Couverture de RFLA_211

Article de revue

La traduction au sein des institutions européennes

Pages 53 à 66

1 – Introduction

1Le multilinguisme est inscrit dans les traités européens depuis la signature du Traité de Rome instituant la Communauté économique européenne en 1957. Le Règlement n˚ 1, publié dans le Journal Officiel du 6 octobre 1958, fixe le régime linguistique de celle-ci en désignant le néerlandais, le français, l’allemand et l’italien comme ses langues officielles. Ces quatre langues étaient alors les langues officielles des six pays fondateurs. Depuis lors, le nombre de langues officielles a augmenté au fur et à mesure des élargissements successifs ayant jalonné la construction de l’Union européenne qui, en 2016, compte 24 langues officielles pour 28 Etats membres. Le nombre de langues officielles est donc inférieur à celui des Etats membres, certaines langues, comme le français, le néerlandais, l’allemand et le grec, étant parlées dans plusieurs pays.

2Le calendrier des dates auxquelles ces 24 langues sont devenues langues officielles de l’Union européenne se présente comme suit :

tableau im1
Langue officielle depuis français, néerlandais, allemand, italien 1958 anglais, danois 1973 grec 1981
tableau im2
portugais, espagnol 1986 finnois, suédois 1995 tchèque, slovaque, estonien, letton, lituanien, hongrois, polonais, slovène, maltais 2004 roumain, bulgare, irlandais 2007 croate 2013

3Le principe fondamental régissant la politique linguistique de l’UE est que tout citoyen de l’Union doit pouvoir participer à la construction européenne, s’informer de ce qui se fait en son nom, mais aussi lire la législation de l’Union européenne dans une langue qu’il comprend. On comprend dès lors que le multilinguisme voulu par les pères fondateurs de l’Europe va inévitablement de pair avec la nécessité de mettre en place une politique en matière de traduction, puisque tout citoyen européen a le droit de s’adresser aux institutions européennes dans n’importe quelle langue officielle et de recevoir une réponse dans la même langue. Ce principe explique également pourquoi les règlements et autres textes législatifs de l’Union européenne sont publiés dans toutes les langues officielles puisque, dans une organisation démocratique, le citoyen a le droit de savoir quelles décisions sont prises en son nom. Etant donné que 80 % des citoyens européens ne parlent que leur langue maternelle, la traduction est un passage obligé lorsqu’il s’agit d’atteindre le citoyen et de communiquer avec lui (l’apprentissage des langues étrangères formant un pilier complémentaire qui sort toutefois du cadre du présent article). Il convient de souligner que l’irlandais bénéficie actuellement d’une dérogation, seuls les règlements adoptés par le Conseil de l’UE et le Parlement européen étant actuellement traduits en irlandais. A partir de 2022, toutefois, l’irlandais aura le même statut que toutes les autres langues officielles, ce qui va forcer les institutions disposant de services de traduction et d’interprétation à se doter des ressources nécessaires pour traduire vers cette langue également.

2 – Les services de traduction des institutions européennes

4Les traducteurs de l’Union européenne peuvent être considérés comme des ‘passeurs’ et des bâtisseurs de ponts puisqu’ils garantissent l’accessibilité des documents dans toutes les langues officielles, les institutions européennes adoptant des lois qui s’appliquent directement à chaque citoyen. Tous (personnes physiques, personnes morales et tribunaux) doivent être à même de comprendre ces documents, de suivre l’ensemble du processus législatif et de s’adresser aux institutions dans leur propre langue. C’est pour cette raison que chaque institution dispose d’un service de traduction spécifique, le plus important étant celui de la Commission européenne. On compte ainsi un service de traduction dans chacune des institutions suivantes :

  • La Commission européenne (Bruxelles et Luxembourg)
  • Le Parlement européen (Luxembourg)
  • Le Conseil européen et le Conseil de l’Union européenne (Bruxelles)
  • Le Comité des régions et le Comité économique et social européen (Bruxelles)
  • La Cour de justice de l’Union européenne (Luxembourg)
  • La Cour des comptes européenne (Luxembourg)
  • La Banque centrale européenne (Francfort)
  • La Banque européenne d’investissement (Luxembourg)

5Tous ces services représentent dans leur ensemble plus de 5 000 traducteurs et assistants couvrant les 24 langues officielles. Ils produisent plusieurs millions de pages de traduction chaque année. Aux institutions ci-dessus, il convient également d’ajouter un organe distinct, pour lequel travaille l’auteur du présent article : le Centre de traduction des organes de l’Union européenne (CdT), une agence européenne décentralisée située à Luxembourg qui emploie environ 200 personnes (dont une bonne centaine sont des traducteurs couvrant toutes les langues officielles). La mission du Centre de traduction est de fournir les traductions que lui demandent les autres agences européennes spécialisées implantées dans différentes villes européennes et chargées de tâches techniques, scientifiques ou administratives bien précises. Ces agences ont été mises en place par l’Union européenne au cours des vingt dernières années dans le but d’informer et de conseiller les institutions, ainsi que de mettre en œuvre certaines de ses politiques. Au contraire des institutions citées ci-dessus, les agences européennes ne disposent pas de leur propre service de traduction et le législateur européen a voulu réaliser des économies d’échelle en centralisant au sein d’une même agence l’ensemble des traductions à fournir pour ces agences européennes spécialisées. Cela permet ainsi d’éviter la prolifération de quelques dizaines de mini-services de traduction supplémentaires qui seraient nécessaires si ces agences se dotaient d’une capacité de traduction, tout en centralisant au sein d’une même organisation les procédures de passation de marchés nécessaires pour procéder à l’externalisation d’un volume non-négligeable de traductions. Le processus d’assurance de la qualité peut alors être pris en charge par cette agence spécialisée (<http://cdt.europa.eu>).

