Notes
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[1]
Anecdote de Freud racontée par Theodor Reik dans Trente ans avec Freud, C. Tchou, Bibliothèque des introuvables, 2005.
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[2]
Comme dit si joliment Mme de Sévigné.
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[3]
Smadja C. et Szwec G. (2004), in « Hystériques ? » Revue française de psychosomatique, n° 25, Paris, PUF.
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[4]
Ibid.
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[5]
Desjours C. (1984) « Le facteur sociologique, aussi important que le facteur psychique », Corps malade, corps érotique, Paris, Masson.
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[6]
Définition de l’excitation tirée du Robert.
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[7]
Freud S., « Freud, Selbstdarstellung ».
-
[8]
Castellano-Maury E. (1997), « Hystérie de vie, hystérie de mort ? », Revue française de psychosomatique, n° 11, Paris, PUF.
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[9]
Il serait trop long d’exposer la charge transgénérationnelle de cette famille, faite de secrets « honteux », d’hypocrisie, de transgressions cachées, de formations réactionnelles.
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[10]
Nous savons que la pensée opératoire s’attache aux problèmes factuels, pratiques, genre manuel d’instructions, et qu’elle évite – ou ne sait pas, ou ne sait plus – d’aborder les affects aussi bien érotiques qu’agressifs.
-
[11]
Dans Le Moi et le ça.
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[12]
Souligné par moi.
Freud prenait beaucoup de précautions avant de présenter ses cas. Au début du traitement de Dora il se demande « comment fixer, pour la communication ultérieure, l’histoire d’un traitement de longue durée » et souligne les difficultés que cela comporte : « La publication de mes observations reste pour moi un problème difficile à résoudre. » Il finit par justifier ce procédé au nom de la science qui finalement servira à de futurs malades.« À la question “Où vas-tu ?” Itzig, le cavalier
sans expérience, répond : “Comment le saurais-je ?
Demandez au cheval !” » [1]
2Rédiger un cas clinique pour sa publication me fait hésiter et me donne une inconfortable impression de trahison. Je crains de compromettre mon contre-transfert, surtout, comme c’est le cas ici, lorsque le traitement dont il s’agit est encore en cours, même s’il touche à sa fin. Je voudrais présenter à grands traits les points marquants d’une analyse assez brève. Il m’a semblé intéressant de m’attarder sur les différents mouvements déclenchés par l’échéance de sa fin, qui explicitent et condensent l’essence de cette cure.
3Nous sommes arrivées à un accord, Sophie et moi, pour mettre un terme à une analyse commencée il y a un peu moins de quatre ans, à raison de quatre fois par semaine.
4Tout au long de cette analyse, j’ai été partagée entre la prudence et l’incrédulité : les choses se déroulaient comme dans un traité de psychanalyse. Je m’obligeais dans mon contre-transfert à freiner mon enthousiasme analytique, tellement les séances étaient « belles », même dans les moments les plus dramatiques. Là où d’autres sujets s’enlisent dans un processus interminable, Sophie appartenait à ce genre de patient vivant qui « entre » [2] d’emblée dans le transfert, qui associe, rêve, se rebelle, souffre, régresse et progresse, nous dédommageant de bien de difficultés et faisant renaître en nous la conviction de la valeur de la psychanalyse.
5Tout en écrivant ceci, je vois une méfiance s’installer chez le lecteur. Quand les choses se passent trop bien, elles suscitent la suspicion. À mon avis, il y a actuellement une tendance à préférer rapporter dans nos écrits des cas « limites », « difficiles », « frustrants ». Le psychanalyste contemporain semble devoir souffrir beaucoup. Sans tomber dans un optimisme béat, nous devrions reconnaître la profonde satisfaction et le plaisir que notre travail nous procure de temps en temps.
6Qu’on ne m’interprète pas mal : avec Sophie il ne s’est pas agi d’un parcours idyllique et sans heurts fait d’une complaisance réciproque. Cela ne s’appellerait pas une psychanalyse. On connaît ces cures qui s’éternisent dans une séduction mutuelle, intellectuelle ou autre. Il s’est agi plutôt d’un voyage court et très accidenté – souffrance, doutes, difficultés et transfert négatif inclus – mais qui nous donnait l’impression, à la patiente et à moi, de travailler, d’élucider et d’avancer.
7Lorsqu’elle est venue me voir avec une demande d’analyse, Sophie, trente ans, brillante cadre d’entreprise, célibataire, ressemblait au cavalier Itzig, emportée çà et là par une force pulsionnelle autodestructrice qu’elle n’arrivait pas à dominer. Freud affectionne cette image du cavalier esclave de son cheval comme le Moi, chargé des intérêts de la personne, le serait du ça, source des pulsions : « s’il ne veut pas se séparer du cheval, il ne reste souvent [au cavalier] qu’à le suivre là où il veut aller (...) De même le Moi traduit généralement en action la volonté du ça comme si elle était sa propre volonté » (Le Moi et le ça).
8En trois ans et demi, Sophie est passée d’une chevauchée sauvage aux règles les plus élémentaires de l’équitation. Mais il y a toujours des risques à galoper et sa demande de terminer son analyse m’a rendu extrêmement prudente.
