Couverture de RFPS_035

Article de revue

Observation 5 : Monsieur Gilbert C.

Pages 77 à 112

Notes

  • [1]
    Devant l’émotion du patient, et en raison de la gravité du syndrome, l’investigateur cherche à assurer le contact le plus rapidement possible, prenant là une initiative inhabituelle destinée à ouvrir une issue extérieure de décharge et à éviter, dans la mesure du possible, que l’investissement somatique reste la seule voie d’expression émotionnelle.
  • [2]
    L’évocation des colères indique sans doute un mouvement transférentiel agressif qu’il convient bien entendu d’élucider sans délai.
  • [3]
    La menace de crise angineuse n’a pu être écartée. Aussi l’investigateur, pour tenter de la réduire, essaye-t-il d’engager le patient plus avant sur le thème de son travail, d’abord parce qu’il y a fait une allusion transférentielle, et ensuite parce qu’il y a tout lieu de penser, comme il est habituel dans un tel syndrome, à un investissement affectif professionnel de grande importance.
  • [4]
    L’intervention permanente de l’investigateur a deux visées : la première est de laisser le plus de répit possible au patient ; en parlant abondamment et sur un rythme serré, il lui permet de prendre une certaine distance vis-à-vis de ses émois au profit de l’acquisition d’une relative maîtrise dans la relation. La seconde est de l’engager, non plus seulement à évoquer son thème de prédilection, le domaine professionnel, mais, plus précisément, dans ce domaine, ses activités effectives. Cette tactique a pour objectif théorique tout à la fois de faire surgir des fantasmes d’action (on est en droit ici de soupçonner une vie mentale du type « opératoire » où de tels fantasmes seuls existent) et corrélativement, sans doute, d’éloigner des situations conflictuelles. La représentation de l’activité constructive a plus de chances d’écarter le malade de la situation passive où le met l’investigation et qui, nous l’avons vu, est particulièrement traumatisante.
  • [5]
    Toutes les manœuvres de l’investigateur ayant échoué, celui-ci décide de rester complètement silencieux et immobile. Il se sent en effet autorisé à laisser le patient débordé retrouver, à l’aide de Trinitrine, son mode habituel de ressaisie. On notera le geste du sujet qui, en se cachant le visage, s’isole, au moins visuellement, de l’assistance.
  • [6]
    Cet « Excusez-moi ! », par l’intermédiaire d’un mécanisme de projection, cristallise l’aspect agressif du transfert. Réaction agressive qui n’a pu se traduire autrement que par la crise angineuse. Ces excuses renvoient au fait que le malade n’a pu assumer sa part dans le dialogue, ce qu’il considère comme une faute dans la mesure où il a manqué de « tenue ». Ceci confirme son extrême exigence vis-à-vis de lui-même, le sentiment de danger qui résulte pour lui de la passivité, dont, en dépit de sa valeur de castration, il ne tire aucun bénéfice secondaire.
  • [7]
    Le patient présente à ce moment-là un aspect relativement dégagé qu’il n’a jamais montré jusqu’ici. Sans doute y a-t-il lieu de tenir compte d’un mouvement contre-transférentiel positif, dû au soulagement apporté par la fin de la crise. Il semble, en outre, que le mieux-être du malade lui permette effectivement de renouer le contact avec l’investigateur sur un mode plus aisé, plus direct, comme si la crise angineuse avait rendu possible une certaine restructuration et possédait donc quelque valeur adaptative. Il ne faut évidemment négliger ici ni le rôle de la vaso-dilatation médicamenteuse, ni l’effet euphorisant possible de l’activité masticatoire – de portée symbolique – lors de l’absorption du comprimé, ni la sécurité que celui-ci a donnée au sujet, en éloignant momentanément l’éventualité d’une nouvelle crise, c’est-à-dire la possibilité pour lui de maintenir un temps une attitude active.
  • [8]
    L’investigateur, après s’être orienté, avec une vigueur éprouvant davantage le transfert, dans diverses directions qu’il avait essayées avant la crise, n’obtient que des dénégations de l’agressivité. La relation paraissant alors mieux assurée, il va tenter de laisser le patient diriger lui-même l’investigation.
  • [9]
    Pour se situer, le patient n’a donné que des notes de comportement. (Il est à remarquer que la passivité sensorio-motrice nocturne semble insupportable.) Aucune allusion, d’aucun ordre, n’est faite à des activités mentales, spontanées ou élaborées. On trouve là une illustration caractéristique du mode de penser « opératoire ».
  • [10]
    Les activités instinctuelles, au moins dans leur formulation, paraissent reléguées à ce niveau opératoire. Les satisfactions résident essentiellement dans la réussite sociale.
  • [11]
    Les interventions se limitent ici à la seule demande d’information. L’investigateur cherche à détourner le dialogue de thèmes qu’il y a lieu de considérer comme pathogènes et à le réorienter dans une direction plus sûre.
  • [12]
    La fuite loin de la mère exigeante a été mise en parallèle avec le refus d’un itinéraire donné. En fait, ce n’est que l’itinéraire et non l’aboutissement qui prête à variation. Le sujet se retrouve toujours, en fin de compte, au même endroit, au lieu de son travail. Notons encore que le mariage a été présenté comme une prise de distance vis-à-vis de la mère. Il est vraisemblable que les mêmes traits (en particulier ceux relatifs à la culpabilité œdipienne, dont on ne saurait négliger le rôle dans la fuite loin de la mère) ont été exactement retrouvés dans le mariage. L’itinéraire a été différent, sans doute, mais le rendez-vous identique.
  • [13]
    La relation manquée avec le fils a entraîné comme un sentiment de persécution et provoqué une poussée d’agression. Sa femme ne peut rien pour lui : le seul refuge, il le trouve dans la présence d’un « bon camarade ». À noter la difficulté de l’élocution lors de l’expression agressive.
  • [14]
    La fantaisie, de comportement, est mesurée et ramenée à une stricte réalité.
  • [15]
    C’est vraisemblablement la maîtrise dans l’action qui est rassurante. Cette assurance, vécue par le patient dans l’entretien même, va permettre à l’investigateur une tentative pour apprécier le transfert.
  • [16]
    Devant la difficulté à formuler la relation transférentielle, on cherche l’existence éventuelle d’une activité fantasmatique consciente, cela très prudemment. L’investigateur en effet soutient constamment le malade car son activité de représentation paraît fort limitée. La blessure narcissique que pourrait causer au malade la constatation de ce manque, de pair avec l’absence de recours défensif verbal, risqueraient de provoquer une nouvelle crise angineuse. Les seules défenses dont témoigne finalement le patient consistent en des activités de comportement.
  • [17]
    Il ne s’agit pas d’une activité fantasmatique de type hypocondriaque qui, elle, aurait une valeur défensive, mais, là encore, d’une tentative active de maîtrise de soi.
  • [18]
    Il n’y a pas en fait de réelle issue extérieure à l’agression, même motivée : elle reste limitée et immédiatement culpabilisante. Non seulement les mouvements agressifs sont rapidement contrôlés mais le sentiment même de l’agressivité est réprimé.
  • [19]
    L’investigateur vient en fait de solliciter le malade sur le plan de la situation œdipienne, d’où non seulement l’intérêt mais presque la nécessité d’apprécier le mouvement transférentiel immédiat. Notons que cette sollicitation a été présentée, comme cela a été déjà le cas, maintes fois, avec ce patient, sous la forme d’un appel à l’identification avec l’investigateur.
    Par ailleurs, devant l’œdipe, le patient a réagi par un jugement de valeur dont le sens est de séparer les deux éléments du couple, et de valoriser la femme aux dépens de l’homme. Somme toute, il supprime l’homme tout en niant sa jalousie à son égard. La précision et la rapidité de la réponse du patient à la sollicitation impliquent sans doute l’existence d’un fantasme sous-jacent. Mais l’investigateur n’a pas essayé de mobiliser ce fantasme, car confronté au manque de recours du malade (cf. note 2, p. 88) le thème en question paraît trop chargé.
  • [20]
    Le patient est déconcerté par un mode d’examen où l’attention est quasi exclusivement concentrée sur l’appréciation de la relation, sans référence à un système de repères et de mesure objectifs. Nous avons vu en effet le malade pour ainsi dire inscrire ses fantasmes d’emblée dans un comportement : il mesure littéralement la fantaisie en kilomètres. C’est donc afin de le restructurer que l’investigateur en vient à souligner son rôle d’observateur. Cependant, étant donné le danger impliqué par la passivité du rôle qu’alors il impose, il va, une fois encore, tenter de réassurer le malade en suscitant son identification avec lui. Parallèlement, il essaie d’apprécier ses possibilités relationnelles à ce point de vue.
  • [21]
    Il existe effectivement un repli narcissique marqué qui renvoie au retrait du patient face à la situation œdipienne : la femme est trop belle pour l’homme et l’homme est agressivement rejeté. Il n’y a donc, à la limite, de relation possible avec personne. Notons que ce retrait va de pair avec un refus de juger autrui.
    Á présent, on va tenter d’apprécier les possibilités relationnelles dans leur dimension homosexuelle.
  • [22]
    Les implications homosexuelles de la relation sont, elles-mêmes, très surveillées et seulement tolérées parce que tangentielles au cadre professionnel.
  • [23]
    Le début des troubles a occasionné une blessure narcissique qui a dû contribuer à renforcer le système de retrait du patient sous toutes les formes que nous avons vues. Fait habituel d’ailleurs, en raison de l’absence de recours défensifs de ces malades, qui crée un cercle vicieux de plus en plus pathogène.
  • [24]
    Allusion aux possibilités de déclenchement des crises par un mouvement agressif.
  • [25]
    Afin d’éviter la reviviscence d’une situation hautement pathogène, il est inutile d’insister sur l’état affectif ayant présidé à l’installation des troubles ; au reste on possède d’ores et déjà suffisamment de renseignements. C’est donc dans une intention prophylactique que l’investigateur s’enquiert immédiatement de l’état présent du malade. Si l’on considère cependant la situation conflictuelle originellement en cause, elle paraît liée à l’opposition des exigences du surmoi d’une part, qui l’ont induit à chercher un autre travail, et l’attrait de la dimension homosexuelle de sa relation avec son patron. De la sorte cette dimension s’est trouvée abolie, étant au malade un ultime recours relationnel.
  • [26]
    L’état du patient s’étant révélé plus stable (cf. note précédente), meilleure l’acceptation de sa relation avec l’investigateur, et même avec l’assistance, on se permet cette interprétation.
  • [27]
    Comme au niveau de la note précédente, on souligne au patient le caractère pénible de l’impression que lui procure sa passivité. Les contacts affectifs, qu’il semble éviter systématiquement, paraissent provoquer effectivement en lui un sentiment douloureux, non seulement en fonction de sa passivité, mais aussi de sa culpabilité.
  • [28]
    La relance du thème hétérosexuel a immédiatement suscité un retrait castrateur (il coupe la parole), puis une provocation homosexuelle séductrice. C’est comme s’il disait : « Je ne veux pas parler de mes relations avec ma femme mais je vous l’enverrai pour que vous vous occupiez d’elle. »
  • [29]
    On cherche évidemment à apprécier d’éventuelles corrélations, au moins dans le temps, entre l’évolution des troubles et le déroulement de la vie conjugale.
  • [30]
    L’abord des relations hétérosexuelles, comme au niveau de la note 1, page 98, lui fait interrompre l’investigateur. Celui-ci cherchait à apprécier les possibilités d’identification du patient avec sa femme, du moins à travers ce qu’il pouvait comprendre d’elle. En fait il va se contenter de constatations de comportement (significativement assorties d’un chiffre : 32 ans), sans aucun essai d’interprétation.
  • [31]
    L’évocation d’un sujet pourtant « en or » révèle une fois de plus la précarité de la manipulation fantasmatique, surtout quand il la regarde comme gratuite, alors qu’une actualité même pénible se trouve saisie comme si c’était une aubaine.
  • [32]
    Question de caractère systématique, qui vise à compléter les informations concernant la vie fantasmatique.
  • [33]
    Le rêve, vraisemblablement en résonance avec une scène primitive, ne se dégage cependant pas de la stricte réalité. L’opposition est par ailleurs flagrante entre le sadisme du contenu onirique et le refus du sadisme dans la vie consciente. On notera cependant que c’est à propos de la relation avec un animal, fondée sur une identification exclusivement émotionnelle et de comportement, où le jeu fantasmatique est rudimentaire, que le malade se permet de développer et d’exprimer librement un engagement affectif.
  • [34]
    L’identification, quasi « réduplicatoire », entre l’homme et la bête aboutit à un rejet commun des satisfactions instinctuelles agressives.
  • [35]
    Au moment où l’investigateur vient de soulever ouvertement le problème de l’agressivité, le patient lui coupe la parole afin de mettre en avant sa passivité et son impuissance. Or nous savons le danger que représente pour lui l’émergence de l’agressivité à la conscience.
  • [36]
    Des troubles de l’élocution apparaissent, en même temps qu’une inhibition fantasmatique, ce qui souligne l’impossibilité d’une prise de distance à l’égard du thème de l’agression réprimée. Une ébauche de sentiment de persécution se dégage alors comme au niveau de la note 1, page 87. N’oublions pas que seule la reprise de contact avec un camarade l’avait restructuré.
  • [37]
    L’état de la relation laissant de nouveau pressentir un certain risque de crise, on assure les conditions d’une identification homosexuelle dont on sait la valeur roborative. C’est dans cette perspective qu’il faut considérer l’explication fournie par l’investigateur.
  • [38]
    L’identification se révèle très précaire, sans doute parce que l’investigateur a fait appel à des éléments encore trop affectifs, et ne répondant pas au besoin exprimé par le malade d’être classé dans une catégorie. Le lien transférentiel homosexuel, trop fragile, semble céder (« Je ne vous parle pas comme vous voudriez »). L’investigateur va alors tenter un ultime essai de restauration de ce lien, en le découvrant ouvertement, puis en essayant d’en connaître la valeur originelle. Il s’agit là d’un mouvement contre-transférentiel d’urgence, appelé par la gravité de la situation immédiate, toutes les conditions d’apparition d’une crise angineuse étant maintenant réunies.
  • [39]
    En raison de l’absence de recours défensif, le patient n’a pu éviter ni la blessure narcissique, ni le retrait total hors de la relation. D’où la menace imminente de crise.
  • [40]
    L’investigateur abandonne maintenant l’enquête proprement dite, aussi bien que l’effort de restructuration sur un plan profond. Il va se consacrer uniquement à tenter de faire avorter la crise. À cette fin, il va d’une part introduire une distance entre le patient et lui, en proposant délibérément un thème étranger à la relation immédiate, et, d’autre part, le choisir dans une perspective identique à celle que le patient avait lui-même choisie (le voyage à Cassis), pour échapper à l’atmosphère de persécution liée à l’échec de sa relation avec son fils. On sait que le voyage en Italie a été de sa part l’objet de préparatifs, et l’on peut penser que le malade va donc retrouver une certaine maîtrise de sa pensée en évoquant ce projet. À remarquer, le caractère très soutenu du dialogue comme lors de la première crise angineuse (cf. note 2, p. 80).
  • [41]
    La conduite de la voiture constitue une issue bénéfique : on suscite donc sa représentation.
  • [42]
    La possibilité de reprendre librement contact avec un des assistants, le cardiologue présent, signe la restructuration et vraisemblablement l’avortement de la crise angineuse. On va d’ailleurs s’en assurer,
  • [43]
    L’état du patient permet d’amorcer la séparation. On prend soin de souligner l’utilité de l’investigation qui vient d’avoir lieu et d’envisager l’avenir dans le cadre de la relation avec le cardiologue, plus facilement accepté que l’investigateur, et auquel le malade vient de s’adresser directement.
  • [44]
    Devant la reprise par le patient du thème de sa blessure narcissique, cette intervention a une double portée. Dans un climat maintenant apaisé, l’investigateur peut, d’une part, inciter le malade à un regain d’identification transférentielle, et d’autre part stimuler, quasi didactiquement, son activité fantasmatique. Ceci est facilité par l’utilisation d’un contre-transfert homosexuel positif non altéré.
  • [45]
    Le malade, qui vient d’accepter, apparemment, l’intervention, bien que n’ayant pas pour autant laissé un quelconque libre cours à sa pensée, autorise l’investigateur, dans un mouvement thérapeutique, à profiter de l’allure positive du transfert pour critiquer ouvertement les exigences du surmoi en y substituant sa propre autorité.
  • [46]
    La qualité positive du transfert est maintenant évidente.
  • [*]
    Pierre Marty, Michel de M’Uzan, Christian David (1963), L’Investigation psychosomatique : sept observations cliniques, Paris, PUF, « Le fil rouge », 2e éd. 1994.
    L’investigateur était averti de l’existence d’un syndrome angineux chez le malade.
    Le cardiologue assistait à l’entretien.
English version

