face à une tâche psychique qu’elle ne peut élaborer et elle prend la fuite. Fuir pour se sauver, fuir pour sauver sa mère, fuir pour échapper à la conviction insupportable de l’avoir anéantie, pour ne pas avoir à l’éprouver, ne font alors plus qu’un dans un mouvement de défense maniaque de comportement (Press, 2010). En d’autres termes, Mme X fuit pour ne pas avoir à vivre la culpabilité d’être responsable de la destruction de l’objet. Il en résulte une activité frénétique qui doit se soutenir d’une vérification effective et quotidienne et se place sous l’égide d’une contrainte marquant l’essentiel de la vie et particulièrement les mécanismes sublimatoires de ces patients. Il est à relever que le mouvement d’hyperactivité a une double origine : ne pas éprouver la culpabilité de détruire l’objet comme je viens de le dire ; mais aussi ne pas retrouver une passivité première et sans remèdes face à un objet inaccessible et évanescent.
6La somatisation me semble survenir quand cette construction, qui est celle de l’ensemble de l’édifice psychique, s’effondre, que ce soit suite à des événements de la réalité extérieure ou, comme je le postule chez Mme X, d’un parcours analytique. Une remarque à ce propos : dans les quelques cas de somatisations graves en cours de traitement que j’ai vécus personnellement, peu importe que ce parcours soit celui d’une cure type ou d’une psychothérapie en face à face. Ce qui compte, c’est que ce noyau se trouve activé ou réactivé trop brutalement.
7Agathe paraît au premier abord se situer dans un registre tout à fait opposé à celui de Mme X : femme de lettres, se réfugiant dans les histoires des générations passées et évoquant à Elsa Schmid sa propre mère, fait qui est sans doute d’une grande importance : nos patients et nous-mêmes ne nous choisissons pas les uns les autres au hasard et cet élément d’identification a sans doute joué un rôle déterminant dans l’accrochage entre les deux partenaires. Mais plusieurs éléments font dresser l’oreille. Il y a d’abord ce malaise diffus et ce sentiment d’être passée à côté de sa vie. Il y a cette amnésie infantile quasiment totale. Il y a aussi le fait que la principale utilité de son mari semble avoir été de lui avoir permis de quitter la maison familiale, se substituant ainsi à un processus adolescent défaillant. Il y a enfin le sentiment de contrainte psychique qui sous-tend son activité sublimatoire (tout comme celle de Mme X sans doute, même si celle-ci se situe dans un registre très différent). En d’autres termes, autant sa production littéraire revêt une grande valeur économique, autant aussi elle signe un contre-investissement massif d’une situation qu’elle a la plus grande peine à traiter psychiquement.
8Par ailleurs, une fois ôtées les différentes couches de grands-parents, grands-oncles et tantes qui l’habillent, on tombe sur un, ou plutôt sur deux os : la mère d’Agathe a perdu sa propre mère à l’âge de neuf mois, Agathe portant le prénom de sa grand-mère ; et Agathe suit un enfant mort. Son destin semble donc marqué d’entrée de jeu par une double injonction maternelle qui pourrait se résumer ainsi : « tu seras Agathe, ma mère » (j’ai d’ailleurs pensé que c’était cette grand-mère que voyait Elsa Schmid dans cette femme fagotée à l’ancienne lors de leur première rencontre) ; « tu combleras la faille narcissique laissée en moi par la perte de l’enfant mort ». Je retrouve les bases de la culpabilité précédemment évoquée, le renversement des rôles, l’impuissance se transformant en toute-puissance, avec, on va le voir, l’immortalité à la clé.
