Notes
-
[1]
De M’Uzan M. (1976), De l’art à la mort, Paris, Gallimard.
-
[2]
Racamier P.C. (1992), Le Génie des origines, Paris, Payot.
-
[3]
Voir en particulier : Green A. (1995), " L’objet et la fonction objectalisante ", in Propédeutique, la métapsychologie revisitée, Paris, Champ Vallon.
-
[4]
Freud S. (1913), " Le motif du choix des trois coffrets ", in OC, t. XXII, Paris, PUF, 2005. Après l’évocation des trois formes féminines qui se succèdent dans la vie de l’homme, la mère génitrice, la femme compagne érotique qu’il choisit à l’image de sa mère et la terre-mère-mort, Freud nous propose la représentation suivante du vieux roi Lear : " Mais le vieil homme cherche en vain à saisir l’amour de la femme, tel qu’il l’a d’abord reçu de la mère ; c’est seulement la troisième des femmes du destin, la silencieuse déesse de la mort, qui le prendra dans ses bras " (p. 65).
-
[5]
Notre travail s’est achevé pendant les derniers mois au domicile de ce patient, à raison d’une séance de trois quarts d’heure par semaine. C’est très exceptionnel que je fasse ainsi, car le plus souvent les patients meurent à l’hôpital. Sébastien a voulu mourir chez lui, parmi les siens, et un dispositif médical fut mis en place dans ce sens. Il souhaita que nous continuions notre travail chez lui, " jusqu’au bout ", que " je ne le lâche pas ", ce qui avait été sa demande depuis le début. Dans ce contexte j’ai accepté. Tout particulièrement avec ces patients, le maintien de la continuité de la prise en charge me paraît centrale.
-
[6]
De l’art à la mort, p. 194.
-
[7]
Ibid., p. 185.
-
[8]
Freud S. (1919), " L’inquiétante étrangeté ", in Œuvres complètes, vol. XV, 1916-1920, 1996, p. 168.
-
[9]
Parat C. (1995), L’Affect partagé, Paris, PUF.
-
[10]
Stern D. (1985), Le Monde interpersonnel du nourrisson, Paris, PUF.
-
[11]
" Le sujet vient en parallèle, mais clivé de ses possibilités d’intégration, faire vivre à l’analyste ce qu’il n’a pu vivre dans son histoire ", in Roussillon R. (1999), Agonie, clivage et symbolisation, Paris, PUF, p. 14. Pour mes patients, cette forme de transfert consiste à faire vivre à l’analyste ce qu’ils ne peuvent vivre de leur histoire actuelle et ne peuvent symboliser afin que soient restitués (ou non, c’est-à-dire en étant uniquement partagés) sous forme d’affects ou de paroles des affects à peine nommés.
-
[12]
Blanchot M. (1980), L’Écriture du désastre, Paris, Gallimard.
-
[13]
Semprun J. (1994), L’Écriture ou la vie, Paris, Gallimard.
Ne crois-tu pas que la mort vit
Dans le soleil d’une cerise ?
Le printemps ne peut-il aussi
Te tuer par un de ses baisers ?
Crois-tu que le deuil anticipe
Le drapeau de ta destinée ?
Vois-tu dans la tête de mort
Ta souche au tas d’os condamnée ?
1La mort n’est pas seulement un ultime accident de la vie somatique, elle est aussi un événement psychique. C’est " un dernier travail que tout être doit accomplir au cours de ce passage qu’est littéralement le trépas " [1], ultime travail du deuil de soi, qui commence bien souvent avant l’agonie.
