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Article de revue

Qu'est-ce que l'état de santé ?

Le point de vue de Michael Balint

Pages 115 à 127

Notes

  • [1]
    Notamment : « Psychanalyse et médecine interne » dans la revue hongroise Gyógyászat (Thérapeutique). Plus tard encore, au cours de la même année a paru « Psychothérapie au service du médecin généraliste » dans une autre revue médicale hongroise, Terápia (Thérapie), article traduit en français par Michelle Moreau Ricaud dans son ouvrage Michael Balint. Le renouveau de l’école de Budapest.
    Il s’est également intéressé à l’organisation de la pratique médicale, un sujet en rapport étroit avec le précédent, et a publié un article sur ce thème en 1930 dans Gyógyászat, article qui serait encore tout à fait actuel de nos jours : « Crise de la pratique médicale », disponible en français dans le n° 95 de la revue Le Coq-Héron.

1Chacun sait, ou du moins croit savoir, ce que c’est d’être en « bonne santé ». Cependant, lorsqu’on cherche à définir l’état de santé, on se rend compte à quel point cette notion apparemment simple débouche en réalité sur une multitude de questions. Est-ce que c’est le patient qui détermine s’il est en bonne santé ? Est-ce que c’est le médecin ? (Voir le Dr Knock de Jules Romains.) Est-ce que ce sont les analyses, les radios, les scanners et autres explorations dont les moyens ne cessent de se perfectionner ? Comment se fait-il que certains guérisseurs peuvent obtenir d’excellents résultats avec des méthodes parfois fantaisistes et souvent très peu scientifiques ?

2De fait, c’est bien connu qu’on ne sait pas toujours avec quoi on guérit. Ainsi, personne ne peut dire quel est l’agent thérapeutique dans la médecine homéopathique, qui pourtant réussit fort bien à certains patients et pour certaines pathologies, comme la migraine par exemple. Et on peut se poser le même genre de questions en ce qui concerne d’autres médecines dites « douces ».

3C’est en ayant cette question à l’esprit qu’un médecin hongrois devenu psychanalyste, Michael Balint, a commencé à s’intéresser au travail des généralistes et à tout ce qu’ils sont en position de faire pour leurs patients. Voire tout ce qu’ils font souvent sans s’en rendre compte. Car, comme il l’écrit dans son livre Le Médecin, son malade et la maladie, le premier des médicaments, c’est le médecin lui-même. Balint a donc entrepris d’étudier comment manier et comment administrer ce médicament.

4Ses motivations pour s’intéresser à ce problème remontent loin dans son enfance. Son père, généraliste dans une banlieue de Budapest, emmenait souvent son fils adolescent dans ses visites. Le jeune Michael était très intéressé par tout ce qu’il voyait au cours de ces tournées, tout en étant extrêmement critique à l’égard de son père, en tant que médecin, mais aussi d’ailleurs en tant que père. C’était un homme rigide et peu chaleureux, raconte-t-il dans ses correspondances familiales. Dès ses débuts comme psychanalyste, Balint a commencé à publier des articles sur le sujet de la médecine exercée par des généralistes. En commençant sa formation analytique à Berlin avec Hanns Sachs, il a entrepris de travailler avec des omnipraticiens à l’hôpital de la Charité de cette ville ; puis, rejoignant à Budapest son deuxième analyste et maître Sándor Ferenczi, également très intéressé par cette question, il a publié, dès 1926, des articles sur ce que la psychanalyse pouvait apporter au médecin généraliste pour une meilleure compréhension de son malade [1].

5Dans son ensemble, l’œuvre de Balint montre une remarquable continuité : les idées qu’il a esquissées dans ses premiers articles, il les a développées tout au long de sa carrière, pour en donner le résumé trente-cinq ans plus tard, dans son dernier livre, Le Défaut fondamental. Ses réflexions sur la théorie et la pratique psychanalytiques ainsi que sur la théorie et la pratique médicales ont progressé dans un seul mouvement, toujours en partant de l’observation clinique, et sans jamais perdre de vue l’objectif thérapeutique.

