Couverture de RFPS_021

Article de revue

L'inconscient organique

Pouvoirs du symbole et travail du symptôme

Pages 53 à 73

Notes

  • [*]
    Ce texte se situe dans le contexte d’une recherche qui a trouvé sa place dans nos Leçons psychanalytiques sur Corps et symptôme, Anthropos/Economica, Poche psychanalyse, 1997,2 vol. Nous y renvoyons donc pour les « attendus » de la présente contribution.
  • [1]
    Assoun P.-L. (2001), « Le refoulé organique. Le travail inconscient de l’organe », in Trames, n° 30-31, p. 19-37.
  • [2]
    Freud S., Leçons d’introduction à la psychanalyse, Xe leçon, GW, XI, p. 153 (nous citons désormais les œuvres de Freud d’après les Gesammelte Werke, Fischer Verlag, en retraduisant les passages concernés).
  • [3]
    Freud S., Le Mécanisme psychique des phénomènes hystériques, GW, I, p. 83-84.
  • [4]
    Souligné par moi.
  • [5]
    Sur cette notion, cf. nos Leçons psychanalytiques sur Corps et symptôme, t.1.
  • [6]
    Cf. notre ouvrage Le Regard et la voix. Leçons de psychanalyse, Anthropos/Economica, 2001, 2e éd.
  • [7]
    Freud S., Les Psychonévroses de défense, sect. I, GW, I, p. 63.
  • [8]
    Freud S., Études sur l’hystérie, GW, I, p. 149, cas d’Emmy v. N.
  • [9]
    Freud S., Études sur l’hystérie, GW, I, p. 249-250.
  • [10]
    Lettre de Groddeck à Freud du 27 mai 1927, in Ça et moi, Gallimard, 1977, p.35.
  • [11]
    Ibid., p.37.
  • [12]
    Ibid., p.38.
  • [13]
    Groddeck G., « Le ça et la psychanalyse », in La Maladie, l’art et le symbole, Paris, Gallimard, 1974, p. 96-97.
  • [14]
    Ibid., p.98.
  • [15]
    Sur ce point, cf. nos contributions in Le Journal des psychologues, n° 196, avril 2002, p.26-29 et 35-39, « La scène du transfert : le réel indéclinable » et « Cet amour nommé transfert. De Freud à Lacan ».
  • [16]
    Groddeck G., Le Livre du ça, Gallimard, 1974, chap.2, p. 20.
  • [17]
    Ibid., chap. 8, p. 9.
  • [18]
    Freud S., Remarques sur la théorie et la pratique de l’interprétation des rêves, 1923.
  • [19]
    Freud S., L’Homme Moïse et la religion monothéiste, III, 2e partie, GW, XVI, p. 241 et notre commentaire in Freud et les sciences sociales. Psychanalyse et théorie de la culture, Armand Colin, Cursus, 1993 et Le Préjudice et l’idéal. Pour une clinique sociale du trauma, Anthropos / Economica, 1999.
  • [20]
    Freud S., L’Homme Moïse, op. cit., p. 241.
  • [21]
    L’Interprétation du rêve, chap. VI et Leçons d’introduction à la psychanalyse, X, « La symbolique dans le rêve », GW, XI, p. 154.
  • [22]
    Jones E., « La théorie du symbolisme », 1916, in Théorie et pratique de la psychanalyse, Paris, Payot.
  • [23]
    Freud S., Leçons d’introduction à la psychanalyse, Xe leçon, GW, XI, p. 171.
  • [24]
    Freud S., Une relation entre un symbole et un symptôme, 1916, GW, X, p. 393-396.
  • [25]
    Freud S., Pour introduire le narcissisme, sect. I et notre commentaire in Leçons psychanalytiques sur Corps et symptôme, op. cit.
  • [26]
    Assoun P.-L. (1998), « L’organologie freudienne », in Le Fait de l’analyse, n° 5, « Les organes », p. 69-89.
  • [27]
    Freud S., Sur les transpositions pulsionnelles, en particulier de l’érotique anale, GW, X, p.409.
  • [28]
    Freud S., Trois Essais sur la théorie sexuelle, II, « La sexualité infantile », GW, V, p. 82.
  • [29]
    Abraham K., Esquisse d’une histoire du développement de la libido fondée sur la psychanalyse des troubles mentaux, 1924.
  • [30]
    Mac Brunswick R. (1981), « Supplément de À partir d’une névrose infantile de Freud », 1928, in L’Homme aux loups par ses psychanalystes et lui-même, Paris, Gallimard, p. 276-281.
  • [31]
    Assoun P.-L. (1999), Le préjudice et l’idéal. Pour une clinique sociale du trauma, Anthropos/Economica.
  • [32]
    Lettre à Groddeck du 5 juin 1917 et notre commentaire in Leçons psychanalytiques sur Corps et symptôme, t. 1, p. 12 sq.
  • [33]
    Freud F., Sur l’acquisition du feu, GW, XVI, p. 5.
  • [34]
    Ibid., p. 9.
  • [35]
    Assoun P.-L., Leçons psychanalytiques sur Corps et symptôme, t. 1, p.40-41.
  • [36]
    Freud S., Nouvelles Conférences d’introduction à la psychanalyse, XXXIIe, GW, XV, p. 113.
  • [37]
    Lettre de Groddeck à Emmy von Voigt du 15 mai 1923, in Ça et moi, op. cit., p. 147-148.
  • [38]
    Assoun P.-L., Leçons psychanalytiques sur Corps et symptôme, t. 2, p. 76 sq.
« C’est alors comme si mon corps consistait en purs chiffres qui m’ouvrent tout. »
Hugo von HOFMANNSTAHL, Lettre de Lord Chandos

1Le verbe poétique attribue, dans certains états particuliers de « désymbolisation » majeure, un pouvoir quasi incantatoire au corps.

2Mais c’est aussi le langage de l’angoisse : voici un morceau du corps, supposé « tenir », qui vacille, « branle » et se sépare… Description assezf terrifiante d’un événement pas si improbable. On peut ainsi décrire certaines tribulations dentaires.

3L’exemple est privilégié, de ce qui noue organe et symbole, via l’angoisse. Voilà en effet un petit organe fascinant : bien planté dans le corps – morceau d’ivoire enraciné, via la « pulpe », dans la chair des gencives, le plus dur du corps humain, mais destiné normalement à être « perdu » – ce que l’on appelle « dents de lait » – une première fois, mais qui organise bien des inquiétudes, cause des anxiétés et de rageuses douleurs et qui, sous sa forme définitive, est exposé, sous l’effet de traumatismes ou d’altération, à la chute définitive ou à l’extraction.