9Son cas m’a donné à penser que moi idéal et fuite devant la culpabilité quant à la fragilité réelle ou supposée de l’objet sont comme le revers et l’avers de la même médaille : « si l’objet est tellement fragile que je doive lui sacrifier ma pulsionnalité », semblent penser ces patients, « au moins ce sacrifice ne sera-t-il pas vain, mon effacement même sera le garant de sa survie ». Un pas plus loin, pas secondaire au sens de venant ensuite mais qui n’en est pas moins important : « si je suis le garant de la survie de l’objet, alors je le tiens sous ma coupe, il dépend entièrement de moi », mais aussi : « je le rends immortel, du même coup je me rends immortel, nous échappons toutes les deux à la temporalité et aux contraintes humaines » : on n’est pas loin du « un corps pour deux » de Joyce MacDougall (MacDougall, 1996).
10Et certes, Agathe a raison de dire : « la mort rôde autour de moi depuis toujours ». Mais il me semble que la construction rapportée par Elsa Schmid : « la mère qui tue un enfant après avoir elle-même tué la mère en naissant », constitue déjà une reprise secondarisée de cette problématique centrale : mieux vaut penser un meurtre rouge (une mère meurtrière mais vivante) que se trouver face au blanc (une mère inaccessible et non affectée par son enfant).
11Un mot sur un thème que je ne peux qu’effleurer : quel rapport ces états entretiennent-ils avec la mélancolie ? Le point commun réside à l’évidence dans la nature narcissique du lien objectal. Mais il existe aussi une différence fondamentale. L’objet du mélancolique s’est constitué de manière suffisamment claire pour laisser tomber son ombre sur le moi. L’objet de patients tels qu’Agathe ou Mme X se manifeste surtout par un effacement toujours renouvelé, par une inaccessibilité taraudante. La genèse de la culpabilité dans ces cas me paraît donc être d’un tout autre ordre et ressortir à deux mécanismes. Le premier résulterait de l’impossibilité de rencontre avec cet objet : objet qui, lui, est bien entièrement accaparé par ses ombres (celle de la mère décédée, celle de l’enfant perdu) ; mais objet en quelque sorte « sans ombre » et dont la trace serait surtout celle de son perpétuel défaut. Si l’objet se dérobe avec tant d’insistance, semblent penser ces patients, c’est que je suis porteur d’une tare fondamentale qui me rend non aimable. Et, si je ne suis pas aimable, c’est qu’il y doit y avoir en moi quelque chose de fondamentalement mauvais. Le deuxième mécanisme n’est pas loin du fonctionnement complexe impliqué dans ce que Ferenczi a décrit par les termes d’identification à l’agresseur. Lorsqu’on atteint enfin l’objet, c’est dans et à travers un défaut d’accordage massif qui donne à cette « rencontre » la forme d’une intrusion et d’une utilisation narcissique, dans une sorte de corps à corps monstrueux où se perdent les limites dedans/dehors, soi/autre. Dans un cas comme dans l’autre, la constitution des fondements narcissiques de ces sujets s’en trouve altérée (ce qui explique à mes yeux leur fragilité somatique). Dans un cas comme dans l’autre aussi, atteindre l’objet c’est se détruire et/ou être détruit par lui : autant, dès lors, ne jamais le trouver, ce qui se retrouve dans le jeu transfert-contre-transfert avec le sentiment d’Elsa Schmid de ne pas arriver à suivre sa patiente.
12Face à la culpabilité inassumable résultant de cette constellation, Agathe réagit d’une manière apparemment opposée à celle de Mme X, elle se replie. Mais, finalement, l’une comme l’autre prennent la fuite pour ne pas avoir à penser. Alors que celle-ci fuit physiquement, celle-là se cache sous la table de la cuisine, où, dit-elle, elle occupe la place du mort, place qui est à l’évidence hautement ambiguë. Car, d’un côté, ces morts ne sont-ils pas intensément investis par la mère d’Agathe, occupant l’essentiel de son espace psychique ? Mais de l’autre comment avoir une vie personnelle quand on est ainsi assigné à résidence, et qui plus est, dans un tombeau ? Alors elle développe son monde fictionnel, ce monde de rêveries et d’investissement sublimatoire à travers les langues étrangères et les alphabets hermétiques, création dont j’ai déjà relevé le caractère de contrainte. Je vais y revenir, mais je voudrais tout d’abord préciser mon point de vue sur la nature et la place de la culpabilité dans ce type de fonctionnement.
