Couverture de RFPS_028

Article de revue

Cure ou répétition du trauma ?

Pages 69 à 90

Notes

  • [1]
    Richard Gist, 1996, A Critical View of Debriefing ; Richard J. McNally, « Psychological debriefing does not prevent post-traumatic stress disorders », Rose, Compulsory Debriefing of Victims of Trauma Should Cease. Tyano Samuel, Journal de l’AMIF, n° 546. Il faut citer ici deux ouvrages classiques de référence : Claude Barrois, Les Névroses traumatiques, Paris, Dunod, 1998, et Michèle Bertrand, Trois défis pour la psychanalyse, Paris, Dunod, 2004.
  • [2]
    Sidney Stewart (1991), in Revue française de psychanalyse, Sidney Stewart (2002), Mémoire de l’inhumain, Éditions Campagne Première. Texte republié dans Sidney Stewart, Le Traumatisme, Monographies de psychanalyse, 2005.
  • [3]
    Claude Janin, Monographie de psychanalyse, Paris, PUF, 2005, p. 48.
  • [4]
    Actes du Colloque international de psychanalyse « Une mère, une terre, une langue », UNESCO, décembre 2001.
  • [5]
    André Green, La Causalité psychique, Odile Jacob, 1995. Voir aussi Lucile Garma, « Rêve traumatique, traumatisme de rêve », in Penser les limites, La Chaux-de-Fonds, Delachaux et Niestlé, 2003.
  • [6]
    Rachel Rosenblum, « Un destin écran ou l’homme qui avait deux destins », in Revue française de psychanalyse, Paris, 2001.
  • [7]
    Gitta Sereny, Au fond des ténèbres. De l’euthanasie à l’assassinat de masse. Un examen de conscience. Ce travail a fait l’objet d’une thèse de Joseph Torrente (non publiée).
  • [8]
    Si l’on met ensemble ces différents aspects de l’interaction entre la journaliste et l’ancien Kommandant, on voit qu’il s’en dégage quelque chose de très voisin d’une relation thérapeutique : absence de jugement, invitation à tout dire, sollicitation de l’émotion.
  • [9]
    On pourra aussi lire le travail de Gilbert Diatkine, « Les bourreaux n’ont ni honte ni culpabilité ».
  • [10]
    Rachel Rosenblum, « Mourir de dire », Revue française de psychanalyse, PUF, I, 2000.
« Plus je fore dans les mots, plus mon malheur s’aggrave. »
Michel del Castillo

1Après certaines expériences, le retour n’est peut-être plus possible. Voici ce qu’écrit, dans un rouleau découvert enterré dans le sol d’Auschwitz, un Sonder Kommando du nom de Zalmen Gradowski :

2

« Dis-leur, à tes amis et connaissances, que, si tu ne reviens pas, ce sera parce que ton sang s’est arrêté et figé
Dis-leur que si ton cœur se change en (pierre), ton cerveau se transforme en froid mécanisme à penser, ton œil en simple appareil photographique, tu ne reviendras pas davantage vers eux » (texte publié en 1944, traduit par M. Pfeffer).

3Survivre à un trauma historique majeur entraîne des conséquences lourdes à porter. Parmi celles-ci, la culpabilité et la honte d’avoir survécu dans des circonstances vécues comme inavouables et parfois délibérément conçues comme dégradantes. Le fait de se taire expose souvent le survivant à une sorte d’existence desséchée, à une « mortdanslavie ». Mais le fait de dire l’expérience intolérable peut entraîner des dangers non moins graves. Ce dire semble, dans certains cas, déclencher des épisodes psychotiques, des atteintes somatiques graves, voire le suicide ou la mort. Dans le « tout-dire » de la cure, dire privé s’il en est, un danger moindre, mais réel, guette le témoin : celui de la réaction thérapeutique négative.

4C’est ce danger inhérent au fait de « dire » qui sera discuté ici, en référence aux réponses ou aux parades qui permettent le sauvetage du témoin. Il s’agit tout d’abord des tentatives d’autosauvetage émanant de ces témoins qui visent à rendre « tolérable l’intolérable », à penser et panser leurs blessures. Il s’agit ensuite de la conduite de la cure au cours de laquelle l’impératif du « tout dire » doit parfois être modulé en acceptant des zones de réticence et où l’art de l’interprétation peut s’ouvrir à de nouveaux registres. Le « partage psychique silencieux » n’est souvent pas suffisant. Faut-il alors aller jusqu’au partage de la honte, jusqu’à une co-élaboration qui va jusqu’à « prêter sa psyché » ? Telles sont les stratégies qui esquissent le « travail en double », la « chimère », l’étayage par l’œuvre d’art.

5Le « dire » dont il est ici question n’est pas le « dire » qui survient immédiatement après un événement traumatique provoquant l’effroi, dire que sollicite la pratique du « débriefing ». On sait que cette pratique a été soumise à de nombreuses critiques, que si dans les années 80 (Mitchell) elle avait force de prescription, il en est tout autrement aujourd’hui  [1]. Contrairement au « débriefing », le « dire » dont il est question ici et les manifestations post-traumatiques qui l’accompagnent apparaissent après une période longue et parfois très longue, qui peut aller jusqu’à une trentaine voire une cinquantaine d’années, au cours de laquelle un traumatisme reste non intégré, clivé, gelé. Le trauma « enkysté » peut être alors réveillé, réactivé, de façon parfois incontrôlable. Il peut l’être par un événement extérieur. Il peut aussi l’être par un développement survenant au cours d’une cure, une désorganisation prenant de surprise l’analyste comme le montre une histoire de cas exemplaire publiée pour la première fois en 1991 par Sydney Stewart  [2].

6Il s’agira donc ici de situations où la traumatisation est en fait une retraumatisation, de situations où une subjectivation tardive intervient longtemps, parfois très longtemps après les faits, que ce soit dans le contexte d’un témoignage écrit, d’une thérapie (d’une analyse) ou d’un entretien sans visée thérapeutique.

7Dans de telles situations, il arrive souvent qu’un trauma, qui avait été originellement clivé et dissocié, qui avait été vécu sans y croire, qui avait été soustrait par son ampleur même à la conscience du sujet et dont il ne restait plus que des traces abstraites, fossilisées, vidées d’affect, méconnaissables, soit réinvesti de toute la charge affective qui était la sienne et parfois même manifeste une telle charge affective pour la première fois.