4Autour des dents pullule un réseau d’angoisses, diffuses ou aiguës. « Une dent tombe »: voilà un événement régulièrement associé à une angoisse, affect imparable dont les modalités s’avèrent, à l’examen, complexes. Or, point d’angoisse sans symbolisation, dans la mesure où le caractère exorbitant de l’affect qui signale la perte déborde visiblement l’événement. Le sujet angoissé pâtit physiquement d’un symbole dont il n’a pas la clé. C’est, nous semble-t-il, par cet enjeu clinique qu’il faut aborder le problème : le moment où l’angoisse travaille le sujet au corps, d’autant plus intensément qu’une causalité symbolique est à l’œuvre. Comment cela est-il possible ?

5Le retour à la position freudienne, à la fois connue et méconnue, et à ses enjeux permet de dégager le tissu de questions et d’équivoques que recouvre la notion de « symbolisme organique » en sa vraie dimension : « inconscient organique » référé, en deçà de toute superstitution organiciste, au sujet inconscient.

ORGANIQUE ET SYMBOLIQUE : L’APORIE

6L’exemple s’avère poser la question de la chose même : comment l’organe rejoint-il le symbole, comment conjuguent-ils leurs « destins »? Mettons la question en sa ligne aporique. L’organe est ce morceau de réel, ordonné à son fonctionnement autoconservatif, dont l’ensemble articulé forme l’« organisme »; le symbole est relation – à l’image de cet objet (sumbolon) composé de deux moitiés.

7Le symbole, normalement, n’est donc pas du corps – puisque c’est un rapport entre deux éléments – « symbolisé » et « symbolisant », l’un « représenté » par l’autre. Mais, en contraste du signe, le symbole semble incarner l’idée symbolisée dans l’objet symbolisant. L’exemple de Hegel est éloquent : si le lion est apte à être symbole du courage, c’est qu’il n’en est pas que le signe, il est supposé incarner in corpore l’idée qu’il porte à l’expression, puisqu’à l’évocation du lion, je conjoins à l’idée de courage l’évocation physique de l’animal censé le manifester. C’est un « signe » du courage, mais qui donne à voir, en son être même, matériel, quelque chose de l’idée qu’il symbolise. En ce sens, le symbole « a » du corps.

8Nous voici donc face au problème qu’il faut savoir replacer sur sa « ligne de départ ». L’organe est ce réel identique à soi, le symbolique renvoie à l’« analogique ». Comment l’organe peut-il devenir la matière symbolisante de quelque « symbolisé »? Comment, plus radicalement, le corps organique peut-il « obéir » – comme on dit si bien – à une causalité symbolique ? Nous sommes là devant une énigme que le réel clinique nous incite pourtant à forcer. Tout se passe en effet comme si l’organe, dans la pathologie somatique, se mettait à « symboliser ».

FIGURES FREUDIENNES DU SYMBOLIQUE ET DE L’ORGANIQUE

9Les deux termes figurent bien chez Freud, comme adjectifs substantivés.

10L’« organique » [1] est ce qui se rapporte à un organe, cet instrument (organon) de fonction(s). La dimension « organique » est celle de l’être vivant, organisé – matérialisé dans l’« organisme », cet ensemble unitaire et articulé d’organes – et ordonné à une finalité (d’où la connotation téléologique). Freud en prend bien acte comme de la question des « pathologies organiques », celles qui affectent l’organe.

11Le « symbolique » est analogique : « L’essence de la relation symbolique (Symbolbeziehung) est une comparaison » [2]. Considérée génériquement, on peut parler d’une « symbolique du rêve » – et même d’une « symbolique » identifiée à la capacité native du langage chez l’enfant.

12Il serait pourtant de mauvais conseil de confronter formellement ces « deux ordres »: plutôt convient-il de prendre conseil du réel clinique. Entre le symbole et la symbolique se met en place la symbolisation. C’est au plan du travail du symptôme que l’organe rencontre le symbole et c’est là l’oracle hystérique qui doit nous orienter.

FIGURES DE LA SYMBOLISATION : CLINIQUE DE LA GIFLE

13C’est là la leçon majeure de l’hystérie dite « de conversion ». Le terme « symbolisation » (Symbolisierung) fait son apparition dans la première théorie freudienne de l’hystérie, pour nommer la condition même de la conversion : « il n’existe qu’une relation pour ainsi dire symbolique entre la cause (Veranlassung) et le phénomène pathologique, comme le sujet sain les formule aussi bien dans le rêve, à peu près comme une névralgie se joint à une douleur morale ou un vomissement à l’affect de dégoût moral » [3].

14On notera la forme explétive : « il n’existe qu’une relation symbolique » – entendons non proprement réelle –, preuve que Freud maintient, à l’origine, l’idée d’un symbole comme moins-que-réel. Pourtant, ce qu’il décrit de la symbolisation hystérique va rapprocher irrésistiblement corps et symbole. Car l’hystérie exemplifie le moment où le symbole rencontre la chair, sans mystère autre que les ruses du conflit inconscient.

15L’exemple paradigmatique en est la névralgie faciale de Cécilie M. Celle-ci la dévaste depuis quinze ans, par poussées de plusieurs jours, plusieurs fois par an. Névralgie du trijumeau, rappelle le docteur Freud, si douloureuse que l’on recourt à toutes les thérapies, des plus superficielles aux plus avasives… jusqu’à l’extraction dentaire ! Rien n’y fait : même après l’extraction de sept dents, le symptôme revient toujours à la même place !

16Voici qu’ayant fait disparaître le symptôme sous hypnose, Freud remonte à une scène conjugale. Au cours de celle-ci, avait surgi une remarque blessante. Et la voilà qui, évoquant cette scène comme si elle y était, porte la main à sa joue et s’écrie : « Ce me fut comme un coup au visage (wie ein Schlag im Gesicht)». Le symptôme névralgique se serait formé là, hic et nunc, au moment où une femme « perd la face » et au point précis – topographique – de l’affront.

