Couverture de RFPS_027

Article de revue

« J'attends mon prochain cancer. Je ne peux pas me payer le luxe de délirer »

Pages 85 à 99

Notes

  • [*]
    Cet article a fait l’objet d’une présentation clinique à la SPASM le 5 mai 2004 sous le titre : Investissement et désinvestissement de l’objet au psychodrame, présentation ici remaniée.
  • [1]
    Le psychodrame pratiqué à l’IPSO est un psychodrame psychanalytique classique : un(e) patient(e), un directeur de jeu qui ne joue pas mais s’entretient avec le patient avant et après les scènes, des analystes co-thérapeutes. Thèmes, personnages et « acteurs » sont choisis par le patient. Le PSD dure une demi-heure, une fois par semaine. Particularité : les thérapeutes veillent à ce que le patient quitte le PSD avec un niveau d’excitation le plus possible apaisé. Directeur de jeu : Marilia Aisenstein ; co-thérapeutes : Joël Bouyx, Michel Grunberg, Claire Rueff-Escoubès, Gérard Szwec.
  • [2]
    Nous avons quant à nous, dans le maigre dossier médical de Nema, la notion-supposition de tumeurs bénignes, sans avoir pu jamais obtenir d’autres précisions.
  • [3]
    L a naissance beaucoup plus tardive de deux frères jumeaux ne semble pas l’avoir affectée.
  • [4]
    L’homme qui pendant quinze ans a fait croire à sa famille qu’il était médecin à l’OMS alors qu’il avait arrêté ses études à leurs débuts, et qui a finalement tué ses parents, sa femme et ses deux enfants pour se délivrer du fardeau de son mensonge (cf. Carrère E. (2000), L’adversaire, Paris, POL ).
  • [5]
    « La psychose froide », textes d’E. Kestenberg présentés par L. Abensour, PUF, 2001.
  • [6]
    La proposition de cette lecture a été proposée par Philippe Jaeger à l’occasion d’un séminaire, nous l’avons trouvée très « parlante » et l’en remercions.
  • [7]
    Winnicott, cité par Green A. (2002) dans Le travail du négatif, in Idées directrices pour une psychanalyse contemporaine, PUF.
  • [8]
    Nous découvrîmes ainsi cette localisation pendant la deuxième année de traitement.

NÉMA

1À la question : « Comment t’appelles-tu ? » elle aurait pu, comme Ulysse, répondre « je m’appelle personne » : Nemo. Je l’ai donc prénommée Néma.

2Néma écrit à l’IPSO au cours de l’été 2003 : « J’ai eu plein de petites tumeurs avec ablations. Toujours dépressive, sans traitement ni chimio, je me demande si ces catastrophes en chaîne vont s’arrêter. » Elle avait auparavant entrepris une analyse, interrompue au bout de trois ans parce que cela « ne lui apportait rien ». Après quelques errements consultatifs en liens avec la complexité de sa personnalité, un traitement par le psychodrame lui est proposé à l’IPSO, où l’équipe la suit depuis un an et demi  [1].

3Néma est une jeune femme de 32 ans qui en paraît 20, dont la présentation « lisse » en début de traitement frôle l’anonymat. À plusieurs reprises, lors des premières consultations, l’analyste ne l’a pas reconnue en venant la chercher dans la salle d’attente, ce qui est très inhabituel chez cette consultante. Cette patiente nous semble arriver du monde à la fois de l’irreprésentable et de l’indifférencié : ni adulte ni enfant, peut-être adolescente, ni féminine ni masculine, pâle, quasiment transparente, habillée sans soin particulier, le visage marqué et masqué par la dépression. Nous l’avons vue progressivement se transformer en une personne « consistante », une femme, avec une note androgyne, ayant pris goût à soigner son style, à la fois féminin et sportif (elle est en pantalon ou en tailleur) : couleurs chaudes, maquillage et accessoires font désormais partie de son naturel, avec un certain charme dont elle aime jouer. Ses origines méditerranéennes se lisent sur son visage mat, dont le teint valorise la clarté de ses yeux verts. La violence de ses propos, par contre, énoncée sans culpabilité apparente, reste immuable, en tout cas jusqu’aux toutes dernières séances. Cette violence a récemment pris une forme d’apparence transférentielle à l’endroit de l’équipe du psychodrame : « J’attends mon prochain cancer avec impatience. » Néma ajoute en guise de commentaire : « Je ne peux pas me payer le luxe de délirer. » La qualité psychotique du fonctionnement psychique de Néma s’est confirmée au cours des séances, la gravité de ses atteintes somatiques reste, curieusement, à peu près insaisissable.

