Notes
-
[1]
Freud S. (1920), « De la psychogenèse d’un cas d’homosexualité féminine », OC, t. XV, Paris, PUF, p. 238-239.
-
[2]
Freud S. (1924), « Petit Abrégé », Résultats, Idées, Problèmes, t. II, Paris, 1985, p. 113.
-
[3]
Freud S. (1938), Abrégé de psychanalyse, Paris, PUF, 1949, p. 39.
-
[4]
C’est moi qui souligne.
-
[5]
Freud S. (1908), « Des théories sexuelles infantiles », OC, t. VIII, Paris, 2007, p. 228
-
[6]
S. Freud, (1938), Abrégé de psychanalyse, op. cit., p. 53
-
[7]
Smirnoff V.N. (1978), « ...Et guérir de plaisir », in Nouvelle Revue de psychanalyse, Paris, Gallimard, n° 17, p. 145-146.
-
[8]
Winnicott D.W. (1971), Jeu et Réalité, Paris, Gallimard, 1975, p. 98-99.
-
[9]
Klein M. (1957), Envie et gratitude, Paris, 1968, p. 91.
-
[10]
Aulagnier P. (1986), Un interprète en quête de sens, Paris, Ramsay, p. 208.
-
[11]
Freud S. (1896), « L’hérédité et l’étiologie des névroses », OC, t. III, Paris, 1989.
-
[12]
Freud S. (1890), « Traitement psychique(traitement d’âme) », Résultats, Idées, Problèmes, Paris, 1984, p. 5.
-
[13]
Ferenczi S. (1932), Journal clinique, janvier-octobre 1932, Paris, 1985, p. 281.
-
[14]
Revue française de psychosomatique, n° 27, 2005.
-
[15]
L’Heureux-Le Bœuf D. (2004), « Le corps raconte-il des histoires ? », in Revue française de psychosomatique. Hystériques, Paris, PUF, no 25, p. 8.
-
[16]
Freud S. (1906), Minutes de la Société de Vienne, Paris, 1976.
-
[17]
Freud S. (1924), « Névrose et psychose » (« Il sera possible au moi d’éviter la rupture de tel ou tel côté en se déformant lui-même, en acceptant de faire amende de son unité, éventuellement même en se crevassant ou en se morcelant »), Névrose, psychose et perversion, Paris, 1973, p. 286 et (1938) « Le clivage du moi dans le processus de défense », Résultats, idées, problèmes, t. II, Paris, 1985, p. 284.
-
[18]
Pontalis J.-B. (1978), « Une idée incurable », in Nouvelle Revue de psychanalyse, n° 17, Paris, Gallimard, p. 5-12.
-
[19]
Bion W.R. (1967), Réflexion faite, Paris, PUF, 1983, p. 73.
-
[20]
Lavie J.-C. (1978), « Guérir de quoi ? », in Nouvelle Revue de psychanalyse, Paris, Gallimard, n° 17, p.198.
1Le mot « santé » sonne comme une provocation. « Avoir la santé », un bien précieux qui ne serait pas donné à tous, qui se mérite, comme si la maladie ou le mal-être, et les tentatives de guérison qui s’y attachent, avaient plus facilement droit de cité. Ne parle-t-on pas d’une santé insolente ?
2C’est que la santé n’est pas qu’une affaire individuelle. Elle relève également du social, de la manière dont un état assure sa politique de santé, expression du meilleur et du pire. Le pire, au cours de l’histoire récente, conduisant aux exactions les plus atroces, lorsque des idéologies plus que douteuses prônaient le culte de la santé, de l’hygiénisme, l’exaltation de la vie saine, l’idéal d’une race pure.
3À l’opposé, aspirant au meilleur, pour répondre à une politique de santé, l’expérience, entre autres et à titre d’exemple, de l’Association de santé mentale du XIIIe. Il n’est pas surprenant, dans un contexte d’après guerre, au sortir de ses horreurs, que, dans la pratique, la notion de santé mentale se soit imposée à qui avait été témoin des asiles psychiatriques. Il fallait à la fois offrir des conditions de vie meilleures aux malades mentaux et prévenir, par des traitements adaptés, les méfaits de la maladie.