17Bonne occasion de formuler le problème générique : « Pas de doute qu’il s’agissait ici d’une symbolisation; elle avait senti comme si elle avait réellement reçu le coup au visage. À présent chacun va encore soulever la question de savoir comment la sensation (Empfindung) d’un “coup au visage” a pu parvenir aux extériorités (Ausserlichkeiten) d’une névralgie du trijumeau, limitée aux deuxième et troisième rameaux ». Cela se confirme en tout cas, par la revue des « prétendues offenses »: « il semblait que les affronts subis au cours de plusieurs années, surtout par des paroles, eussent provoqué, par le moyen de la symbolisation[4], de nouveaux accès de cette névralgie faciale. »

18« C’était comme (wie) un coup au visage », et voilà qu’instantanément elle a mal au visage, le visage lui « fait mal » – le wie devient was, le « comme si » (ana-logique) devient la chose même, sensible au corps. La relation ana-logique (symbolisante) devient « sensation » (Empfindung). Cécilie met donc en acte sur-le-champ, par l’innervation corporelle, la « gifle morale » qu’elle reçoit. Ce n’est pas qu’elle fasse un rapprochement – intellectuel – entre l’idée d’« offense » et celle de « coup », non : elle met en acte le symbole. En ce domaine, la métaphore s’écrase en quelque sorte, elle se condense : à peine distingue-t-on, à y penser, l’idée d’offense de celle de blessure. Le « moral » se corporéifie spontanément et puissamment.

LE SYMBOLE ET LA LETTRE

19Même principe pour une certaine douleur de la patiente au talon droit, où réapparaît la crainte de ne pas se présenter « comme il faudrait » face à des étrangers, donc de commettre un impair ou de faire un faux pas. La traduction française de l’expression – das rechte Auftreten – ne permet pas de saisir ce qui se joue là. Auftreten signifiant marcher, mais aussi se présenter et apparaître. Ce qu’appréhende Cécilie, c’est à la fois le défaut de présentation et le « faux pas », qui, on le sait, hante l’imaginaire hystérique – notamment au moment de l’entrée en scène, où elle craint plus que tout de « rater la marche » (qu’elle rate en effet !). Elle n’est pas sûre de « marcher droit » et d’apparaître « comme il faut ». Les mots semblent sortir du dictionnaire et s’animer pour alimenter le commentaire du corps. On se rappelle le terme éloquent de Freud : mitsprechen, « parler avec », c’est ainsi qu’apparaît le corps hystérique, il se « mêle à la conversation » [5].

20« Voilà, commente Freud, ce qui semble un exemple frappant, presque comique, de l’éclosion, au moyen du langage, d’un symptôme hystérique par symbolisation. »

21Voici aussi comment un certain « regard perçant » de sa grand-mère produit « une douleur térébrante au front ». Il lui aura suffi de prendre à la lettre – en sa lettre – l’adjectif bohrend pour ressentir l’action d’une « perceuse » dans le front. Un puits aura été « foré » au lieu de fulgurance scopique [6], angoisse de référence de la figure grand-maternelle. Le signifiant vise donc à la tête et devient sensation migraineuse.

LE CORPS ET LA LANGUE

22Freud, avec son génie précoce du distinguo, ne confond pas pour autant symbolisation somatique et conversion. « Le mécanisme de symbolisation, est-il précisé, ne fait que tenir le milieu entre le mécanisme de l’autosuggestion et celui de la conversion. » C’est donc à la fois moins « subjectif » qu’une « autosuggestion » et moins « objectif » qu’une conversion proprement dite. C’est aussi bien la médiation, le moment où l’« idée » transite dans le corps. Nous tenons par là même la fonction du « symbole », le « canal » de son « organicisation ».

23Cet exemple simple permet de se faire une première idée de la symbolisation, en sa complexité. La symbolisation désigne donc la corrélation entre un affect psychique (douleur, dégoût) et une manifestation somatique (névralgie, vomissement). C’est en ce sens que l’on peut dire que le premier se symbolise au moyen du second.

24Or, ce mouvement de corps implique intimement la médiation du langage. Tout se passe comme si des formules du langage ordinaire étaient prises au pied de la lettre : « c’est comme un coup en plein visage », « ça m’a donné un coup au cœur », « j’ai quelque chose dans la tête », « me voilà obligée d’avaler ça ». Comment la « façon de parler » (Redensart) devient-elle mode d’être du corps ? Comment le corps peut-il prendre à la lettre le langage ?

25Quelle signification a donc cette coïncidence entre expressions courantes et symptômes hystériques ? Freud le dit très clairement : « En prenant l’expression verbale (sprachliche Ausdruck) « coup au cœur » ou « coup au visage », à l’occasion d’un propos blessant, littéralement (wörtlich), en les ressentant comme un fait réel, elle n’en fait pas un mésusage spirituel (witzige Missbrauch), mais ne fait que ranimer les sensations auxquelles la locution verbale doit sa justification. »

26Il y a bien néanmoins un Witz, puisque le corps hystérique semble jouer avec le mot ou plutôt transcrit – immédiatement et littéralement – ce qu’elle a entendu résonner des voix de l’offense. Bref, l’hystérique ne fait pas que « citer » la doxa collective, elle (dé)montre le ressort hystérique de la langue commune – ce qui donne occasion à Freud de s’interroger sur nous-mêmes, usagers de la langue commune : « Comment en sommes-nous venus à dire, en parlant d’une personne offensée : « ça lui a donné un coup au cœur », si l’impression pénible n’a pas réellement été accompagnée d’une sensation précordiale qu’elle reconnaît et qui peut donc être reconnaissable ?» Cela vaut aussi bien pour les « sensations d’innervation apparaissant dans la gorge » au moment d’avaler quelque chose. Bref, « l’hystérique a raison de redonner à ses innervations les plus fortes leur sens verbal primitif (ursprünglichen Wortsinn). Peut-être même a-t-on tort de dire qu’elle crée de pareilles sensations (Sensationen) par symbolisation; peut-être n’a-t-elle nullement pris l’usage du langage pour modèle, mais puise-t-elle avec lui à la même source ».

27Bref, Freud n’est-il pas en train de découvrir que la langue hystérique du symptôme nous renseigne sur l’inconscient de la langue – et proprement sur l’hystérie immanente de la langue? Il y aurait ainsi à penser une coalescence du symbole et du symptôme, de la langue et du corps. C’est comme si la locution était réalisée par l’organe : la « façon de parler », le sens figuré devient symptôme physique, sens propre. La « symbolisation » est donc un mécanisme somato-linguistique : « prise au mot » du corps.

28On rappellera que Freud ne la confond pas avec la conversion : elle est moins « psychologique » que l’« autosuggestion » et moins « physique » que la conversion proprement dite. En d’autres termes, c’est une autosuggestion en acte et le moyen d’une conversion. La symbolisation est ce par quoi l’idée se transforme en sensation, ou plutôt ce par quoi l’idée retrouve, comme par re-frayage, la voie de la sensation.