Ce que nous savons de Néma

4Néma adresse d’entrée de jeu une demande, exprimée avec une forme de lucidité désespérée : « J’ai fait plusieurs cancers, je ne vois pas pourquoi ça s’arrêterait. »  [2] Elle poursuit : « Je ne suis jamais moi-même, je joue toujours le jeu de celle pour qui tout va bien, je me cache derrière mon besoin de séduire, mais derrière c’est le vide, la médiocrité, une vie de merde, quoi. Je vis dans la terreur que ça soit découvert. » Et aussi : « Je ne supporte pas d’être en groupe, je ne comprends pas pourquoi, et là je préfère disparaître. »

5De fait, Néma s’est défenestrée il y a dix ans au cours d’une crise de panique, « pas pour me tuer, mais pour faire cesser cette situation » : son groupe professionnel risquait de découvrir qu’elle n’était rien, qu’elle avait usurpé son rôle de cadre fonctionnaire. Alors qu’elle se montre à son travail sociable, à l’aise, voire brillante, monte en elle le sentiment qu’« en fait je ne suis rien, je fais semblant de m’intéresser et de savoir alors que je ne sais rien, je ne comprends rien, et je n’en ai rien à faire des autres (elle souligne fortement), c’est seulement pour la frime ». « Tout ce que je veux, ajoute-t-elle fréquemment, c’est être tranquille. » Les suites, graves, de cette défenestration ont été pendant un an physiquement très douloureuses, ce à quoi elle n’a pu échapper. Nous dirions, en la connaissant mieux : ce qu’elle n’a pu dénier. Elle nous montrera dans les scènes que la seule réalité au monde qu’elle redoute, c’est de souffrir dans son corps. Elle a également à plusieurs reprises quitté son travail et changé de quartier pour ne pas risquer de revoir ses anciennes collègues.

6Elle vit actuellement avec un compagnon qui semble très peu investi (« il est gentil mais il n’est rien, quoi »). Une grossesse extra-utérine et plusieurs fausses couches l’ont laissée sans enfant. Elle présente ses parents comme des gens à qui on ne peut pas parler, indifférents, le père étant « un ogre » et la mère une femme soumise, qui banalise tout. Elle dira au consultant qu’à l’âge de cinq ans, sous le prétexte d’une deuxième grossesse de sa mère, son père l’a déposée chez des amis sans la prévenir de la séparation, qui aurait duré plusieurs mois ou plusieurs années, pendant lesquels elle l’a attendu. La petite sœur a été pendant ce temps élevée par les parents  [3]. Elle aurait aujourd’hui tout ce que Néma n’a pas : un mari qui l’aime, deux enfants, de l’argent, « la réussite, quoi ». Elle-même banalise l’événement traumatique initial lorsque des liens sont tentés au cours du traitement (« Oh, on ne va pas revenir là-dessus, papa, maman, tout ces trucs de psy »). Néma se réfère parfois à un modèle, toujours le même : Roman,  [4] « il est génial ce type, c’est mon idéal, je suis comme lui, un usurpateur », ce qui n’est pas sans effets contre-transférentiels sur l’équipe. Last but not least pour des psychosomaticiens, Néma nous annonce triomphalement au début de sa deuxième année de traitement le dépistage d’un cancer « dans l’abdomen » (elle montre son plexus), cancer dont elle nous dit que, s’il est confirmé, elle arrêtera toute relation sociale, y compris le psychodrame, pour ne pas avoir à se montrer avec une perruque : « La honte, si ça se voyait. » Son triomphe vis-à-vis des soignants incompétents que nous sommes a été repris dans une scène. Nous n’avons pu obtenir de témoignage médical sûr au sujet de ce cancer, alors qu’une chimiothérapie aurait été en cours comme est supposée en témoigner la perruque que Néma a portée pendant six mois et dont elle nous a parlé régulièrement, ainsi que la mise en acte de son éloignement : elle aurait une nouvelle fois changé d’affectation professionnelle et de quartier.

7Nous sommes incapables d’affirmer ce qui est et ce qui n’est pas, pas plus à propos de son travail qu’à celui de son « cancer », ni même de son identité au sens littéral du terme : Néma se présente au secrétariat avec un ou deux noms et prénoms différents, parfois Mme parfois Mlle. Elle a cependant évoqué lors d’une scène quelques années passées au Moyen-Orient, évocation immédiatement effacée par un « Mais ça ne veut rien dire », et nous n’en saurons pas plus. Tout chez elle est à prendre « à l’envers », en son contraire, au négatif du positif qu’elle affiche, grâce à un clivage dont elle garde la maîtrise, et dont il n’est pas question de la déposséder, mais qui malmène assez fortement le contre-transfert de l’équipe et pèse sur nos élaborations dans l’après-coup des séances.