3 – Langues source – Langues cible

6La situation linguistique au sein des institutions européennes a bien changé ces 50 dernières années. Alors que le français était la langue de travail principale il y encore une vingtaine d’années, les élargissements successifs de l’Union européenne ont quelque peu changé la donne (à part probablement à la Cour de justice, où le français reste la langue de travail principale). Une majorité des documents émanant des différentes institutions sont désormais le plus souvent rédigés en anglais et traduits dans les autres langues de l’Union afin de pouvoir être diffusés auprès des citoyens européens. On notera toutefois une constante dans les différents services de traduction : les départements de langue anglaise y sont très souvent plus importants que les départements des autres langues. Cette situation est due au caractère asymétrique des activités de traduction. L’anglais et le français, ainsi que l’allemand, dans une moindre mesure, étant des langues de travail internes, il arrive fréquemment qu’un document provenant de l’extérieur (par exemple d’un ministère d’un des Etats membres, ou d’une société déposant un dossier de participation à un projet) soit rédigé dans une langue autre qu’une des langues de travail principales, auquel cas une traduction (le plus souvent vers l’anglais ou le français) pourra être demandée par les fonctionnaires chargés d’examiner ces documents. Ceci explique que, si l’anglais est incontestablement la langue source la plus représentée (89 % des documents originaux parvenant au Centre de traduction sont rédigés en anglais), il est aussi la langue cible la plus demandée, suivi de près par le français.

4 – Les outils du traducteur

7Le temps où le traducteur traduisait sur papier et faisait dactylographier sa traduction par un(e) secrétaire est bien évidemment révolu. L’avènement de l’informatique dans les années 1980 et celui de l’Internet dans les années 1990 ont provoqué une profonde mutation du métier du traducteur. Le repérage des documents de référence est, dans une certaine mesure, grandement facilité par l’utilisation de moteurs de recherche, qui permettent de retrouver assez aisément d’autres documents, pour autant qu’ils soient bien sûr accessibles sur la Toile ou sur les sites intranet des organisations et institutions pour lesquelles travaillent les traducteurs. Mais l’utilisation de l’outil informatique ne se limite pas à l’usage d’un moteur de recherche ou d’un traitement de texte avancé, bien au contraire. On a vu apparaître, au début des années 1990, des outils d’aide à la traduction dont la maturité n’a cessé de croître, au point de créer, dans le monde de la traduction, des formats d’échange standardisés. Le plus connu de ce type d’outil d’aide à la traduction est incontestablement le système de ‘mémoire de traduction’, qui permet au traducteur de stocker dans de grosses bases de données des ‘segments’ dans une langue source donnée (l’unité de base d’une mémoire de traduction – une unité textuelle correspondant à une phrase entière, un syntagme, le texte d’une cellule dans un tableur, une note en bas de page, etc.) associés à une traduction dans une langue cible. Ces paires de segments source et segments cible sont stockées au fur et à mesure de la traduction effectuée par le traducteur, mais elles peuvent aussi être le résultat d’un alignement automatique préalable d’un document original et de sa traduction, alignement réalisé le plus souvent au niveau du segment (le plus souvent la phrase), même si de nombreux progrès ont été réalisés pour aligner des textes au niveau du syntagme. Les mémoires de traduction s’enrichissant constamment au fur et à mesure que le traducteur produit ses traductions, il est possible de ‘pré-traiter’ un nouveau document afin de repérer dans le texte original quelles phrases ont déjà fait l’objet d’une traduction par le passé. Si une phrase identique peut être retrouvée dans la mémoire de traduction, le postulat de base de ce système est qu’il est normal et pertinent de vouloir réutiliser ce contenu afin de pouvoir se concentrer sur ce qui est nouveau. Dans le domaine législatif, une citation provenant d’un règlement ou d’une directive ne devrait pas faire l’objet d’une nouvelle traduction, d’où l’intérêt de stocker ces traductions des textes de base dans de gigantesques mémoires de traduction.

8L’intérêt des systèmes de mémoires de traduction est qu’ils ne se limitent pas à permettre le recyclage de segments déjà traduits dans le passé et retrouvés à l’identique dans un nouveau texte original (ce que les spécialistes désignent en anglais sous le terme de ‘full matches’, ou concordances exactes, lorsque la phrase à traduire est totalement identique, à 100 %, à un segment stocké dans la mémoire). Le système de mémoire de traduction permet aussi de repérer des segments semblables à ce qui doit être traduit, sans être identiques. La notion de similitude peut être calculée via des algorithmes assez sophistiqués, qui se basent sur ce qu’on appelle la distance d’édition (Levenshtein 1965 ; Blatt 1998), c’est-à-dire le nombre de manipulations à effectuer pour passer d’un segment stocké dans la mémoire au segment à traduire (insertion, suppression, permutation de caractères ou parfois de classes de mots pour les changements de date, de chiffres…). Cette similitude s’exprime alors sous la forme d’un pourcentage, un segment étant par exemple identique à 96 % à un autre segment stocké dans la mémoire de traduction. Prenons un exemple très simple : imaginons que le traducteur doit traduire le segment Dear Colleagues (fréquent dans une lettre) et que le système retrouve automatiquement un segment Dear Colleague = Cher collègue dans la mémoire de traduction. Le traducteur se verra proposer la traduction Cher collègue avec une indication du pourcentage de correspondance entre les deux segments cible. 14 caractères sur 15 étant semblables entre Dear Colleagues et Dear Colleague, on aura une correspondance à 93 % (ce que les spécialistes appellent un ‘fuzzy match’, une concordance partielle). Le système permet alors au traducteur de réutiliser (recycler) la traduction précédente, tout en devant bien évidemment l’adapter manuellement (Cher collègue devra être mis au pluriel et transformé en Chers collègues).