LE « SYMBOLE MNÉSIQUE »: CORPS ET REFOULÉ

29Il faut ajouter que le symptôme hystérique a une structure symbolique : il s’agit du « symbole mnésique » ou « symbole-souvenir » (Erinnerungsymbol).

30Que se passe-t-il avec la formation de symptôme ? « Le moi a ainsi réussi à se libérer de la contradiction, mais en échange il s’est chargé d’un symbole mnésique, innervation motrice insoluble ou sensation hallucinatoire revenant sans cesse… » [7]

31Or, un symptôme somatique peut jouer ce rôle : « Cette douleur primitivement rhumatismale devint chez la malade (Elisabeth v. R. ) le symbole mnésique de ses pénibles émois psychiques… » C’est ainsi aussi que « la tentative d’inhibition convulsive des organes du langage fut érigée en symbole, en souvenir de l’événement » [8].

32C’est une véritable « collection de telles symbolisations » qu’il décrit chez Cécilie M., espèce d’artiste en symbolisation, dans la galerie des figures hystériques. Il faut comprendre que la sensation vient traduire le sentiment, introduisant un nexus symbolisant ou « entre-deux »: « entre la douleur cardiaque et le trouble émotif, entre la névralgie et la douleur de pensée » [9]. L’hystérique se réadresse, en passant par l’autre, en un mouvement projectif, sa propre interrogation : cette brûlure corporelle, entre désir et angoisse, vient faire trace de cette question.

« ÇA SYMBOLISE » OU L’INCONSCIENT ORGANIQUE

33Le moins que l’on puisse dire est donc que Freud s’était confronté à la symbolisation depuis longtemps quand il rencontre le champion du symbole, le disciple de Schweninger nommé Groddeck. Dès le premier contact, la question du symbole est là, entre eux : « J’ai appris à connaître par elle [la psychanalyse] d’abord les particularités de la sexualité infantile et de la symbolique », écrit Groddeck dès sa première missive. Ses premiers mots [10] sont pour dire deux choses qu’il ne cessera de répéter et qu’il faut prendre ensemble : que tout est symbole et que le terrain d’élection où se démontre l’empire symbolique du « ça » est celui des « maladies organiques ».

34Il est essentiel de saisir que, pour Groddeck, le symbolisme organique s’appuie sur une théorie des correspondances qui, elle-même, s’étaie sur un monisme : « le corps et l’âme sont quelque chose de commun, […] il s’y trouve un ça, une force par laquelle nous sommes vécus cependant que nous croyons vivre » [11]. Dès lors,« le “ça” se manifeste aussi bien comme pneumonie ou cancer que comme névrose obsessionnelle ou hystérie » [12]. Ce qui fait que sa théorie est aussi bien un « panorganicisme » qu’un « panpsychisme ». C’est vu d’emblée par le créateur de la psychanalyse qui, contre l’unicité, plaide pour la dualité et contre l’unité, pour la multiplicité – plaidoyer pour la distinction esprit/nature et pour« la grandiose multiplicité »– toutes les belles différences dans la nature – contre « l’appât de l’unité ».

35Cette discussion de résonance métaphysique a un enjeu clinique des plus effectifs. Chez Groddeck, le symbolisme est ce qui vient manifester le triomphe sur le « gap » psychique/somatique. D’emblée, il est au-delà d’une pensée de la conversion.

36Le symbole est en d’autres termes la mise en conformité, via le ça, Janus biopsychique, du moral au physique (et vice versa). C’est là que se place le « langage d’organe »: « Le ça, écrit-il, ne s’exprime pas seulement par des mots […] Et il semble même que le symptôme organique parle une langue plus claire et facilement compréhensible; en tout cas, il fait connaître ses opinions et ses avertissements de façon bien plus pressante. Le défaut cardiaque a coutume de parler de l’amour, de ses refoulements et de culpabilité amoureuse; les maux d’estomac nous renseignent sur le tréfonds de l’âme, car le ça a situé le siège de l’âme dans le ventre; le cancer de la matrice nous parle de péchés contre le devoir maternel et de volupté contrite; la syphilis, de la morale sexuelle trop rigide du ça » [13].

37Bref, « le ça crée toutes les maladies après mûre réflexion, et à des fins précises, la maladie est une expression fonctionnelle du ça, tout traitement doit alors s’adresser au promoteur de la maladie : au ça » [14]. Passage extraordinaire où le ça apparaît comme le décideur souverain, celui qui décrète si le virus devient pathogène; si, dans une chute, l’os se fracture ou non. C’est lui aussi qui choisit dans le monde extérieur la cause de sa maladie et de sa santé, mais aussi le médecin apte à réaliser son désir de guérison. Ce dernier point attire l’attention sur ce rôle organique et symbolisant du transfert : le symptôme est ce que j’adresse – tôt ou tard – au « médecin », ce qui embraye du symptôme somatique au transfert sur « la personne du médecin » [15].

38Ainsi devient intelligible le lien du « ça » au symbole. Le « ça » étant l’agent omnipotent mais aussi le grand Inconnu, à jamais masqué, c’est par le symbole qu’il agit et se fait représenter. Le symbolisme est chez Groddeck, pour le dire brutalement, l’inépuisable (é)jaculation du ça. C’est ce qui explique le côté sommaire et en quelque sorte sans scrupules de l’interprète groddeckien, aussi brouillon que le ça l’est, à produire du symbole en veux-tu en voilà…

39L’exemple paradigmatique de la « compulsion de symbolisation », avant même la pluie de symboles que le « maître du ça » fait pleuvoir, mérite l’attention : « la bague représente l’organe sexuel de la femme, et le doigt, celui de l’homme ». Cette « équivalence » est « contrainte par le ça ».

40Le principe en est clairement formulé : « l’homme ne sait pas ce qu’il fait, […] un inconscient le contraint à se révéler symboliquement, […] cette symbolisation ne découle pas de la réflexion délibérée, mais de l’activité inconnue du ça ».

41Bref, « l’homme est vécu par le symbole », dans la mesure même où il est agi par le ça. Sauf à bien garder en mémoire que, du ça, l’activité demeure aussi inlassable qu’« inconnue ». Le « pansymbolisme » s’appuie chez Groddeck sur un agnosticisme du « ça ». C’est parce que le ça est inconnaissable que le symbole en est le modus cognoscendi. Mode de connaissance – au sens le plus littéral – du « ça ». D’où « la compulsion d’association » – sachant qu’« associer, c’est aligner des symboles ».