9Deux semaines après le retour des dernières vacances, elle a exprimé son souhait d’arrêter son analyse. Preuves à l’appui, elle me raconte son week-end, exclusivement consacré à sa propre personne. Heureuse chez elle, elle a rangé, fait les courses en prenant le temps, est allée à la piscine... elle n’a pas cherché à rencontrer les amis ou la famille. Elle sentait une grande plénitude avec des activités ordinaires : dormir, voir un DVD, cuisiner, se faire un shampooing :
« Je me sens bien... sans un motif particulier... c’est étonnant, ce n’est rien de spécial... la vie de tous les jours, marcher, respirer... tout ce que je vis porte ma signature... »
10Je lui dis que nous allons réfléchir. Ces derniers temps, elle a connu de semblables moments de bonheur tranquille, des éclaircies au milieu de la tempête : un voyage, un concert, une promenade, des épisodes où son Moi semblait émerger de sa gangue... Je restai sur mes gardes.
11Mais là, après avoir « balayé dans tous les coins », et rassurée par la consolidation des acquis, je sais tout au fond de moi qu’elle a raison. Et je me sens presque coupable d’admettre qu’un patient puisse aller bien en si peu de temps...
12Arrivée sous l’emprise d’une excitation inextinguible qui la mettait en danger, elle a atteint un équilibre suffisamment serein. Ses mots récents sont l’indice d’une prise de conscience nuancée :
13« Je sais qu’en moi il y aura toujours cette autre Sophie sauvage, mais je pense pouvoir arriver à la freiner à temps. »
14Je repense à notre dialogue lors du premier entretien :
S. : « J’ai pris tout le mauvais côté de mon père et tout le mauvais côté de ma mère. »
15A. : « Et vous ? »
S. : « Moi je ne sais pas qui je suis ni où je vais. »
16L’appauvrissement et le manque d’investissement libidinal de son Moi étaient massifs : l’Autre, interchangeable et sadique, l’absorbait totalement.
17Pourquoi ai-je choisi de parler dans cette revue d’une analyse classique ? À mon avis, il y a des cas où la névrose dite mentalisée et les manifestations somatiques se frôlent, et ce ne sont que les cas très caractéristiques qui ne laissent pas de doute sur l’indication du traitement. Toute névrose ne contient-elle pas toujours un noyau de névrose actuelle ? Dans l’économie psychique de Sophie, l’intrication de la pulsion était tissée, entre autres, d’une excitation extrême et d’un masochisme érogène tyrannique qui la mettaient constamment en danger, la maintenant sur le fil du rasoir entre une soumission totale à l’Autre et une rébellion « insensée ». « L’aspect protéiforme de sa constitution clinique » [3] et la force de la pulsion obscurcissaient le sens et cachaient une organisation mentale à prédominance hystérique de bien meilleure qualité, confirmant dans son cas la « valeur névrotique de l’hystérie » [4]. L’excitation déchaînée était ce cheval fou que nous avons tenté de « dompter », terme de Freud qui lui a parfois été reproché, mais qui dans ce cas s’accorde parfaitement avec le travail réalisé.
18Lors de nos entretiens préliminaires, Sophie fit état d’une vague maladie rénale « chronique », confusément diagnostiquée et « mal traitée ». Je ne suis pas arrivée à savoir exactement de quoi il s’agissait. La patiente non plus, d’ailleurs, ses proches ne lui ayant jamais rien dit. Dans cette famille folle, des secrets côtoyaient l’exhibitionnisme le plus extrême, dans un double message perturbant. Pour un psychanalyste psychosomaticien, ces circonstances sont troublantes, incompréhensibles même, mais il ne m’a pas été possible de me mettre en contact avec ses médecins à propos de ces événements anciens. Un brouillard recouvrait la probable « communauté du déni » (M. Fain) que mes efforts n’ont pas réussi à dissiper. Sa mère, disait Sophie, n’a plus voulu en parler, « cela lui faisait trop mal », laissant les choses enfouies à jamais. Je ne peux me fier qu’à l’excellente santé de ma patiente et me questionner sur les sombres histoires qui ont lieu parfois dans les familles... et dans certains services hospitaliers, et faire des hypothèses sur cette affection.
19Toute sa vie ma patiente a induit chez les autres cette « maltraitance » chargée d’érogénéité. Sans des indices favorables comme ses manifestations transférentielles immédiates et son exceptionnelle capacité d’auto-analyse, on penserait aussi chez elle à une forte composante de comportement.
20Je voudrais souligner ici un facteur qui a plus à voir avec la sociologie qu’avec la psychanalyse, souvent constaté, susceptible de nous égarer lors des premiers contacts avec les patients, surtout avec les adolescents [5]. D’un certain point de vue, à son arrivée Sophie était toujours une adolescente. Cela tient en partie aux conditions culturelles présentes, faites de bruit, d’horror vacui, de mouvement incessant, d’action plutôt que de réflexion. Tous ces petits démons électroniques qui abrasent la capacité d’attendre, qui fonctionnent comme un anxiolytique coupant à la racine la montée de l’angoisse, non résolue par l’élaboration psychique. L’excitation interne de Sophie trouvait dans ce contexte extérieur d’agitation un bouillon de culture spéculaire qui la rassurait. Lorsqu’elle a commencé l’analyse, son ingénuité cohabitait paradoxalement avec sa grande intelligence. La soumission totale face aux « diktats » familiaux, proche de l’hypnose, s’étendait au conformisme ambiant : obéissant aux idées reçues (« ce qui se faisait » et « ce qui se faisait pas »), comme à un manichéisme naïf sur « le bien » et « le mal », « le bon » et « le mauvais ». D’autre part, l’« agitation vide » (C. Desjours) où elle vivait était peut-être aussi le moyen d’écarter la montée des affects dangereux. La mode actuelle que traduit l’ « état d’une personne en proie à des impulsions et à des émotions diverses et qui ne peut pas rester en repos » [6] n’est-elle pas la nouvelle forme de la « belle indifférence » des hystériques d’antan ? Cette « belle indifférence », impliquant corps et motricité, se serait traduite jadis par des conversions et des douleurs invalidantes (pensons à Elisabeth von R.) sensées décharger les affects inadmissibles dans la conscience. Lorsque Sophie a cessé ses comportements moteurs frénétiques, et avant qu’elle commence à pouvoir élaborer son malaise par la pensée, elle a eu des épisodes de conversion sur le divan. Le « heavy metal », la « techno », le « raggaeton » et autres danses actuelles ne sont-ils pas une décharge motrice, une transe perpétuelle qui barre l’émotion et la pensée et favorise une certaine « indifférence » ? La mode généralisée des nuits blanches pourrait n’être qu’une façon d’éviter le sommeil et l’irruption inquiétante du rêve.
