Notes
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Trentième anniversaire de l’IPSO et XXVe Journée scientifique du 8 juin 2008 : « L’Investigation psychosomatique ».
1Relire L’Investigation psychosomatique quarante-cinq ans après sa publication en 1963, quel exercice et que de souvenirs ! C’est en effet peu d’années après cette parution que j’ai rejoint l’équipe de l’École psychosomatique de Paris au Centre de consultations et de traitements psychosomatiques de la rue Falguière où j’étais en contrôle avec Pierre Marty. Après deux ans de supervision d’une patiente qui présentait un tableau d’inhibition extensive, j’ai dû changer de cas et Marty m’a dit : « Si vous voulez rester longtemps avec moi, prenez cette malade qui présente une symptomatologie identique à celle de la malade Colette de Bouvet. » La malade Colette de Bouvet souffrait de crises de dépersonnalisation (Bouvet M., 1967). Comment ne pas répondre par l’affirmative à une telle proposition ? Et, de fait, je suis restée très longtemps près de Marty, bien après l’arrêt du contrôle puis du traitement de cette patiente, inoubliable pour moi. Je suis restée vingt-cinq ans.
2À l’époque, l’investigation psychosomatique se pratiquait telle qu’elle est énoncée dans l’introduction du livre et telle qu’elle est illustrée à travers les sept cas qui y sont rapportés dont celui de Gilbert C. De tous nos maîtres : Marty, Fain, de M’Uzan, David, Michel Fain était le seul à ne pas pratiquer l’investigation en présence d’assistants, ce qui était à la fois frustrant et intrigant.
3La grande majorité des patients étaient adressés au Centre par leur médecin somaticien pour des affections somatiques variées mais souvent graves. C’est dire qu’ils n’avaient aucune demande d’aide sur le plan psychologique et que l’on découvrait ainsi une nouvelle frange de la population que les psychanalystes ne voyaient jamais. Cet aspect était très prégnant pour moi car je travaillais en même temps au Centre Alfred-Binet avec Serge Lebovici et René Diatkine.
4Cette nouvelle frange de la population, dont Marty disait qu’elle concerne « la majeure partie de la population de notre temps et de nos régions » et que son nombre ne cessait de croître, Gilbert C. en est un exemple extrême, presque caricatural, révélant « la séparation complète du sujet d’avec son inconscient » comme il est précisé dans la conclusion du livre. On voit en effet d’entrée de jeu que, placé dans une situation traumatisante : le setting de l’investigation avec ses assistants dont son médecin cardiologue, Gilbert C. répond par son symptôme somatique : « j’ai le cœur, les coronaires, qui me font mal », tout en évoquant les régulations caractérielles : « je m’emporte pour un oui, pour un non » et malgré les sollicitations soutenantes de l’investigateur centrées sur ses impératifs professionnels stressants – Gilbert C. est représentant dans la presse –, la crise angineuse s’installe : le patient commence à transpirer abondamment, s’agite, semble très gêné, puis debout cherche ses pilules vaso-dilatatrices dont il en croque une en se rasseyant. Il va se cacher le visage dans les mains un moment puis réapparaître « plus calme et largement rasséréné », nous dit-on. Interrogé par l’investigateur, il va préciser que les douleurs ont commencé dès l’entrée puis qu’elles se sont intensifiées, mais à présent le contact relationnel est devenu « plus aisé, plus direct, comme si la crise angineuse avait rendu possible une certaine restructuration et possédait donc quelque valeur adaptative ». Le rôle du médicament est également souligné dans ce changement. L’investigation repart, toujours centrée sur le travail et le mécontentement qu’il peut occasionner, celui-ci déclenchant automatiquement une crise.
5Les défenses par le caractère et le comportement s’affirment de plus en plus clairement, avec notamment cette boulimie kilométrique en voiture lorsque Gilbert C., déçu de n’avoir vu son fils que trois minutes à sa base militaire en Allemagne, décide d’aller retrouver un bon camarade à Cassis, au prix de trois mille kilomètres de route !