LE ÇA ET LE CORPS : FREUD VS GRODDECK

42Où est précisément le corps dans tout cela ? C’est à la fois limpide et plus complexe qu’il n’y paraît. Il est vrai que le symbolisme parle par le corps et l’organe, et que, ce faisant, le symbole prend corps.

43Mais il faut rappeler qu’« il n’existe pour le ça ni corps ni âme, puisque tous deux ne sont que des modes de manifestation de cet être inconnu ». L’agnosticisme se confirme : « Je pense que l’homme est vécu par quelque chose d’inconnu » [16]. Reste que « le ça ne peut pas faire autrement que de symboliser »: il est question du « ça symbolisant » [17]. Pour Freud, grande est, certes, la puissance du ça, mais son « ça » à lui, celui de sa topique, « ne promeut aucune volonté ». Façon de répondre fermement et directement à Groddeck : le ça peut beaucoup, peut-être presque tout, certes, mais il ne veut rien. Lui prêter une finalité, c’est tout perdre, en une pensée magique, qui tente tous ceux qui ont l’air de parler couramment la langue du corps, nouvelle version de la Grundsprache. Il ne prend sens que par la tension avec le moi, qui tente de vouloir et le sur-moi qui, au fond, sait seul ce qu’il veut ! Ce n’est nullement réduire la puissance du ça, ce centre de gravité pulsionnelle, que de l’insérer dans la dialectique intrasystémique. Le « ça » groddeckien est somme toute une nouvelle émanation du « mystérieux inconscient » [18]. Ce qui lui manque, c’est une dialectique de la représentation et de l’affect. Freud retrouvait avec Groddeck à la fois l’« effet Fliess », soit la biologisation du refoulement, et l’« effet Jung », soit l’exaltation du symbole et de ses métamorphoses – mais, il est vrai, sur le terrain authentifiant de la clinique.

44Il est donc essentiel de repartir, à partir de ce point de butée, de la question du moment symbolisant dans le travail du symptôme.

DU RÊVE AU CORPS : LE SEXUEL

45Chez Freud, de quoi y a-t-il symbole ? La « symbolique » est, d’abord, symbolique du rêve. C’est ensuite l’idée d’une « communauté symbolique » (Symbolgemeinschaft) – que l’on pourrait baptiser« inconscient collectif » si l’inconscient n’était, d’essence (überhaupt), « collectif » [19]. Quand il écrit le « symbolique » au singulier, c’est pour renvoyer à la capacité symbolisante présente nativement dans l’enfant [20].

46La démarche de Freud à ce propos est étonnante : il commence par recenser les rares domaines où des objets fournissent un matériau à la symbolisation onirique. Or, le premier registre mentionné est celui du corps (Leib) – précédant la référence aux parents, frères et sœurs, puis la naissance et la mort, courte liste qui s’achève avec la nudité [21].

47C’est lorsque l’on passe au registre sexuel que l’on constate un phénomène remarquable : les objets sont en nombre limité, mais la symbolique florissante. Et en effet, avec le sexuel, on retombe toujours sur les mêmes « objets », de façon monotone et somme toute « pauvre », mais cela donne lieu à d’infinies variations. Le sexuel se signale donc par ce « symptôme », déchaînement de l’association symbolique.

48Laissant le soin à d’autres – de Spitteler à Jones [22] – de systématiser la théorie du symbole, Freud met au jour le problème en sa pointe : comment concevoir le rapport entre symptôme et symbole ?

49Le symptôme est formation de compromis du conflit et ne prend effet que par « l’action psychique » du refoulement. Reste que le symptôme met le symbole au travail – on l’a vu avec le « symbole mnésique » si déterminant dans le travail du symptôme hystérique. Assigner un « sens » à un symbole, voilà un acte au fond sommaire – c’est ce qui donne son aspect de « nomenclature » plutôt stérile aux « dictionnaires des symboles ». Alors que pour Groddeck et consorts le symbole est la cause du symptôme, c’est pour Freud le symptôme qui met les ressources du symbole au service de son travail. Nuance qui change tout.

50Il y a certes une autonomie du symbole. La symbolique est déjà présente, disponible, et le sujet en fait usage pour ses besoins. On s’avisera alors notamment que le symbole, dans le rêve même, n’est pas qu’expression, mais, fondamentalement, déformation (Entstellung), Freud le situant comme le second élément déformant de la pensée du rêve, après « la censure »! Il y a une obscurité intrinsèque du symbole, de sorte que, même sans censure, le rêve serait énigmatique, dans la mesure où il est soumis à la déformation symbolique. Mais c’est pour ajouter qu’« il est commode à la censure du rêve de se servir de la symbolique, puisque celle-ci conduit à la même fin, à l’étrangeté et à l’incompréhensibilité du rêve ». Symboliser, c’est donc bien, en un même acte, exprimer et déguiser [23].

51Ce point nous renseigne sur la fonction symbolique, telle qu’on la trouve aussi dans la formation somatique. Le symptôme se donne comme codé par une symbolique, qui elle-même est au service de la censure. Il y a bien néanmoins une autonomie de la fonction symbolique, mais celle-ci ne prend effectivité qu’eu égard à sa fonction dans le symptôme.

SYMBOLE ET SYMPTÔME : LES RELATA

52On peut en juger à travers l’examen non pas de tout le symbolique, mais d’« une relation » – des plus ponctuelles – entre « un symbole » et « un symptôme » [24]. L’exemple, notons-le, contraste, avec l’amplitude du symbolisme groddeckien, mais il donne une idée exacte de la mise au travail du symbole au cœur du symptôme.