Quelques jalons théoriques : la culpabilité et l’objet
13Dire que la culpabilité ne joue aucun rôle chez des patients tels qu’Agathe et Mme X, ou qu’il n’y a de culpabilité qu’œdipienne, ne me paraît pas tenable. Freud n’a pas été si doctrinaire, lui qui est revenu constamment sur ce thème, en particulier à partir de 1920. Faute de place, je me limiterai à quelques brèves notations. Je me centrerai d’abord sur les développements freudiens concernant le sentiment inconscient de culpabilité d’une part, la question de la conscience de culpabilité de l’autre. Je ne pourrai guère faire plus qu’effleurer quelques avatars postfreudiens de cette problématique.
1 – Du côté du « sentiment inconscient de culpabilité »
14La réflexion freudienne sur l’au-delà du principe de plaisir étroitement liée à la question de la réaction thérapeutique négative : le patient ne supporte pas la perspective d’une amélioration, ce qui renvoie d’une part à la contrainte de répétition, de l’autre au fameux oxymore que constitue le terme de « sentiment inconscient de culpabilité », développé dans « Le moi et le ça ». Or, écrit Freud, « ce sentiment de culpabilité est, pour le malade, muet, il ne lui dit pas qu’il est coupable : il ne se sent pas coupable, mais malade. Ce sentiment ne se manifeste que comme résistance au rétablissement, difficile à réduire. Il est aussi particulièrement difficile de convaincre le malade de ce motif qu’il a de rester malade, il s’en tiendra à l’explication plus immédiate que la cure n’est pas le moyen correct de lui venir en aide » (Freud, 1923, p. 292-293, mes italiques). En d’autres termes : un tel « sentiment » ne s’intègre pas dans le « cours de l’advenir psychique », qu’il en soit séparé par clivage ou qu’il ne puisse advenir comme tel. Que tel est bien le cas, la suite du parcours freudien le montre à l’évidence, qui voit Freud revenir sur ce thème dans Malaise dans la culture et dans les Nouvelles Conférences avant d’aboutir, dans « Analyse avec fin, analyse sans fin », à la conclusion qu’il existe « une résistance à la levée des résistances », mécanisme qu’il met in fine en relation avec les préformes du masochisme et un défaut de liaison de la pulsion de mort dans le moi. Encore une fois et pour l’exprimer en termes contemporains : sentiment inconscient de culpabilité et besoin de punition signent un raté du fonctionnement mental, raté constituant un problème si grave qu’il conduit Freud à sa dernière théorie des pulsions.
15Par ailleurs, lorsqu’il traite ce problème dans « Le moi et le ça », Freud ajoute en note que ce sentiment est particulièrement difficile à réduire, sauf s’il est « … un sentiment emprunté, c’est-à-dire le résultat de l’identification avec une autre personne qui fut jadis objet d’un investissement érotique. Une telle prise en charge est souvent le reste unique, difficilement reconnaissable, de la relation d’amour abandonnée » (idem, mes italiques). Lisant cela, on dresse l’oreille. Un tel besoin de punition, seul reste d’un investissement érotique abandonné, n’est-ce pas ce que nous donnent à voir ces patients qui, selon la belle formule de J.-B. Pontalis, nous disent « non, deux fois non » (Pontalis, 1988) ? Ou, autre rapprochement que je dois à ma collègue Eva Schmid-Gloor, ce besoin de punition ne serait-il pas à rapprocher de l’identification à l’agresseur et à la confusion de langues, notions auxquelles Ferenczi a donné leurs lettres de noblesse (Schmid-Gloor, 2004) ?