8Proposons d’emblée un exemple de trauma non vécu au moment où se produisent les faits, un exemple de Verwerfung, d’expulsion de la représentation insupportable, de fin de non-recevoir de la réalité du trauma au moment où il se produit. J’emprunte cet exemple à Catherine Couvreur (Revue française de psychanalyse, tome LXVI) : « Lors des bombardements alliés à la fin de la guerre, la petite Maria, ses deux jeunes sœurs et sa mère, enceinte de huit mois, se trouvent dans le jardin de la maison. Maria se trouve juste derrière sa mère qui s’est couchée sur les deux petites sœurs. Un éclat d’obus a dû lui sectionner l’artère fémorale. Il y a sûrement du sang. » Pourtant, écrit Catherine Couvreur, « elle ne se souvenait pas du sang … mais seulement d’une espèce de grand jet blanc… »

9De ce cas, rapporté de façon extrêmement nuancée, je voudrais souligner quatre éléments :

  1. Le premier concerne la perte d’affect vis-à-vis du souvenir traumatique. Maria raconte : « Je n’ai pas réalisé qu’elle [ma mère] était en train de mourir. Je n’ai rien ressenti. J’ai perdu non pas les souvenirs… Mais … tout ce que j’ai ressenti à ce moment-là. »
  2. Le second concerne la nature étrange du souvenir de Maria. Freud, dans un texte de 1894, parle de « la représentation insupportable qui est rejetée en même temps que son affect ». Cette formulation est voisine de ce que Green élaborera plus tard comme une « hallucination négative ». On comprend alors qu’outre la perte d’affect, le jet de sang, curieusement vidé de sa couleur, se soit transformé en un « grand jet blanc ».
  3. Le troisième concerne une sorte de partage des affects. Le traumatisme de Maria, « non parvenu au moi », n’est cependant pas perdu pour tout le monde. Catherine Couvreur est sidérée. Le traumatisme – comme l’a suggéré, dans d’autres circonstances, Janin – devient alors celui de l’analyste. Maria fait vivre à l’analyste ce qu’elle-même n’a pu vivre de sa propre histoire, ce qui chez elle est resté, non intégré ou clivé.
  4. Le dernier concerne l’imbrication des traumatismes. En effet, pour Catherine Couvreur, le traumatisme de Maria est bien plus que le résultat d’une violence. (a) Certes c’est un traumatisme lié à la violence : Maria est en danger de mort. Elle perd sa mère, elle perd ses sœurs. Elle est au cœur d’une série d’événements irrévocables. (b) Mais c’est aussi un traumatisme narcissique de perte et de blessure au niveau du moi ; une identification narcissique mélancolique avec l’objet détruit, une idéalisation commémorative, protégeant le moi de la culpabilité éprouvée. (c) Et c’est enfin un traumatisme sexuel, puisque le souvenir-écran figure ici une scène primitive. « On ne peut pas envisager les conséquences de ce trauma indépendamment de ce qui s’était passé avant lui, indépendamment des expériences et impressions traumatiques précoces qui, comme Freud l’indiquait déjà, ne sont pas à proprement parler remémorables. »

10L’étude extrêmement nuancée que Catherine Couvreur consacre à la patiente qu’elle appelle Maria démontre l’importance d’une continuité entre une clinique propre au traumatisme et les stratégies plus habituelles ou plus classiques de la psychanalyse. Cette continuité est visiblement souhaitable. Est-elle toujours possible ?

11Certes, il existe une approche en quelque sorte « classique » du traitement des traumatismes. C’est celle que préconise Ferenczi dans un texte de 1932 où le psychanalyste hongrois invite à « répéter » le trauma dans un contexte où il serait atténué ou affaibli. « Si on veut atteindre les origines d’un choc inattendu, non préparé et écrasant, il faut répéter le traumatisme lui-même et [] dans des conditions plus favorables, il faut l’amener pour la première fois à la perception et à la décharge motrice […] Cela implique l’abandon complet de toute relation au présent et une immersion complète dans le passé traumatique. Le seul pont est la personne de l’analyste » (Ferenczi, 1932, cité par Couvreur, RFP, p. 692).

12Mais l’immersion totale demandée par Ferenczi expose à bien des dangers. Elle expose notamment à celui d’une « rencontre entre une représentation inconsciente et une perception, comme si la perception prenait alors valeur de réalisation hallucinatoire du désir. […] Une telle réalisation a toujours pour conséquence – directe ou indirecte – un danger d’atteinte à l’intégrité narcissique du sujet » (André Green, Travail du négatif, 1993, p. 260).

13Le risque est alors celui d’un « collapsus topique », collapsus d’autant plus grave, nous dit Anne Raoul Duval, qu’il intervient plus tôt dans la vie psychique du sujet. Claude Janin, qui a créé et développé cette notion de « collapsus », parle d’une rencontre « malheureuse » entre fantasme et événement, rencontre qui se conclut par « une perte du sens de la réalité »  [3].

14« Dans ces “malheureuses rencontres” (A. Green) entre fantasme et événement, l’espace psychique et l’espace externe communiquent de telle sorte que l’appareil psychique ne peut plus remplir son rôle de contenant du monde interne ; c’est ce que Claude Janin a appelé le collapsus de la topique interne. Dans de telles circonstances, le sujet ne sait plus quelle est la source de son excitation : interne ou externe » (Janin, ibid.).

15Je voudrais revenir ici à une question que je me pose depuis plusieurs années, et que j’ai formulée dans un texte intitulé « Peut-on mourir de dire ? » C’est la question des effets cathartiques, mais parfois dévastateurs de la parole, du témoignage, du récit, lorsque ce récit porte sur un trauma, et en particulier lorsque ce trauma semble en quelque sorte réaliser des vœux de mort liés à la névrose infantile. La mise en évidence de ceux-ci doit-elle être abordée de la même façon que dans une cure classique ? Le dégel de certains affects devient-il alors une étape vers la guérison ou un parachèvement du trauma, une brèche où s’engouffrent maladies et cauchemars, voire parfois une entrée dans la psychose ?

16Catherine Couvreur parle à juste titre d’une « imbrication des traumas », mais la stratégie thérapeutique ne consiste-t-elle pas, dans de telles situations, à les désimbriquer, à les séparer, à faire en sorte que la réalité matérielle, historique du trauma soit en quelque sorte tenue à distance de ces réalités psychiques qui semblent s’incarner en elle et se réaliser à travers sa terrible présence ?

17La clinique des névroses s’intéresse aux moments de dépersonnalisation ; aux moments où s’effacent les limites entre le moi et le non-moi, aux moments où l’identité vacille, aux moments où se manifeste une « inquiétante étrangeté ». De tels moments permettent en effet de mieux procéder à la levée des refoulés. Mais, face à un danger de suicide ou d’un nouveau collapsus débouchant sur la folie, la clinique du traumatisme doit-elle obéir aux mêmes priorités ? Ne doit-elle pas au contraire proposer de nouveaux registres d’intervention ? Ne faut-il pas, avant toute chose, procéder à la restauration du moi ?