53Au départ, un « microproblème » de la symbolique : celui du sens du « chapeau » dans son rapport avec la « tête ». Cela nous renvoie au complexe de castration – angoisse de décapitation –, dans la mesure où, comme l’apprend l’expérience des analyses de rêves, « le chapeau apparaît comme le symbole du génital masculin ». Autrement dit : « la tête apparaît comme le symbole du sexe masculin, ou si l’on veut comme la représentation (Vertretung) de celui-ci ». Non seulement dans les rêves, mais aussi dans les fantasmes et les symptômes : ainsi court le symbole, à travers les formations inconscientes…

54Quant au chapeau, il pose un petit problème : ce n’est pas la tête, mais il a vocation à être posé ou enfoncé sur la tête, bref c’est comme « une tête prolongée, mais enlevable ». Pourquoi Freud s’emploie-t-il ainsi à raisonner sur cette histoire de têtes et de chapeaux ? Ce n’est pas tant pour nous convaincre que l’objet chapeau illustre bien la symbolique phallique, que pour en trouver une confirmation dans et par le travail du symptôme. Cette histoire de « couvre-chef » tournerait vite à la plus vaine spéculation symbolique s’il n’y avait… un étrange comportement de patients obsessionnels : « Ils guettent dans la rue sans arrêt si quelqu’un de leur connaissance a salué d’abord en ôtant son chapeau ou s’il semble attendre leur salut à eux – et se formalisent si le “coup de chapeau” ne vient pas comme il faut. »

55On voit le symbole à l’œuvre dans le symptôme : le sujet pratique son rapport à l’autre par le biais de ces symboles matérialisés que sont les chapeaux. Dire qu’il « travaille du chapeau » ne ferait que prendre à la lettre, avec la facilité de l’association, le travail de la locution dans le symptôme. On notera que l’usage symptomatique du symbole en confirme le contenu autant qu’il en reçoit éclairage.

56Voici donc un symptôme obsessionnel en situation sociale – qui date donc un peu, il est vrai, étant très lié à la mode et aux usages –, mais qui montre, par un petit tableau de phénoménologie sociale, la pratique du « complexe de castration » – qui se renouvelle avec les modes de jouissance sociale.

SYMBOLE ET INSYMBOLISABLE : LA CASTRATION

57Nous sommes là sur une piste décisive : le symbolisme est sexuel, ordonné qu’il est à la castration, et il débouche sur une thématique symbolique unique en son genre : phallique. Ce qui est en cause, c’est de symboliser le manque.

58Or, l’« objet » monotone et polysémique n’est autre que le phallus. C’est l’hypocondrie qui, par comble de paradoxe, donne la clé de l’organicité inconsciente : comment la « maladie imaginaire » fournirait-elle la clé de ce qui se joue dans l’organique ?

59Pas de vécu hypocondriaque, souligne Freud, sans « transformation d’organe ». Mais celle-ci a lieu, au sein même de l’organisme, selon une causalité non organique : c’est le corps libidinal-narcissique qui se trouve « modifié » [25]. Le sujet qui « se plaint », alors que l’examen ne lui trouve « rien », a raison en quelque sorte. Il fait allusion à des métamorphoses qu’il sent bel et bien, dans la mesure où elles affectent le corps narcissique. Or, nous connaissons un organe susceptible de tumescence et de détumescence cyclique, de se congestionner. Tout se passe comme si tout organe du corps ainsi tuméfié, excité, mortifié mimait le phallus.

60On peut ainsi voir surgir la « libido d’organe »: l’organisme, cette unité fondatrice de « l’organique », est en fait la couverture pour une activité parcellaire [26]. Mais aussi que tout organe peut valoir comme « un-phallus ».

61Cela nous renvoie à la question de l’objet : trajet qui va de « l’analogie organique » (organische Analogie) entre les objets (pénis/enfant) au principe capital d’« équivalence symbolique » (symbolische Gleichstellung) [27] qui permet de poser une équation entre les objets selon lesquels s’en opère la sédimentation : oral/anal/phallique.

LE SYMPTÔME DENTAIRE

62Nous pouvons revenir à la lueur de ce trajet à l’exemple initial qui trouve à éclairer l’ensemble de cette enquête.

63On comprend en quoi le symptôme dentaire est là paradigmatique. Voilà en effet un « organe » susceptible de se détacher.

64Qu’est-ce qu’une dent ? Un organe dur – le plus dur même du corps humain, au point de pouvoir servir d’arme au besoin –, morceau d’ivoire (« dentine ») revêtu sur sa partie extérieure d’une couche nommée « émail » enracinée dans le tissu conjonctif nommé « pulpe » et implanté sur le bord des maxillaires.

65Cet organe qui sert à la manducation est susceptible de s’altérer, de se carier, de s’infecter et finalement de tomber.

66L’apparition des dents prend son sens dans le développement libidinal. Le nourrisson naît édenté – c’est même ce qui lui vaut à l’occasion le mépris de l’aîné. Quand les dents apparaissent, c’est le signe que « la nourriture n’est plus exclusivement aspirée, mais mâchée » [28]. D’une part, on passe du liquide au « solide » – de quoi « se mettre quelque chose sous la dent » –, d’autre part, plus question de fusionner avec l’objet. Si les dents représentent un progrès dans l’autonomie, elles apparaissent de fait comme ce qui gêne pour fusionner avec l’objet. Le « fait de mordre représente la forme primitive de l’impulsion sadique », dans la mesure où la dentition est, selon la remarque de Karl Abraham, « le premier instrument avec lequel l’enfant peut réaliser des destructions du monde des objets » [29] – ce qui, solidairement avec les événements contemporains de la maîtrise des sphincters et de la musculation, marque l’entrée dans la phase sadique-anale.

67La double vague de la dentition est même corrélée par Freud au développement psychosexuel et œdipien.

LE COMÉDON ET LA CARIE : LES TRIBULATIONS SOMATIQUES DE L’HOMME AUX LOUPS

68La « dent » (Zahn) est mentionnée par Freud en sa signification symbolique. Si les symboles sont des « traductions fixes », il faut rappeler que c’est le travail du symptôme qui lui assigne son sens « mobile ». Il est clair que, dès lors que l’homme « a des dents », il peut les perdre. Ne reculons pas devant la vérité de La Palice, car c’est à cela que revient la « donne » de l’organe dans le jeu de la castration.

69On en trouve un exemple à travers la saga somatique de l’Homme aux loups [30], exemplifiant comment la castration travaille le sujet au corps ou plutôt comment le sujet fait travailler le corps pour travailler la castration.

70Dans la tempête somatique qui signe l’hypocondrie obsessionnelle de Pankejeff, les troubles odontologiques ont moins attiré l’attention que ses difficultés intestinales ou que ceux qui affectent sa peau. En fait, il apparaît que cette gamme étendue qui lui fait jouer de l’intestin, de la peau et des dents donne toute sa résonance aux (dis)harmonies de la castration.