6De fait, Balint a toujours accordé à la fonction thérapeutique de la psychanalyse une importance primordiale, là encore en accord avec son maître puis ami Ferenczi, à l’inverse d’un certain nombre de psychanalystes, beaucoup plus intéressés par la théorie, auxquels a souvent été fait le reproche, notamment par Ferenczi et Rank dans leur ouvrage commun Perspectives de la psychanalyse, de chercher à faire entrer de force leurs patients dans la théorie plutôt que d’élaborer et modifier la théorie au fur et à mesure du développement de leur expérience clinique. De leur côté, ces théoriciens ont stigmatisé les recherches thérapeutiques de Ferenczi de furor sanandi. C’est pour cette raison que l’article publié par Balint dans Gyógyászat à la mémoire de Ferenczi, en 1934, est intitulé « Sándor Ferenczi, le médecin » (paru dans le n° 98 du Coq-Héron).

7Un article de 1949 confirme encore l’intérêt de Balint pour l’aspect thérapeutique de la psychanalyse : « Évolution des buts et des techniques thérapeutiques en psychanalyse » paru dans Amour primaire et technique psychanalytique, volume qui rassemble ses premiers écrits, d’avant son émigration en Angleterre.

8En effet, quelques années auparavant une coupure importante est survenue dans la vie de Balint, coupure sur tous les plans : du fait de la montée du nazisme et de l’antisémitisme en Allemagne, puis en Autriche et aussi en Hongrie, il a dû quitter son pays, comme la plupart de ses collègues juifs, et émigrer en Angleterre avec sa famille. Peu après son arrivée dans ce pays, sa femme et plus proche collaboratrice, Alice, est morte brutalement. Quelques jours plus tard, éclatait la Deuxième Guerre mondiale, et Balint s’est retrouvé seul, coupé de tous ses collègues et amis d’autrefois, ainsi que de ses parents et beaux-parents (Alice Balint était la fille de la psychanalyste Vilma Kovács). Ce fut aussi une coupure professionnelle, car il a dû repasser tous ses examens de médecine pour être reconnu comme médecin en Angleterre ; puis il lui a fallu se constituer une clientèle et un entourage professionnel dans une ville où il ne connaissait personne, Manchester. Occupé à surmonter tous ces chagrins et problèmes, on trouve peu d’articles de Balint entre 1940 et 1945.

9Mais, s’il a peu écrit pendant cette époque, il a beaucoup réfléchi, simultanément à l’élaboration de son système théorique et au sujet qui lui tenait à cœur depuis toujours : quel usage les généralistes pouvaient-ils faire du savoir psychologique et psychanalytique dans le cadre de leur pratique médicale ? Pour Balint, ces deux orientations n’en faisaient qu’une, comme on le verra plus loin.

10La théorie balintienne est partie de la vieille opposition de Balint à l’idée d’un narcissisme primaire, où le fœtus et le nourrisson seraient seuls dans leur bulle, isolés de toute relation. Son opposition était fondée sur l’observation clinique. Plusieurs articles sont consacrés à la mise en évidence de toutes les contradictions que comporte cette notion. Citons notamment les « Remarques critiques concernant la théorie des organisations prégénitales de la libido » (1935), ou « Les premiers stades de développement du moi : amour d’objet primaire » (1937). Balint était convaincu que dès la vie intra-utérine il existait quelque chose de l’ordre d’une relation, qu’il a appelé amour primaire en opposition, donc, avec le narcissisme primaire. Ce n’est pas encore l’amour d’objet tel que le connaissent l’enfant et l’adulte, mais une sorte de disposition positive à l’égard des substances qui entourent l’être en devenir qu’est le fœtus : le liquide dans lequel il baigne, la chaleur, les bruits qui parviennent jusqu’à lui, notamment la voix de ses parents, etc. Il a appelé ces substances « substances primaires », dans lesquelles l’individu est immergé dans un état de « mélange harmonieux » de telle façon qu’il est difficile même de distinguer ce qui appartient à l’un ou à l’autre. Depuis, la science moderne a largement donné raison à la conception de Balint. Les pères qui parlent à leur enfant dans le ventre de la mère, l’haptonomie qui cherche à communiquer avec le fœtus : toutes ces façons d’agir s’adressent à un être supposé en contact, à sa façon primitive, avec le monde extérieur à lui.