18Tels sont les problèmes sur lesquels semble buter la solution idéale proposée par Ferenczi. Comment garantir des conditions « favorables » à la répétition du traumatisme ? Comment faire que, comme l’écrit Janin, la « rencontre entre réalité psychique et réalité matérielle » n’abolisse pas une seconde fois « la distinction entre l’interne et l’externe » ? Comment faire qu’au lieu d’être « plus favorable », la répé-tition du traumatisme ne fasse empirer la situation ?

19C’est en référence à cet ensemble de questions que seront discutées les histoires de cas présentées ici. Certaines racontent des succès thérapeutiques ; d’autres évoquent des échecs. Peut-être les questions que j’ai posées permettront-elles de mieux savoir pourquoi.

BOUCLE D’OR

20Boucle d’Or est une femme autour de la soixantaine qui vient me consulter car, en dépit de son élégance et de tous les signes qui lui permettent de manifester une réussite sociale, elle souffre de moments de grande dépression accompagnée de crises de boulimie alternant avec des crises de toxicomanie où elle utilise les diurétiques et les laxatifs à dose élevée pour éliminer les contenus de son corps.

21Son état s’améliore lentement jusqu’au moment où, avec l’aide d’un écrivain qu’elle appelle son nègre blanc, elle se lance dans l’élaboration d’un récit qui résume les grandes étapes de sa vie. Boucle d’Or se trouve à la montagne pour une primo-infection quand sa mère et ses sœurs sont raflées par la Gestapo. À son retour à Paris, elle retrouve alors son père dont elle me dira souvent qu’elle le déteste encore. À son tour, son père est raflé par la Gestapo et Boucle d’Or, recueillie d’abord par des cousins, puis par une nourrice, vit une situation de détresse intense avant de se retrouver dans une maison d’enfants où, selon ses propres mots, elle choisit une femme qui est venue l’adopter et insiste sur le fait d’avoir choisi cette femme, ce qu’elle pouvait se permettre car, comme l’indique le nom par lequel je la désigne, Boucle d’Or se savait très jolie. À partir de ce moment-là, elle mène la vie d’une petite fille riche et elle se félicite de ce que les circonstances qui l’ont débarrassée de sa première famille lui aient permis de rencontrer ses parents adoptifs.

22Le récit que l’on peut faire de l’histoire de Boucle d’Or n’est pas sans analogie avec celui que fait Sarah Kofman lorsque celle-ci évoque son sentiment d’avoir trahi sa mère naturelle, de lui en avoir préféré une autre, à ceci près que la tonalité du récit de Boucle d’Or consiste à gommer systématiquement tous les affects liés à sa première vie et à transformer le récit de la seconde en une sorte d’hymne glorifiant ses parents adoptifs et en une sorte de conte de fées au cours duquel une petite fille pauvre doit à sa beauté de se transformer en une sorte de princesse.

23Ce récit idéalisé, ce récit en forme de conte de fées a quelque chose de touchant et un soir Boucle d’Or, qui a pris le manuscrit chez elle, le lit, le dévore avec émotion et, me dit-elle, fond en larmes dans sa salle de bains comme s’il s’agissait d’un récit douloureux survenu à une autre. Je suis frappée par l’évocation de ses larmes car Boucle d’Or se perçoit comme invulnérable et dit ne jamais pleurer. Cependant, au moment même où Boucle d’Or, comme au spectacle, verse ces larmes attendries, j’assiste au retour d’un certain nombre des symptômes qui s’étaient amendés. À nouveau c’est la dépression, la boulimie, le recours aux diurétiques et aux laxatifs ; simultanément Boucle d’Or se laisse aller à rêver et ses rêves prennent la forme de cauchemars.

24Que s’est-il passé alors qui explique ce tournant ? Face au récit en conte de fées, un second récit est apparu, bousculant le premier et plaçant sous une lumière crue les euphémismes qu’il contenait.

25Déclenché par l’ouverture des archives, ce récit est lié à la découverte par Boucle d’Or du nom de ses deux sœurs aînées, mortes, dont elle avait conservé dans une boîte qu’elle n’ouvrait jamais les photographies, et qui donne maintenant une consistance irréfutable à la première partie de son enfance, partie qu’elle avait presque entièrement oubliée et transcrite dans son mémoire sous forme d’un prélude.

26Tout se passe ici comme si Boucle d’Or avait simplement joué sur la temporalité, privilégiant l’un de ses destins, accordant à ce dernier une charge émotive et subjective, sous-évaluant son autre destin, condamnant ce dernier, non pas à l’inexistence, mais à l’abstraction ou, pire, à n’être qu’un déchet.

27Le tournant se situe au moment du réinvestissement auquel Boucle d’Or procède des photographies de ses sœurs. Ses sœurs avaient toujours un visage, au fond de la boîte où elle ne les regardait pas. Elles ont maintenant un nom et ce nom est prononcé à l’intérieur du monde des vivants où Boucle d’Or s’est réfugiée. Boucle d’Or voulait, et ne voulait pas couper les ponts avec sa première existence. Les hasards de l’histoire font que le nom de ses sœurs n’est plus une abstraction, un souvenir vis-à-vis duquel elle peut adopter une position d’incrédulité. Ces noms sont prononcés avec une objectivité irréfutable par une institution nationale chargée de la mémoire.

28À ce moment-là Boucle d’Or est confrontée au choix qui consiste soit à prolonger son déni de toute émotion, soit à accepter que le souvenir de ses sœurs soit à nouveau irrigué par l’affect. Boucle d’Or est confrontée à la difficile nécessité de la subjectivation de son deuil. Elle prend alors deux décisions, décisions peut-être ambivalentes : d’une part elle donne les photographies de ses sœurs au mémorial de Serge Klarsfeld, ce qui est une façon de les monumentaliser et de leur donner une sépulture ; d’autre part elle demande à ce que leur nom soit prononcé au cours de la lecture des noms précédant le Kaddish de Yom Kippour. Certes, elle ne lit pas le Kaddish elle-même, mais le fait de le faire lire et de l’écouter prononcer de façon solennelle est lié à la réalisation ou à la subjectivation du deuil.

29L’ouverture des archives amène Boucle d’Or à évoquer le nom de sa mère. J’apprends ainsi que celle-ci portait un nom très proche du mien. Peut-être la ressemblance entre les noms a-t-elle été un autre moyen d’éviter un deuil trop douloureux.