9Il va de soi que même les concordances exactes (à 100 %) sont toujours susceptibles d’être modifiées par le traducteur, en fonction du contexte, de l’auteur du texte, du client à qui il est destiné, du type de publication, etc. Ainsi, pour continuer avec l’exemple ci-dessus, la traduction Cher collègue, trouvée dans la mémoire de traduction, devra être adaptée et changée en Chère collègue si la personne à qui la lettre est destinée est de sexe féminin, alors que l’original anglais sera toujours Dear Colleague. Mais il est indéniable que l’utilisation d’une mémoire de traduction permet d’harmoniser la traduction et d’améliorer la cohérence terminologique, surtout dans les domaines techniques, juridiques, scientifiques ou administratifs.

4.1 – Euramis

10Il n’est pas étonnant que les institutions européennes aient depuis longtemps déjà décidé de mettre leurs ressources en commun afin de partager leurs mémoires de traduction et de construire une gigantesque base de données destinée principalement à leurs traducteurs. Dès le milieu des années 1990, il y a donc déjà 20 ans de cela, la Commission européenne a lancé un ambitieux projet visant à construire une mémoire de traduction baptisée Euramis (European Advanced Multilingual Information System ; voir Blatt (1998)). Cette base, initialement financée par la Commission, devint plus tard un véritable projet interinstitutionnel au financement duquel participent aujourd’hui toutes les institutions européennes (y compris le Centre de traduction mentionné plus haut, qui n’est donc pas une institution, mais contribue comme celles-ci à tous les projets interinstitutionnels). Avec plus de 900 millions de segments (paires d’unités de traduction en langue source et en langue cible), Euramis est devenu une base de données centrale incontournable pour les traducteurs des institutions européennes. Elle est dotée de puissantes fonctionnalités de recherche, d’exportation de données, ainsi que d’alignement de textes permettant l’alimentation de la base et sa mise à jour permanente. Son outil de concordance, très populaire auprès des traducteurs, peut faire l’objet d’une centaine de milliers de requêtes sur une seule journée. On a donc affaire ici à un gigantesque corpus parallèle au service du traducteur, alimenté par les diverses institutions qui contribuent à son financement.

4.2 – IATE : la terminologie au service du traducteur

11Euramis est, nous venons de le voir, un énorme corpus qui reprend les traductions déjà réalisées et permet de les recycler. Sa popularité peut-être rapprochée de tous les outils modernes permettant d’exploiter ce qu’on désigne aujourd’hui sous le terme en vogue de big data. La variété des données est exceptionnelle. Sa granularité est toutefois limitée au niveau de l’unité de traduction, le segment en langue source associé à une traduction en langue cible. Il existe une autre dimension tout aussi essentielle dans le travail quotidien du traducteur, à savoir l’information terminologique. La terminologie peut en effet être considérée comme l’ADN de la connaissance, ainsi que le soulignait Kara Warburton, ancienne terminologue chez IBM. Les termes sont en effet souvent codifiés et normalisés dans le discours juridique, scientifique ou administratif et il est essentiel de pouvoir les capturer et les représenter dans des bases de données terminologiques afin de les diffuser auprès des traducteurs, mais aussi auprès des rédacteurs des documents originaux. La dimension normative est donc cruciale, ce qui explique pourquoi les bases de données terminologiques sont essentielles lorsqu’il s’agit d’indiquer au traducteur non pas comment une unité terminologique a été traduite dans le passé, mais comment elle devrait être traduite dans les traductions futures afin de préserver la cohérence entre les divers documents et textes juridiques, administratifs et scientifiques. C’est probablement là que se situe la différence la plus importante entre le corpus de mémoires de traduction que représente Euramis, et la base de données terminologiques IATE, qui compte environ 8,7 millions de termes dans toutes les langues de l’Union européenne.

12IATE est l’acronyme de Inter-Active Terminology for Europe. Cette base de données terminologique multilingue couvre tous les domaines d’activités de l’Union européenne. Initialement lancée en 1999 par le Centre de traduction des organes de l’Union européenne, elle est le fruit de la fusion, il y a une dizaine d’années, des bases terminologiques des autres institutions européennes, qui n’existent donc plus aujourd’hui en tant que telles (Eurodicautom pour la Commission, TIS pour le Conseil, Euterpe pour le Parlement européen…). IATE est financée par toutes les institutions, qui contribuent à son alimentation quotidienne et sa gestion a été confiée au Centre de traduction, situé à Luxembourg. Elle est accessible librement et gratuitement à l’adresse suivante : <http://iate.europa.eu>.

13IATE permet la recherche de termes ou d’abréviations spécifiques dans une langue source donnée et de leurs équivalents dans n’importe quelle langue officielle de l’Union. Outre les 24 langues officielles, il faut également noter que le latin est aussi bien représenté dans la version publique de la base, avec un peu plus de 60 000 termes (principalement dans les domaines de la botanique et de la zoologie, des domaines importants, puisque l’Union européenne est active dans le domaine de la politique de pêche ou de la protection de l’environnement et des espèces animales et végétales en danger). La base de données est constamment mise à jour par les traducteurs et les terminologues des institutions qui participent au projet. Ainsi, en 2015, environ 114 000 termes ont été créés et un peu plus de 240 000 termes ont été modifiés. Il faut aussi souligner que la qualité de la base de données s’améliore lorsque les doublons sont identifiés et fusionnés, ce qui signifie que des fiches terminologiques sont aussi régulièrement supprimées de la base. Plus de 120 000 termes ont ainsi été supprimés en 2015 suite aux efforts de consolidation menés dans les diverses institutions. Le contenu de la base de données au 1er janvier 2015 se ventile comme suit :

tableau im3
Langue Termes dans IATE en – anglais 1 387 479 fr – français 1 327 241 de – allemand 1 027 928 it – italien 693 899 nl – néerlandais 688 368 da – danois 600 992 es – espagnol 600 243 el – grec 519 692 pt – portugais 507 287 fi – finnois 330 718 sv – suédois 316 369 pl – polonais 69 046 ga – irlandais 64 812 la – latin 63 984 lt – lituanien 60 695 et – estonien 52 450 sl – slovène 49 744 mt – maltais 48 842 ro – roumain 45 333 cs – tchèque 44 827 sk – slovaque 44 468 bg – bulgare 40 910 hu – hongrois 40 301 lv – letton 38 349 hr – croate 14 321