4L’influence de la psychanalyse conjuguée au modèle médical est alors prédominante. On assiste à la transformation, en 1948, d’un dispensaire public de phtisiologie en un lieu de consultation psychiatrique pour la désintoxication des patients alcooliques, puis pour le suivi de patients bénéficiant de traitements par neuroleptiques. Ainsi, l’évolution d’une prophylaxie physique, puis mentale, parcourt le social à partir des années 1950 et donne à la notion de santé une acception renouvelée. Elle permet d’offrir aux patients psychotiques une écoute qui les sorte de la vie asilaire.
5Freud n’avait-il pas ouvert la voie à une remise en question de l’opposition du normal et du pathologique ? La notion de santé mentale s’en trouve réinterrogée. Elle dépend du mode de fonctionnement de chacun et de sa plus ou moins grande adaptation aux normes de la société. Elle n’est plus à entendre comme une totalité, l’harmonie que représente, selon l’adage, « un esprit sain dans un corps sain », mais pose la question des rapports complexes entre le social, le corps et l’esprit, avec chez certains patients, en raison du déni et de leur corps et de la maladie mentale, ce qui apparaît comme un dépassement, un au-delà de la notion même de santé.
LA SANTÉ AU REGARD DU NORMAL ET DU PATHOLOGIQUE
6Freud en vient tout naturellement à relativiser les notions de santé mentale et de normalité. Dans « De la psychogenèse d’un cas d’homosexualité féminine », en 1920, non sans humour, il dénonce un malentendu : « Lorsque des parents réclament qu’on rende la santé à leur enfant, nerveux et indocile, par enfant en bonne santé, ils entendent un enfant qui ne cause aucune difficulté à ses parents. » Au fond, l’extinction d’un trop-plein de pulsionnalité pour satisfaire la tranquillité des parents et les conventions sociales. Il cite aussi le cas de l’époux qui pour la paix de son ménage veut faire suivre sa femme : « ma femme est nerveuse... rendez-lui la santé » [1]. Mission impossible, commente Freud, pour qui la femme libérée provoquerait la rupture du mariage.
7Plus sérieusement, ou plus théoriquement, non seulement Freud reconnaît qu’il n’est pas d’état idéal de santé, même à la fin d’un traitement qui aurait réussi à surmonter toutes les résistances, car ce serait « un état qui ne se rencontre même pas chez les gens normaux ». Il est bien une constante tout au long de son œuvre, celle d’un va-et-vient entre le normal et le pathologique au point d’en estomper le plus souvent ce qui les séparerait.
8Alors que le point de départ était pour Freud d’étudier les affections « fonctionnelles » du système nerveux, il découvre qu’il est des signes variables dans certaines maladies qui laissent place soudain à une santé parfaite, preuve que la cause première est bien psychique. Les gens normaux, dans leur vie courante, ne sont-ils pas eux-mêmes sujets à des « productions pathologiques » qui peuvent naître régulièrement dans les conditions de santé ? « Il est donc prouvé, écrit Freud, dans le « Petit Abrégé », en 1924, qu’existent dans la vie psychique normale les mêmes forces et les mêmes processus que dans la vie psychique morbide » [2]. L’étude du rêve, cette « production pathologique » par excellence, montre qu’il apparaît autant chez l’être sain que chez le névrosé. Il est une réalisation de la vie psychique normale, l’accomplissement d’un désir refoulé. Dans l’Abrégé, Freud va plus loin : « Ainsi, le rêve est une psychose, avec toutes les extravagances, toutes les formations délirantes, toutes les erreurs sensorielles inhérentes à celles-ci, une psychose de courte durée, il est vrai inoffensive et même utile, acceptée par le sujet qui peut, à son gré, y mettre un point final. » [3] Qu’est-ce qui ferait alors la différence entre l’être sain, bien portant ou normal – les termes chez Freud sont équivalents – et le névrosé, ou encore le psychotique ? On peut lire, dans « Des théories sexuelles infantiles », cette phrase qui aujourd’hui porterait à sourire : « ...ils [les névrosés] tombent malades des mêmes complexes que ceux avec lesquels nous aussi, les bien-portants [4] , sommes en lutte. La seule différence est que les bien-portants savent maîtriser ces complexes sans gros dommages pratiquement décelables... » [5]. Une différence quantitative donc et non de nature : l’intensité de la force des pulsions sexuelles et narcissiques, placées sous l’empire d’un principe de constance qui préside à l’élaboration psychique de l’excitation et définit, en fonction d’un travail de rééquilibrage du quantum d’affect, l’état de bonne santé psychique.