30Boucle d’Or a vu son état s’améliorer. Elle parle même de « miracle ». Les séances se sont espacées. Néanmoins il m’a semblé extrêmement difficile de mettre fin à cette thérapie. Pour cette patiente, je pensais qu’il fallait que je me résolve à ne jamais disparaître. Heureusement, je pense que ce temps est dépassé…

LE DOCTEUR ESTHER

31Une chercheuse juive de renom de 45 ans que Sidney Stewart appelle le Dr Esther le consulte car elle se demande si elle n’est pas en train de perdre complètement la mémoire. Pour ne pas oublier, elle vit avec un carnet attaché à son poignet. Esther porte un numéro tatoué sur son bras. Quand elle avait dix ans, les soldats nazis ont fait effraction, ont précipité son père par la fenêtre du cinquième. Sa mère, sa sœur et elle-même ont été emmenées dans les camps de la mort.

32Elle a choisi Sidney Stewart pour trois raisons : premièrement, il n’était pas juif ; deuxièmement, avec lui elle savait pouvoir passer du français à l’anglais ; et enfin il était passé par l’expérience concentrationnaire. Elle le savait pour avoir lu un livre de lui. Cet ensemble de raisons peut, lui-même, être analysé et se caractérise par une profonde ambivalence. D’une part le Dr Esther choisit Sidney Stewart parce qu’il sait ce qu’est l’expérience concentrationnaire, mais d’autre part elle tient à ce qu’il ne soit pas juif et donc à maintenir vis-à-vis de lui une certaine distance. Par ailleurs, le même souci de distance l’amène à choisir un psychanalyste de langue anglaise, ce qui lui permettra, ce que j’ai montré dans « La traversée des langues »  [4], de relater des expériences tout en se protégeant jusqu’à un certain point de leur dimension affective.

33Sidney Stewart prend la patiente en analyse mais assez rapidement l’analyse stagne. Sidney Stewart se trouve derrière une patiente qui va de plus en plus mal, ses troubles de caractère s’aggravent, elle est coléreuse, maigrit de plus en plus. Sidney Stewart se demande s’il est le pire des analystes – tout va mal. Au cours de cette analyse, Sidney Stewart fait un rêve qui le ramène à une scène qu’il a vécue. Nous sommes au cœur de l’hiver dans un camp de concentration en Mandchourie. Un homme est en train de mourir. L’agonisant tient une timbale de riz à la main. Son meilleur ami s’approche, en rampant, de lui, veut prendre la timbale de riz, s’évertue pour cela à défaire l’emprise des doigts du mourant. Le regard du mourant est ouvert sur le voleur. Sidney assiste à la scène et éprouve de la honte.

34Il s’agit de cette forme a priori étonnante de honte qu’éprouve Primo Levi alors qu’il n’a aucune raison de l’éprouver ; alors que, comme il le dit lui-même : « Je n’ai mangé le pain de personne ». Comme la honte éprouvée par Levi, le rêve de Sidney Stewart manifeste la condamnation implicite que porte sur les survivants le regard des mourants.

35Après beaucoup d’hésitations, sachant qu’il prend un risque, Sidney Stewart fait le récit de son rêve à sa patiente. Ce récit provoque alors, chez le docteur Esther, une explosion de souvenirs qu’elle avait jusque-là tenté d’occulter. Alors que dans les entretiens préliminaires le Dr Esther avait seulement raconté la mort de son père, précipité par les nazis hors de la fenêtre de son appartement, elle aborde ici un domaine qui, apparemment, était plus intolérable encore. Placée dans une file allant vers les chambres à gaz en compagnie de sa mère et de sa jeune sœur, elle se glisse subrepticement hors de la file, échappant ainsi à la mort ; le Dr Esther n’a jamais revu ni sa mère ni sa sœur. Elle éclate en sanglots au moment de ce récit.

36Ceci représente un tournant dans la cure et Sidney Stewart peut désormais aborder avec sa patiente l’analyse de la première enfance, les sentiments d’envie qu’Esther a éprouvés devant sa mère enceinte et devant la naissance de sa sœur (sans doute en liant la culpabilité ancienne à la tragédie des camps...). Parallèlement, la crainte d’oublier disparaît pour le Dr Esther qui retrouve une mémoire normale.

37Ce cas semble se conclure par une issue heureuse, issue à laquelle ont contribué tant certains choix de la patiente (le passage possible par une langue étrangère comme instrument de distanciation des affects) que les propres choix de l’analyste et bien sûr en premier lieu celui qui consiste à surmonter sa résistance et à offrir, ou si l’on veut à prêter, à la patiente le récit de son propre rêve mandchou. Dans ce rêve en effet, il se révèle lui-même sinon comme un voleur du moins comme un complice, assistant sans réagir à un acte dont il a honte. La patiente peut alors se remémorer et raconter l’acte honteux, intolérable qu’elle a elle-même commis. Sidney Stewart met ainsi en place une économie du partage, économie qui se révèle particulièrement efficace et à laquelle il n’est pas le seul à avoir pensé.

38Par la position qu’il adopte, celle qui est non seulement celle d’un analyste, mais celle d’un double, d’un reflet, celle d’un autre survivant, Sidney Stewart réussit, en la protégeant, à atténuer la honte.

39C’est à une telle économie de partage que se réfère Ferenczi dans l’analyse mutuelle. C’est peut-être à une telle économie qu’aboutissent certains aspects fonctionnels de la « chimère » de Michel de M’Uzan, la « chimère » étant ici définie comme cet être à deux têtes entre lesquelles peuvent circuler, dans des cas proches de celui-ci, des fantasmes exprimables malgré la honte ou la culpabilité qu’ils inspirent.

40Les interventions de Sidney Stewart sont loin d’être toujours aussi heureuses et dans un autre cas qu’il a le courage de nous exposer, son analyse se solde par un grave échec. Tout se passe ici comme si, au-delà d’une certaine expérience, le retour était impossible.

KARL OU LE POISSON - CAUCHEMAR

L’histoire de Karl

41Le récit de Sidney Stewart concerne un Américain de Paris, venu sur le conseil d’un ami. Le nouveau patient, que Sidney Stewart choisit d’appeler « Karl », consulte pour des crises d’angoisse et des troubles mineurs de la sexualité. Au cours des entretiens préliminaires, l’analyste apprend que cet Américain dépourvu d’accent est tchèque, juif par surcroît, et qu’il a survécu à l’internement dans un camp de concentration. Il a quinze ans quand le camp est libéré par les troupes américaines dont il devient la mascotte. Il s’engagera plus tard dans l’armée américaine et prendra la nationalité américaine. Une fois adulte américain, Karl se marie. Sa femme, nous dit Sidney Stewart, est allemande et, précise-t-il, antisémite. Elle ne sait d’ailleurs pas que son mari est juif ! Le couple entretient des rapports sadomasochistes où Karl occupe la position de la victime et où il trouve particulièrement excitant d’être traité de « juif ».