14Les différences de couverture entre les langues plus ‘anciennes’ de l’Union européenne et les langues résultant des accessions plus récentes sont évidemment flagrantes. Ces différences expliquent que les efforts dans les diverses institutions portent sur des aspects différents du travail terminologique :

  • Un effort de consolidation pour les langues plus anciennes (anglais, français, allemand, espagnol, italien…) visant à identifier les doublons (résultant souvent des anciennes bases terminologiques datant de la période précédant la fusion en une base commune). Le but est alors de réduire le nombre de termes pour améliorer la qualité (réduction du ‘bruit’).
  • Un effort d’acquisition terminologique visant à étendre la couverture terminologique pour les langues moins bien représentées (réduction du ‘silence’).

15IATE est un outil très populaire chez les traducteurs, à juste titre. Sa version ‘interne’ (qui offre diverses fonctionnalités de consultation, mais aussi d’exportation vers des petites mémoires intégrables dans l’outil de traduction assistée par ordinateur basé sur les mémoires de traduction) a fait l’objet de plus de 17 millions de requêtes en 2015. La version publique, quant à elle, a fait l’objet de plus de 41 millions de requêtes en 2015 et les traducteurs du monde entier la consultent régulièrement pour y trouver les définitions, références, contextes et équivalences des termes spécialisés les plus pointus.

16Le caractère souvent normatif des bases de données terminologiques se manifeste dans la structure même des données et dans la richesse de l’information métalinguistique qu’elles offrent aux traducteurs. Outre les définitions, références et notes d’usage, on trouve ainsi dans IATE un code désignant la fiabilité du terme dans une langue donnée. Les termes peuvent également être pourvus d’étiquettes métalinguistiques permettant d’informer l’utilisateur que tel terme est la forme préférée (Preferred) ou qu’il correspond à une forme tombée en désuétude pour diverses raisons (Deprecated). L’exemple suivant illustre cette pratique, l’usage de la couleur verte pour l’étiquette Preferred et de la couleur rouge pour Deprecated prouvant bien que la langue est une sorte d’organisme vivant et que les termes ont une ‘vie’ : ils naissent (néologismes), mais meurent aussi. Il est essentiel de les garder dans des bases de données telles que IATE, pour des raisons historiques notamment. Le terme virus de la grippe mexicaine, par exemple, était courant au début de l’épidémie en 2008-2009 et se justifiait alors parce que c’était au Mexique qu’on avait identifié les premiers cas de la maladie chez les humains. Plus tard, les organes officiels tels que l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) ou le Centre européen de prévention et de contrôle des maladies (ECDC) ont convenu de désigner cette maladie sous le nom de virus de la grippe A(H1N1). L’extrait de la fiche terminologie correspondant à ce concept illustre cette notion de préférence ou d’obsolescence explicitée via un double mécanisme d’étiquette métalinguistique associée à une couleur différence (rouge ou verte).

17Cette métalangue utilisée par les terminologues se révèle cruciale lorsqu’il s’agit de guider l’utilisateur (le plus souvent le traducteur) vers le meilleur équivalent, en tenant compte du contexte géopolitique ou historique, ou encore du type d’audience (on ne traduit pas nécessairement de la même façon pour un public de scientifiques ou pour le grand public). Songeons par exemple au terme ‘encéphalopathie spongiforme bovine’, que le grand public connaît mieux sous la dénomination de ‘maladie de la vache folle’. Les deux termes apparaîtront comme synonymes (au même titre que l’abréviation ESB) au sein d’une même fiche.

18On notera également qu’une initiative récente a permis de mettre à la disposition du grand public, des institutions académiques et donc des chercheurs universitaires, mais aussi du monde commercial un sous-ensemble important de la base de données IATE. Ce sous-ensemble est accessible gratuitement et peut-être librement téléchargé à partir de la page ‘Download IATE’ (<http://iate.europa.eu/tbxPageDownload.do>), sous la forme d’un fichier de 2.1 mégaoctets résultant de la compression d’un fichier de 120 gigaoctets. Les données (1,3 million d’entrées correspondant à 8 millions de termes dans les 24 langues officielles de l’Union européenne) sont encodées selon le format d’échange terminologique standard TBX (TermBase Exchange) et un outil supplémentaire, disponible à la même adresse, permet d’extraire de plus petits sous-ensembles selon différents critères (en sélectionnant les paires de langue à extraire, ou encore en filtrant le fichier selon les domaines). Ce format d’échange permet ensuite à l’utilisateur d’intégrer facilement les données dans son propre outil d’aide à la traduction et son outil local de gestion de données terminologiques.