11L’idée d’amour primaire et les états qui en découlent, ainsi que sa pratique analytique, ont amené Balint à s’intéresser tout particulièrement aux phénomènes de régression, la présence et les manifestations des états antérieurs dans la psyché adulte. Pendant longtemps, les psychanalystes ont considéré que la régression était un accident du processus analytique qu’il convenait d’éviter dans la mesure du possible, et si néanmoins il se produisait, il fallait au plus vite en faire sortir le patient. Une fois de plus, c’est Ferenczi qui a commencé à y prêter attention et à signaler qu’il s’agissait là d’un phénomène quasi nécessaire au traitement qui permettait d’accéder à certaines profondeurs de la psyché qui, sinon, restaient hors d’atteinte. Le problème n’était donc pas comment éviter la régression ou comment y mettre fin si elle se produisait, mais comment l’utiliser pour parvenir à un meilleur résultat thérapeutique. Ce problème concerne autant les médecins que les psychanalystes, car une régression peut survenir dans toutes sortes de circonstances, comme les accidents ou le grand âge par exemple, mais aussi la maladie. Sans faire appel à la théorie, les soignants en ont conscience : chacun a pu entendre des soignants parler aux malades ou aux gens âgés comme à des enfants, les tutoyer, leur donner des petits noms, sans que bon nombre d’entre eux ne protestent.

12Une des idées de Balint, parmi les plus importantes, et qui est à la base de tout son travail psychanalytique et médical, est celle qu’il a appelée la « médecine de l’homme total ». Il refuse de scinder les humains en deux parties, somatique et psychique. Il a la conviction que toutes deux se réfèrent à une seule entité, l’humain. Il estime que toute intervention thérapeutique doit donc s’adresser à cet « homme total », et tenir compte de tout ce qui le constitue. On peut aborder l’homme de différents côtés, mais c’est toujours dans sa totalité qu’on l’aborde. Ainsi avait-il l’habitude de dire, en plaisantant, que même une jambe cassée pourrait être guérie par la psychanalyse, mais que ça va plus vite avec un plâtre.

13Ayant établi que, selon lui, l’humain est, dès avant sa naissance, inscrit dans un univers de relations, il a distingué trois zones dans la psyché humaine, fondées sur ce constat.

14La première est la zone dite du défaut fondamental, la plus archaïque, qui implique une relation à deux personnes (comme l’enfant et sa mère). Dans cette zone, le langage adulte n’a pas cours, ce qui compte, ce sont les attitudes, le ton de la voix, les expressions du visage, les gestes. Cette relation harmonieuse à deux n’est jamais parfaite. Même de la part de la meilleure des mères il y a nécessairement des frustrations, des malentendus, des incompréhensions, des insuffisances de toutes sortes, quel que soient sa qualité humaine et l’amour qu’elle dispense à son enfant. C’est ainsi que se produit une cassure, une faille, un défaut (au sens du défaut dans un cristal par exemple) dans l’harmonie primitive, défaut qui sera le modèle sur lequel se constituera la pathologie ultérieure du sujet. Ce pour quoi Balint l’a appelé défaut fondamental.

