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Article de revue

Réflexions sur le livre d'André Green

Le Premier Commandement de J. Conrad

Pages 183 à 190

Notes

  • [1]
    Green A. (2008), Joseph Conrad : le premier commandement, Paris, In Press.
  • [2]
    Hippocrate.
  • [3]
    Green A. (1982), « La réserve de l’incréable », in Créativité et/ou symptôme, Paris, Clancier-Guénaud.
  • [4]
    M. Bouvet.
  • [5]
    Lacan.
  • [6]
    Hésiode.
English version

1André Green nous livre un essai qui se lit comme une enquête, entre réalité et fiction, et il nous conduit au cœur de l’énigme de la création littéraire.

2Ce livre comble par sa puissance, mais montre aussi que les concepts et le vocabulaire psychanalytiques par lesquels nous analysons « la mythologie de nos pulsions » s’interrogent devant la création artistique qui, comme une Sphinge séductrice et dévorante, attend celui qui va résoudre son énigme. D’ailleurs J. Conrad se plaint de ne pas avoir le temps de prononcer le mot clé de l’énigme. C’est que « la vie est courte et l’art est long » [2].

3Quelle attirance exerce Conrad sur André Green ? L’identité de son personnage ? Son écriture ? « Les deux mon capitaine !»

4Le rôle du capitaine Conrad c’est la responsabilité et la dévotion du chef qui orchestre le navire et la mer déchaînée. L’autobiographie de l’écrivain, troublante et passionnante, suffit-elle à expliquer son passage (mutation) de la mer à l’écriture ? Et la qualité de cette écriture, plus particulièrement ses références et ses identifications avec ses parents ?

5À propos d’identifications et d’identité, peut-on qualifier celles de Conrad de « cosmopolites » ? Cette question peut se poser surtout par rapport à son œuvre d’écriture qui n’a rien de spécifiquement polonais. Le cosmopolite en tant que citoyen de l’univers se sent détaché de son topos-origine et ce détachement lui donne un sentiment/vécu de liberté. En tant que politis (citoyen) du Cosmos, il est partout mais pas nulle part, devenant ainsi œcuménique.

6 C’est cet aspect qui a attiré André Green. Lui-même se dit cosmopolite, comme personnage et de par son œuvre. Il se sent à l’aise avec les tragiques, Shakespeare, Pouchkine, Borges, H. James, Proust, Léonard. Et lorsqu’il écrit sur Freud et la psychanalyse, c’est avec la même liberté, perceptible lorsqu’il dialogue avec une infidélité admiratrice avec Lacan, avec la philosophie, avec le cognitivisme ou avec les neurosciences : comme psychanalyste certes, mais comme quelqu’un que la psychanalyse a rendu libre. Le cosmopolite hors de toute domiciliation n’est pas apatride, il habite la patrie du Cosmos, où il se sent toujours chez lui.

7André Green nous invite à réfléchir sur l’« athéisme » de Conrad. Freud aussi se disait « athée », le chemin le plus difficile et pénible selon Sartre – car, lorsqu’on tue le Père, que met-on à sa place ? On se croit puissant « voyant » (curieux comme Œdipe), mais on devient aveugle pour voir le crime et l’inceste et on se livre au rendez-vous inéluctable avec la terre chthonienne à Colone. Mais cela ne veut pas dire que nous devions considérer l’œdipe comme Vatercomplex.

8Freud, dans Nouvelles Conférences d’introduction à la psychanalyse (1932), fait la différence entre identification et choix d’objet : « l’identification est une forme, peut-être la plus ancienne, de l’attachement à une autre personne ». Serait-ce à dire que l’identification primaire, sorte de Gestalt, précéderait la relation avec l’objet ? Dans ce cas, avec qui ou quoi s’identifierait-on ? La saisissante formulation de S. Lebovici – « l’objet est investi avant même d’être perçu » – pourrait nous satisfaire, mais on pourrait y mêler Platon : « La mesure de toute chose n’est pas l’homme (anthropos), comme disait Protagoras, mais les idées. » Si, avec Einstein, on écarte l’hypothèse que « Dieu n’a pas joué aux dés », et qu’il y aurait un Deus ex machina, une question se pose : qui est le créateur/inspirateur de la nature, de la substance (hypostase) ou des idées ? Ou plus simplement : qu’est-ce qu’une chose ? Autrement dit, quelle méthode conceptuelle pourrait donner une réponse non dogmatique?