2 – Conscience de culpabilité et conscience morale
16Tout d’abord une évidence qu’il n’est visiblement pas inutile de rappeler : autant Freud lie conscience morale et avènement du surmoi postœdipien, autant, pour lui, toute culpabilité n’est pas héritière du complexe d’Œdipe, loin de là. Pour ne prendre qu’un exemple, il ne met jamais en doute la réalité du sentiment de culpabilité du mélancolique, pourtant bien dépourvu d’un tel surmoi. Il me paraît important de respecter la complexité de la pensée freudienne. Prenons pour point de départ Malaise dans la culture, essai dans lequel Freud procède à un démembrement très méticuleux des différents termes associés à la notion de culpabilité : remords, conscience morale, conscience de culpabilité. Je le cite. Alors que la conscience morale est liée à la présence d’un surmoi, « … quant à la conscience de culpabilité, il faut concéder qu’elle existe antérieurement au surmoi et donc aussi à la conscience morale. Elle est alors l’expression immédiate de l’angoisse devant l’autorité externe, la reconnaissance de la tension existant entre le moi et cette dernière, le rejeton direct du conflit entre le besoin d’être aimé par cette autorité et cette poussée vers la satisfaction pulsionnelle dont l’inhibition engendre le penchant à l’agression » (Freud, 1929, p. 324). Enfin, « le remords… englobe, peu transformé, le matériel de sensations de l’angoisse à l’œuvre à l’arrière-plan, il est lui-même une punition et peut inclure le besoin de punition ; il peut donc être, lui aussi, plus ancien que la conscience morale » (idem). Je tire de ces formulations une conséquence importante : on peut se sentir coupable vis-à-vis d’une autorité seulement extérieure, on peut éprouver le remords d’avoir eu un mouvement pulsionnel trop intense que cette autorité pourrait ne pas supporter.
3 – Du côté des développements postfreudiens
17Ce que les auteurs postfreudiens, Winnicott en particulier, ont ajouté à cette formulation, c’est que l’inhibition dont parle Freud est étroitement liée aux caractéristiques de l’objet. Survivra-t-il au mouvement agressif (Winnicott aurait écrit : au mouvement d’amour impitoyable, dans lequel amour et haine sont encore indistincts, où aimer et détruire l’objet ne font qu’un), ou au contraire se dérobera-t-il ? La réponse que le moi naissant se donnera à cette question engage l’entièreté de l’avenir psychique – et psychosomatique – de l’individu. Si cette réponse est positive, l’évolution est ouverte vers ce que Winnicott appelle la capacité de sollicitude pour l’objet (Winnicott, 1958) et, à partir de là, vers un fonctionnement névrotique ou névrotico-normal. Si elle est négative, deux options restent ouvertes. Dans le meilleur des cas, c’est la dépression (non essentielle, s’entend) dans laquelle le sujet teste sans fin la résistance de ses objets et risque constamment d’être anéanti par leur ombre. Mais souvent c’est l’autre option qui domine : se fragmenter plutôt que de mettre l’objet en danger, évacuer la frustration plutôt que la métaboliser, selon les termes de Bion, fuir pour ne pas éprouver la culpabilité intolérable de détruire l’objet. Alors, la culpabilité organise tout le mouvement, alors même qu’elle n’est pas immédiatement saisissable puisqu’on s’empêche de la ressentir en fuyant.
18Cette notion de culpabilité primaire court donc implicitement tout au long de l’œuvre de Winnicott. Mais c’est R. Roussillon qui en a donné la formulation métapsychologique la plus complète, qui postule un « noyau de culpabilité primaire… non ambivalent et [qui] repose sur une confusion primaire moi-non-moi » (Roussillon, 1999, p. 83). Il rattache cette forme de culpabilité à un échec des premières relations enfermant le moi naissant dans un dilemme : se soumettre, avec l’empiétement pour suite, ou maintenir l’indifférenciation avec l’objet, et c’est la confusion qui en résulte. Il en résulterait « un sentiment de mal-être… auquel le sujet s’identifie. À la place de la forme matricielle de l’illusion narcissique primaire : “je suis le sein”, s’instaure une illusion négative à l’origine du noyau de culpabilité primaire : “je suis le mal” » (idem).