2La mort est un objet de refus, de révolte car elle est atteinte majeure du narcissisme fondamental qui règle notre vie. Au niveau conscient, chacun cherche dans cette réalité incontournable la possibilité de n’en n’être pas trop meurtri psychiquement. L’entame narcissique qu’elle inflige se noue avec les fondements de celui-ci dans ses rapports aux regards de l’autre, à la reconnaissance et l’étayage. La mort blesse ce qu’il y a de plus profond dans nos assises subjectives constituées par et dans le lien à l’autre. Le montage des différentes identifications, signe de vie, est remis en cause, perd son sens. Ce n’est plus l’intégrité du sujet qui est en jeu mais son intégralité. Mourir nécessite " un renoncement d’être " [2] qui participe d’un processus de désubjectivation qui peut être progressif, brutal, anarchique selon les capacités du moi à supporter sa perte, son effacement définitif. Mais la mort oblige aussi à désinvestir les objets d’amour, et à dénouer absolument les attaches qui s’y lient. Le processus de désubjectivation va de pair avec un processus de désobjectalisation (terme que j’emprunte à A. Green [3]) s’organisant selon diverses figures de la séparation qui dans sa phase ultime est " desserrement ", " plongeon dans les froides ténèbres " dit Baudelaire, " lâchage ", arrachage et dépend de la qualité de la relation à ce moment-là. Cette dernière étape suscite chez certains, comme nous allons le voir plus loin, un embrasement relationnel. Le travail du trépas se présente ainsi comme activateur du dynamisme de la déliaison tempéré par celui de la liaison dans lequel s’ombiliquent affects d’angoisse et de douleur.
Douleurs de la haine
3Sébastien : grand, beau, à peine 50 ans, brillant, dans un climat chaotique d’angoisses et de douleurs qui l’empêchaient de rester assis dans son fauteuil, m’a demandé de l’aider à guérir, sachant qu’avec un cancer comme le sien, il avait " dix pour cent de chances de s’en tirer ". Dans le cas où nous échouerions, il me priait de l’accompagner dans la mort, puisque c’était ainsi que les professionnels disent ces choses, et surtout de " ne pas le lâcher au bord du précipice ". Il ne tenait pas à mourir comme un " con ", voulait " découvrir sa vérité, seul moyen de s’en sortir, dans tous les cas ". J’ai accepté en raison de la manière dont il voulait prendre en main sa fatale destinée, de son courage qui n’était pas de la frime, et d’un certain mouvement de révolte qui m’animait : " Un type comme lui, à cet âge ce n’était pas juste. "
4Il a commencé par remplir mon bureau en évoquant de nombreuses femmes, tellement notre tête à tête l’effrayait ; le mouvement transférentiel m’évoquait une sorte de variante du " motif du choix des coffrets " [4] dans laquelle étaient prises dans un jeu de superpositions d’ombres et de lumières " la déesse de l’Amour " et " la déesse de la Mort ". Premier enfant d’une fratrie de quatre, il était le préféré de sa mère qu’il décrivait comme " oppressante ". Elle lui avait " empoisonné " la vie avec " son affection dépressive " au même titre que son cancer l’empoisonnait lentement à présent. L’envahissement des métastases prit aussi l’allure de l’envahissement de son petit carnet par mes initiales pour des rendez-vous qu’il s’inventait, il notait " D.K. ", moins dangereux que " D.C. " qui marquait à la fois ses désirs de mort à mon égard et la crainte que cela ne se retourne contre lui dans l’horreur de son décès. Cependant, à cette époque, où j’avais commencé à me rendre chez lui, lorsque j’arrivais il n’était pas prêt à me recevoir, encore en train de faire sa toilette, etc. [5]
5Il me parla assez peu de son père, mort lorsqu’il était encore jeune. Il m’en proposa une image idéalisée qui lui servit de modèle dans la direction de son entreprise et dans la façon dont il choisit de mourir.
6Ils étaient mariés depuis de longues années avec Camille. Ils avaient deux filles de 14 et 7 ans. Camille était " la femme des soins " pour la maison, les enfants, mais certes pas pour lui, jusqu’au jour où il dut lui demander de passer de la crème sur ses escarres de plus en plus douloureuses. " Cette proximité, cette intimité sont insupportables, et ma haine à son égard est avilissante ", me dit-il alors. La nécessité des soins réactivait la séduction maternelle primaire, ses ambigu ïtés incestuelles et la haine que provoque la dépendance. La honte des blessures narcissiques ne faisait qu’aggraver la haine. Nous avons pu avancer un peu sur la haine et la honte qu’il éprouvait à l’égard de sa mère. Il put alors demander à Camille de l’aide, " être dans ses bras comme un gros bébé ", apprécier ses soins et pleurer avec moi, ce qu’il n’avait jamais pu faire jusqu’alors.