9Prenons les deux conceptions/procédés ontogénétiques qui annoncent la création du monde et de l’hominisation, la Cosmogonie-Théogonie d’Hésiode et la Bible.

10La première par une logique « scientifique » commence par le Chaos, elle continue par la création des éléments de la nature qui se personnifient en Dieu : Gaïa (terre et déesse), Ouranos (ciel et dieu). Puis, évolutivement, naissance parthénogénétique des dieux représentant des conceptions divines et humaines sans avoir forcément un lien avec les éléments de la nature, excepté Cronos (chronos-le temps). Ensuite naissance de Zeus et des douze dieux qui gouvernent, dont l’évolution représente toute la gamme de la pulsionnalité humaine : amour, agressivité, hymen, amitié, ruse/intelligence, savoir/pouvoir. Par ailleurs, la structure du polythéisme des douze est constituée par la différence des sexes et des générations, dans une potentialité œdipienne.

11La Bible introduit d’emblée la présence divine, immortelle et éternelle de l’UN. De cette unité naissent les éléments de la nature et à la fin un être-homme. Cet homme créera par parthénogenèse la femme. De ce couple, mal œdipisé, naîtront les autres êtres humains tachés par le péché (culpabilité) originel. On peut dire que la Bible représente une LOI pour corriger virtuellement le péché humain.

12Comment et où pouvons-nous placer les identifications dans le contexte (espace-temps) de ces deux onto-genèses religieuses ? Et pour revenir à J. Conrad, quelle est la religion ayant une spécificité surmoïque évidente conforme à ses identifications ? Il est cosmopolite certes, mais pas apatride. Sa patrie natale a laissé des traces sur son idéal du moi, son surmoi, son éthique, qui sont colorés par la Pologne catholique/monothéiste, voire par une « couleur » du péché/culpabilité que l’on voit à travers le sentiment de la responsabilité et de la dévotion en lui tout comme dans son écriture. Mais voilà le paradoxe : il s’agit d’une culpabilité proche de la honte et de l’honneur (Lord Jim), sentiments/vécus qui sont dans le panthéon polythéiste.

13Par ailleurs, dans les péripéties maritimes et dans le contenu des nouvelles de Conrad, on perçoit l’ombre d’Ulysse (polytrope, voyant, curieux et cosmopolite). Mais, alors qu’Ulysse agit se sentant protégé par Athéna, Conrad se protège par son œuvre artistique, par la techné de son écriture. Néanmoins, entre eux deux, un dénominateur commun : le désir du voyage, ou même le voyage sans partir, comme une promesse sans fin.

14

15De la lecture du livre d’André Green émergent une série d’hypothèses d’un psychanalyste qui, en palpant la surface des choses, y découvre les profondeurs de l’inconscient de Conrad. Et de ces profondeurs surgissent des systèmes et des instances qui privilégient le tout de Conrad : idéal du moi, surmoi, idéalisations, identifications, investissements. Néanmoins, ces systèmes et instances, tout en éclairant la personne et les profondeurs de la pulsionnalité, suffisent-ils pour saisir la particularité de son œuvre, voire son talent ?

16Le talent nous met face à une question obscure pour les conceptions psychanalytiques. Freud n’est pas clair sur ce sujet. Il l’a lié au refoulement, plus précisément à la suppression des refoulements qui mène à la sublimation. Certes, ce mouvement est nécessaire pour faire une œuvre d’art mais cela n’indique pas ce que sont les virtualités auxquelles l’artiste prête une expression artistique qui fera de lui un créateur talentueux. En fin de compte, quelles sont les qualités du processus psychique qui contribuent à ce que le créateur les métabolise par son talent en quelque chose de plus ?