1

  • Asseyez-vous et racontez-moi.
  • Qu’est-ce que vous voulez que je vous réponde, Docteur ? Je suis extrêmement nerveux, je suis émotif.
  • Oui...
  • Je sais pas quoi vous dire...
  • Eh bien ça, ça... qu’est-ce que vous voulez dire ? « Je suis extrêmement nerveux, je suis émotif »... par exemple là, qu’est-ce qui se passe [1]?
  • Eh bien j’ai le cœur qui bat...
  • Oui, c’est-à-dire ?
  • Ça m’impressionne de venir vous voir.
  • En quoi ça consiste ?
  • J’ai le souffle court, le cœur qui bat.
  • Ça se traduit par le cœur qui bat, essentiellement ?
  • Oui, oui. Et puis je tremble un peu.
  • Et alors, ça vous fait ça souvent ?
  • Comment vous dire ? Moi je ne sais pas... Il n’y a pas d’occasions très spéciales. Quand quelque chose ne marche pas dans mon travail, ou n’importe quoi, je m’énerve, je me mets en colère [2].
  • Vous êtes très coléreux ?
  • Je m’emporte assez souvent.
  • Qu’est-ce que vous appelez « des occasions spéciales » ?
  • L’exemple d’aujourd’hui.
  • En quoi est-ce une occasion spéciale ?
  • C’est bien la première fois que je me trouve devant une conférence pareille.
  • Et alors, qu’est-ce qui vous touche d’être devant une telle « conférence » ?
  • J’ai le cœur, les coronaires, qui me font mal.
  • Oui, actuellement, là ?
  • Oui.
  • C’est parce qu’il y a du monde, vous pensez ?
  • Je ne sais pas pourquoi.
  • Vous ne savez pas pourquoi. C’est le facteur émotionnel, forcément.
  • Je crois, oui.
  • Et alors vous dites aussi : quand votre travail ne marche pas...
  • Oui, je vous dis, je m’emporte pour un oui, pour un non.
  • Oui, par exemple ?
  • Je ne sais pas comment vous expliquer...
  • Eh bien, qu’est-ce que vous faites comme travail [3]?
  • Je suis représentant dans la presse.
  • Vous êtes représentant dans la presse. Et alors votre travail consiste en quoi ?
  • Aller vendre des photos dans les journaux, des reportages photographiques.
  • C’est-à-dire ?
  • ... sur les événements d’Algérie, la guerre du Congo.
  • D’où viennent les photos que vous vendez  [4] ?
  • Nous envoyons des reporters dans le monde entier.
  • Mais alors, c’est vous qui dirigez les reporters ?
  • Non, mais il y a un chef des reportages, un chef des informations ; une fois que les reporters sont revenus, nous choisissons les meilleures photos, et nous sommes deux à être chargés d’aller les vendre dans les journaux.
  • Ah oui, parce que vous êtes une entreprise indépendante ?
  • Une agence, une agence de presse.
  • Alors vous avez un travail urgent ?
  • Oui, c’est toujours pressé.
  • Toujours ?
  • Oui, il faut toujours courir. Quand un chef vous demande une photo, il faut l’avoir sous les yeux.
  • Mais il le sait à l’avance que vous avez déjà les photos ?
  • Il demande si nous l’avons.
  • Par exemple ?
  • Ben, je ne sais pas moi, s’ils ont besoin de la photo d’une personnalité quelconque qu’ils n’ont pas sous la main, ils téléphonent dans les agences pour savoir si on l’a.
  • Il y a beaucoup d’agences ?
  • Ah oui ! sur Paris il y en a six ou huit.
  • Et alors, les journaux téléphonent dans les agences ?
  • ... pour avoir une photo du général de Gaulle dans une tenue spéciale ou du général Massu ou d’un ministre quelconque.
  • Parce que vous avez des réserves ?
  • Oui, des archives. Il faut choisir, tirer les photos, très vite, les faire porter ou les porter soi-même.
  • II y a donc beaucoup de difficultés.
  • Ah ! quelquefois le travail ne va pas ou pas assez vite, alors on s’énerve avec les ouvriers de laboratoire...
  • Les laboratoires vous appartiennent ?
  • Oui, oui...
    (Le patient fait preuve depuis quelques instants d’une agitation croissante : il transpire abondamment et semble très gêné.)
    Que se passe-t-il ?
  • Excusez-moi, Docteur, mais il faut que je prenne un comprimé.
    (Dans une atmosphère fébrile, le patient fouille dans ses poches, puis se lève pour continuer sa recherche. Il parvient enfin à trouver les pilules vaso-dilatatrices, en croque une avec rapidité en se rasseyant. Il se cache pendant un moment le visage derrière les mains ; il soupire alors plusieurs fois puis découvre à nouveau son visage. Il apparaît à ce moment infiniment plus calme et largement rasséréné) [5].
    Comment ça se passe avec nous, là, maintenant ? (Soupirs.)
  • Excusez-moi [6].
  • Je vous en prie. Comment ça s’est passé depuis que vous êtes rentré dans la salle ?
  • Ça va mieux !
  • Ça avait commencé depuis le début, cette douleur ?
  • Ben oui, ça avait commencé par me prendre un peu et puis ça s’était passé tout de suite.
  • Et puis ça s’était passé dans l’entrée ?
  • Oui.
  • Et ici ? Ça avait recommencé tout de suite ?
  • Oui, ça a recommencé au bout de quelques secondes.
  • Au bout de quelques secondes... Pendant que je vous parlais, là, je vous embêtais ?
  • Non ! absolument pas ! absolument pas !
  • Comment ça se passait pour vous ?
  • Non, je suis un peu émotionné, un peu intimidé [7].
  • Mais alors, le fait que je vous parlais de votre travail, ça vous faisait quoi ?
  • Absolument rien, j’en parle facilement,
  • Vous en parlez facilement ?
  • Ah oui ! ça ne me fait rien du tout, ça ne me gêne pas.
  • Alors, dans votre travail, qu’est-ce qui vous met en colère comme ça ?
  • Ben, quand le travail n’arrive pas à temps, ou quand on manque un reportage ou quelque chose comme ça, il y a quelque chose dans ce métier qui fait qu’on se met facilement en colère.
  • Et ça se traduit par une colère qui se manifeste comment ?
  • Je ne sais pas, je crie, je m’emporte, je tempête.
  • Mais est-ce que cela vous déclenche des crises, par exemple ?
  • Presque automatiquement.
  • Presque automatiquement ? Le mécontentement...
  • Le mécontentement me déclenche automatiquement une crise.
  • Eh bien alors, c’est peut-être que vous étiez mécontent avec nous, là ?
  • Non, absolument pas ! Non, là, c’est plutôt l’émotion.
  • Mais l’émotion ce peut être une forme de mécontentement.
  • Absolument pas pour cette fois-ci, non, c’est pas du mécontentement.
  • Quand on rencontre une situation étrangère malgré tout... c’est une situation où spontanément on n’irait pas se fourrer, c’est-à-dire dont on est mécontent.
  • Non, là, je ne suis absolument pas mécontent. Ne croyez pas cela.
  • Vous n’êtes mécontent que pour votre travail ?
  • Non, il y a d’autres choses aussi pour lesquelles je suis mécontent, mais pour des petites choses, c’est pas grave.
  • Oui, quelles autres choses ?
  • C’est difficile de vous répondre, je ne sais pas, je n’ai pas d’exemples qui me passent par la tête en ce moment, je ne sais pas...
  • Bon. Eh bien maintenant, vous allez nous parler un peu de vous [8] .
  • Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise, Docteur ?
  • Eh bien, je ne vous connais pas, il faut que je vous connaisse pour pouvoir ultérieurement vous aider sur le plan thérapeutique. Il vaudrait mieux que je vous connaisse.
  • Je ne sais pas quoi vous raconter. Ma vie est très simple. Je pars de chez moi à neuf heures moins le quart, je rentre, selon le travail, à huit heures, neuf heures, onze heures, minuit, deux heures, trois heures du matin, plus tard dans la nuit, ça dépend ça. Nous sommes tributaires de l’actualité. Du bouclage des journaux. Il faut travailler tous les jours, il n’y a pas de dimanche, on peut jamais prévoir quelque chose à l’avance. C’est tout ; ma vie est bien réglée. Je me couche à dix heures, je me lève à sept heures et demie le matin. Si je ne prends rien pour dormir, Imménoctal ou quelque chose comme cela, je me retourne toute la nuit.
  • Oui... vous vous retournez ?
  • Et ça me met en colère parce que je voudrais dormir et je ne peux pas y arriver ; c’est agaçant [9].
  • En somme, vous n’êtes jamais content de vous. Vous êtes toujours en train de...
  • Si, si ! Je suis content de moi parfois.
  • Qu’est-ce qui vous donne des satisfactions ?
  • Bah ! C’est surtout quand je réussis une bonne vente dans mon travail. Le reste... que voulez-vous, je mange, je bois, je dors...
  • Mais c’est la satisfaction sur le plan professionnel essentiellement.
  • Oui... d’autres satisfactions aussi : quand j’ai de bonnes nouvelles de mon fils qui est actuellement militaire à Bône [10].
  • Oui.
  • Ça me fait plaisir.
  • Vous avez un fils ?
  • Oui, qui est au régiment depuis le 30 avril.
  • Et vous n’avez pas d’autres enfants ?
  • Non.
  • Ainsi, vous habitez avec qui ?
  • Avec ma femme et ma belle-sœur.
  • Votre belle-sœur, c’est-à-dire ?
  • La sœur de ma femme ; elle tient un commerce à Puteaux.
  • Et avec votre fils, quand il est là ?
    – Avec mon fils, quand il est là.
    Il doit rentrer bientôt ?
  • Hélas non ! Il n’est parti que depuis le 30 avril, en Algérie...
  • Oui, enfin maintenant ça se passe bien [11].
  • Je pense que ça va très bien car il est sur une base aérienne ; ils sont consignés depuis six mois, ils n’ont aucun contact, ni avec les Européens, ni avec les Arabes, avec les Algériens je veux dire.
  • Alors, qu’est-ce qui vous a donné l’idée d’entrer dans cette profession ?
  • Eh bien, c’est à la Libération : j’étais sans travail, j’avais un ami qui était reporter photographe, qui était directeur du service photos de l’AFP et qui m’a proposé de rentrer d’abord soit comme chauffeur de correspondants de guerre, ou alors comme représentant ; le directeur a préféré que je sois représentant.
  • Oui.
  • Et depuis 1944 je fais ce métier.
  • Alors c’est une occasion qui vous a fait rentrer là ?
  • Absolument, je ne savais même pas que ce genre de métier existait ; il y en a d’ailleurs beaucoup qui l’ignorent.
  • Oui. Donc, ce n’est pas du tout une vocation, ni...
  • Non, absolument pas.
  • Et qu’est-ce que vous faisiez avant ?
  • Avant j’avais appris la menuiserie et puis ça ne me plaisait pas, alors j’ai fait après le... si vous voulez livreur-représentant en pharmacie.
  • Oui.
  • Et puis la guerre est arrivée. J’ai fait « la Drôle de guerre » comme tout le monde. J’ai eu le bonheur de ne pas être prisonnier.
  • Qu’est-ce qui vous avait embarqué dans la menuiserie ?
  • Je ne sais pas ; j’avais vu des gars travailler, sur le moment ça m’avait plu.
  • Mais à quel âge ?
  • Vers onze ans, douze ans. J’ai commencé à travailler à treize ans et j’ai été menuisier jusqu’en 1935... et puis ça ne me plaisait absolument pas...
  • Et votre père, que faisait-il ?
  • Il était entrepreneur de maçonnerie.
  • Et cette voie-là ?
  • Absolument pas. Il a été tué durant la guerre de 1914-18. Il n’en était pas question. Nous vivions à Reims, je ne sais pas si vous savez ce qui s’est passé là-bas mais tout a été détruit, nous n’avions plus rien.
  • Vous aviez quel âge ?
  • À la déclaration de guerre, j’avais six ans.
  • Et alors, après la guerre vous avez vécu avec qui, avec votre mère ?
  • Avec ma mère oui... j’ai eu une sœur qui est morte de rhumatisme au cœur, suite de la guerre, en 1917.
  • Elle avait quel âge par rapport à vous ?
  • Dix-huit mois de plus que moi. Elle avait onze ans et demi quand elle est morte et moi dix ans.
  • Alors vous avez vécu avec votre mère jusqu’à quel âge ?
  • Jusqu’à ce que je me sois marié. Je me suis marié très jeune, en revenant du régiment, j’avais vingt-deux ans.
  • Oui. Et pourquoi vous êtes-vous marié très jeune ?
  • Parce que ma femme me plaisait et je voulais être un peu libre.
  • Vous vouliez être plus libre ?