21Mais parfois l’arbre du « conformisme massif de la majorité compacte » [7] cache une riche forêt mal dégrossie. Malgré les variations déconcertantes de son régime psychique, Sophie s’est rapidement révélée une patiente « comme dans les livres », ce qui me mettait sur mes gardes, tellement forte était la séduction « analytique » que les séances avec elle éveillaient chez moi.
22En se voyant confronté à des cas qui résistaient à « l’alliance thérapeutique », Freud s’interroge sur l’énigmatique « besoin de châtiment » témoin du sentiment inconscient de culpabilité qui paralyse le processus analytique. Il est parfois malaisé de démêler :
231. le besoin de châtiment qui, malgré les difficultés, peut être abordé en analyse ;
242. la compulsion de répétition « au-delà du principe de plaisir » débouchant sur la pulsion de mort.
25Avec le premier point, même si le travail peut présenter des difficultés, l’analyse se déroule sous le signe d’Éros. La présence d’une « alliance thérapeutique » fait la différence, elle signe précisément cela : une alliance, une compréhension du travail que deux partenaires poursuivent ensemble, une acceptation implicite du cadre et des règles. Cela n’arrive pas souvent dans le deuxième cas. A. Green associe le premier point à l’économie de la psychosexualité, et le deuxième à celle de la destructivité. Au début d’un traitement, ces deux tendances semblent intimement liées, c’était le cas de Sophie. La destructivité occupait une place importante, mais l’analyse a eu un effet spectaculaire sur cet aspect de sa personnalité.
26Toutes les structures hystériques sont loin de se ressembler. J’ai mentionné ailleurs [8] l’évolution caractérielle que peut prendre l’hystérie et le côté mortifère et destructeur de cette structure, surtout au moment du vieillissement ou lorsqu’elle n’est pas traitée à temps.
27D’emblée, Sophie me parle d’un état de malaise intolérable qui va s’amplifiant. Un grave problème avec son dernier ami la décide à entreprendre une psychanalyse.
28Elle a fait de brillantes études supérieures. À vingt et un ans, elle trouve un emploi où son intelligence et sa capacité de travail l’ont vite fait progresser. Elle quitte ses parents et vit seule dans un appartement, mais souffre de phobies : panique dans la rue à la tombée de la nuit, peur de prendre le métro, d’être cambriolée quand elle est seule chez elle.
29Ces trois faits : études brillantes (dans un domaine abstrait), volonté de vivre seule et réussite professionnelle, montrent une autre facette de la personnalité de ma patiente. Sa force de caractère à propos de l’étude, du travail et du monde pratique (induite peut-être par une identification surmoïque à son père, travailleur acharné, ainsi qu’à une intuition salvatrice quant à son narcissisme de vie de s’éloigner du foyer familial pathologique) cohabite avec l’impossibilité de gérer ses affects.
30Autres symptômes actuels : elle a du mal à respirer, elle sent une boule dans la gorge, elle souffre de nausées, vertiges et vomissements dans des situations émotionnelles, surtout familiales. Il lui est arrivé de s’évanouir. Ces manifestations (qui évoquent la conversion) disparaîtront rapidement, à l’exception de situations ponctuelles significatives où l’excès d’excitation va jusqu’à se manifester, au début de la cure, par un opisthotonus sur le divan, et une paralysie passagère de la moitié du corps à la fin d’une séance particulièrement difficile.
31Elle a eu quelques rares épisodes de somnambulisme, parle en dormant et grince des dents. Elle rêve beaucoup, des rêves très riches qui ont contribué en grande partie à la progression de l’analyse.
32Deuxième d’une fratrie de trois, elle a une sœur aînée et un frère plus jeune. Milieu socio-économique très aisé, aisance relativement récente, de niveau intellectuel assez élémentaire : son père, d’abord garçon de courses dans une entreprise, finit PDG. Sa mère, grande névrosée, souffrant de polyarthrite, ancienne surveillante dans une école primaire, ne travaille plus.
33Sophie a baigné depuis toujours dans une atmosphère hautement sexualisée. Les parents appartiennent à cette catégorie assez fruste de la génération de 68 qui après avoir subi le « tout est interdit » de leurs propres parents sont passés sans nuances au « tout est permis » de leur temps. La patiente a assisté toute petite aux ébats de ses parents, n’importe où, à n’importe quel moment, toutes portes ouvertes. La famille se promenait nue, les toilettes n’avaient pas de verrou, les bains se prenaient ensemble, la mère embrassait ses enfants sur la bouche ; le père faisait irruption sans prévenir dans la chambre des filles, pinçait leurs seins naissants en riant, appelant cela faire des guili-guili. Il n’y avait aucune possibilité d’intimité, ni physique, ni psychique. La perversion avait trouvé une belle couverture dans l’utopique « libération ».