9Simple question de maîtrise ? La frontière se fait de plus en plus incertaine entre névrosé et homme sain. La ligne rouge a disparu. Bien plus, l’approche de la maladie mentale devient précieuse comme mode de compréhension de ce que peut être la santé psychique : « S’il se confirme que les névroses ne diffèrent par rien d’essentiel de l’état normal, leur étude promet d’apporter à la connaissance même de cet état normal de précieux renseignements. Nous découvrirons alors les « points faibles » d’une organisation normale » [6].
10Notons au passage, comme le souligne Smirnoff [7] avec pertinence, les différentes manières de désigner l’analysé en fonction de l’idéologie psychanalytique du moment et des différentes perspectives plus ou moins médicales, dans lesquelles s’inscrivent ces désignations. Tantôt « analysant », quand est mise en avant une certaine part active à jouer dans l’analyse, tantôt « sujet » comme le dénomme Lacan, de plus en plus avec l’évolution des temps, il est devenu un « patient », suivi ou pris en charge, ce terme médical insistant sur la passivité et la souffrance, lorsqu’il n’est pas un « cas » pour l’enseignement ou la recherche,
11Avec l’atténuation de l’opposition entre névrosé et homme sain, Freud en arrive à la conviction, plus difficilement recevable et qui déjà pointait, d’une non-différenciation de nature entre la névrose et la psychose qui, l’une et l’autre, s’inscriraient dans une sorte de continuum, où la seule variante serait la plus ou moins grande intensité pulsionnelle. Il apparaît, à ce stade, comme j’y reviendrai plus loin, que ne soit pas pris en compte, dans l’un et l’autre cas, la différence des mécanismes et des modes de fonctionnement de l’appareil psychique, c’est-à-dire le passage à une différence d’ordre qualitatif.
12À partir de 1924, avec la deuxième théorie des pulsions, la distinction cependant s’affirme, qui met en jeu la conflictualité entre moi, ça et monde extérieur. Alors que la névrose est le résultat d’un conflit entre le moi et le ça et s’appuie sur les mécanismes de refoulement, la psychose relève d’un trouble du rapport du moi au monde extérieur et a recours à des mécanismes de clivage et de déni.
13C’est en s’appuyant sur la deuxième topique que M. Klein voit, dans la liaison des pulsions érotiques et des pulsions de destruction, le signe d’une bonne santé mentale et d’un développement normal du moi. Une notion que Winnicott précisément conteste dans Jeu et Réalité. Pour lui, la notion de santé est surtout liée à l’environnement, donnant toute sa place à l’importance du monde externe, alors que M. Klein a développé, selon lui, « l’idée de la destructivité du bébé et, du même coup, lui a donné un sens nouveau et vital, et amène à interroger l’origine de l’agressivité et des fantasmes destructeurs » [8].
14Tout se joue, en effet, pour M. Klein, dans la relation très précoce à l’objet, avec la nécessité, pour l’instauration de la santé mentale, d’une intégration des pulsions destructrices d’envie et de haine, ainsi que la réduction des clivages qui se forment avant l’apparition du refoulement. La relation d’amour à la mère, avec le bon sein comme représentant de la pulsion de vie et l’expérience du bon objet, permettent de jouir d’une bonne santé mentale : « J’ai déjà souligné, énonce-t-elle, qu’il était important, pour l’instauration de la santé mentale et pour le développement de la personnalité, que la fragmentation ne joue pas un rôle prédominant dans les processus de clivages précoces » [9]. Ainsi l’interprétation du transfert négatif doit permettre la réduction des clivages, qui cèdent la place au refoulement, et la reconnaissance du bon objet. Toutes les émotions vécues par le patient, rattachées au premier objet, sont constitutives de l’objet interne.
15Le rêve, dans la mesure où il serait la partie résiduelle de la folie et permet, de ce fait, le contrôle de la partie clivée destructrice, apparaît comme une protection pour la sauvegarde de la santé mentale.
