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Article de revue

Parle-lui, parle-moi

À propos de deux films : Habla con ella et Sur le bout des doigts

Pages 179 à 182

English version

1Sortis à quelques mois d’intervalle, deux films ont en commun le thème d’un amour à mort, jusqu’à la mort, du silence, du coma et du retrait, du langage enfin, discours ou paroles partagées.

2L’un est somptueux, achevé, d’une merveilleuse complexité. L’autre est un peu maladroit, modeste, tourné comme un téléfilm, c’est l’œuvre sans moyens d’un très jeune réalisateur. Les deux sont bouleversants.

3Parle avec elle, chef-d’œuvre d’Almodovar, est le sombre récit de quatre destins entrecroisés; deux hommes se rencontrent et se lient au chevet de deux femmes follement aimées, tombées tragiquement dans le coma. L’un d’eux, Beninio, ne cesse de lui parler, il lui raconte les moindres moments de ses pensées, de ses fantasmes. Il met sa dévotion en mots. Il semble animé d’une intime conviction : Alicia l’entend. Marco, l’autre homme, lui, ne trouve pas les mots. Bien qu’épris, confronté à un vécu de castration devant le corps inerte de celle qu’il aime, les mots lui manquent pour dire.

4La parole n’a pas la même fonction pour l’un et pour l’autre. Leurs organisations psychiques et leurs histoires sont différentes. Plus cartésien, Marco ne comprendra que trop tard qu’il aurait dû lui aussi parler à la femme de sa vie. De même, il éteint son portable alors que Beninio voudrait lui dire son extrême douleur. Son inscription dans le langage est autre. Pour Beninio, la parole est un recensement du visible. Elle donne à voir comme les phrases d’une « suffisamment bonne mère » qui décrit et commente le monde pour un enfant. Il s’agit d’un discours vivant, d’une parole incarnée adressée à quelqu’un qui ne peut pas répondre. Incarnée d’ailleurs au point d’emballer les corps. De retour du cinéma un soir, Beninio raconte un film. Ici éclate le génie d’Almodovar qui nous présente une séquence en noir et blanc, issue d’un scénario ancien.

5L’histoire est celle d’un homme qui rétrécit. Devenu de la taille d’une fourmi, il explore avec passion le corps de sa femme endormie. Il escalade ses reins, parcourt son ventre. Il est enfin fasciné par l’antre du vagin, s’y lançant tout entier. Beninio raconte. Quelques mois après, Alicia est enceinte. Considéré « pervers nécrophile », l’infirmier est emprisonné, il se suicide et ne saura pas la fausse couche puis le « réveil miraculeux » d’Alicia.

6Deux hommes et deux femmes. Une des deux femmes meurt, un des deux hommes se tue. Deux autres survivent, ils auront une nouvelle existence. Alicia et Marco étaient d’ailleurs d’une texture psychique différente de celle de leurs conjoints. L’une danseuse, l’autre journaliste et rédacteur de guides exotiques, montraient un autre investissement de la vie, du monde, du corps. Beninio et Lydia étaient eux des êtres souffrants. Elle, dévorée par une passion qui ne tient pas que de la libido, aimait à frôler la mort en affrontant ses taureaux de corrida. « Cette femme est folle », commente un homme qui la regarde exécuter lentement une passe très dangereuse. À genoux face à la bête furieuse, elle ne se relève qu’au tout dernier moment. On devine chez elle une traumatophilie majeure, de celles qu’a décrites Gérard Szwec. Un jour un taureau aura raison d’elle, il l’encorne, elle entre en coma.

7Beninio, lui, est un homme étrange. Personnage clé du film, il a soigné sa mère jusqu’à la mort. La vie pour lui se résumait à regarder par la fenêtre Alicia dansant dans l’immeuble d’en face. Il est saisi là d’un amour fou, sans limites, à sens unique. À travers la rue et la fenêtre, aucun échange n’est possible. Ce dispositif scénique est inversé après l’accident de la circulation qui amène Alicia dans le service de neurologie où Beninio se fait engager comme infirmier. Protégé maintenant par l’inertie de l’autre, il lui parle sans relâche et il la touche. Il lui dit ce qu’il sait, ce qu’il sent, ce qu’il fait, comme convaincu de la vertu nourrissante du verbe. Un jour, le verbe entraîne le geste.