15La deuxième zone est la zone œdipienne, qui correspond à un degré de développement supérieur, et implique une relation à trois personnes (comme l’enfant et ses deux parents). Dans cette zone, c’est le langage courant conventionnel qui est le mode de communication privilégié, et les échanges ont une dimension « raisonnable » et non essentiellement affective comme dans la zone précédente.

16Enfin Balint distingue également une troisième zone, où le sujet est seul (situation toujours secondaire, jamais primaire), et qu’il a appelée zone de la création. Cette création peut être de différentes natures : création artistique aussi bien que création d’une maladie. Car la maladie est toujours une tentative de solution d’une situation problématique, bien qu’une solution coûteuse.

17Balint parle de zones et non de stades, car les trois se retrouvent dans la psyché adulte. Ainsi un adulte, qui fonctionne généralement à partir de la zone œdipienne, peut éventuellement en cours d’analyse, ou au cours d’une maladie, au cours d’une émotion intense, ou encore dans les bras de son partenaire amoureux, régresser à la zone du défaut fondamental.

18La régression n’est pas un processus simple : Ferenczi, qui était le premier à s’y intéresser, s’est rendu compte que certains patients qu’il laissait, voire même parfois aidait, à régresser, en leur concédant certaines gratifications, n’arrivaient plus à en émerger, devenaient de plus en plus revendiquants, et finissaient par entrer dans une spirale de demandes de plus en plus exorbitantes conduisant l’analyse dans une impasse qui aboutissait finalement à une séparation dans l’insatisfaction et la détresse des deux parties. Balint s’est rendu compte que c’est la nature des gratifications accordées qui décidait du tour que prendrait la régression. Accorder des gratifications qui pour le patient prennent le sens d’une promesse d’amour et de sollicitude pour toute la vie mène vers ce qu’il a appelé régression maligne. Prendre le patient dans les bras, se rendre à son domicile pour sa séance quand il ne se sent pas en état de venir au cabinet de l’analyste, prolonger la séance de plusieurs heures, font partie de ces gratifications qui risquent de déclencher une régression maligne. Mais, si les gratifications restent dans le domaine du plaisir préliminaire (tenir la main, donner une séance supplémentaire, autoriser des coups de téléphone pendant le week-end) il en résultera une régression bénigne, dont le patient émerge à son heure et à sa façon, dans un état de bien-être. C’est ce que Balint a appelé le « renouveau », le « nouveau départ » (New beginning). Tel ce patient dont l’analyste avait un bureau particulièrement bariolé, plein de livres et d’objets divers, qui s’est écrié un jour : « J’ai toujours trouvé ce bureau sombre et noirâtre, mais soudain il m’apparaît plein de couleurs ».

19Dans l’état de régression, deux types humains se manifestent, dont on retrouve les traces chez tout individu, séparément dans les états extrêmes et pathologiques, alternativement chez la plupart des gens. Le premier type, que Balint a appelé « ocnophile », est celui des personnes qui ont toujours besoin de se cramponner à leurs objets : à quelque chose ou à quelqu’un. Elles ne peuvent lâcher un objet que pour en agripper un autre. Les grands espaces leur font peur. L’agoraphobie est une maladie ocnophile.

20L’autre type, c’est celui des « philobates », mot créé sur le modèle d’« acrobate ». Ce sont des gens qui aiment les grands espaces et redoutent les objets, ressentis comme malveillants, qui pourraient faire obstacle à leur liberté de mouvement. Les seuls objets qu’ils apprécient, ce sont ceux qui forment leur équipement et qu’ils peuvent emporter facilement avec eux où qu’ils aillent. Ainsi on peut dire que la claustrophobie est une maladie philobate.

21Balint souligne que les deux termes, d’origine grecque, comportent la racine « phil », c’est-à-dire « aimer », et font la jonction avec sa notion d’amour primaire.