34Plus graves encore sans doute étaient les confidences sexuelles de la mère, dont Sophie était la cible choisie. Ce rapport incestueux quotidien durait pratiquement depuis toujours. S. en était flattée, elle se sentait « la préférée ».
35Au fur et à mesure de la progression de l’analyse, ma patiente, qui pensait au début ces choses « naturelles », a pris conscience du poids que cela représentait dans son économie psychique [9].
36Première séance : Sophie, très jolie fille, dissimule sa beauté en s’engonçant dans des survêtements informes de couleur indéfinissable, tête basse, les cheveux dans les yeux, chaussée de grosses bottes d’adolescente. Elle mettra longtemps à me regarder.
37Son intelligence pratique et sa vivacité de compréhension contrastent avec une ingénuité désarmante face à certaines réalités et une culture générale assez limitée – elle prononce des mots de travers, comme dans les milieux les plus simples, et ignore la signification de certains mots usuels. Elle est néanmoins très appréciée dans le poste important de cadre administratif qu’elle occupe, peut-être par la qualité « opéra-toire » de ses fonctions, où elle excelle [10]. C’était une autre façon pour Sophie de vivre aveuglée. Le jour un travail presque automatique, la nuit la boisson et la techno. Étonnant est le trésor de richesse psychique que ces comportements occultaient.
38Enfant surexcitée, elle a fait longtemps pipi au lit et se masturbait compulsivement et continuellement. Cette excitation perpétuelle fut renforcée par la supposée maladie rénale, soi-disant déclarée à ses cinq ans, dont le diagnostic reste mystérieux. Hospitalisée pendant un an, elle ne voyait sa famille que derrière une vitre. Par la suite, elle a été soumise à des examens réguliers traumatiques (elle me parle de sondes, d’explorations génitales douloureuses, les jambes ouvertes devant le médecin et ses élèves, de douleurs, de sa terreur quand il fallait aller à l’hôpital). On soupçonnerait volontiers un sadisme iatrogénique, peut-être induit inconsciemment par cette mère perverse et incestueuse, ajouté à l’ambiance d’excitation hypersexuelle de son foyer. Pour aggraver la situation, Sophie était tenue dans l’ignorance de la date de la visite mensuelle à l’hôpital. Un beau matin, sa mère la réveillait et lui disait : « Aujourd’hui c’est le jour de l’hôpital. » On imagine l’état permanent d’anxiété et d’excitation de la petite fille. Ces visites à l’hôpital ont duré de cinq à onze ans. L’énurésie dont elle souffrait depuis toujours s’est arrêtée tout de suite après.
39Dès le début de l’analyse, les changements progressifs de Sophie irritent profondément la tribu familiale, surtout mère et sœur aînée, ses deux tyrans favoris, à qui elle ne raconte plus exhaustivement les moindres détails de sa vie. Sa nouvelle façon de s’habiller, de se coiffer, de manger, de penser, de vivre, tout est objet de critiques et de déplaisir. Elles ne la reconnaissent plus. Il est vrai qu’elle n’a plus rien de la victime mal fagotée des débuts et ce papillon sorti de sa chrysalide qui a récupéré son Moi met un frein à leur désir d’emprise, exacerbant la frustration du sadique privé de souffre-douleurs.
40Sa mère appartient selon moi à ce genre de femme qui aime leur enfant tant qu’il représente leur prolongement narcissique, objet docile de toutes leurs projections. Dès que l’enfant grandit et montre son besoin d’indépendance, de personnalité propre, c’est pour elles une blessure narcissique insupportable, signe du passage du temps, de la séparation, du rejet... surtout elles constatent que leur enfant est différent, toute différence étant pour elles un scandale.
41 L’évolution de Sophie au cours de son analyse a été douloureuse : le travail de deuil progressif de sa tribu possessive, inattaquable, qu’elle disait « adorer », lui a causé une grande souffrance. En fait, sa soumission excitée et son masochisme érogène faisaient d’elle la victime propitiatoire de cette famille perturbée, l’objet de prédilection qui cristallisait les fantasmes transgénérationnels familiaux.
42Cette souffrance était compensée par la découverte et le plaisir de son fonctionnement psychique et de sa capacité de rêver. Une riche fonction onirique soulignait en parallèle le cheminement de l’analyse.
43Ainsi, dans les larmes et les déchirements, dans le transfert négatif passager envers l’analyste qui l’arrachait à ses affects et à de délicieuses tortures, les idoles familiales, « amicales » ou autres « mauvaises compa-gnies » qu’elle admirait aveuglément sont tombées les unes après les autres de leur piédestal.
44La compulsion de répétition avait aussi marqué sa vie, les bourreaux s’étaient succédé, tous différents et tous les mêmes. Non seulement elle attirait comme un aimant les motions pulsionnelles sadiques de sa famille mais elle fréquentait des personnages de plus en plus troubles et dangereux.
45Progressivement et péniblement fut entrepris le deuil de ses attachements sado-masochiques : famille, amis, employeurs, collègues, dans les larmes et le vertige de la solitude, dans la culpabilité et les retours en arrière où de nouveau elle se punissait de ses progrès, revenait à des comportements débridés, mangeant, buvant, fumant, le tout avec excès, couchant avec le premier venu, mettant sa vie en danger en prenant le volant en état d’ivresse. Heureusement la cocaïne, à laquelle elle touchait en venant me voir, disparut très vite de sa vie.