Le déroulement du traitement, la fonction du psychodrame

8La position de la patiente au cours des deux temps du psychodrame est constante et quasi caricaturale : elle « joue » parfaitement le rôle choisi, toujours sous la forme contraire de ce qu’elle annonce (elle joue par exemple sa mère, qu’elle dit froide et indifférente, comme une mère chaleureuse et attentive) et déclare ensuite au directeur de jeu « Tout était faux » ou « Naturellement j’ai fait semblant, je sais très bien faire ». Le clivage spatio-temporel entre les scènes et les commentaires, de même que le changement des rôles, vient ici soutenir, voire justifier, le clivage interne et les défenses projectives, dont nous percevons tous que Nema a besoin, sans doute pour longtemps encore, faute pour le moins de remettre sa vie en danger. Nous quittons souvent les séances découragés et accablés par notre impuissance à comprendre.

9Les premières séances (auxquelles Néma se rendra de façon très irrégulière pendant les premiers mois, très constante ensuite) seront consacrées à la question de l’enfant. « Une fois de plus je me suis embarquée dans une histoire dont je ne sais pas comment sortir, mon ami veut que nous adoptions ou parrainions un enfant, bien entendu j’ai immédiatement dit oui, génial, formidable – mon ami risquerait de partir si je disais non – alors qu’en fait je n’en veux pas, je déteste les chiards, j’essaie simplement de gagner du temps, mais qu’est-ce qui va se passer si les démarches aboutissent, j’en suis malade. » Elle nous demande de l’aide. De nombreuses scènes y seront consacrées. Elle joue souvent sa mère : « Mais ma pauvre fille qu’est-ce que tu vas faire avec un gosse, tu n’es pas capable de t’en occuper, tu vas rater ça comme tout le reste », propos qu’elle fait également tenir à son père. « Pour eux je ne vaux rien, mon ami non plus d’ailleurs, on est des minables, de la merde. » Au cours d’une séance, je joue sa mère, qu’elle interroge une fois de plus à propos du parrainage : « Ma fille, je te le déconseille, tu ne sais pas ce qui va t’arriver, quelque chose de terrible dont tu n’as aucune idée et que je vais te dire : tu vas avoir des sentiments. » Elle est un peu interloquée et ne réplique rien.

10La procédure de parrainage suit son cours et au bout de trois mois un petit Quentin de 4 ans viendra passer les week-ends avec eux : « Je suis parfaite, la vraie “tata”, gentille, patiente, je joue avec lui, alors que je n’ai qu’une envie, c’est de ne plus en entendre parler. » Sa rage s’exprime plus directement à l’égard de la mère de l’enfant : « Je voudrais voir crever cette pouffiasse qui peut nous le reprendre n’importe quand au prétexte que c’est elle qui a mis bas », déclare-t-elle hors du jeu, tout en jouant une grande sœur compréhensive avec cette mère dans les scènes. Les rapprochements tentés avec sa propre histoire sont balayés d’un « Je ne vois pas le rapport ». L’idée qu’elle voudrait prendre la place de cette vraie mère lui est totalement inaccessible.

11Elle propose souvent de jouer un autre rôle que le sien, que je joue alors, sur un mode le plus souvent violent, haineux, voire meurtrier. À la suite d’une scène où, à l’occasion de projet de vacances avec Quentin au bord de la mer, elle exprimait hors scène sa crainte de ne pas savoir le sauver d’une éventuelle noyade, j’avais joué son double pendant qu’elle, dans son propre rôle, disait à son ami tout le plaisir que lui procurait ce projet. « Tu es un naïf, lui faisais-je dire, tu me confies l’enfant comme si tu ne savais pas que je suis une meurtrière, mais regarde donc la réalité en face, je suis une meurtrière. » Le lendemain elle avait appelé le directeur de jeu au téléphone : « Rassurez-vous pour l’enfant, je ne vais pas réellement le tuer, je m’en occupe très bien. » M.A. le lui a tranquillement confirmé en lui rappelant que nous comme elle savions bien faire la différence entre les fantasmes et les actes.