7Sur le fond du soutien des tendresses devenues possibles avec son épouse et un rapprochement psychique avec moi, nous pûmes évoquer la culpabilité retournée contre lui-même que la douleur sortait du silence d’une souffrance intériorisée. La condensation temporelle que provoquent les derniers moments de la vie dévoile l’urgence de traiter le champ de la culpabilité et de la honte " pour mourir en paix " et pour disposer de toute l’estime de soi. En partant de l’ambivalence que Sébastien avait à l’égard de sa femme, de sa mère, d’autres encore et de moi- même qu’il faisait attendre, le travail que nous avons fait transforma sa douleur. " Je pense, me dit-il un jour de façon très docte, que c’est important de nettoyer les sentiments de culpabilité. "
Travail du trépas
8La réflexion de M. de M’Uzan sur " Le travail du trépas " a été très éclairante pour moi. Dans cet article, il décrit combien les proches peuvent souvent faire défection à cause du travail de deuil qu’ils doivent entreprendre, tandis que chez le mourant se développent une appétence relationnelle, une expansion libidinale et une relation transférentielle intenses. Dans l’histoire de Sébastien, la présence de sa famille et de ses amis fut très remarquable. Elle fut à la hauteur de la générosité et de l’intelligence de Sébastien qui tenta le plus possible de leur rendre sa fin supportable.
9Un transfert intense va se développer. Mes initiales dans son carnet d’adresses en sont un des premiers signes. Grâce à ses amis, il peut aller voir sa maison dans le Midi et m’en rapporte les dernières photos et une rêverie sur nos " noces de soleil ". Progressivement, il faut " qu’il fasse un rempart contre ses amis qui envahissent sa maison et contre l’invasion des métastases ". Il se concentre sur la façon dont il va dire au revoir à sa femme, à ses deux filles. Pour Chloé, la plus jeune, c’est plus difficile, " il n’a pas fini sa tâche avec elle, il n’a pas envie de l’abandonner, il ne sait pas comment lui dire au revoir ". Le cercle de ses investissements libidinaux se resserre, il est trop douloureux, trop à vif, pour supporter la présence de ses amis qui devient trop effractante. Son univers se rassemble. Nous formons lui et moi une dyade. Ses douleurs et ses angoisses se font abandonniques, il pleure beaucoup, il supporte très mal que je le quitte et j’ai de plus en plus de difficultés à partir. Il me traite d’" arrache-cœur ".
10M. de M’Uzan suggère que plus les capacités de transfert du mourant augmentent, plus il concentre peu à peu ses intérêts profonds sur une seule personne, qui ne fait pas partie des êtres les plus chers. L’important, c’est que l’objet élu soit capable de s’exposer, sans angoisse excessive, au large mouvement captatif qui tend à l’envelopper entièrement, autrement dit qu’il n’y ait pas entre ce qu’il est et sa représentation dans l’esprit du patient une trop grande hétérogénéité. " Le mourant forme ainsi avec son objet ce que j’appellerai sa dernière dyade, par allusion à la mère dont l’objet pourrait bien être une dernière réincarnation. " [6]. M. de M’Uzan note aussi : " Il s’engage, en vertu de ce que j’imagine comme une sorte de savoir de l’espèce, dans une ultime expérience relationnelle. Alors que les liens qui l’attachent aux autres sont sur le point de se défaire absolument, il est paradoxalement soulevé par un mouvement puissant, à certains égards passionnel. Par là, il surinvestit ses objets d’amour, car ceux-ci sont indispensables à son dernier effort pour assimiler tout ce qu’il n’a pu être jusque-là dans sa vie pulsionnelle, comme s’il tentait de se mettre complètement au monde avant de disparaître. " [7] Il est bien évident que tous les mourants ne manifestent pas un tel appétit, certains s’éteignent doucement, d’autres se cloîtrent dans un isolement absolu, descendent avant terme dans leur caveau. Avec Sébastien, j’ai essayé d’être une mère suffisamment bonne, lui proposant, par l’environnement que je représentais avec la mélopée de ma voix, un holding qui lui a permis psychiquement de " se laisser tomber dans mes bras " puis " de mes bras ", et ainsi de faire peut-être moins douloureusement le grand saut en lâchant ses investissements narcissiques et libidinaux. Je note à cette époque : " Il veut bien mourir mais il ne sait pas comment faire, c’est une grande première pour lui, il n’est pas un "pro" de la mort. " " S’accrocher à la vie, c’est s’accrocher à des barreaux. " Il dira cela en s’agrippant d’abord à mon regard, puis en serrant mes mains longuement. être ainsi passeur nécessite d’accepter d’entrer avec le mourant dans le monde inquiétant des " cris et chuchotements ", mais la disponibilité importante, la continuité psychique que l’on tente de maintenir à son égard requièrent en plus des modalités particulières de l’investissement d’objet, la prise de conscience du triomphe narcissique qu’implique cette mort pour nous : nous resterons quant à nous du côté de la vie.