16Il y aurait ainsi, pour M. Klein et les postkleiniens, une part saine sur laquelle s’appuyer et une part malade ou « folle ». Dans cette perspective, le psychotique est alors celui pour qui, à un niveau très précoce, l’intensité des clivages est si forte qu’il ne peut avoir accès à un bon objet et jouir d’une bonne santé mentale, se sentir « sain d’esprit ». Question d’intensité à nouveau, mais cette fois la non-intégration des clivages en début de vie, s’ils perdurent, signe la psychose. On le comprend, ce n’est qu’en régressant que le patient pourra dans la cure parvenir à dépasser la fragmentation de la position schizo-paranoïde précoce.
17Approche du monde interne avec M. Klein, approche de l’environnement avec Winnicott. Quelle réalité donner à l’idée de santé qui ne prendrait pas en compte le somatique, même si avec P. Aulagnier dans Un interprète en quête de sens on ne peut que souligner l’hétérogénéité des deux registres ? Une hétérogénéité « responsable de celle retrouvée à propos des deux champs sur lesquels le processus secondaire vise à exercer sa maîtrise : celui du monde physique et celui du monde psychique » [10]. D’où l’affirmation, pour elle, que doivent s’unir réalité corporelle et réalité psychique pour parvenir au processus identificatoire du « je » : la réalité matérielle, corporelle, à la fois connaissable et non connaissable, et la réalité psychique qui inclut l’existence du non-connaisable. Et au préalable, toujours, un acte d’investissement libidinal.
SANTÉ DU CORPS, SANTÉ DE L’ESPRIT
18En 1896, Freud s’étonne : comment se transmettent les névroses ? Pourraient-elles relever d’une transmission héréditaire ? La question reste ouverte puisque dans « L’hérédité et l’étiologie des névroses » [11] il admet que certaines névropathies peuvent se développer chez l’homme « parfaitement sain et de famille irréprochable », et qu’il existe aussi des formes d’hérédité similaire, et d’autres d’hérédité dissimilaire, sans qu’on en puisse dégager des lois. À ce stade, la relation corps-esprit ne manque pas d’être interrogée pour être bientôt délaissée au profit d’une approche approfondie de la santé mentale, ou plutôt de la maladie mentale, comme mode de compréhension de ce que la normalité ne donne pas toujours clairement à voir. Très tôt, en 1890, dans « Traitement psychique (traitement d’âme) », Freud écrit : « Ce n’est qu’en étudiant le pathologique qu’on peut comprendre le normal. Maints aspects de l’influence de l’âme sur le corps étaient connus depuis toujours qui n’apparaissent que maintenant sous un juste éclairage » [12]
19.
20À l’opposé de la pensée moniste de Groddeck, qui affirme l’existence d’une totale correspondance symbolique entre la vie organique, en ses multiples composantes, et la vie psychique, Ferenczi dissocie les deux. Dans son Journal clinique, au 24 août 1932, il fait état d’un mode d’organisation particulier. Il y aurait, chez certains patients, un « excès de santé ou de capacité d’adaptation du corps comme mesure de protection contre l’incapacité mentale [... ] Tout se passe, note-t-il, comme si la robustesse corporelle voulait accumuler des forces en réserves et des mécanismes pour le maintien de la vie, même pour le cas où l’esprit serait complètement défaillant. » [13]
21L’autoconservation corporelle vient ici pallier les déficiences mentales. Comme une résistance du corps, une parade, quand l’esprit s’égare : l’organique au secours du psychique, corroborant l’idée une alternance entre organique et psychique.
22Cette constatation n’est sans doute pas si éloignée de ce qui a conduit les psychosomaticiens à leur tour à émettre l’hypothèse d’une bascule possible entre maladie somatique et apparition d’un délire, à poser, en l’inversant, la question de savoir si « la folie protège de la maladie somatique » [14]. Deux solutions qui s’offriraient face à une excitation pulsionnelle trop intense et désorganisante, ou à son insuffisance. Dans l’un et l’autre cas, psychose et somatose, la dissociation corps-esprit se ferait sous la forme soit d’un corps malade, soit d’un esprit dérangé (ce qui n’a rien d’équivalent), alors que c’est bien la totalité du sujet et de sa psyché qu’il y a lieu de considérer, là où se joue l’articulation du corps et de l’esprit, selon différents modes de fonctionnement. La question d’une éventuelle alternance possible entre maladie psychique et maladie somatique est complexe, loin d’être résolue.