17Avoir du talent ou être talentueux présuppose un chaînon avec la notion de l’œuvre comme objet narcissique qui se développe pendant « le processus transnarcissique » [3]. En simplifiant la complexité profonde de ce processus, l’artiste (peintre, sculpteur, musicien, écrivain, poète), en créant son œuvre, s’y voit par réfraction optique. Son œuvre nourrit son capital narcissique (identifications primaires), mobilisant les désirs de toute sorte. « Madame Bovary c’est moi », voilà qui reste l’exemple illustre de ce « mouvement transnarcissique » entre l’artiste et son œuvre. Comme si Flaubert, en marchant, était suivi par l’ombre de son œuvre. Un mouvement analogue peut se produire entre l’œuvre et le spectateur ou lecteur qui transfère ses désirs de toute sorte et ses identifications dans les formes et le contenu d’une œuvre. Si cela se fait à la « bonne distance » [4], la coexistence entre artiste et spectateur/lecteur de l’œuvre ne devient pas fusionnelle (ou métaphore délirante forclose), mais constitue une concaténation dans un équilibre dynamique pesé/mesuré par le talent. Cet équilibre dynamique, apanage de certains, fait du créateur qui le possède un « talentueux ».

18En Grèce antique, le talent (devenu monnaie) était le moyen (instrument) pour peser l’or. Les autres métaux ou matières étaient pesés (mesurés) par deniers, denrées, etc. Le terme talent concernait exclusivement l’or. Certains privilégiés, les talentueux, avaient la capacité de métaboliser ou de mettre en forme un matériau spécifique dont la valeur était pesée comme l’or. L’artiste « talentueux » serait donc un peseur d’or, un « alchimiste » (transformateur de métaux).

19Comment, ou plutôt par qui, un matériau devient spécifique et virtuellement transformable ? Par celui qui a une aptitude spéciale, dépassant la commune mesure – on pourrait l’appeler génie ou démon capable de métaboliser ou de transmuter une matière première en une forme artistique (structuration de la teinture, du marbre, des notes, lettres, des images...) donnant une prime de plaisir ou de déplaisir, voire du désir transnarcissique comme dans l’expérience de « l’assomption jubilatoire » [5].

20Alors, avoir du génie/démon ou être génial/démoniaque suffirait-il à produire des créations artistiques ? ou bien faudrait-il comme « facteur précipitant » un ensemble de conditions, un environnement particulier ?

21L’Acropole, construite par Ictinos et Phidias, n’était-il pas le produit de l’ambiance du Ve siècle (le siècle d’Or), tout comme La Divine Comédie est le produit de la Renaissance naissante ?

22Cependant, l’environnement n’est pas une période chronologique, spatialisée ; elle représente une évolution en concaténation, ayant comme chaînons un avant, un maintenant et un après qui mobilisent les événements dans un élan vital, comme « les Muses qui chantent le passé, le présent et l’avenir » [6].

23Pour revenir à la « triangulation narcissique » – artiste, objet/œuvre artistique, spectateur – nouée par un équilibre dynamique transnarcissique, celle-ci sert de médiateur/complément érotique, comme l’Éros d’Hésiode, catalyseur, liant et déliant. Ce médiateur/complément érotique met en forme un materiau devenu spécifique, les mots pour l’écrivain, les formes et les contours pour le peintre, les volumes et les surfaces pour le sculpteur, le son pour le musicien. Cette mise en forme, nous la reconnaissons : Orestie, Hamlet, La Divine Comédie, Faust, Madame Bovary, Crime et châtiment, Lord Jim, etc. Ou encore le Parthénon, Sainte-Sophie, la Pietà, La Cène et tant d’autres œuvres qui font la moelle de l’existence de l’art.