  • J’avais beaucoup de liberté avec ma mère, mais enfin, ma mère était encore de l’ancienne école : il fallait rentrer à l’heure. C’est pas mon tempérament. J’ai horreur des choses toujours pareilles.
  • Oui...
  • Faire toujours le même geste, toujours le même chemin, ça me déplaît.
  • Oui...
  • Ainsi, pour me rendre à mon travail, j’ai des itinéraires différents que je prends suivant mon humeur [12] .
  • Ah oui ? Vous y allez comment ? À pied ?
  • En voiture.
  • Et alors, vous changez d’itinéraire comme ça, vous en avez une gamme, cinq ou six... dont vous jouez.
  • Oui.
  • Ça dépend de quoi ?
  • J’ai horreur de passer aux mêmes endroits, aux mêmes heures.
  • Mais ceci tendrait à faire croire que vous êtes fantaisiste ?
  • Pas tellement, Docteur, pas tellement.
  • En tout cas là ! En quoi êtes-vous fantaisiste encore ?
  • Je ne sais pas... j’ai des idées qui me viennent subitement. Par exemple, av... avant la Pentecôte (j’en parle mal !). Je voulais aller voir mon fils qui était en Allemagne.
  • Oui...
  • Et le Dr M. m’avait donné quinze jours de repos. Je n’ai pu voir mon fils que trois minutes seulement. Ça m’avait contrarié. Je suis redescendu sur Mulhouse et puis j’ai dit à ma femme : « Tiens ! ça m’ennuie, je ne rentre pas dans les Ardennes. » Et je suis parti pour Cassis ! Ma femme a essayé de me retenir. Je lui ai dit : « Ce n’est pas la peine, si tu ne veux pas, j’y vais tout seul. Ils me dégoûtent. »
  • « Ils me dégoûtent », qui cela ?
  • Eh bien, tout le monde, l’armée, les voisins du pays où j’habite dans les Ardennes – dans une petite maison qu’on a. « Ils m’ennuient tous, je m’en vais à Cassis », ai-je dit. Je savais y retrouver un bon camarade.
  • Vous saviez y retrouver un bon camarade [13].
  • Oui.
  • Vous avez un camarade ?
  • Oh ! j’en ai plein... de bons amis.
  • Mais de quel genre ? Vous voulez dire quoi ?
  • Des camarades, des bons amis que j’ai connus dans mon travail.
  • Des camarades de travail essentiellement ?
  • Oui.
  • Et alors, vous êtes arrivé à Cassis ?
  • Et puis je suis retourné après dans les Ardennes.
  • Et enfin, après avoir fait la cure à Cassis, vous avez pu rentrer dans les Ardennes.
  • Je suis resté deux-trois jours et suis rentré tranquillement.
  • Alors, ça, c’est une fantaisie que vous vous êtes payée ?
  • Oui. Elle est de taille : c’était trois mille kilomètres de route [14].
  • Oui... Elle est de taille, enfin...
  • Pour quelqu’un qui voulait se reposer !
  • Et ça vous a fait du bien ?
  • Oui. Au volant je suis très bien.
  • Au volant vous êtes très bien. Pourquoi, à votre avis ?
  • Je ne sais pas. Quand je conduis, je suis content.
  • Quand vous êtes au volant, qu’est-ce qui vous satisfait comme ça ?
  • Je ne sais pas. J’adore conduire, j’ai toujours aimé conduire, je ne peux pas vous expliquer pourquoi. Dans Paris, ça me plaît moins à cause des encombrements, mais la semaine et pendant les vacances... je m’en vais en Italie.
  • Et sans fatigue, sans crise ?
  • Sans fatigue, sans crise [15].
  • Bon ! Comment ça se passe là, avec nous ?
  • Oh ! maintenant je commence à être plus décontracté.
  • ... Comme si vous étiez au volant.
  • C’est exact !
  • Pourquoi êtes-vous plus décontracté ?
  • Vous me posez des questions embarrassantes.
  • Bien sûr ! A votre avis, qu’est-ce qui s’est passé qui fait que maintenant vous êtes plus décontracté ?
  • Je ne sais pas. Je ne peux pas expliquer...
  • Quand vous regardez là, vous pensez à quoi ?
  • Je cherchais une explication.
  • Qu’est-ce qui se passe dans votre tête à ce moment-là ?
  • Rien... rien ne me vient à l’esprit.
  • C’est cela que je vous demande. Alors rien ne vous vient à l’esprit. Il n’y a pas d’images qui vous viennent... D’une manière générale, est-ce que vous laissez courir votre esprit [16] ?
  • Non. Je n’ai pas le temps.
  • Mais quand vous êtes à Cassis, par exemple ?
  • Oh vous savez, on bricole, on bavarde, etc.
  • Et dans les Ardennes, dans votre maison ?
  • Je ne crois pas.
  • Est-ce que vous y laissez aller votre esprit ?
  • Non. Je lis, je me promène tranquillement.
  • Vous ne laissez pas vagabonder votre imagination ?
  • Non.
  • Et autrefois ?
  • Si. Je la laissais courir ; mais maintenant je pense surtout à mon mal.
  • Vous pensez à votre mal ?
  • Ah oui ! ça, beaucoup !
  • Et alors, vous y pensez de quelle manière, quand vous y pensez ?
  • Comment vous expliquer cela ?
  • Comme ça vous vient, ne cherchez pas de formule spéciale.
  • Non, je ne cherche pas de formule spéciale. Je pense souvent à mes crises, ça ne peut pas être de l’autosuggestion, je n’en sais rien.
  • Mais vous y pensez sous quelle forme ?
  • Je crains toujours une crise... Je me dis que je ne veux pas en avoir, que je n’en aurai pas et puis j’en ai quand même.
  • Parce que vous dites « je ne veux pas », comme ça ?
  • Ben, j’essaye ! Il n’est pas bon de croire qu’on va avoir une crise, de penser à une crise à tel moment, alors j’essaie de penser le contraire [17].
  • Et ça ne marche pas... vous vous commandez comme ça beaucoup ?
  • J’essaie. Il faut bien.
  • Pourquoi ?
  • Je ne sais pas moi. On ne peut pas se laisser aller complètement.
  • Oh vous savez, cela ne manque pas les gens qui se laissent un peu aller, complètement aller... Et depuis quand ? Qui est-ce qui vous a appris ce « service commandé » ?
  • Je ne sais pas, j’ai appris tout seul.
  • Vous ne vous laissez jamais aller ?
  • Oh rarement. Si, à des colères, là je me laisse aller ! Je ne me contrôle plus du tout.
  • Vous ne vous contrôlez plus ?
  • Ah non !
  • Et ces colères sont motivées ?
  • Oui.
  • Est-ce que la colère est proportionnelle au motif ?
  • Elle est proportionnelle au motif.
  • Autrement dit, la colère elle-même est surveillée.
  • C’est-à-dire qu’il y a des gens qui, à ma place, parleraient gentiment, posément, alors que moi, je m’emporte, je donne des coups de poing sur la table.
  • Oui, mais vous ne vous laissez pas aller à injurier le premier qui vient.
  • Ah si ! le premier qui me tombe sous la main, il tombe mal.
  • Eh bien, quand même alors...
  • Je l’envoie promener mais je lui fais des excuses après, parce qu’une fois la colère tombée, c’est fini, je n’y pense plus.
  • Mais alors, vous vous laissez une certaine liberté dans la colère tout de même.
  • Ah ! je ne peux pas la contrôler. Je ne cherche pas à comprendre ce qui se passera après.
  • Mais c’est seulement sur ce terrain agressif, pourrait-on dire.
  • Je ne sais pas. Ce n’est pas agressif, si vous voulez. Je ne me mets pas en colère pour un oui, pour un non. Il faut qu’il y ait un motif valable, si petit soit-il.
  • On se met en colère pour rien quelquefois.
  • Je ne me mets pas en colère si je n’ai pas de motif.
  • II n’y a pas besoin qu’il y ait des raisons. On fait souvent beaucoup de choses sans raisons.
  • Je ne comprends pas.
  • Vous ne comprenez pas ?
  • Non.
  • Mais justement c’est dans ce domaine de ce laisser-aller dont je vous parlais tout à l’heure. On se laisse aller parfois pour des raisons intérieures qui n’ont rien à voir avec la situation extérieure. Certains se laissent aller à la colère, à engueuler les gens, sans motif, ceux qui sont autour.
  • Ça ne m’arrive jamais, ça !
  • Mais alors vous êtes parfait !
  • Je ne crois pas, non.
  • Alors vous vous critiquez en quoi ?
  • On dit toujours : « Nul n’est parfait », alors je ne vois pas pourquoi je serais l’exception.
  • C’est parce que vous me donnez l’impression de ne faire que des choses « bien »... en dehors de ces colères où ça dépasse un peu la dose. Avez-vous ce sentiment aussi ?
  • J’essaie de faire le moins de mal possible, de ne nuire à personne. Je ne veux de mal à personne. Je ne jalouse personne, alors je ne vois pas pourquoi [18].
  • Vous ne voyez pas pourquoi. Spontanément, on peut très bien être jaloux des gens. Par exemple moi, je peux voir passer un monsieur avec une jolie femme qui me plairait, et en être relativement jaloux.
  • Non. Je dirais peut-être seulement : « Elle est trop bien pour lui » ; mais je ne serais pas jaloux.
  • Vous ne vous impliquez pas dans l’affaire ; vous n’êtes pas dans le coup.
  • Absolument pas !
  • Vous restez sur vos positions personnelles... Dites-moi un peu, toutes ces questions, toute cette conversation que nous avons, qu’est-ce que vous en pensez [19]?
  • Je pense que c’est bien sévère, bien sérieux enfin, c’est tout.
  • Mais encore ?
  • Je pense que ce doit être utile, que vous devez en tirer des conclusions.
  • Bien sûr.
  • Parce que, autrement, moi je ne comprends pas.
  • Vous ne comprenez pas ?
  • Non. Je pensais passer un autre examen.
  • Vous pensiez passer un autre examen ?
  • Oui.
  • Cet examen vous surprend donc dans une certaine mesure ?
  • Oui. Je ne m’attendais absolument pas à cet interrogatoire.
  • Alors, il vous surprend pourquoi ?
  • Je ne sais pas, comment vous dire... Je ne pensais pas qu’on examinait quelqu’un ayant les nerfs malades uniquement par une conversation.
  • Ce n’est pas seulement la conversation. Si vous avez remarqué, j’ai essayé de savoir comment vous faites dans votre vie, c’est-à-dire comment vous réagissez dans telle ou telle circonstance, n’est-ce pas ? Est-ce que ça vous arrive, à vous, d’essayer de savoir comment réagissent les gens [20] ?
  • Non. Je ne suis pas curieux.
  • Par exemple, vous voyez quelqu’un qui vit d’une façon différente de la vôtre : vous n’essayez pas de comprendre un peu pourquoi ça se passe comme ça ?
  • Je n’aime pas m’occuper de la vie des gens...
  • Vous n’aimez pas ?
  • Absolument pas. Je reste dans mon atmosphère, dans mon petit coin, je ne cherche pas à connaître la vie des autres, ce qu’ils font, et je ne me permets pas de les juger.
  • Et vous ne vous permettez pas de les juger. Donc vous n’avez pas de mouvements de jalousie, ni de mouvements d’humeur, c’est ce que vous disiez tout à l’heure [21].
  • Je fais des remarques, quelquefois, c’est tout. Mais ça ne va pas plus loin ; ça ne tire pas à conséquence.
  • Et avec vos copains, vos amis de Cassis, comment faites-vous ?
  • Eh bien, nous sommes de très bons amis. Nous nous comprenons sur beaucoup de choses. On bavarde surtout travail, vacances... quelquefois politique, mais seulement quand ça touche notre travail, sinon je ne fais pas de politique non plus.
  • Mais eux, est-ce que vous essayez de voir comment ils vivent, sur leur terrain personnel, intime ?
  • Non. Parce que ce sont des gens, des amis qui ne nous fréquentent pas assidûment. Nous n’allons pas fréquemment les uns chez les autres. On est surtout amis entre hommes.
  • Amis entre hommes ?
  • Oui. Ils viennent quelquefois dîner à la maison mais ce ne sont pas des relations suivies, tandis qu’entre hommes on se voit régulièrement une fois par semaine, voire tous les jours, quand le travail le demande.
  • Ce sont des amis de travail, uniquement ?
  • Uniquement [22].
  • Bon, alors vous avez actuellement chez vous votre femme et votre belle-sœur, votre fils auparavant ; est-ce que, vis-à-vis d’eux, vous essayez de comprendre comment ils font dans la vie ?