23On a cherché à savoir si, dans la réalité épidémiologique, les patients psychotiques seraient plus ou moins sujets à des maladies somatiques. Les réponses apportées, les résultats d’enquêtes et de recherches, à prévalence d’ordre statistique, ne se révèlent guère probants. Tantôt les malades seraient à l’abri des maladies somatiques, tantôt ils y succomberaient plus que d’autres. Sans parler des addictions fréquentes, ne serait-ce qu’au tabac.
24S’il est des points de convergence entre psychose et somatose, la mise en regard fausserait la spécificité de l’une et de l’autre, ne serait-ce que dans la relation au corps. Au chapitre de ce qui les rapproche, certainement l’importance accordée à la notion d’excès et/ou de manque pulsionnel et aux effets désorganisants pour le patient. Mais il faut bien admettre que les mêmes causes ne produisent pas les mêmes effets, et inversement, et qu’il est préférable de ne pas penser en termes de causalité – approche qui ne serait guère psychanalytique –, mais en termes de solution trouvée par le patient pour défendre un équilibre précaire.
25Comment entendre alors les notions clefs d’« actuel » et de « régression » utilisées aussi bien à propos de la psychose que de la somatose ? Il y a plus qu’un problème de vocabulaire. Alors que pour les psychosomaticiens l’actuel représente le lien exclusif avec la réalité perceptive, ce terme pour les patients psychotiques correspond à un défaut de représentation spatio-temporel, à une sortie de la réalité, tant matérielle que psychique, par la création d’artefacts. De même, comment parler de régression, quand dans les différentes formes de psychose celle-ci, qu’elle soit d’ordre formel, topique ou temporel, apparaît comme dangereuse quand elle n’est pas tout simplement barrée ?
26Si dans l’état de santé le corps est silencieux, le corps malade peut se manifester ostensiblement, bruyamment, alors que la maladie mentale est plus difficile à saisir, sauf parfois de l’extérieur lorsqu’elle outrepasse les normes sociales et se fait bruyante à son tour. Or, la distinction entre le corps, entendu comme corps libidinal, et le soma renvoyant, dans la maladie organique, au corps réel plus ou moins coupé du corps libidinal [15] n’a pas lieu d’être pour la psychose. Le silence du corps n’est pas signe de santé, il est signe de déni.
27Source d’excitation interne et externe plutôt que d’investissement, il est, pour ainsi dire, mis à plat, perd de sa densité, de son intériorité. Comme une surface neutralisée. À travers les images d’un corps morcelé, troué, déchiré, blessé, à la fois trop fortement présent et effacé, se vit, se dit la désorganisation psychique qui menace. Non pas une image du corps constitué, mais un corps pris comme image de la désorganisation.
28Je pense à cette patiente qui vient couverte, de la tête aux pieds, de plusieurs épaisseurs de vêtements passés les uns sur les autres. Ce n’est qu’après un long temps d’analyse qu’elle peut, en début de séance, se défaire de quelques couches de vêtements, qui avaient été une protection pour elle, par rapport à moi, par rapport à elle, une manière de rassembler et de faire disparaître un corps à la fois à vif et nié. Le faire disparaître pour ne pas connaître l’intolérable d’un corps érogène.
29 Il s’agit alors autant, on le voit, de savoir si, dans la réalité, les patients psychotiques sont plus ou moins atteints par une maladie somatique que de s’interroger sur ce que représente, pour certains patients, la notion même de santé, qui ne peut être séparée de leur mode de fonctionnement psychique. Ne s’agit-il pas plutôt de comprendre comment ils vivent, intègrent, affirment ou fuient la maladie tant somatique que mentale, comment ils en arrivent même parfois à proclamer un état illusoire de santé ?
AU-DELÀ DE LA NOTION DE SANTÉ
30Ainsi, une certaine conception de la santé mentale, qui tendrait vers la recherche de critères de mieux en mieux définis, ne ferait que renforcer l’aspect coercitif de la société dont elle est l’émanation. La tendance, dans nos sociétés modernes, semble bien être, par rapport à un état de santé psychique dit normal, qui imposerait ses normes, de vouloir éviter toute déviation, tout écart passible d’être examiné en fonction de causes à déterminer, puis à éradiquer.