12Nous n’entendîmes ensuite plus parler de l’enfant, un autre thème également envahissant, celui de sa sœur, prit le relais : cette dernière (enfin !) allait mal, divorçait, souffrait, se déprimait, se confiait à elle, étant hors de question d’informer les parents « incapables de comprendre, là-dessus nous sommes d’accord ». Néma était illuminée de plaisir à l’énoncé de ces malheurs (« Moi je vais de mieux en mieux, c’est génial »), ce qui fut repris dans le jeu (« Chez nous il n’y a pas de place pour deux comme tu sais », lui disais-je en prenant son rôle tandis qu’elle jouait sa sœur, « alors laisse la place, maintenant c’est à moi d’être heureuse »). Son commentaire hors scènes restait le même : « J’en ai rien à faire de ma sœur, vraiment rien à battre, insistait-elle, mais si je ne l’aide pas elle va se suicider, et on [les parents] dira encore que c’est de ma faute, et ça je ne le supporterai pas. » Elle va progressivement établir un parallèle entre son cancer et les malheurs de sa sœur, qui risqueraient de bouleverser ses parents alors que sa maladie à elle n’a fait l’objet d’aucun commentaire. « Vous leur en avez parlé ? – Non, je ne leur ai pas dit. » Nous lui proposons alors de jouer l’annonce de son cancer à sa mère, dont elle prend le rôle et moi le sien. Un leitmotiv frappe le directeur de jeu (qui de façon transitoire était un homme) : « Mais enfin je suis ta mère quand même », ce qu’il reprend hors jeu. À cet instant, pour la première fois, elle raconte comment son père ne l’a pas reconnue quand il est venu la rechercher chez leurs amis. Elle se décrit alors comme n’ayant rien acquis de nouveau depuis leur séparation : « J’étais devenue complètement autiste. » Son père, dont elle était « la fifille chérie » avant la séparation, n’a pas supporté ce changement et, laisse-t-elle entendre, le lui fait payer par sa brutalité. Au retour de Néma au sein de sa famille, il a entrepris de lui apprendre tout ce qu’elle aurait dû apprendre à l’école ; « et là, c’était le cauchemar, il hurlait, plus il hurlait moins je comprenais, ça se terminait par des claques, ma mère devait intervenir. À partir de là j’ai renoncé à apprendre et à m’intéresser, je fais le minimum, tout ce que je veux c’est être tranquille, d’ailleurs mon cancer tombe très bien pour ça si grâce à lui je peux en finir ». Elle interrompra la scène où elle reprend le rôle de son père instructeur et moi le sien, parce qu’elle a senti la gifle (m’) arriver.

13Nous avons été frappés au cours des commentaires de cette séance par la différence de l’attitude de Néma face à un directeur de jeu homme, se montrant confiante, presque « vraie ». L’ambivalence face à l’imago maternelle semble prégnante, l’homosexualité, parfois verbalement explicite dans les scènes mais déniée hors jeu, ne semble pas pouvoir se constituer névrotiquement.

14À la séance suivante, elle dit sa rage qu’une de ses amies soit « tombée en cloque, et en plus des jumeaux », son souhait de voir cette grossesse interrompue, ce que nous avons joué (elle l’amie, moi-elle), ce dégoût pour « les femmes enceintes qui exhibent leur gros bide comme si c’était un exploit », etc. Dans l’échange avec le directeur de jeu (M. A.), qui lui parlait de sa souffrance à elle de n’avoir pu mener ses grossesses à terme, Néma pour la première fois se montre humaine, ici envers son ami : « Moi vous savez je m’en fous, mais je me rends compte de ce qu’il a souffert que nous n’ayons pas d’enfant, ce n’est pas juste. » Elle en avait les larmes aux yeux. Nous étions également touchés, et soulagés par cette amorce de culpabilité. Un même mouvement d’identification à l’autre apparaît au cours de la séance suivante : après un long développement à propos de sa sœur qui veut se suicider, et dont elle dit n’avoir rien à faire (sinon pour dire que, elle, Néma, va de mieux en mieux), elle note hors jeu que quelque chose a changé en elle, qu’il lui arrive maintenant de ressentir la souffrance de certaines personnes, celle de ses neveux en particulier, menacés de perdre leur mère.