  • Ma belle-sœur a une vie tellement monotone, tellement réglée, qu’il n’y a pas à chercher à comprendre. Elle a son travail, le cinéma de temps en temps... Mon fils : il était au lycée, je ne le voyais pas souvent, je rentrais à minuit, une heure du matin et il partait avant moi le matin, je ne le voyais pas souvent. Mais enfin il est comme tous les jeunes, un peu... Je ne dirai pas « zazou », ni « blouson noir », ni « zazou », mais il a vingt ans, il a envie de rigoler.
  • Il est différent de vous.
  • Ben... à l’âge qu’il a, non.
  • Vous étiez aussi pas « blouson noir », pas « zazou », mais un peu tout ça ?
  • Oui.
  • Et alors, quand est-ce que vous avez changé ?
  • Depuis que j’ai eu mes ennuis [23].
  • Ce sont vos ennuis ? Depuis quand ?
  • Six ou huit ans... c’était en 53 – ou 54.
  • Oui.
  • Ça doit faire huit ans.
  • Vous vous souvenez comment ça a commencé ?
  • Ça m’a fait surtout comme si j’avais couru énormément. J’étais très essoufflé, ça me grattait dans la gorge. J’ai passé un ECG chez un docteur près de l’Observatoire, je ne me souviens plus de son nom. Il n’a rien décelé deux fois de suite, à deux ans d’intervalle ; et puis ça a été, je ne dirai pas en empirant, mais c’est par périodes. Il y a six mois où j’ai une crise tous les deux ou trois jours et puis à un moment ça y est...
  • Oui. Mais les premières fois où ça vous est arrivé, vous vous souvenez dans quelles circonstances c’est survenu ?
  • En marchant,
  • Où ?
  • Pendant le travail.
  • Les crises surviennent toujours pendant le travail, électivement ?
  • Non, j’en ai quelquefois en dehors du travail,
  • Oui...
  • Et sans pour ça que je sois en colère, sans pour ça que je fasse un effort quelconque : des fois je me suis amusé à faire les foins dans les Ardennes, à manier la fourche, j’avais pas de mal. Le matin en me levant j’avais mal, pour un oui, pour un non [24].
  • Mais vous faisiez votre travail depuis longtemps quand ça a commencé ces crises ?
  • Ah oui ! depuis 44 je fais ce métier.
  • Depuis 44. Et ça vous a pris en 53-54 ?
  • 53-54.
  • Et est-ce que ça correspond à un changement dans votre travail ?
  • Non, non.
  • II n’y a pas eu de modifications ?
  • Non. J’ai changé de maison mais ça n’a eu aucune influence.
  • En quelle année ?
  • En 52.
  • Vous avez changé de maison, c’est-à-dire ?
  • J’ai quitté l’Agence où je travaillais pour entrer dans une autre... J’en ai fait quatre en dix-huit ans.
  • Et pourquoi avez-vous quitté cette agence ?
  • Oh ! pour des raisons syndicales, des raisons de cadre : les représentants devaient être admis à la Caisse des cadres et les patrons ne voulaient pas. À la commission paritaire on a eu gain de cause, mais justement il a fallu alors que je m’en aille.
  • Il a fallu que vous vous en alliez, pourquoi ?
  • Ah oui ! parce qu’on m’aurait fait les pires ennuis.
  • Et dans la nouvelle maison où vous êtes allé, comment vous êtes-vous retrouvé ?
  • Chez un charmant garçon, très sympathique, chez lequel j’ai travaillé trois ans, que j’ai quitté parce que, malheureusement, il ne pouvait pas me payer assez cher.
  • Oui...
  • Sa spécialité, c’est surtout l’illustration des livres, la publicité ; c’est pas mon genre de travail. Il faisait très peu de presse. J’ai trouvé une situation meilleure. Nous sommes donc partis très gentiment.
  • Oui.
  • D’ailleurs je le revois souvent avec plaisir. Il est très gentil.
  • Et c’est chez lui que ça a commencé ?
  • C’est chez lui.
  • Et longtemps après que vous y étiez entré ?
  • Ça faisait deux ans et demi.
  • Quand même un moment.
  • Et puis, je vous dis : pas de problèmes, un charmant garçon, nous avions les meilleurs rapports.
  • Oui, mais il s’est passé quelque chose chez lui, quand même, c’est que vous n’y gagniez pas votre vie.
  • Oui, mais enfin, je n’étais pas tellement affecté pour ça.
  • Non, mais ça vous a fait penser qu’il valait mieux quand même...
  • ... chercher autre chose.
  • Et vous avez cherché ?
  • Je n’ai pas eu à chercher, ça s’est présenté tout seul : c’est une offre que l’on m’a faite.
  • Et dès que vous l’avez eue, vous y êtes allé ?
  • Oui, je l’ai prévenu gentiment, j’y suis allé... ça se passait au mois de novembre, j’ai terminé en décembre... 56.
  • Mais ça faisait longtemps que vous songiez à aller dans une autre maison ?
  • Non, non. Il était tellement gentil. Je gagnais moins, mais j’avais tellement plus de loisir. C’est-à-dire que, chez lui, les fêtes étaient respectées, les samedis après-midi... Chaque soir à six heures et demie, plus personne... ça n’avait qu’un rapport lointain avec la presse.
  • Et vous aimiez cela ?
  • Pas tellement ; c’était monotone.
  • C’était monotone ?
  • Oui. C’était monotone.
  • C’est-à-dire ?
  • C’est-à-dire, c’est ce que je vous disais tout à l’heure, pour mon itinéraire. Commencer à neuf heures-midi, deux heures-six heures et demie, c’est de l’automatisme !
  • Vous n’aimez pas l’automatisme ?
  • Ah non !
  • Et alors, comment vous réagissiez ?
  • Je m’ennuyais. C’était tout. Mais enfin...
  • Vous vous êtes rapidement ennuyé dans cette maison.
  • Je m’ennuyais pas tant à la maison, ce qui m’ennuyait c’était cette monotonie, avoir toujours cinq ou six mêmes clients à voir ou... puis je vous dis les heures, je n’aime pas le système d’usine : il faut pointer...
  • Oui... mais vous avez pensé assez tôt, étant dans cette maison, à la quitter ? ou que vous la quitteriez un jour ?
  • C’est-à-dire que la première année, il avait du matériel à vendre, assez important, je gagnais bien ma vie, j’y pensais pas. Quand ça a commencé à tomber, je me suis dit : « il faut trouver autre chose ».
  • C’est ça...
  • Je ne peux pas continuer comme ça. Mais ça ne m’a pas affecté.
  • C’est quand même à ce moment-là, à peu près, quand le matériel a été vendu, à partir du moment où vous avez pensé à chercher autre chose, qu’ont commencé vos crises.
  • Non... Non... Je ne pense pas que ça puisse avoir un rapport. Je dis seulement que ça a un rapport dans le temps : ça s’est passé au même moment. Je ne dis pas que ça ait un rapport de cause à effet.
  • C’est possible... seulement pour moi ça ne me touche absolument pas, ça. Je ne pense pas que ça ait un rapport.
  • Oui...
  • Je ne crois pas du tout qu’il y ait un rapport [25].
  • Comment ça se passe, maintenant ?
  • Oh ! ça va bien... Je ne transpire plus.
  • Vous ne transpirez plus ?
  • Non.
  • Ça va mieux, et pourquoi ?
  • Ben, comme toute personne qui a un complexe de timidité, quand on prend l’habitude, on se sent beaucoup plus à l’aise.
  • Oui... Alors c’est à moi que vous êtes habitué.
  • Ben, pour l’instant, je n’ai affaire qu’à vous. Je ne regarde que vous, je ne regarde que furtivement les gens qui sont autour.
  • Vous ne regardez que « furtivement » les gens qui sont autour ?
  • Oui.
  • Par exemple, sans les regarder, vous savez combien ils sont ?
  • Oh... il y en a six.
  • Oui. Et vous savez en quoi ils consistent quand même ?
  • Je pense qu’il y a des personnes qui étudient et d’autres je ne sais pas... Je ne parle pas du Dr M. qui, lui, est docteur : je ne pense pas qu’il étudie. (Rire.)
  • Mais vous savez comment ils sont ? Je sais qu’il y a trois femmes et trois hommes.
  • Eh bien ! quand même !
  • Tout de même !
  • « Furtivement » vous vous y êtes intéressé quand même. Bon, eh bien alors vous avez été gêné au début, vous avez parlé de « conférence » tout à l’heure. C’était par moi ou par leur présence que vous étiez gêné ?
  • Par l’ensemble, l’ensemble... ça a été un peu, comment dirais-je... comme si je passais devant un tribunal.
  • Ça vous a donné l’impression que vous passiez devant un tribunal. Mais vous y êtes déjà passé ?
  • Ah non !
  • Mais alors, comment savez-vous que c’est la même impression ?
  • Non. Mais j’y ai assisté comme spectateur. Professionnellement, mais comme spectateur.
  • C’est-à-dire que le fait d’entrer ici et d’être ici a réveillé en vous toute une culpabilité profonde [26].
  • Je ne vois pas de culpabilité... ça m’a impressionné. Je me suis dit : c’est très important, c’est très sérieux...
  • Bon. Vous aimez bien les choses sérieuses.
  • Oui, mais tout de même ; moi, je pensais avoir à faire à UN docteur, qui m’aurait examiné, je ne pensais pas à tout ce monde autour de moi.
  • Et puis il y a ce fait qu’avec toutes ces questions, tout ce que je vous dis, cette conversation, on voit quelque chose de vous. Et ça, vous aimez ça ?
  • Pas tellement !
  • Pas tellement. Non, vous n’aimez pas beaucoup ça.
  • Comme moi, je ne suis pas curieux, que je n’aime pas fouiller la vie des autres, je n’aime pas qu’on fouille dans la mienne.
  • Mais alors, vous aimez bien rester dans votre coin et les autres dans le leur, vous ne voulez pas d’interpénétration [27].
  • Exactement.
  • Et avec votre femme vous faites comme ça aussi ?
  • Avec ma femme, tout marche très bien.
  • Non, mais je veux dire : est-ce que vous cherchez à la comprendre, et est-ce qu’elle cherche à vous comprendre ? ou même de ce côté-là préférez-vous...
  • Oh ! ma femme est encore plus nerveuse que moi. Il va falloir que je vous l’envoie un de ces jours [28].
  • Oui.
  • Vous voyez, c’est tout dire... Ma femme est hypernerveuse, c’est épouvantable !
  • Oui.
  • Et alors, quelquefois, pour ne pas me contrarier, ça se passe intérieurement dans elle. Tandis que moi j’extériorise.
  • Vous, vous extériorisez.
  • Ah oui... Tandis que ma femme c’est le contraire. Pour ne pas me contrarier, et ça la rend davantage malade.
  • Qu’est-ce que ça lui fait ?
  • L’année dernière, par exemple, elle a été six semaines en maison de repos pour dépression nerveuse.
  • Elle a fait une dépression nerveuse ; elle en fait souvent ?
  • Ça fait des années.
  • Quand a-t-elle fait sa première [29]?
  • Ça fait au moins dix ans. Elle devait aller en maison de repos mais comme par la Sécurité sociale c’est tellement long, tellement qu’on a abandonné.
  • Où est-elle allée ?
  • La seule fois qu’elle y est allée, c’est à Grasse.
  • Oui. Que fait-elle votre femme ?
  • Ma femme ? Elle aide sa sœur au magasin.
  • Elle a été dans la maison de la Sécurité sociale à Grasse ?
  • Oui, à D. C’est très bien, très bien.
  • Ça se passait quand, ça ?
  • L’année dernière, en mai-juin.
  • Elle est malade depuis longtemps ?
  • Ah ! je crois qu’elle est encore plus malade que moi !
  • Et pourquoi, à votre avis, ça se traduit chez elle par une dépression ?
  • Ça alors, je ne sais pas du tout.
  • Et est-ce que vous essayez, vous, étant donné que c’est votre femme, de...
  • Ça fait trente-deux ans qu’elle est ma femme, je devrais la connaître [30] !
  • Oui... et vous la connaissez un peu ?
  • Mais oui, je la connais bien ! Elle a une manie, c’est l’astiquage, le ménage... toujours le balai à la main. C’est pas drôle.
  • C’est pas drôle pourquoi ? Vous aimeriez davantage de fantaisie chez elle ?
  • Quand on se voit deux heures par jour, c’est pour la voir astiquer le parquet ou faire la vaisselle, la lessive..., pas la lessive, il y a tout de même une femme qui vient la faire !...
  • Oui, et alors qu’aimeriez-vous la voir faire ?
  • Ben, j’aimerais pouvoir bavarder avec elle, être un peu au calme, mais il n’y a rien à faire. Elle ne peut pas rester deux minutes en repos.
  • Oui. Bavarder avec elle, quand même, vous aimeriez ?
  • Oui, bien sûr... quoique je ne sois pas tellement bavard de mon naturel.
  • Quel est alors le compromis que vous adopteriez avec elle ? Bavarder de quoi par exemple ?