71Dans un premier temps, se développe toute une inquiétude autour de son nez, polarisée par l’extraction d’un comédon, puis par l’opération des glandes sébacées. Mais voilà que surgit la préoccupation dentaire, comme en contrepoint du souci dermatologique : « Tout à coup la veille de son départ pour la campagne, notre patient fut pris de la peur que la dent dont il avait souffert plusieurs mois auparavant puisse lui gâter ses vacances. » À peine débarrassé de ses problèmes de peau, voilà qu’il se tourne vers le « médecin des dents »: « Il se rendit alors chez le dentiste et lui permit de lui arracher ce qu’on vit ensuite n’être pas la dent en question. Le lendemain, le patient regretta profondément cette visite, certain maintenant qu’une autre dent était cause du mal. »

72Ce que Pankejeff guette anxieusement, au seuil de cette traversée solitaire de l’angoisse que d’autres appellent « vacances », c’est une crevasse par où l’angoisse diffuse et erratique de castration puisse venir s’inscrire, canalisant l’angoisse vers l’organe. À peine le trou sur le nez cautérisé, il en cherche un dans la gencive et requiert à cette fin un acte chirurgical d’un spécialiste, « opérateur » expert en castration. Dentistes et dermatologues sont mis en concurrence comme conseillers et agents castrateurs, en d’interminables ruminations dont il a le secret.

73Le névrosé est en effet en demande envers la personne du médecinchirurgien, autant qu’il le craint – passant du transfert au préjudice – corporel [31]. Et pour cause : il en fait l’« opérateur » de la castration. C’est à la fois le protecteur contre l’effroi et la figure potentielle du Grand Castrateur. Quel soulagement quand il entend de la bouche de son nouveau dentiste qu’« une dent dangereuse », « laissée dans la bouche du patient », était « responsable de tous les maux de celui-ci, y compris le bouton sur le nez »! Cette infection susceptible de « s’étendre à n’importe quel organe du corps », voilà ce qu’il fallait dire au patient pour fonder, avec l’autorité de l’expert, le délire hypocondriaque. De quoi soupçonner que l’Homme dit « aux loups » se fait les dents sur l’os de la castration…

LE SITE ORGANOLOGIQUE : MYTHE ET SYMBOLE

74Cela nous permet de revenir à l’ensemble de la problématique freudienne du symbolisme organique. Nous avons vu comment Freud ne se fie pas à la puissance toute symbolique du ça. Alors que pour Groddeck le symbole est le médium entre le « ça » et la maladie organique, pour Freud, c’est « l’inconscient » qui est le médium entre psyché et soma [32].

75Le symbole est référé à la causalité psychique, mais on comprend pourquoi le mythe en parle si bien, à condition de pas l’introniser en organe de l’inconscient collectif, mais d’y voir un texte qui traduit le refoulé à l’usage du collectif.

76La punition hépatique de Prométhée s’éclaire dans la perspective de la symbolisation. On sait que le héros de la transgression est enchaîné à un rocher où un vautour dévore chaque jour son foie : « Le foie (Leber), commente Freud, valait pour les Anciens comme le siège de toutes les passions et désirs : une punition comme celle de Prométhée était donc la bonne pour un criminel pulsionnel qui avait volé sous l’impulsion de désirs mauvais » [33].

77Les dieux visent le transgresseur là où il a fauté. C’est là que s’accomplira la passion de la castration. Prométhée sera puni par où il a « péché » – ce qui ouvre la voie au renoncement pulsionnel. Ce sur quoi s’excite l’imaginaire mythologique, c’est cette question du manque. Le foie ainsi dévoré sans fin par l’aigle donne l’une des images les plus efficacement cruelles de cette action térébrante de l’agent castrateur.

LE SAVOIR OBSCUR : PUISSANCES DU SYMBOLE

78Ce dont le mythe témoigne ainsi, c’est d’un statut originaire du corps comme lieu d’un savoir.

79Une curieuse notation de Freud prend toute sa portée clinique dans ce contexte. Allusion au fait qu’à « l’homme de l’origine » (Urmensch), il fut peut-être « donné de comprendre le monde extérieur à l’aide de ses propres sensations et relations corporelles » (Körperempfindungen und Körperverhältnissen) [34].

80Il se pourrait que le symbolisme organique constitue la séquelle active de ce vécu originaire. Si en effet le corps fut à l’origine organe de connaissance du monde, organon du réel – avant que ne s’institue la distinction entre perception endogène (corporelle) et connaissance du monde extérieur –, tout se passe comme si la maladie organique créait les conditions d’un retour à ce « savoir de l’organe ». Espèce de « cognition physique » qui embraye sur la fonction-symbole. La suggestion freudienne, bien entendu, implique que c’est en effet dans ces « relations corporelles » (Körperverhältnissen) que prennent corps les rapports symboliques. L’« idée symbolique » naîtrait d’un certain rapport – physique – entre les sensations corporelles.

81À quelles conditions cette régression symbolique s’opère-t-elle ? On pourrait, en réactivant la notion d’« action interne » ou « autoplastique » empruntée à Ferenczi dont nous avons montré toute la portée pour la question du corps et du symptôme [35], le résumer ainsi : chaque fois que le sujet est dans l’impossibilité de pousser en avant son désir dans le monde, qu’il est réduit à l’impuissance, s’ouvre la possibilité d’une action sur son propre corps, action interne qui lui permet de ne pas rester inactif. Tentative de modifier le « dedans », à défaut d’agir sur le dehors. Avec la « symbolisation » hystérique dont nous sommes partis, on pourrait bien saisir sur le vif cette induction primaire qui porte avec elle une mobilisation du symbole.

82Mais, on le sait, Freud identifie la « pulsion de mort » comme cette étrange pulsion qui s’emploie à « détruire sa demeure organique » [36]. Point donc de symptôme somatique sans ce double mouvement de mortification et de reliaison : l’organe joue du symbole pour mettre en acte cette tension de déliaison.

83Ainsi Groddeck ne croit-il pas si bien dire quand il fait ce constat en forme de reproche à l’auteur de Le moi et le ça: « Il n’a fait le pas que secrètement, à l’aide d’une pulsion de mort ou de destruction » [37] ? Ce « pas »-là ne peut être que « secret », tant, de dessous le bruit de la tempête organique, il faut savoir percevoir la « rumeur » de la pulsion de mort et, de dessous les grandes orgues symboliques, le travail de Pénélope de la lutte entre symbolisation et déliaison.

LE CORPS CHIFFRÉ

84On comprend aussi pourquoi la question renvoie à la « bisexualité », chère à Groddeck autant qu’à Fliess. En fait, s’il n’y a certes pas de symboles que sexuels, c’est le sexuel qui pose la question de la symbolisation. En ce sens très spécifique, tout symbole est sexuel, dans l’inconscient, dans la mesure où c’est la langue qui renvoie à un « insymbolisable ». Est-ce un hasard si l’exemple-souche de Groddeck, celui de l’anneau, se référait au couple – comme s’il pressentait que le symbole « s’excite » autour de cette béance du « rapport sexuel »?

