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Article de revue

Le nouveau plurilinguisme de l'Union Européenne et la linguistique de contact

Pages 31 à 46

Notes

  • [1]
    Cette période était la plus productive pour la linguistique régionale de l’Est de la Belgique. Cf. Kern (1988) ; Nelde (1979).
  • [2]
    Cet annuaire international de la sociolinguistique européenne trilingue paraît en allemand, anglais et français, depuis 1987, chez la maison d’édition Niemeyer, Tübingen.
  • [3]
    Les étapes importantes dans cette évolution sont les suivantes : Weinreich (1953), Haugen (1966), Nelde (1980), Goebl, Nelde, Stary, Wölck (1996-97).
  • [4]
    Comme décrit dans le rapport final d‘une analyse de la linguistique de contact : cf. Nelde, Strubell, Williams (1996).
  • [5]
    Définition donnée par Mackey (1980, 35).
  • [6]
    C’est, d’après une intervention d’un participant à une conférence sur le plurilinguisme à Strasbourg en 1991 (cf. Truchot, 1994), la raison pour laquelle « un train ne roulait jamais de Paris à Berlin ».
  • [7]
    Pour plus de détails, cf. Geiger-Jaillet (2001).
  • [8]
    La multi-identité des Européens se laisse démontrer par l‘exemple de la Belgique : cf. Nelde 1994, 1996.
  • [9]
    Le Centre de Recherche à Bangor sous la direction de Glyn Williams est très actif dans ce domaine ; cf. Williams, 2001.
  • [10]
    Cf. Nelde (1999, 39), concernant la conception différente de la politique linguistique et culturelle.
  • [11]
    Le système scolaire bilingue dit « institutionnalisé » - c’est-à-dire séparé - des Flamands et Francophones à Bruxelles est un bon exemple (cf. Nelde, 1999).
  • [12]
    Cf. Nelde (1994, le chapitre « Multilingualism in Towns and Cities », en particulier pp. 172-173) pour des exemples des grandes villes plurilingues en Europe.
  • [13]
    La démarche dans cette direction est l’apparition du manuel Linguistique de contact. Manuel international des recherches contemporaines, 2 tomes, de H. Goebl & al., 1996-1997. On retrouve dans le manuel des modèles, théories, concepts (tome 1) et des exemples de cas en Europe (tome 2) du point de vue de la linguistique de contact, qui ont déjà influencé et sûrement enrichi la recherche contemporaine.

1 – La linguistique, le plurilinguisme et l’Union européenne

1La linguistique en tant que science sociale s’est toujours présentée au cours des dernières décennies comme le reflet de la forme sociale à laquelle elle se rapporte et c’est la raison pour laquelle elle a été et est encore aujourd’hui considérée sous différents angles et soumise à différents courants. Cela est vrai, à la fois sur le plan de la macro-linguistique (domaine national et supranational) et sur le plan de la micro-linguistique (communautés linguistiques régionales, minorités). L’exemple de l’allemand comme langue minoritaire en Belgique (les cantons de l’Est) pourrait illustrer le changement des perspectives au sein de la recherche au cours des cinquante dernières années :

  • Années 60 : Les études réalisées en philologie, étymologie et dialectologie (surtout Boileau, 1954, 1971) servent en partie à justifier les principes nationaux dans un contexte plurilingue (arguments pour la francisation dans les territoires de transition linguistique à Malmédy).
  • Années 70 : Recherche sur les interférences et analyse de fautes qui se basent sur la comparaison avec « la mère patrie » (en quoi l’allemand parlé en Belgique se distingue-t-il de l’allemand standard ? Cf. notamment : Magenau, 1964 ; Nelde, 1974).
  • Années 80 : Les premiers travaux de sociolinguistique se penchent sur la pertinence de la stratification sociale dans l’usage de la langue [1] (« high » et « low ») et permettent l’ouverture de perspectives transfrontalières en analysant les situations diglossiques et les questions relatives aux migrants dans un contexte international (cf. les travaux sur l’intégration des Nord-Africains dans le Nord de la Belgique)
  • Années 90 : L’européanisation naissante sert de point de départ à la linguistique de contact et lui fait découvrir un nouveau terrain d’investigation (cf., entre autres, Nelde 1991 ; Kern 1994) à savoir l’euro-région dont les délimitations ne correspondent pas aux frontières nationales (cf. la signification du plurilinguisme pour l’éducation nationale dans les régions limitrophes entre la Belgique, l’Allemagne et le Luxembourg).
Depuis peu vient s’ajouter une perspective économico-linguistique qui, pour ce qui est de notre domaine, traite des conséquences linguistiques et culturelles de l’aménagement du territoire, de l’urbanisation et de l’internationalisation des transports, ce qui représente un pilier important du revenu national de ces régions (Labrie & Nelde, 1994 ; Nelde, 1990 ; Fill, 1993).