24Mais, puisque nous parlons de Conrad, choisissons Lord Jim qui porte en lui des particularités dominantes avec les notions de cosmopolitisme et de responsabilité/culpabilité/humeur, notions vécues avec lesquelles l’auteur recherche l’Autre, particularités nourries par « le roman culturel » (N. Nicolaïdis, 1988), transmises par les parents et l’environnement, et que Conrad construit ensuite avec son talent en les mettant dans le Cosmos de son œuvre, posant ainsi immédiatement la question du beau et de la sacralité.

25L’oralité, chez Conrad, est liée à plusieurs reprises au « cannibalisme » ambiant que A. Green examine en profondeur, notion nécessaire, dit-il, à la compréhension de la ligne d’ombre. La pulsion ou fantasme phagique d’incorporation satisfait les désirs cannibaliques. Freud, dans une lettre à M. Bonaparte (1932), écrit : « La situation pour l’inceste est exactement pareille à celle du cannibalisme. » En ce sens, Œdipe devient la victime de sa pulsion/fantasme incestueux qui l’amène à être dévoré par le ventre de la terre/mère à Colone.

26Pindare, dans l’Hymne de la Première Olympique, fait de la pédophilie à la fois une épreuve initiatique et une défense contre le désir de l’anthropophagie. Poséidon, amoureux de Pelops (fils de Tantale), l’enlève et l’emporte dans la demeure des dieux. Ainsi, il le sauve de la menace d’être la victime d’un repas anthropophagique. Quoi qu’il en soit, anthropophagie, pédophilie et inceste ont un dénominateur commun, le désir d’incorporation qui est la partie la plus archaïque de ce désir et qui s’exprime par l’impulsion phagique. Cette impulsion est teintée, à travers les siècles, d’une connotation érotique ou d’amitié (philia) commensale – du symposium à La Cène (communion, hostie). Mais il est nécessaire de faire une distinction entre pédophilie et pédérastie, cette dernière exprimant une pulsionnalité fortement érotisée, voire sexualisée.

27Conrad, capitaine de la « ligne d’ombre », devait surmonter l’ambiance de faim de nourriture et de femme d’une agressivité cannibalique et trouver le courage de « mettre en vie » les hommes de son équipage. Pour faire face à cette situation, l’antidote serait de créer une ambiance de philia (amitié), une couche de vie recouverte par les valeurs de la civilisation. Créer une sorte de symposium sans repas totémique avec le tabou de l’inceste et du parricide (phagie).

28André Green, à la fin de son livre, propose de lire la complexité de l’œuvre de Conrad, son « théâtre privé », à partir de Lord Jim : « Notre vie n’est-elle pas trop courte (et l’art est long) qui pourrait nous permettre de compléter la formulation qui est... but unique et permanent ? J’ai renoncé à attendre ce dernier mot, dont l’écho ébranlerait le ciel et la terre... Nous n’avons jamais le temps de dire notre dernier mot, le dernier mot de notre amour, de notre désir, de notre foi, de notre remords, de notre soumission, de notre révolte. »

29Quel sera ce dernier mot qui résume les souhaits de Conrad, un mot hapax, dont l’écho ébranle le ciel et la terre. Mot apocryphe et apocalyptique à la fois, proféré par Dieu ou par Pythios Apollon à Delphes ?

30Un mot court qui traverse la longueur de la vie : le désir du voyage ou même « le voyage sans partir », comme promesse sans fin.

Notes

  • [1]
    Green A. (2008), Joseph Conrad : le premier commandement, Paris, In Press.
  • [2]
    Hippocrate.
  • [3]
    Green A. (1982), « La réserve de l’incréable », in Créativité et/ou symptôme, Paris, Clancier-Guénaud.
  • [4]
    M. Bouvet.
  • [5]
    Lacan.
  • [6]
    Hésiode.
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