  • Oh... de tout un peu, selon les circonstances, je ne peux pas vous dire ça comme ça. Actuellement on a un sujet en or : le fils est au régiment, ça va mal en Algérie [31].
  • Oui.
  • Mais on a des sujets de conversation sur autre chose, on parle des vacances... les préparatifs à faire. Hormis cela, au cours de l’année, je sais pas moi... les conversations ça s’improvise, ça n’est pas systématiquement sur un sujet ou sur un autre.
  • Oui, mais vous avez dit : « Là, on a un sujet en or » ; or c’est parce que votre fils est actuellement en Algérie. Mais avez-vous quelquefois des sujets de conversation qui ne touchent pas à des choses matérielles ou à des faits actuels. Autrement dit, parlez-vous quelquefois de sujets qui ne sont pas directement en rapport avec vous ?
  • Non. Je ne crois pas. Les conversations, vous savez : vous partez sur un sujet et une demi-heure après vous vous retrouvez sur tout autre chose. C’est bien difficile.
  • Est-ce que vous rêvez la nuit [32] ?
  • Oui, je rêve presque toutes les nuits.
  • Et vous vous souvenez des rêves que vous faites ?
  • Vaguement, très vaguement.
  • Eh bien, pouvez-vous me raconter un rêve ou un fragment de rêve que vous avez fait ?
  • Non.
  • Vous dites non tout de suite !
  • Je me rappelle un passage, là.
  • Oui ?
  • Il m’est arrivé de rêver l’autre jour que mon chien se faisait écraser, bon c’est tout. Une voiture, un chien, puis c’est tout. Je ne me rappelle pas ce qui s’est passé.
  • Oui.
  • Il n’y a pas eu que cette scène-là, mais c’est ce qui m’a frappé, ce qui m’a réveillé.
  • Oui. Votre chien se faisait écraser. Vous avez un chien ?
  • Oui... un magnifique !
  • Eh bien, parlez-moi un peu de votre chien.
  • Mon chien, c’est un amour de chien, un setter irlandais, gentil comme tout, avec qui je fais de longues promenades, c’est tout... Mon chien me suit partout. Cette année, je ne peux l’emmener avec moi en Italie : dans les hôtels ils n’acceptent pas les chiens et pas question de le faire dormir dans la voiture, le lendemain il ne resterait plus rien des sièges. Alors cette fois, je m’en sépare, mais d’habitude mon chien ne me quitte jamais. Je pars avec lui en voyage : j’ai fait arranger ma malle arrière exprès (parce qu’à l’intérieur de la voiture il ne tient pas). Il est plus nerveux que moi.
  • Il est plus nerveux que vous ?
  • Oui. Alors dans la malle arrière il y a des trous d’aération. Il est très bien, il est heureux comme un roi.
  • Oui, pourquoi se faisait-il écraser ?
  • Je ne sais absolument pas.
  • Vous ne vous souvenez pas des conditions ?
  • Absolument pas... Je ne me souviens que d’un passage par-ci, par-là, et comme je n’y attache aucune importance... le lendemain c’est complètement oublié.
  • Mais votre chien ne s’est jamais fait écraser dans la réalité [33] ?
  • Si, il en a pris un coup, une fois, une voiture.
  • Oui. Qu’est-ce qui s’est passé ?
  • Il traversait la rue sans faire attention. Le chauffeur, au lieu de freiner, a continué sa route, alors il a eu un coup dans la cuisse, mais enfin trois fois rien. Ça lui a déclenché une crise de foie. Mais trois jours après c’était fini, il trottait aussi bien.
  • Vous l’aimez beaucoup ?
  • Oh oui ! ça, mon chien !
  • Mais pourquoi vous l’aimez votre chien, à votre avis ?
  • Parce que j’adore les bêtes en général, et en particulier les chiens, et surtout les chiens de chasse, quoique je n’aille jamais à la chasse [34] .
  • Alors, pourquoi les chiens de chasse en particulier ?
  • Je les trouve plus intelligents, plus affectueux. C’est des chiens dangereux pour personne, ni pour les enfants, ni pour les clients. J’aime tous les chiens, mais par exemple je n’aurais pas l’idée d’avoir un chien-loup ou un boxer parce que je sais que s’ils se battent dans la rue ce sont des chiens dangereux.
  • Oui. Alors vous aimez des chiens qui ne sont pas trop combatifs.
  • Non, d’ailleurs j’ai horreur des batailles, de la guerre, de tout ça... des bagarres... je n’aime pas ça, je suis pacifiste dans l’âme.
  • Pacifiste dans l’âme. Mais alors où ça passe tous les ressentiments que vous pouvez avoir ? Je suppose que la vie ne vous donne pas que des satisfactions et je cherche en vous certains mouvements agressifs, par exemple le fait qu’il y ait des gens qui se battent [35]...
  • Ben oui, mais ça ce sont des événements auxquels je ne peux rien, malheureusement.
  • Oui, et alors comment réagissez-vous à cela ?
  • Ça ne me fait pas plaisir. Je ne sais pas comment vous expliquer, moi... je trouve ça idiot... je ne sais comment vous dire... non, ça ne me provoque pas de réactions spéciales : je suis contre, moralement, contre tout ça... mais je ne vois pas... ça me met en rogne, c’est tout. Je ne suis pas à y penser toute la journée... C’est presque un supplice votre interrogatoire [36].
  • Un supplice ?
  • Ah oui ! Je suis gêné parce que je ne sais pas trop quoi vous...
  • Oui, alors en quoi est-ce un supplice ?
  • Je ne sais pas. Vous avez l’air de faire une perquisition intérieure là qui...
  • Je vais vous expliquer : j’essaie de voir comment vous équilibrez, dans votre vie, vos différentes fonctions, c’est-à-dire non seulement au point de vue de votre corps mais à celui de votre esprit... la façon dont vous réagissez aux événements, ce que vous faites marcher dans certaines situations, ce qu’au contraire vous ne faites pas marcher, pour avoir tout au moins un schéma de la façon dont vous vous comportez et pour voir comment toutes ces fonctions réagissent les unes vis-à-vis des autres. C’est-à-dire pour, éventuellement, ouvrir des issues. Vous comprenez [37]  ?
  • Oui.
  • Vous comprenez quoi, par exemple ?
  • Je ne sais pas, moi : me classifier dans une catégorie quelconque de malades.
  • ... C’est plutôt pour voir quelles sont les choses de vous que vous utilisez selon les circonstances, les diverses fonctions, les fonctions mentales, les choses qui vous font réfléchir, penser, agir, celles qui vous déclenchent vos crises. Pour voir comment vous fonctionnez, si vous voulez.
  • Je crois vous avoir tout dit parce que...
  • Mais alors, « le supplice » consiste en quoi ?
  • Ben, je suis horriblement gêné, vexé, parce que je ne vous parle pas comme vous voudriez... j’en bafouille [38] !
  • Et ça vous vexe ? Ça vous cause une blessure ?
  • Oui.
  • Mais pourquoi ? Parce que vous tiendriez à briller devant moi ?
  • Oh absolument pas, non ! Mais j’aimerais avoir la réponse plus facile.
  • Oui, mais dans quel but ?
  • Je ne sais pas, moi.
  • Est-ce que cette situation se présente en dehors d’ici avec d’autres personnes que moi, où vous aimeriez avoir une adaptation en quelque sorte ?
  • Non.
  • Il n’y a pas beaucoup de gens qui viennent faire une « perquisition » – comme vous avez dit – comme moi... Alors, comment ça se passe en ce moment ?
  • Ben, écoutez, je suis gêné, parce qu’il y a des choses auxquelles je voudrais répondre d’une manière différente et ça ne sort pas, ça ne vient pas. Je dois passer pour un minus et ça m’ennuie terriblement.
  • Vous avez ce sentiment ?
  • Oui, d’être un minus devant vous, ce qui n’est pas mon cas habituellement.
  • Mais oui, mais pourquoi cette idée ? Vous ressentez le manque de quelque chose ?
  • Oui.
  • ... Et ça vous ennuie.
  • Ça m’ennuie terriblement. Je suis horriblement vexé.
  • Est-ce que ça se traduit par des douleurs physiques, là ?
  • Oui, ça recommence ! La transpiration [39].
  • Alors vous allez partir en vacances bientôt [40] ?
  • Dans trois semaines.
  • Vous allez en Italie ?
  • Oui, mais avant dans les Ardennes. Je pars pour l’Italie le 6 ou le 7.
  • Vous y allez longtemps ?
  • Trois semaines au moins. J’ai cinq semaines de vacances.
  • Cinq semaines... et dans quel coin vous allez, si me le dire ne vous ennuie pas ?
  • Absolument pas. Je passe par l’Adriatique, Rimini, on descend par Florence, Rome, et revenir par la Riviera italienne.
  • Mais vous ne vous reposez pas, vous allez circuler tout le temps ?
  • Non, non, on aura un point d’attache à Rome.
  • Vous irez par petites étapes ?
  • Par petites étapes jusqu’à Rome et là on dégage une dizaine de jours, ma belle-sœur y a de la famille.
  • Vous avez déjà été à Rome ?
  • Oui.
  • Comment trouvez-vous cela ?
  • C’est très joli, je suis même allé jusqu’à Capri en 50. J’y retournerai certainement cette année.
  • C’est vous qui allez conduire pendant tout ce temps-là [41] ?
  • Avec ma belle-sœur aussi. Je voulais justement poser une question au Dr M. Puis-je passer un col au-dessus de deux mille mètres ? (Réponse affirmative du docteur.) [42]
  • Je n’ai plus confiance en moi dans les lignes droites, mais je préfère reprendre le volant dans les cols.
  • Et alors, le Dr M. vous a dit que vous pouviez, d’après ce que j’ai compris...
  • Sinon, je serais passé par le bas pour éviter les cols.
  • Comment ça va maintenant ?
  • Ça va mieux ; ça se passe.
  • Ça va se passer complètement quand vous allez être en Italie.
  • Oh ben là, oui ! Je ne penserai plus à rien ; ça ira certainement mieux.
  • Bon, alors on va vous laisser un petit moment, on va parler de votre cas. Après vous reviendrez et je vous dirai ce que nous aurons vu avec le Dr M. et la manière dont on pourra envisager de faire quand vous rentrerez pour essayer de diminuer cette nervosité que vous avez [43]...
  • Et excusez-moi, si j’ai pu vous paraître stupide.
  • Ça vous revient cette idée... pourquoi ?
  • Je ne sais pas.
  • Ben, je vais vous dire, moi, ce que c’est. Ce n’est pas du tout quelque chose de fondamental. C’est parce que vous avez une difficulté d’imagination des choses qui ne sont pas concrètes. Autrement dit ça rejoint ce que je vous disais, à savoir que vous ne voulez pas laisser vagabonder votre esprit, vous restez toujours de façon très présente sur la chose même dont on parle sans vous laisser la liberté de penser. C’est ce qui fait que, dans certains cas avec moi, ne laissant pas votre esprit vagabonder, vous avez une certaine difficulté à me répondre parce que vous pourriez tirer votre réponse précisément de ce vagabondage des représentations que vous avez dans l’esprit à ce moment-là. Vous restez planté de façon précise sur le sujet et ça vous donne l’impression d’une impuissance à me répondre, mais ce n’est en fait rien d’autre que ça [44].
  • Tant mieux, tant mieux parce que je commençais à douter de moi.
  • Vous commenciez à douter de vous et vous aviez cette impression en plus ; ça vous arrive souvent de vous condamner, de vous trouver inférieur ?
  • Quand je me trouve en défaut, je n’aime absolument pas ça et...
  • Oui.
  • ... je m’en fais de violents reproches.
  • Mais pourquoi êtes-vous si dur avec vous ?
  • Pourquoi ? Je ne sais pas. Il faut bien essayer de guider sa vie tout de même, il me semble.
  • Dans une certaine mesure, mais peut-être pas trop. Vous êtes peut-être un peu trop rigide avec vous [45].
  • Ça ! pour certaines choses, j’ai de la volonté ; pour certaines autres, je n’en ai pas.
    Il y a des choses pour quoi vous n’avez pas de volonté par exemple ?
    Pour ne pas fumer,
  • Vous ne fumez pas ?
  • Si, je fume. Ma plus grande punition serait de ne plus fumer. Je crois que je n’y arriverais jamais.
  • Bon, alors on vous laisse un petit moment.
  • Je laisse mes affaires [46] ?
  • Oui.
  • J’irais bien fumer une cigarette mais c’est interdit dans la salle d’attente.
  • Eh bien, je vous donne l’autorisation.