2Les catégories de thèmes avec une articulation chronologique et nationale au niveau de la macro-linguistique européenne (dans la parution périodique des bibliographies de Sociolinguistica[2] par exemple) montrent bien qu’il existe des sujets transnationaux en sociolinguistique comme en linguistique de contact qui pourraient par ailleurs être qualifiés de catégories de thèmes scandinaves (l’acquisition d’une deuxième langue, langage gestuel), méditerranéens (minorisation, standardisation), du Benelux (politique linguistique, éducation nationale).

3Pour la macro- comme pour la micro-linguistique un facteur commun revêt une certaine importance ; en effet, depuis la redécouverte dans les années 50 de l’étude des langues en contact, le plurilinguisme gagne rapidement en importance [3]. De nombreux facteurs comme la mondialisation et l’internationalisation jouent certainement un rôle, mais la décision de principe des Européens de se charger, dans le cadre de leur Union, de la multiplicité culturelle et linguistique des différents pays a été déterminante. Cela semble peut-être banal, mais dans l’histoire de l’humanité aucun pays, aucune fédération de pays ne se sont jamais prononcés explicitement pour un tel modèle plurilingue, à la différence de l’Union Européenne. Quinze pays optent pour onze langues officielles qui sont également des langues de travail, ce qui revient à dire que 110 combinaisons de langues (11 × 10) sont possibles et nécessaires à la compréhension officielle. Le futur élargissement de l’Europe laisse entrevoir plus de 200 combinaisons de langues : une absurdité qui fait penser à la construction de la tour de Babel par Pieter Breughel, car il n’existe à l’heure actuelle aucun bâtiment pouvant abriter assez de cabines pour les interprètes à la disposition de tous les commissaires européens. Et pourtant à Bruxelles et à Luxembourg près de 4000 interprètes et traducteurs se chargent des canaux de la communication européenne (Nelde, 1999).

4Ce n’est toutefois qu’au cours des dix dernières années que la Commission européenne s’est rendu compte de l’importance du plurilinguisme pour le bon fonctionnement de la composante économique, politique et sociale ; c’est donc la raison pour laquelle elle a, sans se laisser impressionner par l’asymétrie structurelle du plurilinguisme [4], débloqué des moyens destinés à la création d’un « ministère » chargé de gérer le plurilinguisme (la direction générale XXII, à Bruxelles, appelée aujourd’hui à disparaître) également responsable des « langues moins répandues ». Cela prouve que l’Union européenne (U.E.) tient compte du fait que les conflits linguistiques sont interdépendants des conflits socio-économiques.

5Il paraît évident que l’Européen ne maîtrisant qu’une seule langue ne pourra guère survivre au sein de cette structure plurilingue, surtout si l’on considère l’augmentation des contacts linguistiques.

6Face à l’intégration européenne progressant à grands pas, et à l’abandon des compétences des Etats nationaux, les Européens se ressemblent de plus en plus ; ce processus se fait à leur insu, par le biais du commerce, de l’économie, des médias et des nouvelles technologies, tout en essayant d’intégrer, d’assimiler les différences et les divergences nationales. La disparition des distinctions nationales entre les Etats entraîne un rapprochement dans presque tous les domaines de la vie quotidienne des Européens, sauf toutefois pour ce qui est de la langue, la culture et l’éducation nationale. Ce qui permet d’affirmer que l’avancée de l’intégration d’une part et le recul des protectionnismes d’autre part préservent en Europe la multiplicité culturelle et linguistique comme l’un des derniers critères de différenciation, l’assimilation plurilingue etant, en effet, plutôt rare au sein de l’Europe actuelle - ce qui n’est pas le cas en Asie ou en Afrique. Dans ces conditions, la particularité linguistique et culturelle des Etats-membres pourrait gagner du terrain en tant que signe d’identification majeur pour le futur Européen. En d’autres termes, les langues en Europe auraient plus de poids, le plurilinguisme deviendrait une des caractéristiques essentielles des Européens. Tout comme en Belgique et en Suisse, l’importance du plurilinguisme pour le bien-être économique des citoyens n’est plus à prouver et occupe une place centrale dans les réflexions linguistiques. De plus Grin (1985) et Vaillancourt (1985) sont très convaincants quand ils démontrent les avantages économiques et financiers que le plurilinguisme apporte à tout le monde et à chacun. C’est donc la raison pour laquelle il est fort probable que l’importance de la langue, et des langues en Europe sera au centre des débats, un nouveau défi certes, pour tous ceux qui font des recherches sur le plurilinguisme ou les langues en contact, en particulier au niveau de la politique et de la planification linguistiques.