42Au cours de la cure, Karl signale à l’analyste qu’il souffre d’une allergie au poisson dont l’ingestion provoque chez lui un gonflement des lèvres. À raison de trois séances hebdomadaires, sur le divan, l’analyse semble progresser de façon normale. Au bout d’environ cinq mois, Karl voit se multiplier des cauchemars. Il revit son expérience des camps. L’un de ses cauchemars est particulièrement insupportable.

43Karl y est attaqué par un poisson géant et se réveille, lèvres gonflées. L’analyste fait alors le lien et propose à Karl de revenir sur le signifiant « poisson ». Cette suggestion déclenche une série d’associations d’une extrême violence au cours desquelles le patient se souvient de l’épisode suivant.

44Nous sommes en Tchécoslovaquie à la veille d’une fête juive. Dans la salle de bains, la carpe qui servira au repas de fête nage dans l’eau de la baignoire. Les nazis font irruption dans l’appartement familial. Karl se sauve dans le salon, tandis que retentissent les hurlements de sa mère. Les soldats viennent de tuer son père à coups de baïonnette. La pièce était inondée de sang. Les soldats battent sa mère. Karl est emmené par les soldats et ne reverra plus jamais ni sa mère, ni sa sœur.

45À la fin de la séance, Karl se met à hurler et donner des coups de poing dans les murs. L’analyste tente alors d’obtenir d’une collègue que Karl soit soigné à l’aide de médicaments. Mais il est trop tard. Plongé dans un état psychotique sévère, Karl est envoyé à l’Hôpital américain de Neuilly puis transféré à Sainte-Anne. On y diagnostique un délire de persécution.

L’échec du modèle de Ferenczi

46Sidney Stewart nous invite à réfléchir sur l’échec d’une analyse qui semblait pourtant avoir bien commencé. Il constate l’inadéquation de la stratégie qui l’a amené – peut-être trop vite – à détruire le rempart que le jeune Tchèque avait construit pour se protéger d’une expérience intolérable. Le dégel des affects et la remémoration se traduisent ici non pas par une diminution de la souffrance, mais par un traumatisme redoublé. Que fallait-il donc faire ?

47Contrairement à la solution préconisée par Ferenczi, celle qui consiste à répéter le trauma dans des conditions « plus favorables », la cure débouche, non pas sur la transposition que permet le rêve, mais sur la violence brutale du cauchemar, c’est-à-dire, étymologiquement, sur la présence oppressante d’un fantôme ou, dans ce cas, sur le retour menaçant du poisson. Nous ne sommes plus dans le domaine de l’angoisse qui peut jouer un rôle d’avertissement et donc de protection. L’angoisse protectrice a été ici remplacée par l’effroi. L’arrêt sur l’image du poisson induit un redoublement et une aggravation du rejet de la réalité (Verwerfung). Là où il n’y avait que de l’angoisse, des problèmes identitaires et des douleurs somatiques, apparaît un rejet pur et simple de la réalité. Karl est devenu fou.

L’« avertissement cauchemar »

48Revenons sur la question du cauchemar. Freud l’aborde dans la Traumdeutung. Il écrit : « Plus la part des sentiments pénibles sera intense et impérieuse […] plus les désirs les plus fortement réprimés tendront à être représentés. » En d’autres termes, l’agression subie de la part du poisson renvoie aussi aux désirs les plus fortement réprimés, aux différentes formes de vengeance que peut avoir imaginées l’enfant abandonné (matricide, parricide) et aux vengeances qu’il redoute de ceux qu’il a trahis à son tour en reniant son identité et en s’identifiant à un agresseur particulièrement cruel au cours de ses jeux pervers.

49Pourtant Karl avait réussi, tant bien que mal, à vivre. En se fabriquant un destin carapace, en jouant sur les registres identitaires, et ceux que permet la perversion, Karl faisait preuve d’une certaine résilience. Il avait inventé une solution, certes mauvaise, mais peut-être la moins mauvaise possible. Or, que se passe-t-il avec l’élaboration à laquelle il est invité face au poisson cauchemar ?

50Comme le suggère André Green  [5], l’enjeu du cauchemar n’est pas de protéger le sommeil, mais d’empêcher l’élaboration de se poursuivre, c’est-à-dire de protéger le sujet contre les dangers inhérents à l’élaboration. En d’autres termes, le cauchemar joue ici le rôle d’un avertissement : il consiste à dire « n’allez pas plus loin ». Cependant, quand ce cauchemar a lieu, il est déjà bien tard, et l’avertissement n’est pas entendu.

Trauma massif, destin écran

51Une dernière remarque. Elle porte sur la massivité du trauma. Un enfant assiste à l’exécution sanglante de son père et perd simultanément sa mère et sa sœur. Par sa dimension même, un tel trauma semble se soustraire à toute possibilité d’élaboration. C’est le genre de trauma qui peut donner lieu à ce que j’ai appelé un « destin écran »  [6], à un changement d’identité. Karl est un enfant juif rescapé des camps qui choisit de devenir un citoyen américain sans origine et sans accent. Karl s’est fabriqué une identité d’emprunt, prenant ainsi le maximum de distance vis-à-vis des événements qu’il a vécus. L’histoire de Karl fait ainsi écho à une autre histoire qui semble lui être presque parfaitement symétrique. C’est celle d’un orphelin suisse nommé Bruno Grosjean.

52Après avoir été recueilli par des parents adoptifs, Bruno Grosjean deviendra célèbre sous le nom de Binjamin Wilkomirski et sera triomphalement accueilli pour son « autobiographie » d’enfant juif rescapé des camps. Pour lui aussi, il s’agit d’une identité écran, d’une fiction visant à mettre à distance l’enfance insupportablement douloureuse de l’orphelin.

53Le jeu des identités inventées ressemble à un jeu de cache-cache. L’un se réclame d’une identité. L’autre fait tout pour l’oublier. Mais la symétrie ne s’arrête pas là. Elle se complète d’une seconde symétrie dans les stratégies adoptées par l’analyste de Karl et par la thérapeute de Grosjean.