Commentaire

2Dans cette observation, l’investigation n’est et ne peut être qu’une manipulation de la relation transférentielle. Ceci, non seulement parce que l’on se trouvait informé d’une affection coronarienne (information qui, dans d’autres circonstances analogues, pourrait faire défaut), mais surtout en raison de la tension extrême qui se fait jour aussitôt, à travers une façade de calme et de retenue. Les différents moments de cette manipulation constituent d’ailleurs la source essentielle de renseignements dans un cas de ce genre, où les informations relatives à l’anamnèse et aux contenus ont tendance à s’effacer du fait même que tout le sens se trouve comme aspiré et concentré dans la forme du dialogue et les vicissitudes relationnelles immédiates. Mais, paradoxalement, toute cette dimension expressive primordiale se trouve, pour ainsi dire, scotomisée par le malade.

3Derrière cette attitude faite de tension et de calme, qui se maintiendra en dépit des fluctuations de l’examen, notamment dans les gestes, se précise très rapidement une grande fragilité, accusée par l’insuffisance des principaux mécanismes de défense. Cette fragilité impose à l’investigateur, qui la perçoit intuitivement, une tâche des plus délicates. Pour un tel malade, en effet, l’investigation a le sens d’une relation forcée, d’une pénétration intolérable et dangereuse dans sa finalité même, c’est-à-dire antithérapeutique. (Gilbert C., après avoir pris de la Trinitrine, s’isole derrière le paravent de ses mains, à l’abri de toute stimulation extérieure.) Or, c’est justement dans un tel cas que la nécessité thérapeutique oblige à structurer l’investigation. C’est pourquoi l’investigateur doit opérer une sorte de « clivage » intime, afin de « détacher » une part de lui-même et de lui déléguer le soin de suppléer aux lacunes défensives du patient. Ce qu’il a pu faire grâce à des incitations répétées à une identification, non pas avec des mouvements pulsionnels, mais avec des défenses.

4L’attitude que nous avons adoptée est plus thérapeutique qu’informative ; elle permet à l’entretien de durer, ce qui en fin de compte favorise l’information sous son aspect le plus riche et le plus approprié ici, c’est-à-dire celui d’une forme : le schéma dynamique du développement de la relation. Cette attitude a d’ailleurs prouvé sa vertu thérapeutique puisque, vers la fin de l’entretien, elle a pu être utilisée pour enrayer une crise angineuse menaçante, alors que l’investigateur, se trouvant encore démuni, n’avait pu l’éviter au début.

5Gilbert C., mécontent, adopte d’abord une attitude négative, qui paraît indirectement, quand il parle de ses accès de colère. Cependant, le langage ne lui offre pas une véritable issue, il trouve son recours essentiel dans des expressions somatiques : sudation, tremblement, halètement, palpitations. Il s’agit là d’un repli autarcique qui, à ce stade, doit être considéré comme l’indice d’un engagement dangereux. D’où la manœuvre que nous inspire notre contre-transfert, lié ici à une identification très étroite : nous stimulons activement le dialogue pour rejoindre le malade et le tirer de sa retraite, et nous lui proposons des thèmes de « conversation » – le travail par exemple – choisis parmi les plus propres à le raffermir. Tout au long de l’examen, nous viserons à favoriser, voire à susciter par divers moyens un mouvement d’extraversion, qui, ici, a toujours une valeur positive. Notre attitude est donc à l’opposé de celle qu’exige la psychanalyse classique.

6Le malade y invite du reste de façon assez impérative d’une part par sa sensibilité, et, d’autre part, par la précarité et la pauvreté de ses fonctions adaptatives non somatiques. D’abord, les incitations extérieures, agissant à la manière de véritables stimuli, viennent heurter d’emblée la problématique surmoïque, et mettre en branle des énergies très primitives, sans interposition de mécanismes défensifs susceptibles de nuancer et de temporiser. Ces énergies s’engagent directement, et pour ainsi dire automatiquement, dans des voies somatiques, pour y déclencher les perturbations que nous avons vues, cependant que toute forme de ressaisie mentale reste dépourvue de réelle valeur fonctionnelle.

7Ce mode de réaction rend compte du contraste qui nous a frappés entre une apparence de solidité, de tenue, de mesure, et une extrême vulnérabilité de fait. S’il fallait recourir à une image, nous proposerions celle du mur qui ne s’effrite pas ni ne se fissure sous l’ébranlement, mais s’écroule d’un seul coup. La vulnérabilité de ce sujet est telle que les occasions qui la révèlent sont à la fois diverses et faciles à découvrir. Tout est reçu par lui comme étranger, et tout ce qui est étranger a une valeur toxique. L’introjection en est impossible. Des choses diverses peuvent jouer le même rôle : c’est tour à tour le risque d’une situation nouvelle, une mise en question, voire un simple intérêt porté à son existence : il ne veut pas être « détaillé » et toute manifestation extérieure est vécue d’emblée comme une menace d’intrusion. Notons encore le rôle que jouent la crainte de sa propre agressivité (éveillée par exemple par les situations auxquelles nous venons de faire allusion) et n’importe quelle blessure narcissique.

8Devant ces causes de traumatismes se dressent des défenses que l’on pourrait hiérarchiser selon trois paliers : à la base, le niveau somatique, qu’il est évidemment bien difficile de regarder comme une défense proprement dite, mais qui représente un recours effectif, tout au moins du point de vue économique. On y voit se manifester, outre les troubles coronariens eux-mêmes, des palpitations, des troubles de la coordination motrice (tremblements, difficultés d’élocution), et des perturbations neuro-végétatives (sudation, etc.). À l’autre extrême, on trouve des ébauches de comportements et de réactions névrotiques, sur le plan de l’homosexualité surtout (par exemple quand le malade se déclare prêt à confier sa femme à l’investigateur (cf. note 1, p. 98), ainsi que dans des attitudes castratrices (lorsqu’il coupe la parole ou qu’il a recours avec prédilection à la locution si fréquente chez lui : « Absolument pas ! »). Mais ces dernières réactions relèvent plutôt du troisième palier des systèmes adaptatifs du patient, le plus important, celui de comportements spécifiquement psychosomatiques, destinés à préserver à tout prix, « en bloc », l’intégrité d’un soi à tout moment menacé. Nous l’avons dit, le refus d’introjection est massif : aucune nuance n’est introduite dans la façon d’accueillir l’objet. Parallèlement, Gilbert C. ne conçoit aucune discrimination ni à l’égard d’autrui, ni au sien. La reconnaissance consciente de l’ambivalence est aussi impossible que celle de toute division topique. La projection, bien différente de celle que l’on observe chez les névrosés, est massive, sans variation, donc de style « réduplicatoire ». Le ça étant hors circuit et pour ainsi dire entièrement engagé dans un dysfonctionnement somatique, le soi paraît indissolublement lié et quasiment assimilable au surmoi : c’est lui, lui seul, qui est projeté de façon indivise. Autrui est donc appréhendé par le malade selon son propre pattern et si d’aventure sa disparité éclate, par exemple dans les conditions de l’examen psychosomatique, elle n’est pas recevable, ni aménageable, ni métabolisable. D’où le déclenchement des troubles somatiques.

9On a vu les principales manifestations morbides émerger soit en liaison avec la situation actuelle de l’entretien, lorsque celle-ci est l’occasion directe d’un affrontement imposé ou d’une blessure narcissique (constatation de son déficit expressif dans le dialogue) ; soit indirectement, en liaison tantôt avec l’évocation de situations œdipiennes, tantôt avec l’échec de la relation de style homosexuel, que l’on sait représenter pour lui un recours défensif, en fait fragile. Étant donné cette fragilité et la gravité du cas, il est évident que la dimension contre-transférentielle est toujours restée au premier plan dans l’investigation. Dès le début, la situation a été dramatique, déclenchant aussitôt une inquiétude chez l’investigateur comme chez l’assistance, et l’invitant à prendre une attitude très active et immédiatement thérapeutique. Dans un tel cas, une attitude d’expectative et de passivité eût comporté des risques supplémentaires et peut-être compromis l’avenir de l’entretien. En outre, il convenait de rester extrêmement souple, d’autoriser le malade à s’isoler le cas échéant, sans toutefois jamais l’abandonner, en favorisant son engagement dans de meilleures orientations défensives. L’appel à l’identification et l’incitation à des fantasmes d’action ont représenté deux des manœuvres essentielles de l’investigateur.

10Sur la vie habituelle de Gilbert C., l’investigation a apporté relativement peu d’éléments. Ceci parce qu’il fallait à tout moment éviter de paraître l’observer ou le détailler, et aussi pour lui faire sentir l’action commune où nous étions engagés avec lui. Cet impératif de communauté s’est révélé si fort que l’investigateur a renoncé de lui-même aux thèmes biographiques que le malade abordait spontanément, pour éviter de faire resurgir les situations conflictuelles qu’ils impliquaient.

11Il n’empêche qu’on a pu se faire une idée précise de l’organisation générale de ce cas, et même de ses réactions et de son style de vie. Étant donné que Gilbert C. refuse toute introjection véritable et recourt électivement au système de réduplication comme mode relationnel, rien de surprenant à ce que son existence soit stéréotypée, ou cantonnée dans un cadre professionnel et familial étroit. Sa vie mentale reste toujours terne parce que assujettie à l’activité actuelle, ce qui lui confère le caractère opératoire que nous avons relevé ; elle ne recèle aucun élément directement issu du processus primaire et se fige dans un cadre conventionnel. D’autre part, ses relations affectives sont altérées ; même celle qui nous est apparue comme l’une des plus vivantes (son chien) porte la marque du caractère réduplicatoire (censure des instincts de la bête calquée sur celle du maître). C’est au niveau du comportement qu’il se donne la plus grande liberté apparente : il se prend pour un « fantaisiste » lorsqu’il change d’itinéraire pour se rendre à son travail. Le rétrécissement progressif de tous ces divers modes d’expression au cours de son existence a été corrélatif de l’éclosion de ses troubles somatiques ; il est certain que l’inquiétude qu’ils drainent comme les limitations fonctionnelles qu’ils apportent restreignent encore le champ de ses disponibilités.

12Son existence paraît dominée par un mouvement double et contradictoire : alors qu’il exprime avec complaisance une volonté de fantaisie – en réalité très infiltrée d’exigences surmoïques et par là même très abstraite –, il reste enfermé dans un mode de vie morne, essentiellement cloisonné et étroitement assujetti. Ses relations se placent dans des secteurs strictement définis et isolés les uns des autres. Il a par exemple des amitiés de travail ; elles restent pratiquement confinées dans le cadre professionnel, sans jamais être mêlées à sa vie domestique. Notons à ce propos que c’est dans sa façon de concevoir ses relations avec sa femme qu’il use d’un mécanisme projectif plus proche du mode névrotique habituel que de son mode réduplicatoire habituel. Il ose lui attribuer des caractéristiques différentes des siennes (assujettissement aux travaux ménagers), auxquelles il impute la monotonie de leur vie, alors qu’en réalité ce qu’il incrimine chez elle se trouve bien entendu en lui, tandis que sa prétendue fantaisie ne représente qu’une frange illusoire. Dès qu’il peut concevoir sa femme dans sa singularité, il ne songe qu’à la mettre à sa propre place devant l’investigateur, ce qui lui paraît bien plus approprié. Les mêmes réactions se font jour vis-à-vis de sa belle-sœur, de façon plus atténuée. Son fils enfin représente pour lui un objet préférentiel mais, là encore, il le considère dans le même style réduplicatoire avec une connotation rétrospective : le fils est à présent comme il était à son âge, ni « blouson noir » ni « zazou », mais « un peu tout ça ». Affirmation qui a tout lieu de nous laisser sceptiques... L’importance et la valeur restructurante de cette relation paternelle sont manifestes si l’on songe notamment à l’impulsivité de sa réaction (le voyage à Cassis), répondant à la frustration affective qu’il avait subie en Allemagne, et l’a conduit à chercher à quinze cents kilomètres un objet substitutif.