15Après la dernière interruption de l’été 2004, Néma nous revient avec sa position de base, si je puis dire : elle est en bonne santé, sa sœur commence à aller mieux, mais elle ne supporte à nouveau plus sa situation professionnelle : « Alors j’attends mon nouveau cancer ; je ne peux pas me payer le luxe de délirer. » Elle travaille à la poste avec une femme, petit chef, qui l’insupporte (« Elle me rend dingue »), il va lui falloir quitter son emploi pour mettre fin à cette relation. Elle nous propose une scène, que nous attendions, à propos de son travail. Elle en choisit une où son cancérologue lui annonce une récidive. Je joue le médecin : « J’ai une bonne nouvelle pour vous : vous avez un nouveau cancer. » Elle est apparemment déstabilisée, puis me répond immédiatement : « Alors sachez bien que je ne me ferai pas soigner, n’insistez pas. »

À propos du contre-transfert de l’équipe

16Nos mouvements contre-transférentiels et nos contre-attitudes suivent assez massivement l’organisation clivée de Néma : elle quitte les séances lisse et souriante, nous sommes effondrés, soucieux, et dans une grande difficulté d’élaborer sinon intelligemment du moins sereinement ce qu’elle nous a infligé dans la violence. Parmi nous, les positions des hommes et des femmes sont un peu différentes lorsque Néma exprime sa fureur meurtrière contre les femmes enceintes et les enfants : les collègues hommes sont totalement affectés, alors que les femmes, bien que souvent bouleversées, semblent avoir une expérience de l’ambivalence des mères par rapport à leurs enfants, expérience qui leur permet de relativiser sans pour autant dénier.

17En réfléchissant à la violence que j’exprime en son nom dans les scènes, je pense qu’elle a pour moi, comme pour l’équipe qui la trouve plutôt adéquate, une triple fonction : verbaliser en les dramatisant ses fantasmes destructeurs pour atténuer/déplacer sa destructivité envers elle-même ; vivifier grâce au jeu psychodramatique ce qu’elle induit en nous de mortifère, y compris dans sa manière de nous « fétichiser » et de nous « négativer » ; travailler de façon supportable (car déplacée par le jeu et les rôles) la cicatrice du traumatisme qui l’a « cassée », c’est-à-dire clivée et mortifiée par cet abandon imprévisible et ingérable à cinq ans, en m’identifiant à la petite fille laissée seule derrière le mur de la séparation (le clivage), tant il me paraît vital de crier ma rage et mon besoin de me faire entendre, plutôt que de me faire disparaître dans le négatif de la dépression et de l’irreprésentable.

18Que dire de l’investissement de Néma par l’équipe ? Il me semble qu’il est, lui aussi, à double visage. Je l’ai dit, elle est pour nous d’abord une énigme dans son mode de fonctionnement, qui nous dépossède régulièrement de ce que nous espérons être nos capacités d’analystes. Le déni réitéré opposé à tout essai d’interprétation, si violent ou si prudent soit-il, a, sans doute pour partie, fonction de nous faire vivre son propre sentiment intime de « n’être rien », tout en maintenant sa grandiosité à travers sa capacité à jouer, dans les scènes comme dans la vie. L’identification projective est particulièrement active chez Néma. Néanmoins, autre visage, son investissement progressif du psychodrame nous motive, sans doute nous revalorise un peu professionnellement, et la détresse voire la mélancolie pathétique auxquelles elle nous rend sensibles en négatif de sa destructivité exprimée, contribue à nous toucher et à nous rendre attentifs à ses besoins. Sans doute les sentiments les plus partagés sont-ils l’inquiétude et l’incertitude.

Hypothèse et questions

19Comme il vient d’être dit, les hypothèses du groupe de psychodrame concernant cette patiente difficile sont placées, au jour d’aujourd’hui, sous le signe de l’incertitude. Il me semble que cette forme d’investissement contrasté, auquel se conjugue un fond d’inquiétude à propos de sa santé, pèse sur nos propres élaborations et sur la progression de celles-ci vers une approche plus unifiée, d’où plusieurs propositions.

20La brève présentation de Néma l’a laissé entendre, le « je ne suis rien », c’est-à-dire « je suis le négatif de qui je parais être », condense en fait plusieurs modes de défense, en particulier : déni, clivage et hallucination négative, défenses auxquelles il faut ajouter la honte, l’identification projective, les passages à l’acte face à l’envahissement par l’angoisse, et par moments une forme de confusion qui touche à l’identité sexuée. Une brève illustration : « En tout cas je n’élèverai pas Quentin comme un macho, je lui achèterai des poupées, peut-être même des robes, comme ça il ne fera pas la différence ». « Vous pensez qu’il n’y a pas de différence ente les garçons et les filles ? », lui demande le directeur de jeu. « Aucune », affirme-t-elle fermement.

21Les mécanismes en jeu, leur cumul et l’envahissement par eux de l’appareil psychique sont majoritairement ici représentatifs d’une organisation psychotique. Nos réflexions, qui selon les séances privilégiaient tour à tour une problématique plutôt névrotique (dans le registre des états-limites) en rapport avec la castration, le masochisme ou l’analité par exemple, nous ont paru ne pas rendre compte de la dominante du fonctionnement actuel de Néma. Il me semble que, en complément de l’approche psychosomatique, deux lectures au moins peuvent être envisagées concernant l’organisation psychique de cette patiente, lectures sans doute plus complémentaires qu’antagonistes.