5 – La traduction automatique – MT@EC

19Les institutions européennes se sont toujours intéressées à la traduction automatique. Dès les années 1970, la Commission européenne avait investi des ressources importantes dans le système de traduction automatique Systran. Le nombre de paires de langues supportées par ce système ne cessait de croître, mais le travail lexicographique sous-jacent rendait difficile l’extension de la couverture aux nouvelles langues résultant des élargissements successifs de l’Union européenne. Il y a quelques années, la Commission a donc décidé d’investir dans le développement d’un système de traduction automatique basé sur les statistiques et exploitant les énormes corpus bilingues et multilingues tels qu’Euramis. Ce système, baptisé MT@EC, n’est donc plus basé sur l’encodage de règles linguistiques et la constitution de gros lexiques électroniques, mais sur l’exploitation des données textuelles et des probabilités que l’informatique moderne permet de calculer plus aisément qu’il y a vingt ans (songeons aux progrès importants réalisés par des systèmes tels que Google Translate ou le Bing Translator de Microsoft, qui, même s’ils sont imparfaits, ont réussi à populariser la traduction automatique auprès d’un grand public). S’appuyant sur le système ‘open source’ Moses issu du monde universitaire, et profitant de l’ajout d’un petit nombre de règles linguistiques, le système MT@EC a ensuite été mis à la disposition des autres institutions, qui contribuent maintenant également à son financement. Les fonctionnaires des institutions européennes, mais aussi des diverses administrations publiques des Etats membres de l’Union européenne, peuvent y avoir accès via des services web et des interfaces web. L’utilisation permet ainsi de prendre connaissance de documents rédigés dans des langues qu’un fonctionnaire ne connaît pas. Plus de 500 paires de langues sont actuellement supportées, avec des degrés divers de fiabilité et de qualité, bien sûr.

20La question de la traduction automatique reste toujours bien sûr une source de controverses. Elle présente toutefois des avantages indéniables. De nombreux utilisateurs y ont recours régulièrement pour obtenir rapidement un aperçu général du contenu d’un texte rédigé dans une langue qu’ils ne maîtrisent pas ou qu’ils maîtrisent mal. Il s’agit alors le plus souvent d’une utilisation à titre personnel ne débouchant pas sur la publication d’une traduction. Lorsqu’il s’agit de l’utilisation de MT@EC par les traducteurs, la question est nettement plus complexe et les avis sont souvent partagés. On constate toutefois que les améliorations sensibles ces dernières années ont favorisé une augmentation du ‘taux de pénétration’ de la traduction automatique. Son adoption dépend toutefois d’une série de facteurs incluant notamment la nécessité de former les traducteurs à la post-édition des textes traduits par l’ordinateur. Les types de fautes qu’il s’agit de corriger sont en effet très différents de ce que l’on trouve lors de la révision d’un document traduit par exemple par un collègue ou un freelance. La nature et la taille du corpus servant à l’entraînement des moteurs de traduction jouent également un rôle important, notamment en ce qui concerne la qualité de la cohérence terminologique, qui nécessite la création de modèles statistiques avec de gros corpus spécialisés. Un autre facteur influençant l’adoption de la traduction automatique est son intégration dans la panoplie des outils utilisés par le traducteur. Si ce dernier travaille dorénavant le plus souvent dans l’interface bilingue d’un outil basé sur les mémoires de traduction, il ne lui est pas très utile de recevoir indépendamment par courrier électronique une traduction réalisée automatiquement par MT@EC. Par contre, si le traducteur travaille sur un fichier bilingue dans lequel une distinction claire est faite entre des segments résultant d’une concordance exacte issue des mémoires de traduction (les ‘matchs’ à 100 % dont je parlais ci-dessus), des segments résultant d’une concordance partielle (‘fuzzy matches’) et des segments pré-traduits par un système de traduction automatique, le traducteur peut disposer d’un document entièrement pré-traité potentiellement utilisable. Il convient alors de le post-éditer en tenant compte de la fiabilité de la pré-traduction au niveau de chaque segment et en adoptant des techniques de post-édition différentes selon la source des traductions. Cette intégration, qui nécessite des développements informatiques non négligeables et une refonte des étapes de pré-traitement du document source en amont, semble prometteuse pour les institutions qui, à l’instar de la Commission européenne, ont avancé dans cette direction.

6 – Traduction interne ou traduction externe

21Les responsables des différents services de traduction des institutions européennes retrouvent une fois par an leurs homologues des autres organisations internationales au sein d’un forum baptisé IAMLADP (International Annual Meeting on Language Arrangements, Documentation and Publications). Ce forum, placé sous l’égide des Nations Unies, est un réseau des responsables des organisations internationales (ONU, Unesco, OMS, Croix Rouge, OMC, UIT, BIT, Banque Mondiale, FMI, Union africaine, Cour pénale internationale, institutions européennes…) disposant de services linguistiques (traduction et interprétation) et de services de conférences. Parmi les thèmes récurrents abordés ces dernières années au cours de ces rencontres figurait la question de l’externalisation de la traduction. De nombreuses institutions recourent effectivement à des degrés divers à l’externalisation d’une partie de leurs traductions et ce, pour diverses raisons. La raison principale est que la capacité de traduction en interne est dans certains cas insuffisante et que la charge de travail ne permet pas de répondre à la demande. Une autre raison est que les traductions se font dans des domaines si hautement spécialisés qu’il est nécessaire de confier la traduction à des contractants (sociétés externes, freelances) qui disposent d’une expertise dans certains domaines très techniques. Certains avancent que la traduction externalisée est moins chère que la traduction réalisée en interne. Si c’est vrai lorsque l’on considère le coût unitaire de la page ou du mot tel que facturé par le freelance à l’organisation qui commande la traduction, il convient toutefois de considérer que les ‘coûts cachés’ de la traduction externe sont très loin d’être négligeables. La phase de préparation du projet de traduction, mais aussi la sélection des contractants externes (par exemple par le biais d’appels d’offres – voir ci-dessous) et l’interaction avec ceux-ci, ainsi que, surtout, le contrôle et l’assurance de la qualité sont des éléments indispensables qui entrent en ligne de compte dans le coût total de la traduction. La différence de coût entre une traduction externalisée et une traduction réalisée en interne est donc nettement inférieure à la perception qui est assez souvent répandue quant au caractère moins onéreux de la traduction externe.