46Le plus difficile a été d’aborder la relation brûlante avec sa sœur, longtemps évitée. Elle dit un jour : « J’en viens à ma sœur après tous les autres... Quand est-ce que je vais faire le tour de ceux qui m’ont fait tant de mal ? »
47Cette élaboration s’est déclenchée à l’issue d’une scène entre ses deux petits neveux, M. trois ans et F. deux ans. Ils regardaient la télévision et M. s’est jeté sur son frère, il l’a attrapé par le cou et il serrait fort « avec un regard vraiment assassin, son visage était décomposé ». Sophie a dû les séparer et elle a vu dans ce regard, terrible celui de sa sœur (mère et fils se ressemblent comme deux gouttes d’eau). Elle a été prise de panique en s’identifiant au petit F.
« Voilà comme elle me regardait, j’ai revécu ma terreur comme si c’était hier et j’ai compris que ma sœur a toujours voulu me tuer... et moi j’ai obéi à ses désirs de mort... Elle m’a toujours haïe, le plus terrible c’était son mépris, son indifférence... J’ai parlé de ma mère, de mon oncle, de J., de V., de T., mais au fond je savais qu’elle était le nœud de la question, la source de tous mes maux. »
48Le lendemain elle est en retard pour la première fois. Elle a pris le métro dans le sens inverse. Elle s’interprète :
49« Si je suis arrivée en retard, c’est que je n’ai pas envie de toucher de nouveau au problème de ma sœur, ça me fait trop mal. »
50À la séance suivante, elle arrive bouleversée par un rêve « épouvantable, le plus horrible que j’ai jamais eu de ma vie, j’ai cru mourir ». Suit un grand silence : « J’ai peur de le raconter. » Un silence encore plus long : « Un campements de gitans. » Sa voix s’étrangle, autre long silence. Elle poursuit entre les larmes : « Il y avait là un enfant... » Le récit du rêve se poursuit, saccadé, en pleurs :
« un enfant de trois ans... je reconnaissais mon neveu M. et il était déjà toxicomane... à l’héroïne (la sœur de la patiente a le rôle de “l’héroïne” de la famille) mais ce n’était pas sa faute... il était comme ça en naissant parce que c’était le fils d’une femme héroïnomane. Et je le voyais prêt à tout, cherchant sa dose (les pleurs s’accentuent). Je le voyais avec sa cuillère pour chauffer sa drogue... Et puis il y avait là un homme, un chameau qui devait lui fournir sa drogue... mais pour cela il exigeait... il exigeait... il violait l’enfant... non, on ne peut pas dire qu’il le violait... l’enfant était consentant. »
51Ce rêve, extraordinairement condensé et surdéterminé, recueille en quelques séquences une grande partie du matériel travaillé dans l’analyse. Il se révélera très résolutif, malgré la réaction excessive et dangereuse de Sophie.
52En effet, suite à cette séance, elle sort de chez elle, se met à boire dans le bar d’en face et trouve un prétexte pour conduire, déjà pas mal éméchée. Cependant, avant de prendre le périphérique elle fait demi-tour et rentre chez elle, voit qu’elle avait laissé une pizza dans le four. La maison était tout enfumée, elle était arrivée à temps.
53Elle est désespérée, tout est à recommencer, l’analyse ne sert à rien, c’est toujours pareil... Après s’être plainte abondamment, elle reconnaît des progrès. Avant, elle faisait ça TOUS les week-ends, c’était sa routine. Maintenant quelque chose la fait se voir de l’extérieur et arrêter à temps.
54À partir de là nous avons travaillé en profondeur sa relation avec sa sœur, très douloureuse pour elle. Toute sa vie elle a essayé de lui plaire, d’attirer son attention, de l’imiter, d’être à ses ordres,... et « comme elle me traitait comme de la merde, je me suis efforcée d’être une merde ».
55Un autre rêve significatif semble signer la résolution de cette relation.
« Je suis devant un gratte-ciel immense et je vois toute ma famille groupée sur la terrasse du dernier étage... ils me font des signes. Ils ont l’air de se moquer de moi, ils tirent la langue, me font des gestes obscènes... je n’aperçois pas mon père et je m’inquiète... Je monte les escaliers très péniblement, il y a une grande confusion, je n’arrive pas à prendre l’ascenseur qui est toujours bondé avec des grappes de gens qui poussent pour pouvoir y entrer. Dans un palier je vois ma sœur, elle a son visage de six ou sept ans, avec des dents qui lui manquent sur le devant, elle me regarde méchamment et me montre un écrit que je n’arrive pas à déchiffrer. Je m’efforce parce que je sais que si je n’y arrive pas elle va me pousser dans les escaliers. J’ai peur. Ses yeux sont petits et durs, comme ceux d’un animal.
Tout d’un coup je suis déjà en haut, mais ma famille n’est plus là... alors je descends par la façade en faisant des acrobaties, m’agrippant aux balcons et me balançant pour prendre mon élan comme font les singes. Je n’ai pas peur, je suis très à l’aise, comme si je savais faire ça depuis toujours... »
56Je récapitule ici des pans de sa vie :
- Petite enfance dans un contexte hautement sexualisé. Énurésie, masturbation.
- De cinq ans à onze ans, hospitalisation et traitement douteux.