Deux chemins thérapeutiques

54Comme nous l’avons vu, Sidney Stewart tente un arrêt sur l’image terrifiante du poisson dans le cadre d’une stratégie d’élaboration, de décondensation, de levée du refoulement. Par contraste, la thérapeute de Grosjean ne remet jamais en question l’identité écran que s’est inventée l’écrivain. Elle va jusqu’à conforter son affabulation, lorsque, prenant parti dans la controverse suscitée par la parution du livre Fragments, elle affirme que Bruno Grosjean est bel et bien Binjamin Wilkomirski. Cette acceptation inconditionnelle semble dépasser les limites de l’acceptable. Pourtant, si l’on en juge par les résultats, elle se révèle paradoxalement moins périlleuse que l’approche adoptée par Stewart. Dans le récit de Sidney Stewart, l’histoire de Karl et de son identité écran pulvérisée est une tragédie. Par contre, tant que l’on ne défait pas son identité écran, Karl, comme Binjamin Wilkomirski, réussit à vivre et à fonctionner de façon quasi normale.

55Que faire alors ? Entre le refus de tout savoir sur la honte ou la culpabilité et une élaboration dont les effets peuvent être démesurés, n’y a-t-il pas une troisième voie ? Sidney Stewart s’interroge sur la validité de ses choix. Peut-être aurait-il dû se montrer plus prudent en invitant Karl à l’élaboration ? Peut-être aurait-il pu tenter un accueil en face à face ? Peut-être aurait-il dû privilégier tout ce qui permet une restauration narcissique ? Il est facile de le dire après coup et après qu’il a lui-même frayé – avec lucidité et il y a plus de trente ans – le chemin qui mène à ces réflexions.

L’HISTOIRE DE FRANZ STANGL : MOURIR DE SE RECONNAÎTRE COUPABLE

56

« La vérité est une chose si terrible que quelquefois nous ne pouvons vivre avec elle. »
(Gitta Sereny)

57Franz Stangl est le seul Kommandant de deux camps d’extermination (Sobibor de mars à septembre 1942, Treblinka de septembre 1942 à août 1943) à avoir non seulement survécu et été retrouvé, mais à avoir été interrogé dans un extrême détail.

58Les circonstances de sa rencontre avec la journaliste Gitta Sereny sont les suivantes : Stangl est interviewé d’avril à juillet 1971 alors qu’il est emprisonné à la prison de Düsseldorf où il attend le résultat de son appel, à la suite de sa condamnation à l’emprisonnement à vie. Les entretiens mènent à un long texte d’abord publié en anglais dans le Daily Telegraph en octobre 1971, puis repris pour devenir le livre Into that Darkness (André Deutsch, Londres, New York) puis traduit de l’anglais en français par Colette Audry et publié en 1975 sous le titre Au fond des ténèbres[7]. Les entretiens sont l’occasion d’un questionnement, certes journalistique, mais qui ne relève en rien de l’interrogatoire.

59Gitta Sereny estime en effet n’être pas là pour juger Franz Stangl, mais pour comprendre le processus qui l’a amené à être responsable de l’extermination de 400 000 à 1 200 000 Juifs, selon les évaluations. Les entretiens sont donc caractérisés par une volonté de compréhension et par une écoute neutre, écoute qu’il est difficile d’imaginer comme « sympathique » bien que Gitta Sereny écrive  [8] :
« C’était pour tout autre chose que j’étais venue : pour l’entendre parler vraiment de lui : de l’enfant, du petit garçon, de l’adolescence de l’homme qu’il avait été ; de son père, de sa mère, de ses amis, de sa femme et de ses enfants ; pour apprendre non ce qu’il avait fait ou n’avait pas fait, mais ce qu’il avait aimé et ce qu’il avait détesté, et ce qu’il éprouvait à propos des épisodes de sa vie qui l’avaient conduit dans la pièce où il se trouvait actuellement » (p. 27).

60Il s’agit donc pour Gitta Sereny de savoir non seulement ce que Stangl a fait, mais ce qui l’a amené à le faire, ce qu’il a éprouvé en le faisant et ce qu’il éprouve aujourd’hui, des années après les faits. En d’autres termes, Gitta Sereny invite Stangl à une exploration subjective, exploration au cours de laquelle elle va l’accompagner, parfois le guider par le contenu des questions, mais toujours solliciter et cautionner par sa présence le surgissement de l’affect.

61Comme l’écrit Gitta Sereny, sans doute à partir d’une position morale mais également à partir de sa volonté d’aller jusqu’au bout de l’entretien : « J’avais la ferme résolution d’interroger, mais non de blesser. »

62Cette interrogation sans blessure, cette écoute paradoxalement respectueuse est précisément celle qu’avaient espéré recevoir les rescapés, les survivants des camps lorsque, rentrés dans leurs pays respectifs, chargés d’expériences intolérables, ils ne trouvaient souvent personne qui veuille les entendre. Mais avec intuition Gitta Sereny réfléchit sur les conséquences de l’entretien qu’elle mène, s’interroge sur le devenir public de cet entretien. Elle sait en effet que de voir imprimer ses aveux expose le sujet.

63Quelque sympathique que soit dans un premier temps l’interlocutrice, elle se verra remplacer par le tribunal collectif des lecteurs.

64Stangl, au moment où il accorde les entretiens, sait bien qu’il parle à une journaliste, et que chacun des choix dont il reconnaît l’existence est voué à passer dans le domaine public. Pourtant, cette dimension de « publicité » ne fait que redoubler un autre processus. Cet autre processus c’est celui de la reconnaissance intime de la culpabilité. C’est celui du réinvestissement affectif de situations qui, au moment où elles ont été vécues, avaient été vidées de toute dimension émotionnelle ; de situations qui ont correspondu en quelque sorte à une absence du sujet face à sa propre existence – absence, au moment de l’action, qui se prolonge en un déni rétrospectif.

65Cette absence et le raisonnement par lequel Stangl se déclare non coupable relèvent d’une pédagogie dont Stangl a été l’élève appliqué et qu’il décrit dans les termes suivants :
« C’était une question de survie – toujours de survie. [...] À l’école d’entraînement de la police on nous avait appris [...] que la définition de crime devait satisfaire à quatre conditions : il fallait un sujet, un objet, une action, une intention. S’il manquait un seul des quatre éléments, alors on n’avait pas affaire à un crime punissable. [...] Je ne pouvais vivre que si je compartimentais ma pensée. C’est par ce moyen que je pouvais appliquer la définition à ma propre situation ; si le “sujet” était le gouvernement, l’“objet” les Juifs et l’“action” celle de gazer, alors je pouvais me dire que pour moi le quatrième élément, l’“intention” (qu’il appelait “libre volonté”) était absente » (p. 173).