6L’investigation se poursuit sans qu’une réelle détente puisse se faire jour chez ce patient pour qui ce type d’entretien qu’il ne peut pas contrôler reste difficilement compréhensible : « je ne m’attendais pas à ce type d’interrogatoire », dit-il, puis : « je pensais pas qu’on examinait quelqu’un ayant les nerfs malades uniquement par une conversation ». La centration sur sa maladie : « je pense souvent à mon mal », « je crains toujours une crise, je me dis que je ne veux pas en avoir, que je n’en aurai pas et puis j’en ai quand même », paraît tourner à une sorte d’affrontement destructeur, évoquant ce qui est signalé dans l’introduction, à savoir que le malade psychosomatique donne l’impression que son intérêt profond est absorbé par ce que l’on pourrait appeler un « objet intérieur somatique ». De fait, peu d’objets extérieurs sont réellement investis par Gilbert C.
7C’est lors de l’évocation d’un rêve : « il m’est arrivé de rêver l’autre jour que mon chien se faisait écraser, bon c’est tout. Une voiture, un chien puis c’est tout », que Gilbert C. va livrer le contenu le plus affectif de tout l’entretien. Il aime son chien : « c’est un amour de chien », dit-il, avec lequel il fait de grandes promenades. C’est à ce propos qu’est souligné en note de bas de page le caractère de « réduplication projective » de l’identification de Gilbert C. à son chien qui « aboutit à un rejet commun des satisfactions instinctuelles agressives », ce chien de chasse étant décrit par son maître comme parfaitement non agressif.
8Mais c’est cette même réduplication projective qui va s’avérer impossible pour lui avec l’investigateur lorsque celui-ci évoque « certains mouvements agressifs », entraînant Gilbert C. qui les dénie à dire « c’est presque un supplice votre interrogatoire ». L’intolérance à toute expression consciente de motions agressives est totale et le risque de crise angineuse s’annonce à nouveau, ce qui entraîne l’investigateur à changer délibérément de sujet en l’interrogeant sur ses prochaines vacances tout en amorçant ainsi la fin de la consultation.
9Au total, on retrouve les trois mouvements principaux de l’entretien type tels qu’ils sont énoncés dans l’introduction du livre : dans un premier temps, il s’agit de permettre la manifestation, le développement et l’appréciation de la nature de la relation spontanée du malade ainsi que de ses systèmes adaptatifs majeurs ; dans un deuxième temps, on adopte une attitude plus active concernant notamment la recherche des données anamnestiques en contrepoint de l’attention toujours portée au développement de la relation, ce qui amène à un dernier stade de l’investigation où il s’agit de « compléter l’enquête » en s’intéressant à l’activité onirique, les souvenirs d’enfance, la formation intellectuelle, la vie habituelle et la perspective que le patient a sur l’entretien et son déroulement, tout cela afin de préparer progressivement au traumatisme de la rupture.
10On retrouve également l’accent mis sur l’appréciation du transfert et des réactions transférentielles qui constituent le fondement même de tout travail d’investigation. Le principe qui régit l’entretien est : susciter les associations et apprécier l’évolution de la relation à travers le maniement de la distance et le dosage de la frustration.
11Gilbert C., en définitive, semble coïncider avec le portrait du patient robot du malade psychosomatique évoqué dans la conclusion du livre : son adaptation sociale est correcte voire excellente, il présente une absence de liberté fantasmatique avec pauvreté de la rêverie comme de la vie onirique, c’est un sujet qui apparaît comme coupé de son inconscient avec utilisation de la pensée opératoire et de la réduplication projective.
12Dans la classification psychosomatique, il se situe comme une organisation mal mentalisée proche d’une névrose de comportement.
13On pourrait dire que, dans une perspective théorique différente, Gilbert C. correspond exactement à ce qui a été décrit par des auteurs américains comme le profil A de personnalité correspondant à des patients coronariens, caractérisés par l’hyperactivité, l’autoritarisme et le goût du pouvoir.
14Alors, est-ce qu’on voit encore aujourd’hui de tels patients ? Je crois que la réponse est oui, même si le contexte culturel s’est beaucoup modifié, de même que s’est apparemment beaucoup modifiée aussi la pratique de l’investigation psychosomatique elle-même.