22C’est en 1955 que paraît le premier livre important de Balint entièrement consacré au sujet de la pratique médicale : Le Médecin, son malade et la maladie, qui sortira en français deux ans plus tard. Nous avons vu que l’idée remonte loin dans le temps, jusqu’à l’adolescence puis les premiers travaux de Balint. Plus directement, il résulte du travail qu’il a entrepris en Angleterre avec un groupe de généralistes que Balint a intitulé « groupe de formation - recherche », et qu’on appelle désormais les « groupes Balint ». L’objectif était d’étudier avec les généralistes eux-mêmes les modalités et les effets du « médecin-médicament ». Toute une série d’idées et de formulations est née de ces rencontres, qui font désormais partie du vocabulaire médico-psychanalytique.

23Partant, donc, de l’idée du « médecin-médicament », Balint souligne que, consciemment ou inconsciemment, le médecin aborde son patient dans sa totalité. Il en a toujours été ainsi, mais généralement le médecin n’y prêtait guère attention et ne s’en servait pas pour mieux comprendre ce qui arrive à son patient. L’attitude habituelle adoptée par chaque médecin, voire même l’absence totale d’échange avec le patient, est aussi une forme de relation, et qui a des effets. D’ailleurs c’est encore Balint qui a attiré l’attention sur le fait que les constatations négatives sont également importantes et doivent être prises en considération.

24Un exemple caricatural de cette attitude de refus de contact est le cas de cette dame qui, après avoir subi une opération de hernie étranglée, se remettait sans problèmes. Chaque jour, le chirurgien passait dans sa chambre avec l’infirmière, consultait le tableau au bout du lit, échangeait quelques mots avec l’infirmière, et repartait sans regarder ni saluer la malade, pas plus à son arrivée qu’à son départ. Le dernier jour avant la sortie de la dame, le médecin est arrivé dans sa chambre en l’ignorant comme d’habitude, mais il boitait, et portait un plâtre de marche sur une de ses jambes. Pleine de sollicitude, la dame lui demanda ce qui lui était arrivé. Pour la première fois le médecin la regarda, et lui raconta dans tous les détails comment il avait glissé dans l’escalier de son immeuble, avait été secouru, conduit à l’hôpital, plâtré. Sans oublier de parler de l’émotion de sa famille. Puis il quitta la pièce non sans avoir salué la malade avec son plus charmant sourire. En fait, ce médecin avait manifestement peur du contact humain, et la malade avait perçu cette peur. Ce qui lui a permis de ne pas lui en vouloir et « rompre la glace » quand l’occasion s’en est présentée. Visiblement, le médecin n’attendait que cela et saisit, avec avidité, la perche qui lui était tendue.

25Même le médecin qui dit à son malade : « Cher Monsieur ou chère Madame, vous n’avez rien, c’est psychique », s’adresse à l’homme total, mais le message équivaut à un rejet qui pourrait se formuler ainsi : « La machine physique fonctionne bien, je ne suis payé que pour m’occuper de cela, et votre mal-être ne m’intéresse pas », ou encore : « Les interventions sur le corps, ça me connaît, mais le reste, je n’y connais rien et ça me fait peur », etc.

26Un certain nombre de généralistes britanniques avait suffisamment conscience de cette problématique pour répondre favorablement à l’offre de Balint de participer à un groupe de « formation-recherche ». Le groupe se réunissait une fois par mois et l’un des médecins exposait un cas choisi au hasard. Puis on discutait de la manière dont le médecin a abordé le patient, comment celui-ci a réagi, ce que le médecin a ressenti, et comment il pouvait évaluer son propre ressenti en fonction de la personnalité et de la pathologie du patient.