11Lors de mes deux dernières visites, Sébastien était dans son lit, un peu agité, silencieux. La mort était trop proche pour en parler, et nous le savions. Le transfert était particulièrement intense, je le comprenais comme une sorte d’ultime adresse à sa mère, " Maman ", crient souvent les mourants. Le contre-transfert, dans ces moments-là, me semble être une vague déferlante qui entraîne avec elle les rejetons d’anciennes ambivalences et la culpabilité associée. Dans le creuset des silences, nous avons fini notre travail.
Mort et objet de tendresse
12Quelques semaines avant sa mort, les débuts de quelques entretiens nous plongent dans une atmosphère d’inquiétante étrangeté particulièrement contaminante. Sébastien se sent menacé par un double. Il s’agit bien de lui, mais ce double a un visage diabolique, gris. Il sent par moments cet autre lui-même, il est froid. La frayeur que le double provoque est telle qu’il se lève, va voir dans la pièce voisine s’il n’est pas là, me demande s’il n’est pas fou. Je pense alors qu’il a des métastases cérébrales, ce qui n’est pas le cas, et ce n’est pas non plus la morphine qu’il gère lui-même très bien et permet que les douleurs somatiques " l’encombrent " peu.
13Il m’apparaît que le double permet d’une part à Sébastien de se " présenter " (et non pas de se " re-présenter ", car cela signifierait un déjà connu) sa propre mort, et d’autre part, par un effet de clivage du moi, le double est mis à distance d’une partie de celui-ci pour le préserver. Sur l’autre partie du moi sont projetés les contenus inacceptables concernant la mort qu’il essaye de figurer. Dans " L’inquiétante étrangeté " [8], Freud évoque le thème du double, en citant d’abord Rank : " Le double était à l’origine une assurance contre la disparition du moi ", un " démenti énergique de la puissance de la mort et il est probable que l’âme "immortelle" a été le double du corps ".
14L’empathie se dévoile lors de ces situations dans sa dimension d’" affects partagés " [9], d’" accordage affectif " [10]. Notre attitude intérieure se fait écoute du mouvement, du rythme, du tempo, de la couleur de la voix qui précise à eux seuls la proximité de la mort. Sur le fond troublé, bouleversé, abattu, mouvant de nos éprouvés, plus que jamais la sonorité de notre voix, notre ton, la scansion de nos paroles, la qualité de nos silences, la tension ou l’affaissement de notre écoute organisent à ce point le cadre analytique dans sa dimension de sensorialité. Le langage étant de moins en moins organisateur de l’échange, au transfert dans et par l’appareil de langage se substitue de plus en plus une autre forme de transfert : le transfert dans et par les interactions affectives et comportementales, un transfert sur l’objet de tendresse.
15Quelle que soit, d’ailleurs, la problématique sous-jacente, la douleur ressentie et donnée à ressentir prend place dans les éprouvés contre- transférentiels, à la fois comme répétition de traces anciennes réactivées et comme témoin du transféré, d’une douleur acceptable / inacceptable pour nous. Nous sommes là, dans ces moments particuliers, dans une forme de transfert par retournement, tel qu’il est théorisé par R. Roussillon [11], pris comme porte-corps et porte-parole d’un affect qui doit trouver sa place dans l’espace thérapeutique que nous proposons.