15Pour ma part, ayant été imprégnée par la pratique de Pierre Marty chez qui le facteur personnel, inimitable, était au premier plan, j’ai eu le sentiment que je transposais sa technique dans les consultations de la triade père-mère-bébé que j’ai menées à présent depuis plus de vingt ans. La modification la plus visible a trait à l’utilisation de la vidéo qui tempère le caractère traumatisant de la présence réelle des assistants, difficilement compatible du reste avec le nombre des protagonistes dans ce type de consultation. La vidéo est de mieux en mieux acceptée dans notre monde truffé de caméras. Elle présente l’avantage d’accueillir un grand nombre d’auditeurs mais elle n’est pas sans inconvénients, car à l’évidence les auditeurs sont « à distance » et ne peuvent pas saisir les interactions fines qui s’expriment notamment à travers le jeu des mimiques. Leur saisie des mouvements transférentiels et contre-transférentiels en est nécessairement altérée, si bien que je pense qu’aucune bande vidéo d’investigation psychosomatique ne devrait être montrée en dehors de la présence de l’investigateur lui-même.
16Il n’est pas inutile d’insister sur l’intérêt que la vidéo présente pour l’investigateur. Si celui-ci se donne la peine de visionner ses propres bandes, il est entraîné dans un travail de type formation continue où la critique de sa technique peut devenir très intéressante. C’est ainsi que j’ai repéré des moments où à l’évidence je parlais trop et si la raison de cet excès était claire : je déchargeais ainsi la surcharge de mon contre-transfert, elle n’en était pas moins dommageable, si bien que je me suis entraînée à me taire, souvent abruptement, au milieu d’une phrase, si mon temps de parole excédait un temps relativement bref. C’était très intéressant de voir que les patients n’étaient nullement dérangés par mon brusque silence. Cela montre, entre autres, que c’est davantage le ton et la présence qui comptent que le contenu des paroles et cela milite en faveur de la nécessité d’interventions brèves.
17Par ailleurs, ayant été amenée à changer de bureau de consultation, je suis passée du grand bureau de la rue du Château-des-Rentiers au petit bureau de la Poterne-des-Peupliers, je me suis rendu compte de l’utilisation précieuse que je faisais de l’espace. Mon investigation était alors rythmée par les mouvements du bébé et notamment par le jeu de coucou que j’instaurais avec lui lorsqu’il disparaissait derrière le fauteuil de son père ou de sa mère. Privée de cette possibilité, j’ai évidemment modifié ma technique mais non sans regrets.
18À côté de ces éléments quelque peu anecdotiques, je voudrais insister sur ce qui me paraît essentiel dans le dispositif de l’investigation psychosomatique. C’est ce que j’appelle « l’état de disponibilité tranquille » qui doit habiter l’investigateur. C’est cet état, contagieux pour le bébé, et aussi contagieux dans les cas heureux pour le père et pour la mère, qui favorise le processus associatif et donc l’émergence des problématiques sous-jacentes perturbantes. Mais pour que cela se réalise il faut du temps : ce temps incompressible de l’élaboration psychique indispensable au psychanalyste et à son patient. Or, il me semble que c’est ce temps qui est aujourd’hui menacé par les impératifs d’évaluation et de rentabilité qui touchent les organismes publics.
19Ayant récemment exposé mon mode d’abord de la triade père-mère-bébé lors d’une communication dans une journée d’étude, j’ai vu qu’un certain nombre de mes interlocuteurs trouvaient ma démarche irréalisable : ils ne disposent jamais d’une heure et demie pour une consultation. J’ai pensé alors à ce cancérologue chevronné de l’Institut Gustave-Roussy qui m’a dit devoir se tenir strictement à vingt minutes pour une première consultation.
20Ces impératifs « opératoires » tuent la complexité et éliminent cet état de disponibilité tranquille indispensable pourtant à une investigation psychosomatique.
BIBLIOGRAPHIE
- Bouvet M. (1967), La Relation d’objet, Paris, Payot.
- Debray R., Belot R.A. (2008), La Psychosomatique du bébé, Paris, PUF, « Le Fil rouge ».
- Marty P., de M’Uzan M., David C. (1963), L’Investigation psychosomatique, Paris, PUF, « Le Fil rouge », 2e éd. 1994.
Mots-clés éditeurs : Rappel historique, Perspectives actuelles., Investigation psychosomatique
Date de mise en ligne : 17/06/2009
https://doi.org/10.3917/rfps.035.0121Notes
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Trentième anniversaire de l’IPSO et XXVe Journée scientifique du 8 juin 2008 : « L’Investigation psychosomatique ».