- À onze ans, fin de l’énurésie. Un jeune oncle à qui elle demande en montrant son pantalon : « qu’est-ce que tu as là ? » sort son pénis en érection : « C’est ça que j’ai. »
- À partir de là, brève période obsessionnelle, rituels à l’heure de se coucher. Son goût de l’ordre a perduré jusqu’à maintenant.
- Changement d’école, elle va à celle que dirige l’oncle en question et où sa mère est surveillante. Interdiction de s’adresser à eux autrement que comme une élève. Pour ne pas sembler lui attribuer des privilèges et « lui forger le caractère », elle est négligée et devient le bouc émissaire des autres élèves. Elle grossit, on se moque d’elle. Elle a un petit ami qui l’embrasse en cachette et dit l’aimer mais qui la ridiculise en classe et dresse tous les autres enfants contre elle. Recommence à faire pipi au lit. Années de solitude et de souffrance.
- À la maison, depuis toujours, sa sœur, pour laquelle elle a une admiration infinie, la bat, la méprise, la maltraite ou l’ignore sadiquement.
- Dès le début de ses études secondaires, elle change d’établissement et fait de brillantes études, suivies d’un diplôme universitaire. Elle trouve aussitôt du travail.
- Malgré son indépendance, elle reste fusionnée avec sa famille. Elle commence une vie nocturne déchaînée.
58Ce bref résumé montre l’incohérence et la brutalité qui ont accompagné son enfance et son adolescence.
59L’analyse a aussi restauré l’image du père envers lequel elle prétendait ne sentir qu’une sorte de mépris, probablement comme une formation réactionnelle à l’amour passionné pour lui qu’elle finit par reconnaître. Auparavant elle le critiquait amèrement, lui reprochant ses absences, ses routines inflexibles, son apparente indifférence. Finalement elle s’est rendu compte qu’il était le seul à l’avoir respectée, protégée et aidée en toute occasion. À un moment donné, ce père s’en alla vivre pendant deux ans avec une autre femme, puis revint. Dans l’identification fusionnelle avec sa mère, Sophie lui en voulut longtemps ; elle dut supporter une charge supplémentaire de pleurs, de plaintes et de confidences sexuelles de sa mère. Personnellement je pense que sans ce père relativement équilibré Sophie n’aurait pas conservé ce fond de lucidité qui l’a aidée à se sortir d’une voie extrêmement périlleuse.
60À partir de son adolescence, Sophie avait toujours eu des « fiancés » qui se succédaient les uns aux autres. Elle les quittait dès qu’elle avait un remplaçant, ne supportant pas de se sentir abandonnée, comme à l’hôpital de son enfance, et comme sa mère par son père. Une des questions que je me suis posées lors de sa demande de fin d’analyse était justement si elle ne m’abandonnait pas avant que je ne le fasse. Dernièrement elle a croisé dans la salle d’attente une patiente qu’elle n’avait jamais vue auparavant ; elle me dit :
« Je vois qu’il y a déjà quelqu’un qui va prendre ma place. »
61Pour revenir à sa vie amoureuse, elle ne supportait pas de rester seule et séduisait n’importe qui pour remplacer celui qu’elle chassait. Aucun ne lui plaisait vraiment, certains même la dégoûtaient. Tout cela s’accompagnait de sexe sans plaisir, d’alcool, de cocaïne, de folles virées dangereuses en voiture.
62Un des motifs pour commencer son analyse : elle s’était engagée dans le chemin de la drogue et de la maltraitance, psychologique et physique, assortie de menaces de chantage de la part de son ami du moment, au cas où elle le quitterait. Six mois après le début du traitement, elle changea la serrure de son appartement et après des épisodes pénibles n’entendit plus parler de cet individu. Elle avait senti que cette fois elle était allée trop loin.
63Je m’étonnais qu’elle pût mener de front une réussite professionnelle irréprochable, abattant le travail de deux personnes, faisant des heures supplémentaires et se levant à six heures du matin, tout en passant des nuits folles. Était-ce la manie ou une santé physique hors du commun ? Que devenait sa mystérieuse maladie rénale chronique ? En fait, ses troubles somatiques se limitaient à des cystites aiguës occasionnelles, coïncidant invariablement avec des exposés publics pour son travail. L’exhibitionnisme qui la débordait me faisait penser que l’illusoire « maladie rénale » de son enfance n’était que le fruit d’un excès d’excitation inélaborable, exacerbé par une hospitalisation et un traitement abusifs, porteurs d’une équation : exhibition/excitation/culpabilité/punition.
64Une séquence qui avait toujours régi son existence.
65Lors de sa demande de fin de traitement, elle me dit en ce moment se forcer pour venir, ce qui ne lui était jamais arrivé auparavant. L’analyse lui pèse, elle l’empêche de disposer de son temps et de son argent. Maintenant elle a hâte que cela finisse... mais elle se méfie... Elle craint les mauvaises surprises.
66Elle va longuement évoquer avec lucidité les moments forts de son analyse, le souvenir de ses rêves les plus marquants, la douleur de « naître de nouveau ». Elle exprime ce qu’elle a ressenti après les nombreux épisodes douloureux sur le divan :
« ... j’ai eu l’impression de renaître mais j’ai senti la douleur d’être sortie dans un monde froid où il faut s’habituer à vivre ».