Effacement de la trame
16Si lors de notre première rencontre Sébastien évoqua sa mort, ce fut dans une formule statistique : 10 % en réchappent. Puis il l’évoqua à nouveau ainsi : " Chloé (sa fille de 7 ans) m’a dit que je serai mort quand mes cheveux auront repoussé. Elle est plus claire que moi. Il paraît que ça pousse encore dans la tombe. Je vais tomber en morceaux ? Elle a raison, j’ai à nouveau mal ici et là (il me montre des parties de son corps qu’il caresse). Pauvre, qui devient un petit vieux, je vais peut-être me liquéfier. T’en penses quoi ? (Dans les moments de grandes angoisses, Sébastien me tutoie.) Chloé souffre, tu lui dirais quoi ? "
17Un mois plus tard : " Si on rassemblait les éléments importants qu’on a découverts ? Quand on meurt comme ça : en perdant ses forces, invalide, ne pouvant plus marcher, il y a un vidage de son narcissisme. Mais mourir comme on a envie de mourir, c’est un réconfort narcissique, on meurt fier de ce qu’on a fait. " " Je ne veux pas mourir comme un lâche. " À cette époque, pris par ses démarches pour régler sa succession, il n’est pas trop douloureux.
18Bientôt il a l’impression que tout lui échappe, en particulier la maladie, et il a des crises de larmes. Il me parle d’un cauchemar (le seul évoqué) : " Des bulles éclatent. " Il associe sur son cancer. Il pleure. Puis il paraît affolé. Douleurs à l’idée du moi qui se désagrège, soutenues par les fantasmes sur le cancer.
19Quelques jours avant sa mort il me dit : " Je veux bien mourir, mais si on m’admire... ça donne le vertige. " Sa douleur psychique me semble alors cruelle, térébrante, perforante. Il prend très peu de morphiniques, sa douleur physique semblant anesthésiée, et il ne prend que peu de tranquillisants. Il veut être jusqu’au bout présent à sa mort, la vivre. À certains moments, il pousse des sortes de hurlements qui me paraissent sans fin, sans fond et s’accroche à mon regard effrayé.
20La douleur de mourir est liée à l’insoutenable idée de la perte de soi comme chute hors du monde. Mourir implique l’effacement de la trame, du tissage plus ou mois fin, ténu, de notre enveloppe psychique dans ce qu’elle a de continu, malléable, perméable, stable, tissu vivant sur lequel les impressions, les identifications viennent s’inscrire dans leur diversité et variabilité. Cette matrice formée par la tendresse maternelle doit se rompre, larguer les amarres du sentiment d’appartenance, d’identité, de lien, de relation à l’autre.
Traces immortelles
21Au cours de notre travail, un jour Sébastien me dit : " Vous écrirez sur moi, n’est-ce pas ? " Son image est restée dans ma mémoire, je le rends vivant aujourd’hui. La douleur de sa mort proche lui faisait poser la question des traces laissées dans la mémoire des autres, ainsi que dans la mienne, traces vives ou simples éraflures, mais traces qu’il souhaitait réelles, vivantes. Le pire était l’idée de l’anéantissement de sa vie, sans que persiste une trace symbolique de lui-même comme effet et fruit de ses actes de filiation, de pensée, de création. Cette petite partie détachable de lui-même devait être vouée à l’immortalité en lien avec l’intérêt de ceux qui l’aimaient et lui survivraient. Elle se trouvait en même temps liée à la reconnaissance de sa perte. Un autre mécanisme défensif de clivage, non lié au double, que je retrouve toujours chez les mourants, permet au moi d’un côté d’accepter et de l’autre de dénier la réalité de la mort en particulier par ces fantasmes d’omnipotence que sont les fantasmes d’éternité. Ils permettent une sorte de retour à l’hallucination paradisiaque de la pleine satisfaction, face à la douleur et la détresse à surmonter qui ouvrent l’espace de la trace traumatique comme mémoire origine.