22La question de la révision de la traduction externe est évidemment cruciale. Le contrôle de la qualité est effectivement nécessaire dans tous les cas de figure (en interne également) et la phase de révision doit garantir au commanditaire que le travail qui a été réalisé correspond bien à ce qui était demandé. La conclusion générale lors des débats portant sur cette question est que, pour les organisations internationales, il est impératif de conserver un service de traduction interne dont le cœur du métier est d’assurer le contrôle de la qualité des traductions externes, tout en assurant des traductions en interne qu’il est impossible de confier à des freelances. Ce ‘noyau central’ de traducteurs internes est indispensable et doit être doté d’une masse critique suffisante pour traiter par exemple les documents confidentiels ou très urgents, pour harmoniser la terminologie technique spécialisée et pour mettre en œuvre le processus d’assurance de la qualité. Ce dernier n’est pas uniquement destiné à ‘cocher une case’ garantissant que la traduction livrée correspond à ce qui était demandé (traditionnellement une condition sine qua non précédant l’autorisation du paiement de la facture), mais il entraîne régulièrement une phase de révision au cours de laquelle le traducteur-réviseur apporte des modifications et souvent des corrections pour, par exemple, prendre en compte les préférences terminologiques ou stylistiques des commanditaires. Les institutions européennes disposent par exemple d’un code de rédaction interinstitutionnel qui précise les règles et conventions linguistiques et stylistiques en usage au sein de ces institutions. Une des tâches des réviseurs sera de garantir, entre autres, que les traductions externes respectent ces conventions, de même que la terminologie des règlements, directives et de la législation européenne.

23Le Centre de traduction pour lequel travaille l’auteur de ces lignes est une agence européenne dont la mission est de fournir des services linguistiques aux autres agences européennes spécialisées. La haute technicité des activités de ces dernières a un impact direct sur le degré de spécialisation des textes qui en émanent. C’est la raison pour laquelle le Centre de traduction a, dès le départ et dès sa création en 1994, adopté un modèle économique fondé sur l’externalisation intensive des traductions spécialisées. Il travaille avec des centaines de sociétés de traduction et de freelances spécialisés dans les domaines principaux d’activités des ‘clients’ du Centre (la pharmacologie pour l’Agence européenne des médicaments à Londres, le domaine ferroviaire pour l’Agence ferroviaire européenne à Valenciennes, la propriété intellectuelle et le domaine des marques déposées pour l’Office de l’Union européenne pour la propriété intellectuelle (OUEPI), anciennement l’Office pour l’harmonisation dans le marché intérieur, ou encore la supervision financière pour l’Autorité bancaire européenne, à Londres, etc.). Il dispose d’un noyau d’une centaine de traducteurs en interne dont la mission première est d’assurer la qualité des traductions externes, tout en traitant les documents urgents et les services linguistiques plus difficilement externalisables. La sélection des contractants se fait par le biais d’appels d’offres publics aboutissant à la conclusion de contrats-cadres traditionnellement valables pour une durée de quatre ans. Dans le cas du Centre de traduction, ces appels d’offres sont souvent spécialisés afin d’identifier et de s’assurer les services de traducteurs freelances expérimentés disposant d’une expertise dans des domaines pointus (domaine chimique, pharmaceutique, aéronautique, juridique, financier…).

7 – Nouveaux besoins

24Le monde évolue sans cesse. La technologie aussi, nous l’avons vu, et l’introduction de la traduction assistée par ordinateur (par le biais de systèmes de mémoires de traduction) ainsi que de la traduction automatique illustre les nouveaux moyens qui sont mis en place pour répondre à la demande et faciliter la tâche du traducteur. Il faut aussi souligner que la nature même du métier du traducteur a bien changé ces vingt dernières années. Les nouveaux médias et l’Internet ont créé de nouveaux besoins en matière de traduction. La traduction d’un site web nécessite des techniques différentes associant la localisation et l’internationalisation, c’est-à-dire l’adaptation d’un texte à des cultures différentes, en tenant compte de nouvelles contraintes souvent liées à l’espace limité (par exemples des interfaces-utilisateurs, des menus, des boutons et des icônes propres à un site web). La traduction d’un petit fragment de texte pour un site web peut alors prendre beaucoup de temps parce qu’il convient de mettre à la disposition du traducteur une chaîne de caractères à transposer d’une langue source vers une langue cible, en tenant compte du contexte (linguistique, mais pas uniquement, puisque la position du texte sur une page, la présence d’images, d’icônes, d’une vidéo, etc., peut conditionner la traduction).