67L’élaboration de la séparation continue. Récemment elle m’annonce qu’elle part faire un voyage avec des amies et va manquer deux séances. Pendant toute sa durée, l’analyse était la priorité absolue, rien ne lui aurait fait rater une séance. Elle se souvient que je lui avais dit que même si elle ne venait pas, la séance existait toujours dans ma tête et dans la sienne, alors... Au retour elle me raconte son séjour merveilleux, son impression d’irréalité :
« vous vous imaginez... moi... dans un endroit pareil... jamais je l’aurais cru... c’était comme un rêve ». Elle ajoute : « Mais je me suis punie de ce bonheur en faisant du voyage en avion une torture. La peur que l’avion tombe, la peur de mourir, chose que je n’avais jamais ressentie ! Je ne veux pas mourir maintenant que ma vie me plaît ! Mais on dirait que je dois toujours me faire souffrir lorsque les choses vont trop bien. »
68Un peu plus tard un rêve vient illustrer ce désir et cette peur d’autonomie :
« Je me suis réveillée ce matin avec une énorme sensation de bonheur. Mais c’est la première fois dans l’analyse que je ne me rappelle pas du tout du contenu du rêve, il s’est volatilisé aussitôt. Je ne pourrai pas vous le raconter, rien que cette sensation extraordinaire que je ne peux pas expliquer avec des mots... »
69Freud dit au sujet de la sensation [11] :
« La distinction entre conscient et préconscient n’a aucun sens en ce qui concerne les sensations [12], le préconscient fait ici défaut. Les sensations sont ou bien conscientes ou bien inconscientes. Même si elles sont liées à des représentations de mots, ce n’est pas à celles-ci qu’elles doivent de devenir conscientes. »
70Je me dis que Sophie court-circuite son préconscient et le prive de mots afin de garder pour elle quelque chose de secret, d’intime, une satisfaction ressentie par son narcissisme « de vie ». Bientôt elle n’aura plus à partager ses rêves avec moi : elle s’essaye à la répétition générale de notre proche séparation.
71Le lendemain elle est triste. Elle ne voulait pas venir parce qu’elle n’a pas envie de pleurer.
« Hier soir je me suis donnée une raison fausse pour me fâcher avec vous... je me disais que vous aviez réussi à me séparer de ma famille et de mes amis, que je paye tout ceci de solitude. Et aussi : mais de quel droit cette femme attaque ma mère ? (Ce que je me suis toujours bien gardée de faire.) J’ai compris que je me montais la tête parce qu’ainsi la séparation serait moins difficile, mais je ne veux pas partir d’ici fâchée, je veux partir bien... J’ai peur de la séparation... vous allez me manquer, pas vous comme analyste mais aussi comme personne. J’ai peur de me sentir très seule. »
72J’étais très émue et je pensais à ce que disait Freud sur la difficulté de recevoir des aveux d’affection de la part des patients.
73Je finirai en rapportant dans sa presque totalité la dernière séance en date :
« Aujourd’hui je suis moins triste. Peut-être parce qu’hier c’était mon anniversaire... trente-cinq ans... et tout va bien.
J’ai maigri, j’ai repris ma vraie couleur de cheveux, je m’habille à ma façon, je vais au gymnase... Je n’ai plus qu’à cesser de fumer, mais je suis sûre que ça viendra...
Je n’ai jamais aimé mon anniversaire. Arrivée à vingt ans, j’ai commencé à m’angoisser, j’avais peur du temps qui passait et de ne pas pouvoir me marier, de ne pas avoir des enfants. Je m’étais mis une date dans la tête : avant les trente-cinq ans, avant les trente-cinq ans... ! il fallait me marier et avoir un enfant avant les trente-cinq ans... à chaque anniversaire je me disais : je n’ai plus le temps, je n’ai plus le temps !
J’associais ma tristesse de ces derniers jours avec la fin de l’analyse, mais j’ai compris qu’il y avait aussi quelque chose à voir avec mon anniversaire. Ça y est, j’ai trente-cinq ans, je ne suis pas mariée, je n’ai pas d’enfant... mais je ne me suis pas effondrée.
Hier je l’ai fêté chez mes parents avec toute la famille. Je le redoutais, mais c’est incroyable la distance émotionnelle et les limites que j’ai réussi à mettre avec eux. Et ce n’est pas eux qui ont changé, c’est toujours le même cirque. Avant cela aurait été insoutenable pour moi... maintenant je ne souffre pas et je ne me fâche même plus.
Tous dans leur rôle, mon père nerveux, bougonnant, “nous sommes trop nombreux on ne tiendra pas à table...” Il est toujours renfrogné lorsqu’il sent sa maison envahie et après il est content. D’ailleurs j’ai beaucoup ri avec lui.
Quant à ma mère, toujours la même, critiquant ma robe, tu étais mieux avec les mèches blondes, tu as mauvaise mine, tu es trop maigre...
Ma sœur ne s’est adressée à moi que trois fois, le reste du temps elle m’assassinait du regard : “comment as-tu pu maigrir autant ?” puis “combien tu as maigri ?” puis “rappelle-toi bien que si tu as maigri c’est parce que je t’ai donné l’adresse de ce médecin”. J’en suis arrivée à ce qu’elle me fasse de la peine, c’est une pauvre femme...
Mon frère n’arrêtait pas de me faire des photos, “tu es tellement belle”.
Les cousins indiscrets : “D’où tu viens ?” J’ai omis de leur répondre, avant je m’étalais, je ne laissais pas un détail dans l’ombre.
Voilà, c’est ça ma famille... et malgré tout hier j’étais heureuse. Je ne souhaite plus que mon père ne ronchonne pas, que ma mère ne soit pas si acerbe, que ma sœur ne me déteste pas autant... De mon frère... je n’ai rien à dire de lui, peut-être ce dont nous avons parlé, sa naissance et mon identification à ma mère dans le désir d’être aussi sa mère... cet idéal de maternité qui n’était pas le mien... Il y a quatre ans, cette réunion m’aurait démolie, aujourd’hui je suis fière de ma tenue, de la distance que j’ai réussi à mettre qui me permet d’être bien avec eux..