85C’est sur cette vacance signifiante que s’écriraient les « hiéroglyphes », appel à l’autre [38]. En deçà du symbole, apparaît donc un « chiffrage » du corps, celui qu’évoque dans le passage placé en exergue l’auteur de la Lettre de Lord Chandos, décrivant une crise majeure de l’être parlant dépossédé de la jouissance des mots et du sens – en un troublant écho à l’idée freudienne d’un corps originaire, déchiffrant le monde à l’aide de ses sensations. « Étrange magie », certes, mais qui trouve dans le savoir de l’inconscient sa clé et sa rigueur logique. Sauf à s’aviser qu’au-delà de quelque inconscient du corps à la fois symbolisant et symbolisé, l’inconscient apparaît, entre psyché et soma, comme le « maillon manquant », manque actif qui travaille le sujet au corps.


Mots-clés éditeurs : Symbole, Ça, Symptôme, Castration, Organe

Date de mise en ligne : 01/10/2006

https://doi.org/10.3917/rfps.021.0053

Notes

  • [*]
    Ce texte se situe dans le contexte d’une recherche qui a trouvé sa place dans nos Leçons psychanalytiques sur Corps et symptôme, Anthropos/Economica, Poche psychanalyse, 1997,2 vol. Nous y renvoyons donc pour les « attendus » de la présente contribution.
  • [1]
    Assoun P.-L. (2001), « Le refoulé organique. Le travail inconscient de l’organe », in Trames, n° 30-31, p. 19-37.
  • [2]
    Freud S., Leçons d’introduction à la psychanalyse, Xe leçon, GW, XI, p. 153 (nous citons désormais les œuvres de Freud d’après les Gesammelte Werke, Fischer Verlag, en retraduisant les passages concernés).
  • [3]
    Freud S., Le Mécanisme psychique des phénomènes hystériques, GW, I, p. 83-84.
  • [4]
    Souligné par moi.
  • [5]
    Sur cette notion, cf. nos Leçons psychanalytiques sur Corps et symptôme, t.1.
  • [6]
    Cf. notre ouvrage Le Regard et la voix. Leçons de psychanalyse, Anthropos/Economica, 2001, 2e éd.
  • [7]
    Freud S., Les Psychonévroses de défense, sect. I, GW, I, p. 63.
  • [8]
    Freud S., Études sur l’hystérie, GW, I, p. 149, cas d’Emmy v. N.
  • [9]
    Freud S., Études sur l’hystérie, GW, I, p. 249-250.
  • [10]
    Lettre de Groddeck à Freud du 27 mai 1927, in Ça et moi, Gallimard, 1977, p.35.
  • [11]
    Ibid., p.37.
  • [12]
    Ibid., p.38.
  • [13]
    Groddeck G., « Le ça et la psychanalyse », in La Maladie, l’art et le symbole, Paris, Gallimard, 1974, p. 96-97.
  • [14]
    Ibid., p.98.
  • [15]
    Sur ce point, cf. nos contributions in Le Journal des psychologues, n° 196, avril 2002, p.26-29 et 35-39, « La scène du transfert : le réel indéclinable » et « Cet amour nommé transfert. De Freud à Lacan ».
  • [16]
    Groddeck G., Le Livre du ça, Gallimard, 1974, chap.2, p. 20.
  • [17]
    Ibid., chap. 8, p. 9.
  • [18]
    Freud S., Remarques sur la théorie et la pratique de l’interprétation des rêves, 1923.
  • [19]
    Freud S., L’Homme Moïse et la religion monothéiste, III, 2e partie, GW, XVI, p. 241 et notre commentaire in Freud et les sciences sociales. Psychanalyse et théorie de la culture, Armand Colin, Cursus, 1993 et Le Préjudice et l’idéal. Pour une clinique sociale du trauma, Anthropos / Economica, 1999.
  • [20]
    Freud S., L’Homme Moïse, op. cit., p. 241.
  • [21]
    L’Interprétation du rêve, chap. VI et Leçons d’introduction à la psychanalyse, X, « La symbolique dans le rêve », GW, XI, p. 154.
  • [22]
    Jones E., « La théorie du symbolisme », 1916, in Théorie et pratique de la psychanalyse, Paris, Payot.
  • [23]
    Freud S., Leçons d’introduction à la psychanalyse, Xe leçon, GW, XI, p. 171.
  • [24]
    Freud S., Une relation entre un symbole et un symptôme, 1916, GW, X, p. 393-396.
  • [25]
    Freud S., Pour introduire le narcissisme, sect. I et notre commentaire in Leçons psychanalytiques sur Corps et symptôme, op. cit.
  • [26]
    Assoun P.-L. (1998), « L’organologie freudienne », in Le Fait de l’analyse, n° 5, « Les organes », p. 69-89.
  • [27]
    Freud S., Sur les transpositions pulsionnelles, en particulier de l’érotique anale, GW, X, p.409.
  • [28]
    Freud S., Trois Essais sur la théorie sexuelle, II, « La sexualité infantile », GW, V, p. 82.
  • [29]
    Abraham K., Esquisse d’une histoire du développement de la libido fondée sur la psychanalyse des troubles mentaux, 1924.
  • [30]
    Mac Brunswick R. (1981), « Supplément de À partir d’une névrose infantile de Freud », 1928, in L’Homme aux loups par ses psychanalystes et lui-même, Paris, Gallimard, p. 276-281.
  • [31]
    Assoun P.-L. (1999), Le préjudice et l’idéal. Pour une clinique sociale du trauma, Anthropos/Economica.
  • [32]
    Lettre à Groddeck du 5 juin 1917 et notre commentaire in Leçons psychanalytiques sur Corps et symptôme, t. 1, p. 12 sq.
  • [33]
    Freud F., Sur l’acquisition du feu, GW, XVI, p. 5.
  • [34]
    Ibid., p. 9.
  • [35]
    Assoun P.-L., Leçons psychanalytiques sur Corps et symptôme, t. 1, p.40-41.
  • [36]
    Freud S., Nouvelles Conférences d’introduction à la psychanalyse, XXXIIe, GW, XV, p. 113.
  • [37]
    Lettre de Groddeck à Emmy von Voigt du 15 mai 1923, in Ça et moi, op. cit., p. 147-148.
  • [38]
    Assoun P.-L., Leçons psychanalytiques sur Corps et symptôme, t. 2, p. 76 sq.

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