19On aura compris que, pour moi, ces modalités engagent profondément l’avenir psychosomatique de l’individu. À la lumière des développements freudiens que je viens de mentionner comme de l’expérience quotidienne avec des patients tels qu’Agathe, je voudrais ajouter que cette culpabilité présente deux faces. Une partie, proche de la description freudienne de la conscience de culpabilité, est (pré)consciente et s’exprime dans les cures de manière souvent très immédiate par la crainte que toute expression pulsionnelle ne soit insupportable pour l’analyste. Une autre partie est clairement inconsciente et renvoie au sentiment inconscient de culpabilité. La source de cette inconscience est double. Elle renvoie d’une part à une autre scène, plus souvent clivée que refoulée, qui n’apparaît que très lentement au fil des années, scène dont le dévoilement se heurte aux plus vives résistances et qui touche aux premiers échecs de la rencontre entre le sujet naissant et ses objets.
20Mais elle renvoie aussi aux défenses précoces mises en place pour s’empêcher d’éprouver la culpabilité d’avoir détruit l’objet. À la fuite maniaque et au repli que j’ai déjà évoqué, il faut ajouter ce qu’on pourrait appeler une fragmentation défensive du moi : se fragmenter pour ne rien sentir. Cette manière de faire n’est pas sans évoquer ce que Freud mentionne dans son article de 1924, Névrose et psychose (Freud, 1924) : le moi se fissure plutôt que de faire face à une réalité ressentie comme insupportable. Elle n’est pas sans évoquer par ailleurs l’opposition winnicottienne entre non-intégration et désintégration (Winnicott, 1969). Alors que la première renvoie à un processus qui n’a pu advenir, la seconde constitue une défense permettant de ne pas éprouver la détresse provoquée par ce non-advenu. Construire des ponts entre ces différents versants, construire, au travers des aléas du jeu transfert-contre-transfert, une histoire possible des chemins ayant conduit l’enfant essayant de faire face à ces échecs premiers à devenir cet adulte établissant une relation blanche avec ses objets, telle me paraît être la tâche dans ces situations.
21Dernière remarque sur ce thème. Chez ces sujets, honte et culpabilité sont étroitement emmêlées. Je crois néanmoins qu’on peut les différencier. Pour le dire en une phrase : la culpabilité est celle d’anéantir l’objet, alors que la honte renverrait, chez ces patients qui sont si souvent d’anciens enfants sages, au fait d’avoir dévoilé qu’on n’était pas apulsionnel, d’avoir donc failli au regard d’un idéal d’une grandiosité sans limites, le fameux moi idéal de Pierre Marty.
Rêverie diurne et rêverie diurne
22Revenons maintenant à la question de la rêverie diurne, de son économie et de sa dynamique. Je défendrai le point de vue qu’il y a rêverie diurne et rêverie diurne, la question se posant de savoir dans quel registre se situe Agathe.
23Freud s’est principalement intéressé à ce problème dans trois articles de 1908 et 1909 : « Les fantaisies hystériques et leur relation à la bisexualité », « Le poète et la fantaisie » et « Le roman familial des névrosés » (Freud, 1908 b, 1908 a, 1909). Dans ces trois textes, tout comme dans les quelques passages des Conférences d’introduction à la psychanalyse où il en traite [1], il met clairement l’activité de rêverie diurne dans une relation de continuité avec le rêve (Freud relève que l’allemand dit Tagtraum, rêve de jour, et relève que la langue commune a toujours raison), avec le symptôme hystérique, tout comme avec le jeu de l’enfant et avec l’activité artistique du poète. C’est le point central : ces fantaisies, en règle générale de nature érotique chez la femme, orgueilleuse chez l’homme, forment le matériel de base de ce qui, ensuite refoulé, donne lieu aux rêves comme aux symptômes hystériques. Ainsi Freud peut-il écrire : « nos rêves nocturnes ne sont eux aussi rien d’autre que de telles fantaisies, comme nous pouvons le mettre en évidence par l’interprétation des rêves » (1908 b, p. 40). Ou encore : le plus souvent, « les fantasmes inconscients furent autrefois des fantasmes conscients, des rêves diurnes » avant d’être « tombés dans l’inconscient du fait du refoulement » (Freud, 1908 a, p. 150-151). En d’autres termes, ce type de rêveries diurnes s’intègre dans un fonctionnement névrotique, il témoigne de la richesse du fonctionnement fantasmatique, il est porteur de l’histoire du sujet.