22Première lecture, celle de l’organisation probable d’une psychose froide telle que l’a définie E. Kestenberg. Outre l’absence de délire manifeste qui caractérise cette forme de psychose, nous pourrions nous retrouver en réalité, via les processus de négativation que revêtent les apparences du désinvestissement, face à une des manœuvres inconscientes caractéristiques de la psychoses froide, la relation fétichique à l’objet, dont le but est de maintenir cet objet à l’extérieur, via la projection, hors de tout risque d’investissement : « Vous n’êtes pas de vraies personnes, c’est pour ça que je supporte une relation avec vous, vous ne me faites pas peur, même en groupe », nous dira Néma. Et aussi : « Parce que vous n’êtes pas de vraies personnes, je ne suis rien, mais vous non plus vous n’êtes rien. » « Il y a peut-être une condition pour que je guérisse, c’est que le médecin n’essaye pas de me soigner », dira-t-elle dans l’après-coup d’une scène à propos de son cancer, où elle jouait le médecin qui voulait la guérir, ce qu’elle trouvait très violent, et moi-elle refusant violemment tout traitement (« Pour une fois que je souffre de quelque chose que tout le monde peut reconnaître, vous n’allez pas me l’enlever »). Cette mise à distance de l’objet relève de la totale maîtrise qu’a besoin d’exercer Néma non pas sur l’objet en tant que tel mais sur les mouvements d’investissement qui pourraient naître en elle à son endroit (d’où mon intervention sur le danger pour elle à éprouver des sentiments) comme ceux de l’objet envers elle. Ce processus « fétichisant » peut paraître contradictoire avec l’aspect animé du psychodrame. Mais c’est précisément ainsi qu’E. Kestenberg le situe, en rapport avec l’objet fétiche de Freud : « Le fétiche est en quelque sorte à la fois animé par ce qu’il contient de la projection narcissique dont il est porteur, et désanimé du fait même que cette intégrité narcissique est dévolue à une chose […]. La relation fétichique à l’objet implique la même ambiguïté : animé/désanimé, mais dans un mouvement inverse en même temps que similaire en son essence et qui consiste, au sein d’une relation avec une personne privilégiée, à la rendre comme désanimée pour en assurer la perpétuité et pour l’investir en tant que garante narcissique du sujet. »  [5] C’est bien à la désanimation des scènes que s’emploie la patiente dans le deuxième temps : « Tout était faux, mes parents ne sont pas comme ça et moi j’ai une fois de plus fait semblant. » Autrement dit il ne s’est rien passé, ni entre nous ni à l’intérieur de nous. C’est à cette condition que le traitement peut se poursuivre, chacune des séances, ou presque, commençant par « Ben… toujours pareil ». C’est lorsque l’analyste accepte d’être ainsi pétrifié, fétichisé, pris dans une forme d’investissement paradoxal, que sa présence peut être supportée et qu’un long et lent travail psychique peut être envisagé, comme en témoignent entre autres certains traitements de patientes anorexiques.

23Deuxième lecture, celle d’une culture du négatif à l’abri d’un clivage, de l’empreinte du négatif sous sa forme psychotique, c’est-à-dire totalisante.

24Dans les suites du traumatisme initial, investissement et désinvestissement de l’objet paraissent s’être constitués en un fonctionnement par hallucinations négatives en miroir avec le sujet  [6], comme le matériel clinique le montre : « Je ne vaux rien je n’existe pas pour vous – vous non plus ne valez rien/ vous n’êtes pas de vraies personnes/vous ne saurez rien de moi. »

25Lorsque l’analyste ne reconnaît pas Néma dans la salle d’attente, à l’image de son père qui ne la reconnaît plus après leur trop longue séparation, ne peut-on parler d’une forme d’hallucination négative par identification projective, ici d’emblée à l’œuvre ? Sa manière constante de se présenter via un matériel qu’il faut en permanence décrypter « à l’envers » de ce qui est montré ne témoigne-t-elle pas également d’une forme massive d’organisation en négatif ?