25La traduction audio-visuelle fait dorénavant partie des services demandés aux traducteurs. Ainsi, afin d’aider les agences européennes à affirmer leur présence sur les réseaux sociaux et afin de garantir l’accessibilité à l’information audio-visuelle sur la Toile dans la langue des citoyens européens, le Centre de traduction a récemment ajouté à son portefeuille de services linguistiques un service de sous-titrage de vidéos. Ce service repose à la fois sur les compétences linguistiques de ses traducteurs et sur des collaborations avec le monde académique afin d’exploiter les avancées dans le domaine de la reconnaissance vocale. Il convient bien sûr de former les traducteurs à ces nouvelles techniques, qui les forcent souvent à tenir compte de contraintes nouvelles. Dans le cas du sous-titrage de vidéos pour des médias sociaux et des sites web, il faut prendre en compte la vitesse de lecture de l’usager, et respecter des contraintes liées notamment au nombre maximum de caractères et de lignes qu’on peut afficher sur l’écran afin de permettre une lecture confortable des sous-titres. A titre d’exemple, si l’on considère que le lecteur est en mesure de lire 15 caractères par seconde, et que le texte reste affiché à l’écran pendant deux secondes, le traducteur devra éviter de dépasser 30 caractères pour un sous-titre donné. Cela peut le forcer à couper des phrases, à choisir un synonyme plus court. Le coefficient de foisonnement bien connu, qui fait qu’une traduction française est inévitablement plus longue que le texte original anglais, oblige donc le traducteur à sacrifier, dans certains cas, la traduction de certains éléments moins indispensables pour rester fidèle au sens de l’original en garantissant la fluidité du discours traduit. Des logiciels conviviaux existent pour faciliter le sous-titrage de films et de vidéos. Ils permettent de tenir compte de la vitesse d’affichage maximale basée sur la constatation qu’un être humain peut lire en moyenne 150 mots par minute. Le traducteur devra alors se former à l’utilisation de tels logiciels qui peuvent lui indiquer, par le biais de codes de couleurs différentes, que le texte traduit sera difficile, voire impossible, à lire dans le temps d’affichage imparti.

8 – Formation et apprentissage tout au long de la vie

26Les services de traduction se voient régulièrement forcés de créer de nouveaux types de services linguistiques pour répondre aux nouveaux besoins souvent issus des mutations technologiques. Les changements relatifs au type de document, de support et de contenu à traduire et à adapter ont des conséquences sur les outils à utiliser pour contrôler et gérer le flux du travail, ainsi que sur les budgets. Le calcul du coût de ces services s’en trouve singulièrement compliqué. La traduction et la localisation de sites web en constituent un exemple flagrant. La traduction de quelques mots apparemment simples requiert parfois beaucoup de préparation, soit au niveau du pré-traitement ou du post-traitement (songeons notamment à l’adaptation souvent nécessaire des hyperliens cachés sous un mot à traduire). Les contraintes de formatage et d’espace limité (sur un site web ou sur un sous-titre) n’existent pas nécessairement avec la traduction traditionnelle. Ces nouvelles tâches nécessitent souvent une coordination poussée entre divers intervenants aux profils différents (des techniciens assurant le pré- ou le post-formatage des documents, d’autres assurant le chargement de pages web sur les sites web et contrôlant que les textes ‘cachés’ (hyperliens, légendes de photos apparaissant lors du passage de la souris sur une image…) sont bien adaptés…). Ces nouveaux services, comme ceux qui ont trait à la constitution de bases de données terminologiques, ne peuvent être quantifiés en nombre de pages ou de mots à facturer à un client. Les grosses sociétés multinationales l’ont d’ailleurs compris et elles estiment souvent que ces nouveaux services représentent jusqu’à 175 % de la charge de travail correspondant à une traduction traditionnelle. Ceci explique pourquoi de plus en plus d’organisations internationales appliquent un mécanisme de ‘supplément’ facturé pour couvrir les coûts plus élevés de ces nouveaux types de traduction. Ceci montre également que nous assistons à une mutation de la profession de traducteur, ce dernier se transformant petit à petit d’expert en matière de traduction en expert multifonction. Une mutation que les responsables des services de traduction doivent prendre en compte, tant au niveau du recrutement et des profils recherchés que de la formation continue qu’il convient de prévoir pour les traducteurs.

27La distinction que faisaient traditionnellement les Anglo-Saxons entre les learning years (les années au cours desquelles on est en phase d’apprentissage – la vie d’étudiant) et les earning years (les années où l’on gagne sa vie – la vie professionnelle) n’est plus vraiment pertinente aujourd’hui. Les connaissances acquises à l’école et à l’université doivent être entretenues, rafraîchies et constamment mises à jour. C’est la raison pour laquelle les organisations internationales, et donc les institutions européennes, consacrent une part importante de leur budget au développement professionnel de leur personnel. Il s’agit dès lors de donner à ce dernier les moyens de poursuivre sa formation et son apprentissage tout au long de sa vie professionnelle. Cela se fait traditionnellement via les cours offerts en interne pour apprendre de nouvelles langues, mais aussi, et il est important de le souligner, pour entretenir et parfaire sa connaissance de sa langue maternelle. La diversité des domaines traités par les traducteurs place aussi ces derniers devant un dilemme lorsqu’ils font face à la tentation de parfaire leur formation initiale. Comme j’ai pu le souligner ailleurs (Fontenelle 2013), est-il préférable d’approfondir sa formation de manière verticale (en allant encore plus loin dans l’étude des langues étrangères ou de sa langue maternelle), ou d’élargir ses connaissances de façon plus transversale, en explorant des domaines différents (la médecine, par exemple, le droit ou la finance) ? Certaines institutions, par exemple la Cour de Justice de l’Union européenne, recrutent principalement des juristes-linguistes, qui possèdent une double compétence en traduction et en droit. Les autres institutions ne formulent pas cette exigence, mais il va de soi qu’un traducteur chevronné pouvant démontrer une expérience ou une formation dans des domaines spécialisés comme la médecine, la chimie, la pharmacologie, le droit ou l’ingénierie présentera un profil qui intéressera bien évidemment de nombreux services de traduction. Les profils intéressants ne s’arrêtent toutefois pas à ces ‘doubles compétences’ : les combinaisons des langues à partir desquelles les traducteurs sont en mesure de traduire peuvent, comme on l’a vu plus haut, inclure la connaissance de langues non officielles de l’UE comme le chinois, l’arabe, le turc, le norvégien ou l’arabe, pour ne citer que quelques-unes de ces langues représentant un atout supplémentaire qui attirera immanquablement l’attention des recruteurs.