66En effaçant la notion d’intention d’une action qu’il réalise de façon mécanique et en décidant qu’il n’y a ici d’autre « sujet » que le gouvernement nazi, Stangl évacue complètement sa subjectivité. Il revendique le statut de rouage. Il ne s’agit pas ici de revenir sur la dimension éthique de cette évacuation, ni sur la casuistique qui accompagne ce que Hannah Arendt a appelé « la banalité du mal », mais de souligner l’absence à soi-même  [9], la « désubjectivation » qui permet l’action monstrueuse, désubjectivation à laquelle l’entretien avec Gitta Sereny va mettre un terme puisque celle-ci, sans être le moins du monde un juge, sollicite un retour du sujet et un réinvestissement de l’affect. On pourrait presque dire qu’en se présentant comme un tu sincère, Gitta Sereny contraint quasi-ment Stangl à redevenir un je plein. Dans ce cas, comme d’autres solutions plus ouvertement thérapeutiques, la situation est celle d’une économie du don.

67En faisant don de son affect, la personne qui écoute oblige en quelque sorte la personne qui parle à occuper la place subjectivement désertée.

68Face au clivage et au déni, face au dédoublement du sujet grâce auxquels l’un et l’autre sont rendus possibles, la sympathie manifestée envers et contre tout par Gitta Sereny est une arme redoutable. Cette sympathie encourage le dire, elle sollicite l’affect ; elle encourage en un mot la rencontre de l’émotion et du dire. Elle oblige Franz Stangl, face à un autre sujet, à se reconnaître sujet.

69Que se passe-t-il alors ? Le processus subjectif ainsi déclenché s’accompagne chez l’ancien officier allemand de transformations physiques souvent discrètes, parfois plus spectaculaires. Quand commencent les soixante-dix heures d’entretiens, Gitta Sereny note que chez ce bel homme « la peau n’est ni aussi ferme, ni aussi fraîche qu’avant » (p. 29). Elle constate ensuite (p. 166) « l’extraordinaire métamorphose du visage de Stangl ». « Cette métamorphose se manifeste pour la première fois lorsque Stangl se met à évoquer son rôle dans le cadre du programme d’euthanasie. Elle se répète chaque fois qu’il aborde un aspect particulièrement insupportable de son histoire ». Ainsi « lorsqu’il parle de Treblinka sa parole devint confuse, son visage s’affaisse et passe au rouge brique » (p. 166).

70Au cours de ce qui sera la dernière rencontre de Stangl et de Gitta Sereny, l’émotion de Stangl est intense. Ses mots sont ponctués de longs silences :
« “Je n’ai jamais fait de mal à personne volontairement moi-même”, dit Stangl d’une voix différente, moins énergique [...] De nouveau il attend un long moment... “Mais j’étais là”, dit-il alors avec résignation, d’une voix curieusement sèche et lasse. Il lui faut près d’une demi-heure pour émettre ces quelques dernières phrases. Et finalement, très bas : “Donc, en réalité, j’ai ma part de culpabilité oui… parce que ma faute… ma faute… ce n’est que dans ces conversationsà présent que j’ai tout dit pour la première fois…” Stangl se tait alors » (p. 391).

71Gitta Sereny note que Stangl utilise le possessif « ma faute ». Mais, plus encore que les mots, elle remarque le fléchissement de son corps et l’expression de son visage.

72Au bout d’une longue minute, il dit d’une voix sourde et comme à contrecœur : « Ma faute est d’être encore là… Je devrais être mort. Ma faute est là. » La conversation se poursuit, puis Stangl conclut : « J’ai eu un sursis de vingt ans – vingt années qui ont été bonnes. Mais croyez-moi, aujourd’hui, je préférerais être mort. » Stangl parcourt du regard le petit parloir de la prison. « Je n’ai plus d’espoir », dit-il sur le ton de la constatation et il poursuit tout aussi calmement : « En tout cas ça suffit maintenant. Je veux mener jusqu’au bout ces entretiens avec vous et puis, que ça finisse, que la fin arrive. »

73Cette conversation a lieu le dimanche après-midi. Stangl prend rendez-vous avec la journaliste pour une dernière série de questions qui auront lieu le mardi. Il meurt le lundi, juste après midi, c’est-à-dire moins de vingt-quatre heures après la fin de l’entretien. L’autopsie révélera qu’il ne s’est pas tué, mais qu’il est mort d’une défaillance cardiaque. « Je crois, écrit Gitta Sereny, que s’il est mort à ce moment, c’est qu’il avait enfin, si brièvement que ce fût, affronté la vérité. »

CONCLUSION

Question de la honte et registres du dire

74J’ai tenté de discuter ici le danger inhérent au fait de « dire » des expériences caractérisées par la culpabilité et la honte – danger inhérent au retour d’affects intolérables, en référence aux réponses ou aux parades qui permettent d’échapper à ce danger.

75J’ai évoqué de telles parades sur deux registres parallèles mais évidemment distincts.

76Je n’ai pas évoqué ici les « autosauvetages », les sauvetages que pratiquent des écrivains qui rendent leur expérience publique par le détour d’un dire oblique [10], d’une écriture vidée d’affect, par le recours à l’invention formelle (Georges Perec), par la transformation du témoignage en « hétérobiographie », et même par l’utilisation de la théorie comme écran. Ainsi réussissent-ils à rendre tolérable l’intolérable. Sans doute la « compulsion à associer » (J. B. Pontalis) favorisée par l’idée que les patients se font de la psychanalyse serait-elle à ranger dans la même catégorie.

77J’ai évoqué ensuite la conduite de la cure, ces sauvetages assistés au cours desquels l’impératif du « tout dire » doit parfois être modulé et où il faut parfois aller au-delà du « partage psychique silencieux ». La parade consiste-t-elle alors à aller jusqu’au partage de la honte, jusqu’à une co-élaboration qui consistera parfois à « prêter sa psyché » ?

78Ma conclusion portera sur ce problème du geste thérapeutique. Mais, pour en venir à ce geste, j’aimerais revenir un instant sur la question du cauchemar et du rêve, puisque c’est sur cette question que nombre de traitements se sont focalisés.

Peut-on passer du cauchemar au rêve ?

79Dans le cauchemar de Karl, une carpe vouée à devenir un repas de fête attaque le patient. Face au massacre de sa famille, Karl avait réussi à inventer des parades : masochisme, remaniement identitaire, solution allergique légère accompagnée de crises d’anxiété. Mais l’élaboration sollicitée face au cauchemar entraîne un retour de l’effroi et un basculement psychotique.

80Dans le cas du docteur Esther, le cauchemar est celui du psychanalyste lui-même, qui le propose à sa patiente. À sa grande honte, Sidney Stewart rêve qu’il ne fait rien pour empêcher que l’on vole son morceau de pain à un moribond.

81La différence entre les deux cas de Sidney Stewart (Karl et le docteur Esther) c’est tout d’abord que les structures des patients étaient différentes, mais aussi, dans le cas Esther, Sidney Stewart propose sa propre honte en lieu et place de celle de la patiente, allégeant de la sorte une culpabilité intolérable. La patiente n’est plus seule face aux événements intolérables qui réveillent la culpabilité inconsciente de la névrose infantile. La névrose infantile peut être abordée (il me semble que l’on pourrait rapprocher de cela certains aspects fonctionnels de la « chimère » – Michel de M’Uzan).

82Je rappelle pour mémoire les rêves apparus dans la seconde analyse de Perec, rêves « faits pour être écrits », dit Pontalis, et effectivement publiés dans La Boutique obscure. Ces rêves proposent des images de camps de concentration, mais ils sont partiellement vidés d’affect par l’écriture sèche qui les rapporte.

83Dans le cas de la patiente que j’ai appelée Boucle d’Or, la douleur d’une petite fille qui a perdu sa mère, ses deux sœurs, puis son père, s’exprime dans des cauchemars aux contenus imprécis, mais dont subsiste un sentiment d’angoisse, de détresse. Face à de tels rêves, j’ai choisi d’accompagner la patiente sans trop solliciter d’élaborations où se réactualisait la haine de la petite fille abandonnée.

La question du geste thérapeutique

84Comme l’illustre de façon spectaculaire l’histoire de Karl, il y a des cas où il est dangereux de faire appel, pour une clinique des traumatismes massifs ou extrêmes, à un modèle directement inspiré de l’analyse des névroses.

85On a vu que la honte ou la culpabilité peuvent alors devenir insoutenables. La rencontre entre les vœux de mort de la névrose infantile et le réveil de la perception de la scène traumatique peut ouvrir la porte à la psychose.

86Face à ces injonctions en quelque sorte négatives, les auteurs que j’ai passés en revue proposent des stratégies diverses et souvent originales.

87Ces stratégies consistent, bien sûr, à restaurer le narcissisme. Elles consistent surtout à entrer dans une économie de partage permettant à l’analyste de reconnaître la réalité des faits, de prêter son expérience (Sidney Stewart), de prêter ses propres cauchemars (Dr Esther), de prêter enfin ses productions psychiques (je pense aux aspects fonctionnels de la chimère – Michel de M’Uzan), de permettre une ré-érotisation.

88Il faut savoir parfois ne pas trop interpréter, ne pas trop solliciter les associations. La psychanalyse sur le divan, classique, n’est pas évidente à tous les coups. Comme nous l’avons vu, et nous le répéterons brièvement ici, ce qui, dans l’analyse des névroses, amène à des moments de dépersonnalisation transitoires propices au travail analytique peut, ici, aggraver la situation.

89Plus le sujet aura été jeune au moment des événements, événements parfois dissociés de sa conscience, événements auxquels parfois il ne croit pas, plus la structure préalable aura été éloignée de la névrose, plus les dangers de retraumatisation seront grands. Il faudra choisir entre divan ou face à face, savoir reconnaître la réalité des faits, mesurer la part de silence tolérable. Il faudra parfois montrer sa compassion, savoir moduler le silence et, bien entendu, l’interprétation sera prudente. Parfois enfin l’écoute silencieuse suffira, et en guise de conclusion je souhaite citer un poème anonyme indien que Boucle d’Or m’a apporté un jour :

90

« Quand je te demande de m’écouter
et que tu sens que tu dois faire quelque chose pour résoudre mon problème,
tu m’as fait défaut, aussi étrange que cela puisse paraître.
Écoute, tout ce que je te demande, c’est que tu m’écoutes,
non que tu parles ou que tu fasses quelque chose ;
je te demande uniquement de m’écouter…
Alors, s’il te plaît, écoute et entends-moi.
Et si tu veux parler, attends juste un instant… »


Mots-clés éditeurs : Traumatisme, Honte, Collapsus topique, Retraumatisation, Culpabilité, Shoah, Débriefing, Cauchemar

Date de mise en ligne : 01/10/2006

https://doi.org/10.3917/rfps.028.0069

Notes

  • [1]
    Richard Gist, 1996, A Critical View of Debriefing ; Richard J. McNally, « Psychological debriefing does not prevent post-traumatic stress disorders », Rose, Compulsory Debriefing of Victims of Trauma Should Cease. Tyano Samuel, Journal de l’AMIF, n° 546. Il faut citer ici deux ouvrages classiques de référence : Claude Barrois, Les Névroses traumatiques, Paris, Dunod, 1998, et Michèle Bertrand, Trois défis pour la psychanalyse, Paris, Dunod, 2004.
  • [2]
    Sidney Stewart (1991), in Revue française de psychanalyse, Sidney Stewart (2002), Mémoire de l’inhumain, Éditions Campagne Première. Texte republié dans Sidney Stewart, Le Traumatisme, Monographies de psychanalyse, 2005.
  • [3]
    Claude Janin, Monographie de psychanalyse, Paris, PUF, 2005, p. 48.
  • [4]
    Actes du Colloque international de psychanalyse « Une mère, une terre, une langue », UNESCO, décembre 2001.
  • [5]
    André Green, La Causalité psychique, Odile Jacob, 1995. Voir aussi Lucile Garma, « Rêve traumatique, traumatisme de rêve », in Penser les limites, La Chaux-de-Fonds, Delachaux et Niestlé, 2003.
  • [6]
    Rachel Rosenblum, « Un destin écran ou l’homme qui avait deux destins », in Revue française de psychanalyse, Paris, 2001.
  • [7]
    Gitta Sereny, Au fond des ténèbres. De l’euthanasie à l’assassinat de masse. Un examen de conscience. Ce travail a fait l’objet d’une thèse de Joseph Torrente (non publiée).
  • [8]
    Si l’on met ensemble ces différents aspects de l’interaction entre la journaliste et l’ancien Kommandant, on voit qu’il s’en dégage quelque chose de très voisin d’une relation thérapeutique : absence de jugement, invitation à tout dire, sollicitation de l’émotion.
  • [9]
    On pourra aussi lire le travail de Gilbert Diatkine, « Les bourreaux n’ont ni honte ni culpabilité ».
  • [10]
    Rachel Rosenblum, « Mourir de dire », Revue française de psychanalyse, PUF, I, 2000.

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