27Dans ces groupes, Balint soulignait et soumettait à l’examen par les participants ce qui s’était passé entre le médecin exposant et son malade, les effets sur le malade, et aussi sur le médecin. Les psychanalystes parleraient ici de transfert et de contre-transfert. Ainsi, le patient peut trouver le médecin sympathique, chaleureux, amical, ou bien revêche, autoritaire, ou encore indifférent, peu communicatif. Le médecin peut, de son côté, trouver son patient plaisant, ouvert, raisonnable, obéissant, coopérant, ou bien méfiant, réticent, agressif, ou encore calme ou excité ou angoissé, etc., et toutes ces perceptions et réactions affectives s’inscrivent dans l’atmosphère qui se crée entre médecin et patient et auront un effet sur les propositions thérapeutiques que le médecin va lui faire, ainsi que sur la manière dont le patient va réagir au traitement proposé. Mais ces impressions joueront aussi un rôle dans la capacité du médecin à comprendre le mal-être de son patient considéré dans sa totalité. Balint a enseigné aux généralistes à interpréter leurs propres sentiments à l’égard du malade en fonction de la maladie de celui-ci. Si le patient le séduit, l’attendrit, ou encore l’ennuie, ou l’énerve, il se demandera avec quoi il parvient à susciter ces affects en lui, et dans quel but. Car nous savons que, dans la plupart des cas, si tel ou tel de nos actes ou attitudes suscite une réaction donnée chez l’autre, c’est que c’était très probablement le but que nous avons recherché, consciemment ou inconsciemment.

28Cependant Balint ne souhaitait pas transformer les généralistes en psychanalystes. Jamais il ne laissait dévier ces interprétations transférentielles et contre-transférentielles en analyse de la personnalité du médecin. Si un des médecins du groupe entreprenait une formation analytique, il considérait qu’il s’agissait d’un échec de sa méthode. Ce qu’il souhaitait, c’était mettre entre les mains des généralistes les outils nécessaires pour s’occuper plus efficacement du bien-être de leurs patients, estimant que le bon fonctionnement de la machine somatique n’était pas une condition suffisante pour parvenir à ce bien-être, ni même d’ailleurs une condition absolument nécessaire. Une histoire classique racontée autrefois à la Faculté de Médecine est celle de cet officier de cavalerie qui avait développé un eczéma sur la face intérieure des cuisses. Son médecin entreprit de soigner cet eczéma, et ce fut un succès. Mais dès lors le patient commença à souffrir de graves crises d’asthme. Apparemment il avait besoin d’une manifestation allergique pour offrir un exutoire à quelque chose que ni lui ni son médecin n’ont pris et n’étaient en mesure de prendre en compte. Tant que ce « quelque chose » n’était pas mis en évidence, il avait besoin de son symptôme. Et si on le lui supprimait, il en fabriquait un autre.

29Balint publie, en 1961, un second ouvrage qui fait suite au Médecin, son malade et la maladie, intitulé Techniques psychothérapeutiques en médecine, qui sera traduit immédiatement en français. Balint y étudie les techniques psychothérapeutiques nécessaires aux médecins pour comprendre l’état de leurs patients. Dans son introduction, il se montre cependant étrangement sceptique quant à l’accueil auquel il s’attend :

30« Le statut de la psychothérapie en médecine est équivoque à plusieurs égards. Ses partisans enthousiastes proclament que c’est une des méthodes les plus importantes dont nous disposions ; ses adversaires proclament qu’elle n’a aucune espèce de justification scientifique. Se situant quelque part entre les deux, la médecine admet à contrecœur qu’il pourrait y avoir une certaine faible base empirique pour justifier son usage, surtout si elle est dispensée conjointement avec quelque autre thérapie, telle que les placebos, la physiothérapie, etc. La psychanalyse considère la psycho-thérapie comme un maigre substitut, en fait comme une sorte de psychanalyse diluée. La psychiatrie classique en fait un usage très limité, comparativement à l’intérêt qu’elle porte aux méthodes thérapeutiques physiques et chimiques. »

31L’avenir ne semble pas avoir démenti cette évaluation pessimiste de Balint, à quelques exceptions près. Et les tentatives actuelles de régulation de la profession de psychothérapeute portent lourdement les stigmates de cet état d’esprit.