26Le négatif va protéger et construire l’univers de Néma lorsque, à cinq ans son père la conduit chez les amis avec lesquels elle va vivre plusieurs mois ou plusieurs années (période dont nous ne savons rien, sinon que « tout était froid et gris »), rupture dans sa vie et sa sécurité d’enfant (« jusque là j’étais la fifille à son papa, gaie, affectueuse complice »), cassure dans la continuité de son existence et dans la compréhension qu’elle en avait (« on ne m’a pas prévenue, ni rien expliqué »). Les objets parents sont d’abord investis en leur absence, le négatif de la présence ; puis probablement au fur et à mesure que la perception des objets ne vient pas relancer et soutenir l’hallucination positive des absents, l’investissement se transforme en hallucination négative, qui ici fonctionne en miroir : je me désintéresse de moi comme vous vous êtes désintéressés de moi, je vous désinvestis comme vous m’avez désinvestie. « Pour ces patients qui auraient eu à vivre des expériences particulièrement désorganisantes avec séparations traumatiques, seul ce qui est négatif est réel […] Après une phase où l’absence de l’objet s’est indûment prolongée […] que l’objet soit là ou ne soit pas là ne ferait plus la différence car la réalité serait désormais identifiée avec cette négativation de l’objet. »  [7]

27La lecture psychosomatique enfin se révèle la plus embarrassante, pour la simple raison que nous ne savons objectivement rien de la réalité des différents cancers de Néma : cancers à propos desquels, malgré les demandes répétées du directeur de jeu, aucune confirmation médicale n’est jamais parvenue à l’IPSO ; cancers qu’elle présente comme malins et ayant occasionné une sorte de destruction progressive de son corps (« Ils m’enlèvent tout par petits bouts », dit-elle en montrant son ventre  [8] ) ; cancers dont elle dit que sa cancérologue ne lui cache pas sa stupéfaction devant leurs récidives (« Avec les traitements que vous avez reçus, vous devriez être protégée pour le reste de votre vie ! », lui fait-elle dire) ; cancers dont le dernier a divisé l’équipe en deux quant à la crédibilité de son existence. C’est néanmoins cela qui fonde sa demande d’aide à l’IPSO, comme si elle se sentait emportée dans un processus de désorganisation progressive, vis-à-vis duquel elle chercherait à construire un palier d’arrêt grâce au travail psychique. En même temps, il pourrait y avoir là un résidu vivant de ses capacités de symbolisation : je dois me présenter comme vitalement menacée pour susciter l’investissement d’un objet. L’hypothèse d’une psychose froide chez Néma, défensivement construite à partir d’un traumatisme dévastateur, conduit également, je l’ai dit, à reconnaître l’importance chez elle d’une maîtrise extrême de la relation, dans une position de grandiosité non négociable, qui soumettrait et maintiendrait ses thérapeutes psychosomaticiens dans une position aussi bien d’attente que d’impuissance, grâce au jeu de « montrer-cacher », ses possibles maladies létales.

Pour conclure, trois remarques

28Première remarque en lien avec investissement et désinvestissement de l’objet : on peut penser que la complexité de ses mouvements psychiques concernant aussi bien l’objet qu’elle-même, mouvements internes contradictoires, voire paradoxaux, est à l’image de la complexité de l’histoire du traumatisme à l’origine de son fonctionnement actuel. D’une part tout se passe comme si, sous l’impact du choc traumatique, objet et sujet avaient été expulsés de l’espace de ses investissements, entraînant avec eux l’écrasement de la culpabilité et l’éclatement de l’identité. L’expulsion devient alors un mode de rapport à l’autre et à elle-même, mode qui s’exprime par le rejet violent de tout ce qui peut être en lien avec le choc initial : grossesses, femmes enceintes, désir d’enfant, mode qui ira jusqu’à sa propre défenestration. D’autre part, la séparation et l’exil brutal qui lui « tombent dessus » quand elle a cinq ans inscrivent en elle un clivage (avant-après), qui intervient en pleine période d’investissement : je veux parler de l’investissement œdipien réciproque entre cette « petite reine » et son père, investissement probablement infiltré de culpabilité envers la mère, par ailleurs présentée comme transparente. L’absence totale d’explications enfin semble avoir eu un effet direct sur ses capacités intellectuelles.

29On ne peut donc pas parler de clivage précoce du moi, comme dans certaines organisations psychotiques ou perverses, mais d’un clivage post-traumatique tardif, qui protège Néma de revivre le choc désorganisant et douloureux en la tenant donc à l’écart de tout risque d’investissement, comme en témoignent ses dénégations lorsqu’elle est en situation de s’attacher à un enfant. La violence qu’elle doit déployer pour maintenir ce clivage laisse entrevoir la mesure de ses capacités premières d’investissement d’objet, « négativées » et gelées par la violence de l’exclusion-expulsion touchant à ses liens objectaux.