28Il ne faut pas non plus nier les connaissances plus ‘techniques’ liées au métier même du traducteur. Il n’est évidemment plus possible pour un traducteur de ne pas être rompu aux méthodes de recherche sur l’Internet. Même si, de plus en plus, les outils d’aide à la traduction séparent le contenu linguistique (le texte à traduire) de sa présentation, il n’en reste pas moins important de bien maîtriser les suites logicielles destinées à créer et à modifier des textes. Les logiciels de traitement de texte et autres tableurs ou logiciels de présentation nécessitent de jongler avec les tableaux, les notes en bas de pages, les hyperliens et autres tables des matières dynamiques, sans parler des contraintes liées à la localisation des sites Web. Les services de traduction des institutions européennes disposent dans de nombreux cas de personnels distincts chargés de régler des problèmes de formatage, soit en amont dans le texte source, soit en aval lors du ‘post-traitement’ des traductions, mais il n’en reste pas moins indispensable pour le traducteur de pouvoir utiliser de façon experte les outils du marché les plus courants. Une maîtrise avancée de tous ces accessoires et outils indispensables à l’exercice du métier de traducteur est donc nécessaire et les traducteurs sont invités à jouer un rôle actif dans leur propre formation continue, en profitant des possibilités qui leur sont offertes par les services qui les emploient.

9 – Conclusion

29L’espace imparti ne m’a permis d’esquisser que certains aspects de la problématique de la traduction au sein des institutions européennes. Avec une production de plusieurs millions de pages traduites chaque année, il va de soi que de nombreux défis restent à surmonter. Beaucoup de ces défis auront une réponse de nature technologique : l’introduction de nouveaux outils d’aide à la traduction exploitant les mémoires de traduction et offrant un savant dosage entre traduction assistée par ordinateur et traduction automatique fait partie de l’équation. Mais d’autres réponses de nature organisationnelle doivent également être apportées. Comment favoriser et permettre la communication entre le traducteur qui souhaite des précisions de nature linguistique quant au texte source sur lequel il travaille et l’auteur de ce texte, souvent inconnu et qui travaille parfois à plusieurs centaines de kilomètres, dans une autre institution ou une autre agence européenne ? Comment assurer la distribution du travail en tenant compte des compétences linguistiques des traducteurs, mais aussi de leur disponibilité (ils peuvent être indisponibles pour diverses raisons – maladie, congé, formation…) et de leur charge de travail ? Comme s’assurer que les préférences (terminologiques, linguistiques, stylistiques) exprimées par les ‘clients’ (les commanditaires de la traduction) sont bien prises en compte par les traducteurs, qu’il s’agisse des contractants externes, si la traduction est confiée à un freelance, ou des traducteurs en interne qui réviseront la traduction ? Comment organiser la veille terminologique dans des domaines de pointe comme la sécurité aérienne, la pharmacologie ou la surveillance financière dans l’union bancaire qui est en train de se créer en Europe ? Comment identifier les nouveaux termes dans les corpus en langue source, mais aussi comment fournir leur équivalence dans les 24 langues de l’Union européenne ? Comment ensuite diffuser ces informations terminologiques par le biais de bases de données telles que IATE pour qu’elles puissent être utilisées par les traducteurs externes au même titre que par les traducteurs des services de traduction des institutions ? Comment faire en sorte que tous ces traducteurs puissent être avertis, de préférence automatiquement, que les termes qu’ils traduisent ont une dénomination officielle capturée dans ces mêmes bases de données ? Comment exploiter au mieux les outils d’assurance de la qualité pour détecter le plus rapidement possible l’utilisation erronée d’un terme qu’un commanditaire a signalé précédemment comme ‘indésirable’ ? Comment répondre à des demandes de plus en plus urgentes (peut-on réellement traduire un document de plusieurs centaines de pages en quelques jours et en assurant une cohérence terminologique et stylistique difficile à atteindre si plusieurs traducteurs différents se partagent inévitablement la tâche) ?

30Tous ces défis, et bien d’autres encore, sont le quotidien des responsables des services de traduction et tous ces problèmes se multiplient de façon exponentielle lorsqu’ils impliquent plusieurs milliers de traducteurs qui produisent plusieurs millions de pages de traduction en 24 langues et dans des domaines de plus en plus spécialisés. On pourrait décider de les voir comme une sorte de cauchemar quotidien. Je préfère de mon côté les voir comme une aventure excitante au cours de laquelle les différents services de traduction des institutions européennes jouent pleinement leur rôle de soutien au service du multilinguisme cher aux pères fondateurs de l’Europe.

Références

  • Blatt, A. (1998). EURAMIS Alignment and Translation Memory Technology. Terminologie & Traduction, Commission européenne, 1998-1, 74-101.
  • Fontenelle, Th. (2013). Traduction et formation : les dilemmes du traducteur. Le français à l’université, AUF, 18-02. <http://www.bulletin.auf.org/index.php?id=1600>.
  • Fontenelle, Th. (2014). From lexicography to terminology : a cline, not a dichotomy. In Abel, A., Vettori, C. & Ralli, N. (eds), Proceedings of the XVI EURALEX International Congress : The User in Focus, University of Bolzano/Bozen, 25-45.
  • Fontenelle, T. & Rummel, D. (sous presse). Term banks. In Hanks, P. & De Schrijver, G.M. (eds), International Handbook of Modern Lexis and Lexicography, Berlin-Heidelberg, Springer-Verlag.
  • Levenshtein, V. (1965). Binary Codes Capable of Correcting Deletions, Insertions and Reversals. Soviet Physics Doklady, 10-8, 707-710.

Mots-clés éditeurs : Union européenne, outils d’aide à la traduction, multilinguisme, traduction

Date de mise en ligne : 07/06/2016

https://doi.org/10.3917/rfla.211.0053

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