24C’est aussi ce que laisse entendre le bref et fameux passage de l’article de 1911 sur les deux principes de l’advenir psychique (même si, cent ans plus tard, le terme de « clivage » peut laisser entendre que les choses ne sont pas si simples). Je le cite : « avec l’instauration du principe de réalité fut séparée par clivage une sorte d’activité de pensée qui demeura libre à l’égard de l’examen de réalité et soumise seulement au principe de plaisir » (Freud, 1911, p. 16), activité localisée dans une région du psychisme comparée au parc de Yellowstone, « … domaine qui doit être laissé dans son état originaire et épargné par les modifications de la culture » (ibid., note p. 16).
25J’opposerai ce type de Tagtraum à celui décrit à propos d’une patiente par Winnicott dans le deuxième chapitre de Jeu et Réalité. Winnicott y fait preuve d’une sensibilité psychosomatique remarquable : pour un peu, on penserait qu’il a lu Marty avant d’écrire ce texte. Il oppose le rêve qui « … va de pair avec la relation d’objet dans le monde réel… » à la fantasmatisation (fantasying) qui « … reste un phénomène isolé, qui absorbe de l’énergie mais ne participe ni au rêve ni à la vie » (Winnicott, 1971, p. 40). Et encore : « … si une grande partie des rêves et des sentiments propres à la vie peuvent être soumis au refoulement, il en va différemment de la fantasmatisation marquée, elle, d’inaccessibilité » (ibid., p. 41) et renvoyant à une zone dissociée du fonctionnement psychique. Dans le même ordre d’idées, « … le jeu créatif est en relation avec le rêve et avec la vie mais n’appartient pas, dans son essence même, au fantasme » (ibid., p. 47, italiques de Winnicott). Et, de manière liée : dans la fantasmatisation, tout est possible mais/parce que rien ne se passe. Autre élément paradoxal qui relie sa description au thème de notre journée, la culpabilité : la nécessité absolue de protéger l’objet coexiste avec « … l’abandon de tout espoir dans la relation d’objet » (ibid., p. 43). Winnicott souligne enfin le risque somatique dans ces situations (sa patiente souffrait de problèmes coronaires, d’hypertension et d’ulcère gastroduodénal) : l’activité de fantasmatisation va de pair avec une très grande tension corporelle sans possibilité de décharge. J’ajouterai que, dans mon expérience, cette forme de rêverie paraît constituer une étape précédant immédiatement la construction délirante : je pense à une patiente qui, quand elle était dans ses rêveries, y croyait profondément, l’épreuve de réalité étant momentanément mise en échec.