13Dans le secteur professionnel, on retrouve le même contraste entre des tendances homosexuelles latentes – qui en principe devraient constituer la base d’un système relationnel riche et vivant – et la limitation étroite qui leur est imposée. Il n’a jamais que des conversations neutres et prudentes avec ses camarades, qui restent avant tout des collègues. Une fois encore, le rôle du surmoi est éclatant. Là même où il pourrait paraître éclipsé (dans les explosions de colère pendant le travail, par exemple), il est en réalité toujours en cause. En effet, c’est parce que les choses ne marchent pas comme elles devraient marcher qu’elles ont lieu. Elles ne sont donc pas l’expression d’une protestation émanant du ça, mais celle d’un surmoi bafoué, toujours par l’intermédiaire d’une projection réduplicatoire. C’est d’ailleurs à l’occasion d’un conflit entre les exigences surmoïques et les tendances homosexuelles dans le travail que la symptomatologie actuelle semble avoir débuté.

14Si l’on voulait évaluer rapidement l’ensemble de l’organisation de Gilbert C., on évoquerait en premier lieu la puissance du surmoi, à quoi l’idéal du moi est inféodé, et le soi (désignant l’ensemble unitaire de la personnalité par-delà toute distinction topique) quasiment réduit. En second lieu, le refus de toute introjection, avec ses corollaires habituels, la réduplication projective et la pensée opératoire. C’est dire qu’il n’y a guère de manipulation fantasmatique douée de valeur fonctionnelle. L’inconscient n’a pas accès au plan de la conscience et la pensée reste essentiellement confinée au processus secondaire.

15Devant un tel tableau, on ne peut éviter de poser la question de sa genèse et de se demander si les facteurs conflictuels, aussi importants et précoces qu’ils aient pu être, suffisent à en rendre compte. Même lorsqu’il serait impossible de trancher, il est très vraisemblable que ces facteurs ont dû peser très lourd, à côté des facteurs « constitutionnels » qu’on ne saurait éliminer.

16On ne possède pas d’informations directes sur les premières années, d’ailleurs elles ne pourraient être recueillies que peu à peu et avec précaution au cours d’une longue psychothérapie. Quant au stade oral, nous ne disposons d’aucun élément sûr autorisant une reconstruction. En revanche, en ce qui concerne l’analité, on peut tirer des enseignements de la seule indication qu’il nous fournit sur ses relations avec sa mère, et surtout de sa tenue et de son maintien au cours de l’investigation. Il est probable qu’il a subi précocement un dressage dont il porte toujours l’empreinte (« Ma mère était de l’ancienne école : il fallait rentrer à l’heure. C’est pas mon tempérament »). Sa protestation, on l’a vu, subsiste sous la forme d’une illusoire frange de fantasme.

17La rigidité, la méticulosité, l’ordre, le rôle du calcul dans les fantaisies, une intransigeance à l’égard de soi et d’autrui confinant au sadisme, sont autant de marques indubitables d’importantes fixations anales. La massivité, le caractère « tout d’une pièce » du personnage et son refus massif de toute introjection nous porteraient cependant à croire à la présence sous-jacente d’une oralité très conflictualisée. Le style anal domine de toute façon, mais dans ses composantes négatives, sans tendance à la conservation d’objets intérieurs, sans aptitude à la manipulation, à la discrimination, à la maîtrise, etc. On peut penser à une faillite dans l’intégration de la seconde phase du stade anal.

18Sur la base que nous venons de définir, le conflit central se trouve lié à la mort précoce du père lorsque le malade était âgé de six ans. On y rattacherait volontiers la confusion de l’idéal du moi avec le surmoi, tout de même que la recherche homosexuelle et sa limitation. Comme il est habituel en pareil cas, on constate un resserrement de la relation avec la mère, qui entraîne une conflictualisation accentuée de la problématique œdipienne. En conséquence, les mécanismes de défense se trouvent renforcés. La recherche homosexuelle, qui, avec un effort de concrétisation d’une image idéale d’identification, aurait pu représenter un allégement de la tension œdipienne, posséderait une certaine valeur et pourrait même constituer à l’occasion un ultime recours si elle n’était aussi entravée, mais, nous l’avons vu, elle ne dépasse guère le niveau d’une camaraderie assez stéréotypée. C’est sans doute à l’influence du surmoi qu’il faut attribuer le peu de valeur fonctionnelle du recours homosexuel, en liaison avec sa stricte focalisation.

19Parallèlement, il semble qu’il y ait lieu de déceler un lien entre la mort précoce du père et les vicissitudes de la constitution de l’idéal du moi. Mais, si l’on a pu observer les conséquences de la disparition prématurée d’un parent sur les fonctions de représentation et même sur la fonction intellectuelle, en revanche, les éventuelles corrélations entre cette limitation des fonctions mentales et l’absence d’idéal du moi restent obscures.

20Enfin on note chez Gilbert C. une forte propension à conférer plus de valeur aux objets réels et concrets qu’aux objets virtuels et aux images, même quand ces derniers sont soutenus par un attrait personnel plus vif (nous pensons notamment aux mobiles de son choix professionnel et au besoin impérieux d’établir une relation substitutive effective, par exemple lorsqu’un obstacle est venu l’empêcher de retrouver son fils). Aucune représentation, aucune manipulation mentale, ne sont capables de remplacer l’apport de la réalité, et cet apport ne s’inscrit jamais que dans un contexte prédéterminé par des exigences surmoïques. Nous avons constaté que celles-ci sont massives et pléthoriques ; elles ont progressivement envahi l’ensemble de la personne et, à ce qu’il semble, tous les niveaux fonctionnels. On peut s’interroger sur l’origine d’un surmoi aussi envahissant. Les faits primordiaux sur lesquels on peut s’appuyer sont, là encore, la mort du père avant la période de latence et l’influence d’une réglementation maternelle très stricte. La mort du père avait augmenté de toute évidence la culpabilité œdipienne, et renforcé la régression surmoïque, tout en livrant l’enfant entièrement à la mère, sans la contrepartie de la présence et de l’autorité paternelles. Une fois devenues virtuelles, celles-ci n’ont pu être tempérées par l’expérience de la faillibilité réelle du père, tandis que l’absence d’un support, ayant altéré par la suite la représentation de l’image paternelle, suscitait un processus plus endogène dans le développement d’un surmoi dès lors implacable (« J’ai appris tout seul à me commander »).

21Si l’on se réfère maintenant à l’histoire de la maladie proprement dite, il faut d’abord souligner le contexte affectif de l’apparition de la coronarite. Les premiers troubles sont survenus à l’occasion d’une situation conflictuelle où se trouvaient cristallisés tous les éléments que nous avons pu observer constamment. On voit qu’il lui a été impossible de maintenir une relation de type homosexuel avec le patron « charmant garçon », à cause des exigences d’un surmoi qui, sous des prétextes pécuniaires, le poussaient à chercher une nouvelle situation plus lucrative et plus à la mesure de ses responsabilités de chef de famille, mais, par là même, réactivait vraisemblablement en lui la tension œdipienne liée à cette promotion.

22Sa vie quotidienne se déroule, nous le savons, dans un champ relationnel limité, où il y a peu de place pour des satisfactions libidinales, tandis que les occasions de blessure narcissique abondent en raison de la carence des mécanismes de défense et des recours. La précarité de l’issue affective homosexuelle est telle qu’il ne reste plus guère de ressources mentales ou de comportement pour endiguer les crises.

23En se reportant à ce qui provoque les crises au cours de l’investigation – la première était due à une relation imposée affirmant l’altérité de l’objet, la seconde à la blessure narcissique liée à la constatation de la carence de son fonctionnement mental –, on a tout lieu de penser que des épreuves analogues lui sont fréquemment infligées, en dépit des restrictions de tous ordres qu’ils s’impose. D’où le sentiment d’une fragilité qui va sans cesse en s’accentuant chez ce malade, et comme d’une érosion irrémédiable de sa résistance.

24Le souci prophylactique et thérapeutique qui a constamment guidé l’action de l’investigateur au point de lui faire délibérément négliger, voire rejeter, la recherche du matériel donne une idée du peu de possibilités adaptatives du sujet.

25Au stade actuel, presque toutes les issues lui sont fermées ; il ne bénéficie pas de l’apport et du soutien protecteur que constitue l’exercice libre de la pensée, ses échanges relationnels sont très réduits, fragiles, peu satisfaisants, peu enrichissants ; ses conduites, gouvernées par une morale autoritaire, sont de plus en plus restreintes en raison de l’évolution de sa maladie. De la sorte, on conçoit que les troubles physiques et les crises cardiaques résument l’essentiel de son expression, et que celle-ci soit destructrice.

26Dans ces conditions, à côté du traitement médical classique, essentiellement palliatif, on songe à la psychothérapie, non sans réserves et appréhensions. La nature contre-transférentielle des termes mêmes que nous venons d’employer suffit à définir le problème. En effet, il s’agirait pour le psychothérapeute d’ouvrir au malade des voies expressives. Mais cet objectif ne serait accessible que par l’intermédiaire d’une identification avec le médecin. Étant donné le caractère aléatoire des possibilités d’identification du sujet et le caractère dangereux pour lui d’un sentiment vif de l’altérité radicale du thérapeute, celui-ci devrait pendant longtemps s’efforcer d’offrir une image très assimilable, propre à favoriser les activités fantasmatiques de représentation. C’est donc sur cette base que, pendant longtemps, devraient s’effectuer les premières élaborations.