22Lorsque Sébastien m’a fait cette demande, j’ai associé sur " L’écriture du désastre ", titre du bel ouvrage de M. Blanchot. Le désastre, dit Blanchot, est " rupture avec l’astre " ; notre mort est " au-delà du désastre " [12]. Pour ce qui me concerne, je pense que la mort est un désastre, mais le travail de séparation qu’elle impose peut être " viable " à travers des liens tissés sur des zones de contact qui peuvent être élémentaires. Ils bercent, apaisent et font trace des dernières rencontres. Ils permettent que le travail de l’adieu ne soit pas vécu comme un impossible arrachement, source d’une hémorragie et d’un désespoir sans nom, mais comme un moment sacré où l’âme des choses devient sensible dans la lente métamorphose du lien. La présence devient alors support d’une possible absence éternelle.
23Dans L’Écriture ou la vie [13], J. Semprun montre combien par l’écriture nous exorcisons la mort, notre mort, l’écriture transformerait aussi le désastre...
Mots-clés éditeurs : Douleur, Tendresse., Empathie, Mourir, Deuil, Travail du trépas
Date de mise en ligne : 01/06/2007
https://doi.org/10.3917/rfps.030.0147Notes
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De M’Uzan M. (1976), De l’art à la mort, Paris, Gallimard.
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Racamier P.C. (1992), Le Génie des origines, Paris, Payot.
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[3]
Voir en particulier : Green A. (1995), " L’objet et la fonction objectalisante ", in Propédeutique, la métapsychologie revisitée, Paris, Champ Vallon.
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[4]
Freud S. (1913), " Le motif du choix des trois coffrets ", in OC, t. XXII, Paris, PUF, 2005. Après l’évocation des trois formes féminines qui se succèdent dans la vie de l’homme, la mère génitrice, la femme compagne érotique qu’il choisit à l’image de sa mère et la terre-mère-mort, Freud nous propose la représentation suivante du vieux roi Lear : " Mais le vieil homme cherche en vain à saisir l’amour de la femme, tel qu’il l’a d’abord reçu de la mère ; c’est seulement la troisième des femmes du destin, la silencieuse déesse de la mort, qui le prendra dans ses bras " (p. 65).
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[5]
Notre travail s’est achevé pendant les derniers mois au domicile de ce patient, à raison d’une séance de trois quarts d’heure par semaine. C’est très exceptionnel que je fasse ainsi, car le plus souvent les patients meurent à l’hôpital. Sébastien a voulu mourir chez lui, parmi les siens, et un dispositif médical fut mis en place dans ce sens. Il souhaita que nous continuions notre travail chez lui, " jusqu’au bout ", que " je ne le lâche pas ", ce qui avait été sa demande depuis le début. Dans ce contexte j’ai accepté. Tout particulièrement avec ces patients, le maintien de la continuité de la prise en charge me paraît centrale.
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[6]
De l’art à la mort, p. 194.
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[7]
Ibid., p. 185.
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[8]
Freud S. (1919), " L’inquiétante étrangeté ", in Œuvres complètes, vol. XV, 1916-1920, 1996, p. 168.
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[9]
Parat C. (1995), L’Affect partagé, Paris, PUF.
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[10]
Stern D. (1985), Le Monde interpersonnel du nourrisson, Paris, PUF.
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[11]
" Le sujet vient en parallèle, mais clivé de ses possibilités d’intégration, faire vivre à l’analyste ce qu’il n’a pu vivre dans son histoire ", in Roussillon R. (1999), Agonie, clivage et symbolisation, Paris, PUF, p. 14. Pour mes patients, cette forme de transfert consiste à faire vivre à l’analyste ce qu’ils ne peuvent vivre de leur histoire actuelle et ne peuvent symboliser afin que soient restitués (ou non, c’est-à-dire en étant uniquement partagés) sous forme d’affects ou de paroles des affects à peine nommés.
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[12]
Blanchot M. (1980), L’Écriture du désastre, Paris, Gallimard.
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[13]
Semprun J. (1994), L’Écriture ou la vie, Paris, Gallimard.