32Mentionnons encore ces personnes que Balint appelle les « repeat-prescription patients » : qui demandent régulièrement une ordonnance du même médicament au médecin, mais ne veulent ni lui parler ni même le voir. Ce médicament, ou l’idée qu’ils se font de ses effets, les maintient en « bonne santé », et c’est tout ce qu’ils veulent. Et surtout, que le médecin ne vienne pas perturber l’équilibre qu’ils se sont ainsi construit. Cette non-relation en est néanmoins une, et il importe que le médecin sache repérer et respecter la demande qui lui est ainsi adressée. L’expérience a montré que si un entretien est proposé à un tel patient, il disparaît aussitôt pour entreprendre le même processus avec un autre médecin.

33Une consultation médicale destinée à prendre en compte l’homme total demande du temps. Or c’est ce qui manque le plus aux médecins. Balint a calculé qu’un médecin anglais disposait en moyenne de six minutes par patient. Il a donc entrepris d’étudier ce qu’on peut apporter à « l’homme total » dans ces six minutes. Et il a conclu qu’en recourant aux techniques adéquates, c’était loin d’être négligeable. Mais néanmoins cela s’avérait parfois nettement insuffisant. Pour ces patients-là il fallait de temps en temps prévoir et organiser un « long entretien », permettant d’approfondir les aspects multiformes de leur mal-être.

34La médecine balintienne découle directement de la théorie du « défaut fondamental ». Pour pouvoir répondre à une personne qui se présente avec une pathologie quelle qu’elle soit, il semble nécessaire de repérer cette faille, cette cassure, ce défaut qui fragilise son être et qu’il peut chercher à colmater par différents moyens ; les symptômes physiques ou toutes sortes de mesures d’hygiène de vie, etc., en font partie. Ainsi les régimes innombrables que les gens inventent pour maigrir, grossir, mieux digérer, se préserver de tel ou tel accident de santé redouté. Les uns se gardent de certaines nourritures qu’« ils ne digèrent pas », les autres ont absolument besoin de telle ou telle nourriture ou boisson à chaque repas pour se sentir en sécurité. Une dame de ma connaissance appréciait sans aucun problème les pommes de terre frites, mais son tube digestif refusait catégoriquement les pommes de terre à l’eau. Un régime alimentaire « sain » varie donc considérablement selon les individus.

35Pour en revenir à la question du début : être en bonne santé, est-ce que cela correspond au bon fonctionnement de tous les organes, ou est-ce que cela correspond au bien-être de la personne ? Ou encore serait-ce plutôt un heureux équilibre entre tous les éléments qui constituent un être humain ?

36Toutes les maladies dites « psychosomatiques » sont les illustrations spectaculaires des maladies en général, avec la particularité que l’homme total s’y manifeste de façon particulièrement voyante.

37Ces considérations nous amènent à poser un autre problème : celui de la médecine préventive, notamment sous la forme des examens de routine. Cette façon éminemment raisonnable de procéder présente les mêmes inconvénients que le principe dit de « précaution ». Certes, bien des dangers sont ainsi évités, ou du moins prévus, mais les gens vivent dans une angoisse constante du cancer, des infections, des accidents de voiture, des nourritures de mauvaise qualité, de l’air vicié... la liste est infinie. Et cette angoisse latente face aux dangers de la vie n’est certainement pas sans effet sur la qualité de vie de l’homme total. Parfois les précautions, souvent devenues obligatoires, sont plus restrictives et fastidieuses que le danger encouru. Vaut-il mieux supprimer tous les fromages au lait cru, ou risquer une gastro-entérite, voire une listériose de temps en temps ? Qu’est-ce qui est plus nuisible à ce fameux homme total, manger une nourriture insipide ou avoir – peut-être – mal au ventre pendant quelques jours ? Certaines femmes sont rassurées par une mammographie périodique. D’autres vivent dans la terreur dans l’intervalle des examens.