Date de mise en ligne : 17/06/2009

https://doi.org/10.3917/rfps.035.0077

Notes

  • [1]
    Devant l’émotion du patient, et en raison de la gravité du syndrome, l’investigateur cherche à assurer le contact le plus rapidement possible, prenant là une initiative inhabituelle destinée à ouvrir une issue extérieure de décharge et à éviter, dans la mesure du possible, que l’investissement somatique reste la seule voie d’expression émotionnelle.
  • [2]
    L’évocation des colères indique sans doute un mouvement transférentiel agressif qu’il convient bien entendu d’élucider sans délai.
  • [3]
    La menace de crise angineuse n’a pu être écartée. Aussi l’investigateur, pour tenter de la réduire, essaye-t-il d’engager le patient plus avant sur le thème de son travail, d’abord parce qu’il y a fait une allusion transférentielle, et ensuite parce qu’il y a tout lieu de penser, comme il est habituel dans un tel syndrome, à un investissement affectif professionnel de grande importance.
  • [4]
    L’intervention permanente de l’investigateur a deux visées : la première est de laisser le plus de répit possible au patient ; en parlant abondamment et sur un rythme serré, il lui permet de prendre une certaine distance vis-à-vis de ses émois au profit de l’acquisition d’une relative maîtrise dans la relation. La seconde est de l’engager, non plus seulement à évoquer son thème de prédilection, le domaine professionnel, mais, plus précisément, dans ce domaine, ses activités effectives. Cette tactique a pour objectif théorique tout à la fois de faire surgir des fantasmes d’action (on est en droit ici de soupçonner une vie mentale du type « opératoire » où de tels fantasmes seuls existent) et corrélativement, sans doute, d’éloigner des situations conflictuelles. La représentation de l’activité constructive a plus de chances d’écarter le malade de la situation passive où le met l’investigation et qui, nous l’avons vu, est particulièrement traumatisante.
  • [5]
    Toutes les manœuvres de l’investigateur ayant échoué, celui-ci décide de rester complètement silencieux et immobile. Il se sent en effet autorisé à laisser le patient débordé retrouver, à l’aide de Trinitrine, son mode habituel de ressaisie. On notera le geste du sujet qui, en se cachant le visage, s’isole, au moins visuellement, de l’assistance.
  • [6]
    Cet « Excusez-moi ! », par l’intermédiaire d’un mécanisme de projection, cristallise l’aspect agressif du transfert. Réaction agressive qui n’a pu se traduire autrement que par la crise angineuse. Ces excuses renvoient au fait que le malade n’a pu assumer sa part dans le dialogue, ce qu’il considère comme une faute dans la mesure où il a manqué de « tenue ». Ceci confirme son extrême exigence vis-à-vis de lui-même, le sentiment de danger qui résulte pour lui de la passivité, dont, en dépit de sa valeur de castration, il ne tire aucun bénéfice secondaire.
  • [7]
    Le patient présente à ce moment-là un aspect relativement dégagé qu’il n’a jamais montré jusqu’ici. Sans doute y a-t-il lieu de tenir compte d’un mouvement contre-transférentiel positif, dû au soulagement apporté par la fin de la crise. Il semble, en outre, que le mieux-être du malade lui permette effectivement de renouer le contact avec l’investigateur sur un mode plus aisé, plus direct, comme si la crise angineuse avait rendu possible une certaine restructuration et possédait donc quelque valeur adaptative. Il ne faut évidemment négliger ici ni le rôle de la vaso-dilatation médicamenteuse, ni l’effet euphorisant possible de l’activité masticatoire – de portée symbolique – lors de l’absorption du comprimé, ni la sécurité que celui-ci a donnée au sujet, en éloignant momentanément l’éventualité d’une nouvelle crise, c’est-à-dire la possibilité pour lui de maintenir un temps une attitude active.
  • [8]
    L’investigateur, après s’être orienté, avec une vigueur éprouvant davantage le transfert, dans diverses directions qu’il avait essayées avant la crise, n’obtient que des dénégations de l’agressivité. La relation paraissant alors mieux assurée, il va tenter de laisser le patient diriger lui-même l’investigation.
  • [9]
    Pour se situer, le patient n’a donné que des notes de comportement. (Il est à remarquer que la passivité sensorio-motrice nocturne semble insupportable.) Aucune allusion, d’aucun ordre, n’est faite à des activités mentales, spontanées ou élaborées. On trouve là une illustration caractéristique du mode de penser « opératoire ».
  • [10]
    Les activités instinctuelles, au moins dans leur formulation, paraissent reléguées à ce niveau opératoire. Les satisfactions résident essentiellement dans la réussite sociale.
  • [11]
    Les interventions se limitent ici à la seule demande d’information. L’investigateur cherche à détourner le dialogue de thèmes qu’il y a lieu de considérer comme pathogènes et à le réorienter dans une direction plus sûre.
  • [12]
    La fuite loin de la mère exigeante a été mise en parallèle avec le refus d’un itinéraire donné. En fait, ce n’est que l’itinéraire et non l’aboutissement qui prête à variation. Le sujet se retrouve toujours, en fin de compte, au même endroit, au lieu de son travail. Notons encore que le mariage a été présenté comme une prise de distance vis-à-vis de la mère. Il est vraisemblable que les mêmes traits (en particulier ceux relatifs à la culpabilité œdipienne, dont on ne saurait négliger le rôle dans la fuite loin de la mère) ont été exactement retrouvés dans le mariage. L’itinéraire a été différent, sans doute, mais le rendez-vous identique.
  • [13]
    La relation manquée avec le fils a entraîné comme un sentiment de persécution et provoqué une poussée d’agression. Sa femme ne peut rien pour lui : le seul refuge, il le trouve dans la présence d’un « bon camarade ». À noter la difficulté de l’élocution lors de l’expression agressive.
  • [14]
    La fantaisie, de comportement, est mesurée et ramenée à une stricte réalité.
  • [15]
    C’est vraisemblablement la maîtrise dans l’action qui est rassurante. Cette assurance, vécue par le patient dans l’entretien même, va permettre à l’investigateur une tentative pour apprécier le transfert.
  • [16]
    Devant la difficulté à formuler la relation transférentielle, on cherche l’existence éventuelle d’une activité fantasmatique consciente, cela très prudemment. L’investigateur en effet soutient constamment le malade car son activité de représentation paraît fort limitée. La blessure narcissique que pourrait causer au malade la constatation de ce manque, de pair avec l’absence de recours défensif verbal, risqueraient de provoquer une nouvelle crise angineuse. Les seules défenses dont témoigne finalement le patient consistent en des activités de comportement.
  • [17]
    Il ne s’agit pas d’une activité fantasmatique de type hypocondriaque qui, elle, aurait une valeur défensive, mais, là encore, d’une tentative active de maîtrise de soi.
  • [18]
    Il n’y a pas en fait de réelle issue extérieure à l’agression, même motivée : elle reste limitée et immédiatement culpabilisante. Non seulement les mouvements agressifs sont rapidement contrôlés mais le sentiment même de l’agressivité est réprimé.
  • [19]
    L’investigateur vient en fait de solliciter le malade sur le plan de la situation œdipienne, d’où non seulement l’intérêt mais presque la nécessité d’apprécier le mouvement transférentiel immédiat. Notons que cette sollicitation a été présentée, comme cela a été déjà le cas, maintes fois, avec ce patient, sous la forme d’un appel à l’identification avec l’investigateur.
    Par ailleurs, devant l’œdipe, le patient a réagi par un jugement de valeur dont le sens est de séparer les deux éléments du couple, et de valoriser la femme aux dépens de l’homme. Somme toute, il supprime l’homme tout en niant sa jalousie à son égard. La précision et la rapidité de la réponse du patient à la sollicitation impliquent sans doute l’existence d’un fantasme sous-jacent. Mais l’investigateur n’a pas essayé de mobiliser ce fantasme, car confronté au manque de recours du malade (cf. note 2, p. 88) le thème en question paraît trop chargé.
  • [20]
    Le patient est déconcerté par un mode d’examen où l’attention est quasi exclusivement concentrée sur l’appréciation de la relation, sans référence à un système de repères et de mesure objectifs. Nous avons vu en effet le malade pour ainsi dire inscrire ses fantasmes d’emblée dans un comportement : il mesure littéralement la fantaisie en kilomètres. C’est donc afin de le restructurer que l’investigateur en vient à souligner son rôle d’observateur. Cependant, étant donné le danger impliqué par la passivité du rôle qu’alors il impose, il va, une fois encore, tenter de réassurer le malade en suscitant son identification avec lui. Parallèlement, il essaie d’apprécier ses possibilités relationnelles à ce point de vue.
  • [21]
    Il existe effectivement un repli narcissique marqué qui renvoie au retrait du patient face à la situation œdipienne : la femme est trop belle pour l’homme et l’homme est agressivement rejeté. Il n’y a donc, à la limite, de relation possible avec personne. Notons que ce retrait va de pair avec un refus de juger autrui.
    Á présent, on va tenter d’apprécier les possibilités relationnelles dans leur dimension homosexuelle.
  • [22]
    Les implications homosexuelles de la relation sont, elles-mêmes, très surveillées et seulement tolérées parce que tangentielles au cadre professionnel.
  • [23]
    Le début des troubles a occasionné une blessure narcissique qui a dû contribuer à renforcer le système de retrait du patient sous toutes les formes que nous avons vues. Fait habituel d’ailleurs, en raison de l’absence de recours défensifs de ces malades, qui crée un cercle vicieux de plus en plus pathogène.
  • [24]
    Allusion aux possibilités de déclenchement des crises par un mouvement agressif.
  • [25]
    Afin d’éviter la reviviscence d’une situation hautement pathogène, il est inutile d’insister sur l’état affectif ayant présidé à l’installation des troubles ; au reste on possède d’ores et déjà suffisamment de renseignements. C’est donc dans une intention prophylactique que l’investigateur s’enquiert immédiatement de l’état présent du malade. Si l’on considère cependant la situation conflictuelle originellement en cause, elle paraît liée à l’opposition des exigences du surmoi d’une part, qui l’ont induit à chercher un autre travail, et l’attrait de la dimension homosexuelle de sa relation avec son patron. De la sorte cette dimension s’est trouvée abolie, étant au malade un ultime recours relationnel.
  • [26]
    L’état du patient s’étant révélé plus stable (cf. note précédente), meilleure l’acceptation de sa relation avec l’investigateur, et même avec l’assistance, on se permet cette interprétation.
  • [27]
    Comme au niveau de la note précédente, on souligne au patient le caractère pénible de l’impression que lui procure sa passivité. Les contacts affectifs, qu’il semble éviter systématiquement, paraissent provoquer effectivement en lui un sentiment douloureux, non seulement en fonction de sa passivité, mais aussi de sa culpabilité.
  • [28]
    La relance du thème hétérosexuel a immédiatement suscité un retrait castrateur (il coupe la parole), puis une provocation homosexuelle séductrice. C’est comme s’il disait : « Je ne veux pas parler de mes relations avec ma femme mais je vous l’enverrai pour que vous vous occupiez d’elle. »
  • [29]
    On cherche évidemment à apprécier d’éventuelles corrélations, au moins dans le temps, entre l’évolution des troubles et le déroulement de la vie conjugale.
  • [30]
    L’abord des relations hétérosexuelles, comme au niveau de la note 1, page 98, lui fait interrompre l’investigateur. Celui-ci cherchait à apprécier les possibilités d’identification du patient avec sa femme, du moins à travers ce qu’il pouvait comprendre d’elle. En fait il va se contenter de constatations de comportement (significativement assorties d’un chiffre : 32 ans), sans aucun essai d’interprétation.
  • [31]
    L’évocation d’un sujet pourtant « en or » révèle une fois de plus la précarité de la manipulation fantasmatique, surtout quand il la regarde comme gratuite, alors qu’une actualité même pénible se trouve saisie comme si c’était une aubaine.
  • [32]
    Question de caractère systématique, qui vise à compléter les informations concernant la vie fantasmatique.
  • [33]
    Le rêve, vraisemblablement en résonance avec une scène primitive, ne se dégage cependant pas de la stricte réalité. L’opposition est par ailleurs flagrante entre le sadisme du contenu onirique et le refus du sadisme dans la vie consciente. On notera cependant que c’est à propos de la relation avec un animal, fondée sur une identification exclusivement émotionnelle et de comportement, où le jeu fantasmatique est rudimentaire, que le malade se permet de développer et d’exprimer librement un engagement affectif.
  • [34]
    L’identification, quasi « réduplicatoire », entre l’homme et la bête aboutit à un rejet commun des satisfactions instinctuelles agressives.
  • [35]
    Au moment où l’investigateur vient de soulever ouvertement le problème de l’agressivité, le patient lui coupe la parole afin de mettre en avant sa passivité et son impuissance. Or nous savons le danger que représente pour lui l’émergence de l’agressivité à la conscience.
  • [36]
    Des troubles de l’élocution apparaissent, en même temps qu’une inhibition fantasmatique, ce qui souligne l’impossibilité d’une prise de distance à l’égard du thème de l’agression réprimée. Une ébauche de sentiment de persécution se dégage alors comme au niveau de la note 1, page 87. N’oublions pas que seule la reprise de contact avec un camarade l’avait restructuré.
  • [37]
    L’état de la relation laissant de nouveau pressentir un certain risque de crise, on assure les conditions d’une identification homosexuelle dont on sait la valeur roborative. C’est dans cette perspective qu’il faut considérer l’explication fournie par l’investigateur.
  • [38]
    L’identification se révèle très précaire, sans doute parce que l’investigateur a fait appel à des éléments encore trop affectifs, et ne répondant pas au besoin exprimé par le malade d’être classé dans une catégorie. Le lien transférentiel homosexuel, trop fragile, semble céder (« Je ne vous parle pas comme vous voudriez »). L’investigateur va alors tenter un ultime essai de restauration de ce lien, en le découvrant ouvertement, puis en essayant d’en connaître la valeur originelle. Il s’agit là d’un mouvement contre-transférentiel d’urgence, appelé par la gravité de la situation immédiate, toutes les conditions d’apparition d’une crise angineuse étant maintenant réunies.
  • [39]
    En raison de l’absence de recours défensif, le patient n’a pu éviter ni la blessure narcissique, ni le retrait total hors de la relation. D’où la menace imminente de crise.
  • [40]
    L’investigateur abandonne maintenant l’enquête proprement dite, aussi bien que l’effort de restructuration sur un plan profond. Il va se consacrer uniquement à tenter de faire avorter la crise. À cette fin, il va d’une part introduire une distance entre le patient et lui, en proposant délibérément un thème étranger à la relation immédiate, et, d’autre part, le choisir dans une perspective identique à celle que le patient avait lui-même choisie (le voyage à Cassis), pour échapper à l’atmosphère de persécution liée à l’échec de sa relation avec son fils. On sait que le voyage en Italie a été de sa part l’objet de préparatifs, et l’on peut penser que le malade va donc retrouver une certaine maîtrise de sa pensée en évoquant ce projet. À remarquer, le caractère très soutenu du dialogue comme lors de la première crise angineuse (cf. note 2, p. 80).
  • [41]
    La conduite de la voiture constitue une issue bénéfique : on suscite donc sa représentation.
  • [42]
    La possibilité de reprendre librement contact avec un des assistants, le cardiologue présent, signe la restructuration et vraisemblablement l’avortement de la crise angineuse. On va d’ailleurs s’en assurer,
  • [43]
    L’état du patient permet d’amorcer la séparation. On prend soin de souligner l’utilité de l’investigation qui vient d’avoir lieu et d’envisager l’avenir dans le cadre de la relation avec le cardiologue, plus facilement accepté que l’investigateur, et auquel le malade vient de s’adresser directement.
  • [44]
    Devant la reprise par le patient du thème de sa blessure narcissique, cette intervention a une double portée. Dans un climat maintenant apaisé, l’investigateur peut, d’une part, inciter le malade à un regain d’identification transférentielle, et d’autre part stimuler, quasi didactiquement, son activité fantasmatique. Ceci est facilité par l’utilisation d’un contre-transfert homosexuel positif non altéré.
  • [45]
    Le malade, qui vient d’accepter, apparemment, l’intervention, bien que n’ayant pas pour autant laissé un quelconque libre cours à sa pensée, autorise l’investigateur, dans un mouvement thérapeutique, à profiter de l’allure positive du transfert pour critiquer ouvertement les exigences du surmoi en y substituant sa propre autorité.
  • [46]
    La qualité positive du transfert est maintenant évidente.
  • [*]
    Pierre Marty, Michel de M’Uzan, Christian David (1963), L’Investigation psychosomatique : sept observations cliniques, Paris, PUF, « Le fil rouge », 2e éd. 1994.
    L’investigateur était averti de l’existence d’un syndrome angineux chez le malade.
    Le cardiologue assistait à l’entretien.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.9.173

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions