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Article de revue

Autisme et somatisation

Quelques aperçus cliniques

Pages 101 à 107

Notes

  • [1]
    Je me suis attaché à en tirer des leçons dans un livre : Controverses et témoignages sur l’autisme, PUF, 2004.
  • [2]
    Barron S. & J. (1993), Moi, l’enfant autiste, Librairie Plon, Paris.
  • [3]
    Grandin T. (1994), Ma vie d’autiste, Odile Jacob.
  • [4]
    Williams D. (1992), Si on me touche, je n’existe plus, Robert Laffont, dans l’édition J’ai lu, p. 158.
  • [5]
    Entraide universitaire, à Paris dans le XII e .
  • [6]
    Vidal J.-M. (1997), « Dialoguer avec des autistes », in La Recherche, n° 301, p. 36-39.

1L’idée classique que la folie épargne l’atteinte somatique est mise à mal par les travaux psychiatriques sur les schizophrènes. Qu’en est-il pour l’autisme infantile, figure paradigmatique du repli ?

2Dans un hôpital de jour pour jeunes enfants, je suis depuis longtemps témoin de ce que la rencontre avec d’autres expose les enfants autistes à toutes les infections ordinaires des petits mis en contact avec leurs compagnons d’âge. L’absentéisme qui en résulte en témoigne aisément. Je me suis demandé si nous devons cela à l’efficacité du soin précoce qui ouvre à la relation… ou si, en entrant au contact avec l’autre, on rencontre aussi les virus ordinaires de l’échange humain !

3Un cas dont j’ai fait état semblait différent, mais n’autorise aucune généralisation : un enfant qui pouvait rentrer dans le cas de figure d’une véritable modification de son économie d’investissement des objets a eu une hépatite virale assez grave après un long temps de traitement.

4Je me propose aujourd’hui d’envisager des perturbations somatiques rapportées par des anciens autistes dans leurs témoignages  [1] avant de rapporter une histoire clinique très différente.

5Le jeune Sean Barron et sa mère  [2] se souviennent qu’enfant, il devenait accessible lors d’épisodes fébriles aigus, pour se refermer comme une huître lorsqu’il recouvrait la santé. On trouve là une configuration souvent décrite chez les schizophrènes, comme j’ai pu moi-même en être témoin à l’hôpital psychiatrique.

6Mais une autre configuration de somatisations est présente dans d’autres témoignages. Celle-ci est discrète, intéressant la peau ou qualifiée d’allergie.

7Dans les deux cas, elle est en rapport avec l’évolution libidinale et objectale, mais assez différemment.

8C’est ainsi a minima le cas de Temple Grandin  [3], qui, envoyée dans un camp de vacances à la puberté, montre une crédulité « littérale » – adhésive – aux provocations et aux jeux de mots des adolescents : mise au défi de demander à un garçon de lui montrer son sexe, elle suit ce qu’elle prend pour un conseil et obtient une redoutable réputation d’obsédée sexuelle. Une irritation génitale qui lui fait demander les soins de l’infirmière est reliée à ces rumeurs et la fait soupçonner de masturbation compulsive ; ses parents sont alors sommés de reprendre cette dépravée dangereuse ! Cet épisode illustre surtout la difficulté autistique à comprendre les sens métaphoriques, l’humour et la duplicité. Mais il n’est pas anodin que cela soit une lésion génitale qui ait interrompu la rencontre avec les garçons pour cette jeune fille.

9Donna Williams est une femme très attachante, qui a pu aller à l’université après une vie très difficile caractérisée par des relations détestables avec sa mère. On peut se demander si cela ne l’a pas aidée à sortir de l’autisme et à pouvoir en témoigner, en lui donnant des capacités projectives du fait du caractère agressif d’un objet externe.

10Les circonstances de survenue des épisodes somatiques sont intéressantes. Le premier se situe à la sortie de l’adolescence, alors qu’elle avait noué des relations avec Chris, un homme qui la respectait et la comprenait. Elle avait développé une personnalité « comme-si » qu’elle appelait « Carol », futile et séductrice, qui se laissait utiliser et se sauvait quand on voulait la connaître. Celle-ci ne tenait plus et était fragilisée par la relation plus authentique avec Chris. Elle allait de plus en plus mal ; voici comment elle décrit la crise qui survint : « Je contractai deux tics nerveux et j’avais la moitié du visage, le cou et la poitrine couverts d’urticaire à chaque fois qu’on m’approchait ou qu’on m’entretenait d’un sujet à connotations affectives. »  [4] Chris, « dépassé », la quitta ; elle revécut alors l’abandon ressenti à cinq ans lors de la mort d’un grand-père aimé. Le fonctionnement autistique de l’auteur est illustré par le fait que ce n’est qu’à cette époque qu’elle comprit que les gens ne meurent pas exprès…

11Ensuite, elle vécut un certain temps avec un homme parasite et sadique, David, qui ne la menaçait pas psychiquement, mais qui l’exploitait d’une manière qui mettait en danger son équilibre. Elle finit par se sauver après un épisode somatique d’asthme, de douleurs musculaires et d’épuisement qui s’accompagna de dépression.

12C’est auprès d’un homme fragile et dyslexique, dont elle dit : « il avait les mêmes problèmes relationnels que moi » (p. 230), qu’elle trouva un contact apaisé, enfin possible sensuellement, bien qu’il ne lui parlât pas. Elle se sentait mieux, et le quitta après trois mois… quand il voulut mieux la connaître.

13Sa santé se détériora à nouveau. Affaiblie, souffrant à nouveau d’asthme et de douleurs musculaires, elle allait de plus en plus mal, finit par revivre une attaque de panique – une dépersonnalisation – où soudain la ville familière lui sembla complètement inversée : elle ne retrouva pas sa voiture, cherchant dans la rue du côté opposé jusqu’à ce qu’un passant l’aide, après quoi elle se mit à rouler à l’inverse de sa destination. Ses gencives saignaient, elle avait des hématomes au moindre choc sur sa peau. Des recherches d’allergie ne montrèrent aucune réaction aux allergènes atmosphériques, mais on lui découvrit finalement de très nombreuses allergies alimentaires. Un régime alimentaire extrêmement strict qu’elle suivit pendant un an la tira d’affaire. Il lui imposait de se préparer elle-même des repas à base de céréales et donc aussi de prendre attentivement soin d’elle et de son corps. Quelle qu’en soit la cause, l’amélioration fut remarquable. Elle décrit une amélioration de son contact avec les autres, qui devint beaucoup plus calme : « J’étais devenue globalement plus tranquille, passive et timide qu’agitée, maniaque et agressive » (p. 237). Mais elle constate que son insécurité « et les problèmes de communication qui en découlent » demeurent. Plus tard, elle quitte l’Australie pour découvrir l’Angleterre. Voulant voir l’océan, elle part pour le pays de Galles et rencontre un inconnu dans le train, avec lequel elle a le sentiment d’une vraie rencontre, et elle s’installe quelque temps avec lui chez ses parents. Lorsqu’il s’enhardit à l’embrasser, aussi terrorisé qu’elle, elle écrit : « J’éclatai en sanglots […] c’était la première fois de ma vie que je me sentais réellement là pendant qu’on m’embrassait » (p. 250). Mais c’est son ami, lorsqu’elle retourne le voir après une absence de quelques semaines, qui refuse le contact et la décourage.

14Dans l’histoire du lent apprivoisement par Donna Williams de sa peur d’être connue par l’objet, mon sentiment est que ses symptômes somatiques apparaissent lorsque ses défenses par le clivage de sa personnalité s’abaissent. Elle a en effet aussi une personnalité « Willie », agressive et indomptable. On remarque les ressources pseudo-hystériques de la personnalité « Carol », et celles presque psychopathiques de « Willie ». D’une certaine manière, l’atteinte somatique semble plutôt accompagner un progrès dans la santé et l’unification de la personnalité, et cela diffère du schéma simpliste qui oppose psychose et somatisation. Cependant la réduction des clivages va dans le sens d’une diminution du fonctionnement psychotique. Pourtant, c’est peut-être son aptitude au clivage qui a sorti Donna Williams de l’autisme.

15L’histoire du traitement de L. est celle du relatif échec du traitement d’une petite fille très autiste, admise à trois ans dans notre hôpital de jour  [5]. Elle vivait avec ses parents, sa sœur – handicapée sensorielle – et son frère, dans deux petites pièces ; ses problèmes de sommeil, ses cris et ses crises de rage avaient fait que les parents dormaient avec elle pour préserver le sommeil de ses deux aînés. Le début du traitement en hôpital de jour, première séparation avec sa famille, fut très chaotique. Presque une semaine sur deux, la fillette se trouvait hospitalisée pour un problème somatique, parfois d’allure infectieuse, et souvent sans diagnostic probant. Après quelques mois, elle fréquenta plus régulièrement l’hôpital de jour, et une psychothérapie à trois séances par semaine fut mise en place. La petite fille fut apprivoisée par sa psychanalyste, inventive et douée, qui sut trouver un accès entre les crises de rage parfois automutilatrices, souvent agressives, et ses angoisses néantisantes. Par ailleurs, dans l’équipe, une éducatrice la prit plus particulièrement en charge, réussissant parfois à l’amadouer. Au fil des années, un clivage s’installa dans l’équipe soignante qui tendait à laisser à ces deux collègues la charge des moments les plus difficiles. Des séjours de vacances purent être organisés avec une femme très expérimentée qui venait chercher l’enfant à Paris pour une semaine. En revanche, la famille refusait toute proposition qui eût impliqué un accompagnement par eux en train, ne pouvant affronter la perspective de crises de l’enfant en public. Les parents, des migrants fins et sensibles, avec lesquels il semblait tout à fait possible de travailler, faisaient bloc avec leurs enfants et toléraient sa tyrannie en se coupant du monde pour éviter au maximum les crises ; un voisin avait déménagé pour fuir les cris nocturnes… Après deux ans de traitement de l’enfant, ma tentative de demander que la fillette ne dorme plus avec les parents s’était soldée par un mois de crise ! La mère était sous antidépresseurs. Après cinq années de traitement, L. avait appris à partager, la plupart du temps, la vie d’autres enfants, et les somatisations ne se produisaient plus. Mais les quelques mots qui étaient apparus ne s’étaient pas transformés en langage, et elle n’était toujours pas propre. Elle avait atteint l’âge de la sortie de notre établissement pour petits. Tous les hôpitaux de jour sollicités refusèrent sa candidature devant l’intensité de ses troubles – majorés lors des périodes d’observations – et son absence de performances et d’autonomie ; les EMP firent de même devant sa perturbation. Nous la gardâmes un an de plus, à temps partiel, ce qui provoqua presque une crise institutionnelle car elle agressait les enfants plus jeunes, et ce d’autant plus qu’un certain rejet se manifestait à son égard. L’année suivante elle resta chez elle sans solution, avec l’intervention d’associations au domicile. L’enfant commença à régresser, bien que le relogement de la famille ait pu enfin donner deux chambres aux trois enfants. Elle fut enfin admise l’année suivante dans un EMP. Elle marchait alors difficilement, sans qu’aucune cause organique identifiée ne l’expliquât. Précisons que tous les examens organiques pratiqués précédemment n’avaient identifié aucune pathologie connue.

16Serge Lebovici se souvenait avoir vu, avant-guerre, des enfants autistes grabataires mourir de fausse route à l’adolescence dans les institutions. Je pense que la régression dans le huis clos familial témoigne surtout de cela. Ceci pose, bien sûr, le problème éthique de la prise en charge des autistes les plus perturbés et les moins performants, qui se retrouvent aujourd’hui encore souvent à la charge de leur famille. La psychothérapie analytique et le traitement institutionnel avaient pourtant permis l’accès à des relations non verbales qui avaient transformé l’économie autistique de l’enfant. Nous n’avons ainsi plus vu le recours prévalent au masochisme érogène des grandes automutilations d’autrefois. Mais cela n’avait pas été sans conséquences sur l’institution. Ni l’éducatrice, ni l’analyste de l’époque ne font plus aujourd’hui partie de l’équipe de l’institution, chacune est partie pour des raisons personnelles parfaitement légitimes. Il est d’assez bonne santé d’évoluer dans son travail. Mais je m’interroge quand même sur les effets délétères du clivage induit par l’intensité de la pathologie de cette enfant. La désintrication pulsionnelle que je pense à l’œuvre dans l’autisme a pu ainsi dépasser nos capacités de reliaison. Le système de soin n’a en tout cas pas « survécu » pendant une année entière à la destructivité de cette enfant qui a alors atteint son corps. Nous verrons si la nouvelle prise en charge permettra une récupération, ou si une atteinte neurologique se révélera, expliquant mieux cette évolution.

17La période de somatisation initiale nous instruit en revanche sur une compréhension possible. C’est lors de la nécessaire violence que représente l’ouverture au tiers par l’hospitalisation de jour que cette décompensation psychosomatique s’est produite.

18Jean-Marie Vidal  [6] a prouvé dans une recherche chez des adultes que des autistes réagissaient à l’introduction d’un tiers dans une relation dyadique, ce qui valide l’hypothèse d’une défense psychique à l’œuvre. On sait que cette hypothèse était contestée par les tenants d’un déficit cognitif neurologique étiologique dans l’autisme.

19Mais ceci ne rejoindrait-il pas les somatisations présentées par Donna Williams, infiniment mieux dotée psychiquement, dans sa confrontation avec l’altérité d’un authentique objet amoureux ? C’est l’hypothèse que je propose.


Mots-clés éditeurs : Somatisation, Clivage, Autisme, Désintrication pulsionnelle, Tiercéité

Date de mise en ligne : 01/10/2006

https://doi.org/10.3917/rfps.027.0101

Notes

  • [1]
    Je me suis attaché à en tirer des leçons dans un livre : Controverses et témoignages sur l’autisme, PUF, 2004.
  • [2]
    Barron S. & J. (1993), Moi, l’enfant autiste, Librairie Plon, Paris.
  • [3]
    Grandin T. (1994), Ma vie d’autiste, Odile Jacob.
  • [4]
    Williams D. (1992), Si on me touche, je n’existe plus, Robert Laffont, dans l’édition J’ai lu, p. 158.
  • [5]
    Entraide universitaire, à Paris dans le XII e .
  • [6]
    Vidal J.-M. (1997), « Dialoguer avec des autistes », in La Recherche, n° 301, p. 36-39.

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