26Le cas d’Agathe me conduit à penser qu’il existe des formes de passage ou des mixtes entre les deux situations. Du côté de la formulation winnicottienne : sous la table, elle constitue une zone de repli, une sorte d’« auto-holding » où elle se passe de l’objet, où elle ne peut jouer, il y a seulement sa poupée en porcelaine, mais si fragile… Pourtant – ce qui pourrait nous conduire du côté de Freud –, sous la table sa curiosité sexuelle infantile s’active aussi – elle n’est pas complètement barrée ou éteinte –, ce qui débouche sur son intérêt pour la fiction et la littérature. Reste que le fondement de cette activité, je le vois plus dans la version winnicottienne que dans la version freudienne. Ce qui fait en effet problème, ce sont les conditions économiques de cette activité fictionnelle comme de son activité sublimatoire : ce n’est pas qu’elle soit sans valeur, mais elle ne peut s’exercer qu’à distance de l’objet et pour le mettre à l’abri, et, du même coup, se mettre elle-même à l’abri dans une relation d’objet narcissique ou soi-même et l’autre ne sont pas clairement distincts. Il ne me paraît pas exagéré de penser que l’activité de rêverie d’Agathe se retrouve dans le contraste qu’Elsa Schmid nous rend bien entre la richesse foisonnante de ses fictions et le caractère traumatique, d’arrêts sur image, des rêves qui, de plus, mettent en scène un enfant qui se noie. De là à penser que sortir de son repli, c’est se noyer, il n’y a qu’un pas que je franchirai volontiers.
Somatisations en cours d’analyse et jeu transfert-contre-transfert
27Ce registre évoque ses propos dans les séances d’investigation : elle n’a jamais osé (je souligne) entreprendre une analyse. Commencer une analyse ne peut qu’aller de pair avec l’espoir de sortir du repli (même si Agathe a passé beaucoup de temps dans l’élation fictionnelle). Comme nous l’avons vu, c’est donc prendre le risque de tuer l’objet et de se noyer en même temps, de casser la poupée en porcelaine. Rétrospectivement, je suis donc tenté de penser que sa décision même de s’engager dans une analyse ne pouvait que constituer un ébranlement très profond engageant l’entièreté de son psychosoma et qu’écrire un livre sur le père constituait effectivement sa dernière ligne de défense face à un enjeu beaucoup plus fondamental. Lorsque, par-dessus le marché, la mère meurt au cours de ce processus, cet événement de la réalité extérieure prend la forme d’une confirmation de la construction psychique préexistante : « j’ai voulu exister, et ce qui devait arriver est arrivé : ça a tué ma mère ». Nous sommes ici sur le versant de la culpabilité. Sur le versant du moi idéal, c’est une autre perte : « je ne l’ai pas maintenue en vie, je ne suis donc pas toute-puissante, nous ne sommes pas immortelles : toute ma construction était pour rien ». D’une manière qui m’a paru significative, c’est à ce moment qu’apparaît dans le texte d’Elsa le seul souvenir d’adolescence d’Agathe, celui du départ de la maison. En d’autres termes, elle doit vivre maintenant le processus de séparation qu’elle n’a pas pu mettre alors en place. C’est maintenant aussi qu’elle retrouve dans les vêtements trop bien rangés de sa mère la trace de son absence de place à elle. Et, fait qui manifeste l’indistinction entre elle et sa mère, elle décide de vendre dans un même élan ce qui lui revient de sa mère et le superflu de chez elle, « c’est-à-dire presque tout » : elle se bazarde en bazardant sa mère. Dans le même temps s’installe dans le transfert une régression à un état de dépendance absolue, mais, dans son ombre, celle du livre sur sa mère, le fantasme d’une mère qui tue son enfant prend une nouvelle actualité.
28Ainsi que Freud l’a déjà noté (Freud, 1927), nos constructions sont toujours rétrospectives : nous ne pouvons pas dire pourquoi les choses se sont passées ainsi, nous pouvons seulement essayer de construire comment elles se sont passées. Fallait-il ne pas prendre Agathe sur le divan ? Je ne le crois pas. Fallait-il procéder autrement ? Je ne le crois pas non plus. Nous ne sommes ni devins ni tout-puissants. Mais ce qu’Agathe illustre, c’est que l’engagement dans un processus de remaniement psychique touchant aux aspects non névrotiques de la personnalité met sous tension l’entièreté du psychosoma. On sait que les oncologues distinguent dans les processus de cancérisation une phase prolongée d’initiation, suivie d’une phase plus rapide de promotion dans laquelle la maladie devient cliniquement manifeste. J’ai été jusqu’à penser, hypothèse hautement spéculative je l’avoue, que les choses avaient pu se dérouler en plusieurs étapes. Une activité de rêverie dissociée du reste de son fonctionnement et associée à une culpabilité primaire la mettait à risque d’emblée ; l’engagement dans l’analyse représente un ébranlement de son système défensif habituel ; et finalement la maladie et sa mort de la mère la font entrer dans une phase de promotion de sa maladie.