31Déjà en 1978, les auteurs de la Nouvelle Revue de psychanalyse dénonçaient le risque, pour la psychanalyse, d’une approche médicale sous-jacente qui, à partir d’un désir de prophylaxie et d’autorèglement du corps social, fausserait les notions de symptôme et de guérison, tels qu’ils peuvent s’entendre d’un point de vue psychanalytique.
32Alors que l’aspect thérapeutique de l’analyse s’est progressivement affirmé, les exigences de la société se font à cet égard de plus en plus menaçantes vers une vision réductrice de la psychanalyse qui aurait affaire à des patients aspirant à la « bonne santé », portés, dans une alliance avec l’analyste thérapeute, par un désir d’adaptation, de guérison. Une société où certes devins, chamanes ou tout simplement illuminés n’ont pas leur raison d’être, mais pas davantage la personne délirante, l’individu original ou marginal. Or la frontière est loin d’être évidente qui marquerait des oppositions tranchées. La notion de santé mentale n’est-elle pas toute relative ? Ne révèle-t-elle pas sans cesse sa nature fluctuante ?
33Lorsque Freud déclare, à la séance du 5 décembre 1906 : « Quiconque a observé le mécanisme des psychoses ne peut tracer de limite entre santé et maladie » [16], la formulation peut s’entendre de diverses façons : plusieurs éléments entrent en jeu.
34Certains patients psychotiques se maintiennent dans l’illusion de la santé. La brutalité de la survenue d’un épisode psychotique, le plus souvent à l’adolescence ou juste après, quand le corps et le psychisme se modifient de façon trop bruyante, au moment de la rencontre avec la sexualité génitale, s’accompagne du déni de la réalité et du corps propre. Plus qu’un clivage, c’est la déformation du moi allant jusqu’à la déchirure, dont parle Freud, qui fait obstacle à la reconnaissance d’un état de trouble, non seulement mental mais corporel [17]. On sait combien les patients anorexiques, par exemple, nient leur état et pensent ne relever d’aucuns soins. L’autodestruction l’emporte sur l’évidence d’une réalité concrète.
35On sait aussi combien, pour des patients fonctionnant sur un mode psychotique, tout suivi, psychiatrique aussi bien que psychanalytique, est longtemps refusé et se heurte à l’affirmation, de leur part, qu’aucun traitement ne leur est nécessaire. Ici intervient, au premier chef, la difficulté d’un commerce avec un objet, médecin ou thérapeute, perçu comme dangereux, inapprochable dans son altérité, dans sa réalité.
36Tel patient psychotique délirant ne cesse de consulter divers spécialistes de maladies organiques, jamais les mêmes, de préférence aux psychiatres, pour s’entendre dire qu’ils ne peuvent rien pour lui. Un désir de maintien de la toute-puissance et un véritable triomphe sur l’angoisse qui l’habite sont au départ d’une telle démarche. Celle-ci révèle aussi, allant de pair avec le déni du corps et de ses mécanismes, la difficulté à accepter un quelconque lien entre le mal-être psychique et la prise de médicaments, quand se trouve relancé, à partir d’une coupure des liens entre le perçu et la pensée, le questionnement infini sur l’énigme de l’existence.
37Car il faut aussi prendre en compte l’incompréhension, allant jusqu’au rejet pur et simple, de l’effet des médicaments sur le psychisme et la méfiance qu’elle fait naître par son énigme même. Les médicaments parfois suspectés d’empoisonner un organisme que le patient, pris dans un mouvement paranoïde, pense être sain, alors même que par ailleurs, paradoxalement, des substances comme le tabac ou l’alcool sont prisées, qui ne font qu’exalter le déni du mal-être.
38Mais il y a plus : l’abrasement de toute exaltation comme conséquence de la prise d’un neuroleptique est le plus souvent mal accepté. La nostalgie pour l’état maniaque est longtemps présent. Ce n’est parfois qu’après bien des hospitalisations plus ou moins forcées, bien des expériences disruptives répétées, et la souffrance qui les accompagne, que de tels patients admettent qu’ils sont malades et tolèrent d’être régulièrement suivis. C’est bien la confrontation à la grisaille, la vie terne après l’embellie du délire qu’ils redoutent le plus.