38On peut se demander si toutes ces précautions, contrôles et assurances ne sont pas en fin de compte des tentatives pour échapper à la maladie qu’est la vie elle-même dont aucun médecin ne peut nous guérir, et que Groucho Marx – si ma mémoire est bonne – définit comme une maladie contagieuse, sexuellement transmissible, et à issue toujours fatale. Rien mieux que la médecine n’aborde le problème que pose la mort aux humains et on attend d’elle qu’elle finisse par nous offrir un moyen d’y échapper. C’est assurément trop lui demander.

39La seule solution qu’on peut attendre de la médecine c’est qu’elle nous aide à trouver un bon équilibre et qu’elle nous traite avec une grande souplesse.

40Tout ce que j’évoque là, au fond, les médecins le savent bien. Tous connaissent ce qu’ils appellent « l’effet blouse blanche », qui peut, par exemple, faire varier une tension artérielle de plusieurs degrés. Mais l’expression exprime bien qu’ils préféreraient pouvoir l’attribuer à la blouse, plutôt qu’à celui qui la porte. Les médecins ne savent pas toujours comment s’y prendre avec la complexité humaine, et cherchent à l’éluder en ne prenant en compte qu’un seul aspect des choses. L’enseignement prodigué à la Faculté de Médecine n’aborde guère cet aspect de la pratique médicale. Peut-être aussi la responsabilité d’avoir à prendre en charge le bien-être des patients paraît-elle trop lourde. Et elle est lourde en effet. Alors bon nombre de médecins envoient chez un « psy » les patients dont les symptômes ne réagissent pas à un traitement adapté et raisonnable, et autant de « psy » envoient leur patient chez le médecin dès qu’il se plaint d’avoir mal quelque part. C’est d’ailleurs parfois la bonne chose à faire, mais pas toujours. Là encore, cela requiert équilibre et souplesse.

41Certains services hospitaliers, conscients du problème, ont engagé des « psy ». Une expérience intéressante menée dans l’un de ces services a montré comment un médecin sensible, qui avait une bonne relation avec un jeune malade atteint de leucémie, a pu le tirer d’affaire en discutant de temps en temps avec un des «  psy » du service, mais sans obliger le jeune patient à entamer une deuxième relation avec un personnage nouveau alors qu’il était très engagé dans la relation avec son médecin traitant.

42Michael Balint a fourni aux médecins un certain nombre d’outils pour établir un meilleur équilibre entre les divers composants d’un « homme total » et pour gérer les situations avec souplesse. Mais il n’a pas réussi, et ses successeurs pas plus que lui, à surmonter la résistance qui empêche bon nombre de médecins et d’enseignants de la médecine de prendre conscience de l’importance thérapeutique de la prise en compte de l’homme total. Bien des praticiens continuent à soigner leurs patients à l’aide de leur seule sensibilité humaine, parfois très bien, parfois moins bien, sans trop savoir ce qu’ils font et sans trop vouloir le savoir.


Mots-clés éditeurs : Régression, Défaut fondamental, Amour primaire, Homme total

Mise en ligne 13/10/2009

https://doi.org/10.3917/rfps.036.0115

Notes

  • [1]
    Notamment : « Psychanalyse et médecine interne » dans la revue hongroise Gyógyászat (Thérapeutique). Plus tard encore, au cours de la même année a paru « Psychothérapie au service du médecin généraliste » dans une autre revue médicale hongroise, Terápia (Thérapie), article traduit en français par Michelle Moreau Ricaud dans son ouvrage Michael Balint. Le renouveau de l’école de Budapest.
    Il s’est également intéressé à l’organisation de la pratique médicale, un sujet en rapport étroit avec le précédent, et a publié un article sur ce thème en 1930 dans Gyógyászat, article qui serait encore tout à fait actuel de nos jours : « Crise de la pratique médicale », disponible en français dans le n° 95 de la revue Le Coq-Héron.
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