Ce que je n’ai pas encore surmonté c’est ma peur de parler en public. J’ai bientôt une présentation et déjà je suis inquiète, même si ce n’est plus l’angoisse d’avant. Mais ça me trotte dans la tête...
Hier, après la fête d’anniversaire, il était tard, je suis restée dormir chez mes parents... mes deux petits neveux sont restés aussi. Dans ce cas ma mère dort avec eux. Le matin je me lève tôt et qu’est-ce que je vois ? ma mère qui se promène nue dans le couloir... elle a toujours dormi nue, et après tout c’est son droit, mais elle dort avec mon petit neveu de trois ans dans le même lit... j’ai eu un haut-le-cœur, je me suis dit : c’est ça que j’ai vécu, j’étais triste et désolée pour mon neveu, mais je ne peux rien faire... je sais que chez ma sœur c’est pareil, elle répète le même schéma, mais malheureusement je ne peux pas m’en mêler. C’est tellement aberrant ! Mais j’ai été capable de me dire que ce n’est pas mon problème. Moi j’ai changé, elles ne changeront jamais, mais leur interaction avec moi, celle-là, oui, elle a changé, elles n’osent plus aller trop loin dans leurs attaques, elles me respectent, je crois même qu’elles ont un peu peur de moi...
C’est drôle, je parlais de mon angoisse de parler en public et voilà que j’associe avec l’exhibitionnisme de ma mère... Je me souviens qu’à la fac je n’avais pas peur d’intervenir et de parler... j’étais même exhibitionniste moi aussi, j’adorais ça... jusqu’au jour où nous avons eu la conférence d’une psychologue qui est venue nous parler de l’énurésie... je ne sais pas pourquoi... À partir de là, fini, je n’ai plus osé prendre la parole et mes peurs ont commencé, ce fut un changement brutal.
Elle associe : “Quand je pense que j’ai arrêté de faire pipi au lit à onze ans... quand il n’y a plus eu de visites à l’hôpital... six ans soumise à ces bestialités... Comment une chose pareille est-elle possible ? Et ma mère, à quoi elle pensait ? Et ces réveils sans être prévenue... : “Aujourd’hui c’est la visite.”
Je pense que mes obsessions sont venues après, j’avais besoin que tout soit rangé, clair et net, je ne supportais plus l’incertitude, ni l’attente, ni le désordre, je ne savais pas être spontanée...
Il reste la question de l’amour. Je voudrais bien avoir quelqu’un que je puisse aimer vraiment. Mais je n’ai plus le modèle que ma mère m’avait mis dans la tête : pour être une Vraie Femme il fallait un mari et des enfants. Je l’ai longtemps cru, et je suis bien contente d’avoir découvert que ce modèle n’était pas moi : je m’imagine assise dans une maison conventionnelle, affalée devant la télé, grosse et blonde, avec un bébé que je ne veux pas et un mari quelconque que je n’aime pas, n’importe quoi pourvu que je sois mariée, malheureuse comme les pierres, le tout pour plaire à ma mère. »
74Il nous reste un mois avant la fin. Il y aura peut-être des surprises, je ne sais pas ce que nous réserve cet espace de temps. Mais j’ai confiance.
75Un passage de la Bible cité par Freud me vient à l’esprit : « ce que tu ne peux pas faire en volant, fais-le en boitant ; boiter, dit le prophète, n’est pas un péché ». Sophie m’a dit récemment que pour la première fois de sa vie elle avait enfin les pieds sur terre.
76Elle n’essaiera plus de voler, elle boitera peut-être, mais je suis persuadée qu’elle ne tombera pas.
Mots-clés éditeurs : Excitation, Perversion, Névrose actuelle, Masochisme érogène, Iatrogénie, Hystérie, Erregung, Cure classique, Névrose de comportement, Aktualneurose
Mise en ligne 14/05/2008
https://doi.org/10.3917/rfps.033.0097Notes
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[1]
Anecdote de Freud racontée par Theodor Reik dans Trente ans avec Freud, C. Tchou, Bibliothèque des introuvables, 2005.
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[2]
Comme dit si joliment Mme de Sévigné.
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[3]
Smadja C. et Szwec G. (2004), in « Hystériques ? » Revue française de psychosomatique, n° 25, Paris, PUF.
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[4]
Ibid.
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[5]
Desjours C. (1984) « Le facteur sociologique, aussi important que le facteur psychique », Corps malade, corps érotique, Paris, Masson.
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[6]
Définition de l’excitation tirée du Robert.
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[7]
Freud S., « Freud, Selbstdarstellung ».
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[8]
Castellano-Maury E. (1997), « Hystérie de vie, hystérie de mort ? », Revue française de psychosomatique, n° 11, Paris, PUF.
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[9]
Il serait trop long d’exposer la charge transgénérationnelle de cette famille, faite de secrets « honteux », d’hypocrisie, de transgressions cachées, de formations réactionnelles.
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[10]
Nous savons que la pensée opératoire s’attache aux problèmes factuels, pratiques, genre manuel d’instructions, et qu’elle évite – ou ne sait pas, ou ne sait plus – d’aborder les affects aussi bien érotiques qu’agressifs.
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[11]
Dans Le Moi et le ça.
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[12]
Souligné par moi.