8Même choqué par l’histoire de cette passion trouble, possessive, nécrophilique, le spectateur ne peut pourtant que s’identifier à Beninio qui en aimant Alicia endormie, en désirant ardemment son corps, lui a rendu la vie. Le suicide lui rend sa dignité, nous permet d’imaginer une culpabilité qui rend son personnage convaincant, voire émouvant.

9Tous les personnages du film sont seuls; des quatre, Beninio est sûrement le plus solitaire mais il est sans doute celui qui a le plus les moyens de vivre cette solitude car il imagine et il parle. Il parle à Alicia pour la réanimer, mais surtout il lui parle aussi comme on parle à un psychanalyste silencieux et immobile puisque le psychanalyste n’agit pas, ne répond pas. S’il est mal à l’aise dans la communication, Beninio sait, lui, la vertu thérapeutique du langage pour lui seul, cette connaissance lui donne sa force.

10Chaque film d’Almodovar nous fait gravir un échelon dans la beauté. La structure de Parle avec elle est d’une subtilité et d’une complexité labyrinthiques; tout commence comme un spectacle : représentation d’une représentation d’un ballet de Pina Bausch : deux femmes tombent, deux hommes cherchent à adoucir leur chute. Résumé chorégraphique et métaphorique de l’œuvre. Dans la salle, deux hommes regardent. L’un pleure, l’autre n’a pas de larmes. Ici aussi deux structures psychiques, deux attitudes, deux personnalités s’opposent. À la fenêtre d’un appartement donné comme le corps de la mère, Beninio – l’acteur ressemble d’ailleurs au créateur Almodovar – tombe amoureux d’un autre corps qui danse au travers d’un double écran de verre. L’histoire de Beninio n’est-elle pas celle d’un cinéaste cherchant à immobiliser une image tout en lui donnant une deuxième vie ? Tout finit avec un spectacle. Au théâtre, un soir Marco voit Alicia. Il la regarde et elle se sait regardée. Ils vont se rencontrer et se parler. C’est à ce moment précis que le spectateur se demande si Parle avec elle n’est pas aussi le retournement de la quête érotique de tout humain : dis-moi ton désir avec des mots : parle-moi…

11En contrepoint, je dirai quelques mots de ce film intimiste intitulé Sur le bout des doigts d’Yves Angelo. Le film ouvre sur un visage de femme qui pleure et sourit à la fois à travers le double vitrage d’une couveuse. Elle parle elle aussi, elle raconte le monde au travers de la vitre. Pianiste, elle fait écouter de la musique à un prématuré en danger de mort. Cela dure. Elle réanime l’enfant souffreteux par la musique et les mots, la musique des mots, les mots soutenus par leur musicalité. Contre toute attente, l’enfant vivra. La fillette joue du piano et devient une virtuose. Sa mère et elle vivent dans la solitude, l’enfermement, la musique. On devine « une folie maternelle » comme l’a définie André Green. Relation passionnelle qui cherche à immobiliser l’objet. Cette mère, qui a deux fois donné vie à son enfant, cherche maintenant à tuer tout mouvement de vie chez cette adolescente. Comme dans le film d’Almodovar, les paroles qui font vivre sont aussi celles qui ne peuvent admettre de réponse de la part de l’objet. Ces paroles visent à immobiliser, maîtriser.

12Un jour tout bascule. Un homme entend le jeu de la fille. Il demande son enregistrement. La mère lui ment et refuse. Elle sombre dès lors dans la dépression, la destructivité, la haine de soi. Obsédée par des scénarios de meurtre que le spectateur ne peut que deviner, elle finira à l’hôpital psychiatrique, murée dans un retrait autistique définitif. La fille vient à son chevet et lui parle… Elle peut maintenant parler à une femme qui ne cherchera plus à la détruire.

13Au-delà de l’émotion qu’ils engendrent, Habla con ella dans sa somptuosité comme Sur le bout des doigts dans sa modestie intimiste ont la qualité vivante de documents cliniques qui font penser. Les thèmes comme le coma, le travail du psychanalyste dans les services de grands prématurés ont été abordés dans la Revue française de psychanalyse et nous concernent très directement. Mais de plus la problématique ardue de l’inscription d’un sujet dans le langage et du maniement de ce dernier face à l’objet me semble au cœur même de la réflexion psychanalytique.

14Il est rare de pouvoir repenser ces questions dans le plaisir d’un beau film.

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