29Je ne voudrais pas conclure sans dire quelques mots des effets qu’exercent sur l’analyse de telles situations. Dans ces transferts qui sont souvent des transferts narcissiques dans lesquels l’effet de miroir joue un rôle important, la culpabilité et la honte que ressent l’analyste sont à l’évidence surdéterminées. Il y a d’une part le sentiment de culpabilité par rapport à nos référents théoriques et à nos maîtres : quelles règles ai-je transgressées ? À ce niveau plus évolué, s’ajoute un sentiment de honte, surtout quand on se prétend psychosomaticien : c’est alors le rapport à l’idéal qui est engagé. Mais ce que nous montre Elsa Schmid, c’est que nous sommes aussi touchés à un niveau beaucoup plus profond renvoyant à l’histoire de nos patients. La culpabilité primaire engendre aussi son écho chez nous, dans la pensée de ne pas avoir rempli le rôle de l’objet primaire protégeant son enfant, de l’avoir endommagé.
30À cela s’ajoute un aspect intéressant : le sentiment d’avoir été séduit par l’aspect fictionnel foisonnant de sa patiente et d’y avoir accordé une importance exagérée au détriment de la problématique narcissique de base. C’est un problème extrêmement délicat et qui ne peut s’élaborer que de séance en séance. On se trouve en effet pris entre deux feux. Ne pas prêter attention à l’aspect le plus manifeste qui nous permet d’entrer en contact avec nos patients serait inadéquat. Mais le faire risque de nous entraîner à négliger l’autre versant, celui de la dépression primaire. Cet inconfort contre-transférentiel pourrait bien être le reflet de la dissociation existant chez notre patient entre activité fictionnelle et problématique narcissique : les deux sont comme l’avers et le revers de la même médaille, mais ils ne peuvent exister l’un et l’autre à parts égales. Un mot pour terminer sur la « violence haineuse et revendicatrice » qu’Elsa Schmid a subodoré chez sa patiente. Dans ce genre de situations, j’ai souvent été partagé entre deux sentiments : oui, cette violence existait bien et c’est son intensité même qui la gardait masquée ; mais, non, cette violence n’était si grande que parce que l’incapacité de l’objet à survivre à la pulsionnalité de l’enfant l’avait rendue telle. On oscille souvent entre l’une et l’autre position, oscillation qui renvoie sans doute à un autre aspect de la dissociation juste évoquée : c’est ou elle ou moi, mais il n’y a en tout cas pas de place pour l’une comme pour l’autre.
31Heureusement, ce que nous montre aussi Elsa Schmid, c’est que le pire n’est pas toujours sûr et que peut se déployer finalement chez Agathe une véritable histoire fantasmatique allant de pair avec une nouvelle capacité à jouer. Pathomasochisme, comme l’a décrit Claude Smadja ? Ou, dans ce cas, reprise possible et patiemment tissée grâce au travail commun, reprise dont la maladie a été une étape pouvant être utilisée dans le sens d’un remaniement psychique ? Je me suis en tout cas dit que le joujou analyse avait agi sur l’enfant Agathe et lui avait permis de sortir d’un enfermement tragique.
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : Rêverie diurne, Processus de somatisation, Culpabilité primaire
Date de mise en ligne : 30/05/2011.
https://doi.org/10.3917/rfps.039.0051Notes
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[1]
Il est à relever qu’il n’y a plus aucune mention du Tagtraum après les Conférences d’introduction à la psychanalyse (1916-1917). C’est donc une notion étroitement liée à un état de la théorie « première topique ».