39Alors que pour le commun des mortels il est plus effrayant d’avoir un trouble psychique qu’une atteinte corporelle, plus concrète, plus réelle, il semblerait que l’inverse frappe les patients psychotiques qui en arrivent à reconnaître plus aisément leurs troubles psychiques, et tiennent à préserver leur intégrité corporelle qui serait à l’image de ce que peut être un moi-idéal. Position paradoxale où le moi dénié se trouve transfiguré.
40 Il arrive, en effet, que l’état psychique ne puisse se dire qu’à travers des images qui semblent renvoyer au corps, comme la blessure, les brûlures, les trous, les maux divers... dont on peut se demander si le corps y est véritablement engagé.
41Telle patiente délirante qui après plusieurs hospitalisations avait accepté de se faire suivre régulièrement, et par un psychiatre et par un analyste, selon les modalités d’une double prise en charge, s’est longtemps refusée à s’occuper de son corps. Un corps négligé, mis à l’écart, pourrait-on dire, laissé à l’abandon pour éviter tout ressenti. Quelque chose proche d’un inanimé rassurant. Il fallut une longue thérapie psychanalytique pour que les visites aux différents médecins, dentiste, endocrinologue, phlébologue... sans parler du gynécologue terrifiant, deviennent tolérables, sans plus être perçues comme des attaques violentes et douloureuses, dans un rapproché sans doute trop excitant. La santé du corps ne peut être envisagée qu’après un mieux-être psychique, lié lui-même à une certaine capacité à renoncer à une illusion de santé, à s’approprier son corps, à établir une relation à l’objet.
42Quand s’estompe le désir d’un retour nostalgique vers le délire, le corps se fait plus présent. Plus que tout autres, les patients qui souffrent de troubles mentaux sont en fait, une fois pris en charge, soumis à une surveillance médicale plus serrée que la moyenne de la population et à des traitements médicamenteux particulièrement puissants, qui les aident à vivre mais souvent détériorent leur état général. Médicaments et soins deviennent alors une préoccupation majeure. Le souci est de maintenir, par une intégrité corporelle préservée, une certaine cohésion psychique, loin de toute source d’excitation, parfois au prix du renoncement à toute vie sexuelle.
43Peut-on alors parler véritablement de santé ? Dans le cas de perturbations, imagine-t-on la possibilité d’une guérison qui serait retour à un état antérieur meilleur ? Quelle guérison ? Le terme de guérison, tout comme celui de santé, est problématique. Il suppose l’existence d’un état initial normal qui resterait à définir, et qui, en fait, n’a jamais existé, sauf idéalement. Faisant écho au pessimisme freudien qui proposait à Elisabeth von R. la transformation de « sa misère psychique en malheur banal », on retiendra la formule de J.-B. Pontalis qui veut que l’idée de guérison soit « une idée incurable » [18].
44À moins que, comme Bion, on puisse soutenir que l’état de santé correspond à une tolérance et une intégration de la réalité interne et externe. Il faut alors, dans cette voie, défendre l’idée qu’il y aurait une partie psychotique de la personnalité, souvent cachée, à côté d’une partie non psychotique, dans la mesure où, comme le dit Freud, l’absence de contact avec la réalité ne peut être totale :
45« Ainsi il y aurait chez les névrosés graves une personnalité psychotique dissimulée par la névrose, tout comme chez le psychotique il existe, masquée par la psychose, une personnalité névrotique qu’il faut dévoiler et traiter. » [19] Une partie saine et une partie malade ? Traiter serait s’appuyer sur la part saine et faire prendre conscience de comment, pour la part psychotique, des mécanismes d’identification projective se substituent à une régression normale.
46En dépit des différents mécanismes à l’œuvre, notamment les effets de clivage, il est une autre option qui consiste à prendre l’individu dans sa totalité et à considérer que la santé pourrait en définitive se définir comme un équilibre trouvé ou à trouver, qui assure au moi sa continuité, quand bien même la solution consisterait dans une suractivité mentale, un délire. L’approche des patients en termes d’économie psychique conduit alors à mettre l’accent sur les différentes solutions ou constructions mises en place et à considérer le délire comme une tentative de réorganisation. Étrangement hors réalité, il vise paradoxalement à assurer une forme de continuité du moi.