30Deuxième remarque à propos du lien psychose-somatose. Le mode de fonctionnement de Néma suppose, pour le moins, une dépense considérable d’énergie psychique. Elle ne fonctionne pas « à l’économie », comme en témoignent la violence extrême qui l’habite et les angoisses (psychotiques) incontrôlables qui peuvent l’envahir. Le « jeu » auquel elle est contrainte de se livrer pour garder une vie sociale l’épuise, elle nous l’a souvent fait comprendre. Quel est le prix somatique de ces excitations soutenues et consécutivement des effondrements qui par moments la menacent ? N’est-ce pas sur fond de ce questionnement que des atteintes somatiques graves peuvent faire leur lit ? La composante dépressive, voire mélancolique, qui marque le visage de la patiente ajoute ici une autre note d’alerte à nos interrogations.

31Enfin, troisième remarque et hypothèse à haut risque pour des psychosomaticiens lorsque la vie d’une patiente peut être en jeu : « avoir des cancers », ne serait-ce pas le contenu du délire non manifeste de Néma ? La prudence m’invite à proposer cette dernière remarque sans l’étayer davantage, sinon comme je l’ai fait en posant le cadre d’une psychose froide. Hypothèse peut-être séduisante, dans la mesure où elle semble créer un lien entre psychose et somatose, en fait entre psychose et représentation délirante du soma, autrement dit entre psychose et psychose. Hypothèse qui conviendrait aussi à cette culture du négatif si prégnante chez Néma : j’annonce préférer avoir un cancer plutôt que de délirer ; en réalité il faut retourner la proposition : je délire à bas bruit et (grâce à mon délire ?) je n’ai pas de cancer.

32Saurons-nous jamais si la « folie » de Néma la protège finalement de développer un ou des « vrais » cancers ? Ou bien réussit-elle à nous entraîner dans un certain partage de ses dénis, voire de son délire ? Nous n’avons d’autre choix que de nous maintenir le temps qu’il faut dans l’indécidable, et, comme les lecteurs sans doute, préférons demeurer activement préoccupés devant l’énigme que nous pose cette étrange patiente, respectant ainsi le clivage protecteur qu’elle a organisé et qui marque notre travail de pensée, pour continuer à l’accompagner au plus près de « sa » réalité.


Mots-clés éditeurs : Cancers, Psychose froide, Culture du négatif, Clivage, Violence, Contre-transfert de l'équipe du psychodrame, Délire

Mise en ligne 01/10/2006

https://doi.org/10.3917/rfps.027.0085

Notes

  • [*]
    Cet article a fait l’objet d’une présentation clinique à la SPASM le 5 mai 2004 sous le titre : Investissement et désinvestissement de l’objet au psychodrame, présentation ici remaniée.
  • [1]
    Le psychodrame pratiqué à l’IPSO est un psychodrame psychanalytique classique : un(e) patient(e), un directeur de jeu qui ne joue pas mais s’entretient avec le patient avant et après les scènes, des analystes co-thérapeutes. Thèmes, personnages et « acteurs » sont choisis par le patient. Le PSD dure une demi-heure, une fois par semaine. Particularité : les thérapeutes veillent à ce que le patient quitte le PSD avec un niveau d’excitation le plus possible apaisé. Directeur de jeu : Marilia Aisenstein ; co-thérapeutes : Joël Bouyx, Michel Grunberg, Claire Rueff-Escoubès, Gérard Szwec.
  • [2]
    Nous avons quant à nous, dans le maigre dossier médical de Nema, la notion-supposition de tumeurs bénignes, sans avoir pu jamais obtenir d’autres précisions.
  • [3]
    L a naissance beaucoup plus tardive de deux frères jumeaux ne semble pas l’avoir affectée.
  • [4]
    L’homme qui pendant quinze ans a fait croire à sa famille qu’il était médecin à l’OMS alors qu’il avait arrêté ses études à leurs débuts, et qui a finalement tué ses parents, sa femme et ses deux enfants pour se délivrer du fardeau de son mensonge (cf. Carrère E. (2000), L’adversaire, Paris, POL ).
  • [5]
    « La psychose froide », textes d’E. Kestenberg présentés par L. Abensour, PUF, 2001.
  • [6]
    La proposition de cette lecture a été proposée par Philippe Jaeger à l’occasion d’un séminaire, nous l’avons trouvée très « parlante » et l’en remercions.
  • [7]
    Winnicott, cité par Green A. (2002) dans Le travail du négatif, in Idées directrices pour une psychanalyse contemporaine, PUF.
  • [8]
    Nous découvrîmes ainsi cette localisation pendant la deuxième année de traitement.
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