47 « La guérison, c’est la fin du génie qu’il y a dans le symptôme. Ce n’est pas être séparé d’un corps étranger ou voir cesser une distorsion, c’est perdre une part de soi, une des plus riches, souvent la plus relationnelle, en ce que c’est à travers elle que nous interpellons le monde et... qu’il nous répond. » [20] Comment en effet ne pas souscrire aux dires de J.-C. Lavie, quand on sait combien peut parfois être coûteux, et surtout dangereux pour l’équilibre psychique trouvé, de forcer un patient vers ce que l’on croit être une guérison ? Pousser trop vite, trop tôt, à la suppression d’un symptôme, et plus encore d’un délire, vouloir à tout prix tirer le patient du côté de la névrose, dans un raccrochement avec le psychosexuel, c’est assurément prendre le risque d’offrir en pure perte autant de sacrifices sur l’autel de la santé. L’illusion est sans doute nécessaire. N’est-il pas tentant d’appliquer à la santé la formulation de Freud à propos de la réalité, qu’« elle demeurera à jamais inconnaissable » ?
Mots-clés éditeurs : Santé mentale, Santé psychique, Pathologique, Illusion, Psychose, Délire, Déni, Normal, Somatose
Mise en ligne 13/10/2009
https://doi.org/10.3917/rfps.036.0055Notes
-
[1]
Freud S. (1920), « De la psychogenèse d’un cas d’homosexualité féminine », OC, t. XV, Paris, PUF, p. 238-239.
-
[2]
Freud S. (1924), « Petit Abrégé », Résultats, Idées, Problèmes, t. II, Paris, 1985, p. 113.
-
[3]
Freud S. (1938), Abrégé de psychanalyse, Paris, PUF, 1949, p. 39.
-
[4]
C’est moi qui souligne.
-
[5]
Freud S. (1908), « Des théories sexuelles infantiles », OC, t. VIII, Paris, 2007, p. 228
-
[6]
S. Freud, (1938), Abrégé de psychanalyse, op. cit., p. 53
-
[7]
Smirnoff V.N. (1978), « ...Et guérir de plaisir », in Nouvelle Revue de psychanalyse, Paris, Gallimard, n° 17, p. 145-146.
-
[8]
Winnicott D.W. (1971), Jeu et Réalité, Paris, Gallimard, 1975, p. 98-99.
-
[9]
Klein M. (1957), Envie et gratitude, Paris, 1968, p. 91.
-
[10]
Aulagnier P. (1986), Un interprète en quête de sens, Paris, Ramsay, p. 208.
-
[11]
Freud S. (1896), « L’hérédité et l’étiologie des névroses », OC, t. III, Paris, 1989.
-
[12]
Freud S. (1890), « Traitement psychique(traitement d’âme) », Résultats, Idées, Problèmes, Paris, 1984, p. 5.
-
[13]
Ferenczi S. (1932), Journal clinique, janvier-octobre 1932, Paris, 1985, p. 281.
-
[14]
Revue française de psychosomatique, n° 27, 2005.
-
[15]
L’Heureux-Le Bœuf D. (2004), « Le corps raconte-il des histoires ? », in Revue française de psychosomatique. Hystériques, Paris, PUF, no 25, p. 8.
-
[16]
Freud S. (1906), Minutes de la Société de Vienne, Paris, 1976.
-
[17]
Freud S. (1924), « Névrose et psychose » (« Il sera possible au moi d’éviter la rupture de tel ou tel côté en se déformant lui-même, en acceptant de faire amende de son unité, éventuellement même en se crevassant ou en se morcelant »), Névrose, psychose et perversion, Paris, 1973, p. 286 et (1938) « Le clivage du moi dans le processus de défense », Résultats, idées, problèmes, t. II, Paris, 1985, p. 284.
-
[18]
Pontalis J.-B. (1978), « Une idée incurable », in Nouvelle Revue de psychanalyse, n° 17, Paris, Gallimard, p. 5-12.
-
[19]
Bion W.R. (1967), Réflexion faite, Paris, PUF, 1983, p. 73.
-
[20]
Lavie J.-C. (1978), « Guérir de quoi ? », in Nouvelle Revue de psychanalyse, Paris, Gallimard, n° 17, p.198.