7La politique et la planification linguistiques se sont développées comme parties de la linguistique de contact (au cours des années 50 et 60) au sein de la sociologie du langage et de la sociolinguistique en tant que sous-disciplines peu attrayantes, à l’époque où les empires coloniaux étaient à l’agonie et où les jeunes nations montantes - à l’extérieur de l’Europe surtout - tentaient de fixer leur identité nouvellement acquise par l’instauration d’une langue standard et nationale (cf. Fishman & al., 1968 ; Kaplan & Baldauf, 1997).

8Il est inutile de préciser que c’est l’idéologie ambiante qui a déterminé l’essence de la planification linguistique, et on ne peut donc guère parler d’une planification linguistique européenne avant la fin du XXe siècle. Et l’hétérogénéité qui persiste est liée à une asymétrie terminologique. Alors que l’anglais distingue trois concepts complémentaires (« anguage planning » « language policy » et « language politics »), comme le néerlandais d’ailleurs (« taalplanning », « taalbeleid » et « taalpolitiek »), l’allemand et d’autres langues européennes ne connaissent que deux concepts : « Sprachplanung » et « Sprachpolitik » ; il est néanmoins vrai que la notion de « policy » est contenue dans celle de « Politik »; le français qui, comme l’allemand, a à la fois la ‘planification linguistique’ et la ‘politique linguistique’ préfère aujourd’hui utiliser le terme d’ « aménagement linguistique » qui englobe non seulement les deux anciennes notions mais qui a aussi la connotation de « ménage linguistique » [5] essayant ainsi de se rapprocher de l’écolinguistique et devenant ainsi la définition européenne la plus moderne.

9Sous réserve des particularités nationales les spécialistes de l’aménagement linguistique tentent d’européaniser les différentes politiques linguistiques nationales, ce qui, pour la plupart des pays européens, est avant tout une question qui se pose au niveau de l’éducation nationale, dans la mesure où l’enseignement des langues étrangères est également déterminé par la politique linguistique.

2 – Le nouveau plurilinguisme

10Pour maîtriser, en Europe, les exigences de l’aménagement linguistique, il paraît nécessaire d’analyser les facteurs qui caractérisent le plurilinguisme moderne. L’aménagement linguistique s’est vu confronté à un nouveau contexte, après le tournant politique des années 90 et l’adhésion de l’Autriche, de la Suède et de la Finlande à l’U.E. qui ont entraîné de nombreux changements dans la vie économique des Etats-membres. C’est la raison pour laquelle les nouvelles tendances du plurilinguisme vont être présentées sous le titre de nouveau plurilinguisme, en général, mais aussi en particulier à l’aide d’exemples tirés de la vie quotidienne plurilingue des Européens.

2.1 – L’internationalisation

11Le flot de réglementations en provenance de Bruxelles, fait étonnant quand on sait que les fonctionnaires sont relativement peu nombreux, a certainement contribué à surmonter les particularismes nationaux et les frontières. Des mots clefs comme Schengen (libre circulation des biens et des personnes), les fusions et les associations de tous genres montrent clairement que dans la vie de tous les jours des Européens, les frontières ne jouent plus qu’un rôle symbolique.

12La télévision est à l’origine de cette évolution : quand, dans la Belgique des années 70, l’envie est née de pouvoir capter les chaînes des pays voisins, on a inventé le téléviseur multinorme s’adaptant à la fois au système Pal (en Europe centrale) et au système Secam (en France), un progrès technique devenu lui-même obsolète et remplacé par un nouveau progrès technique, à savoir l’invention du câble et du satellite. Quand récemment, le premier train à grande vitesse, devant desservir à la fois la France, la Belgique et l’Allemagne, a été mis en service, trois systèmes nationaux de force motrice ont été réunis sur une seule locomotive, c’est ainsi que le Thalys est né qui circule entre Paris, Bruxelles et Cologne sans être gêné par les barrières douanières ou la différence de hauteur des quais. [6]

2.2 – Le système économique néo-libéral

13Le modèle américain de l’économie de marché s’est en grande partie imposé en Europe, ce qui a permis à certains facteurs transfrontaliers de jouer un rôle plus important tandis que d’autres facteurs d’origine nationale devenaient de moins en moins importants. Les nouveaux marchés multiculturels et plurilingues - souvent sous la seule emprise de l’anglais - ont, suite aux rapprochements mutuels et à l’accélération des tendances néo-libérales, posé et reposé des questions de plus en plus pressantes sur l’identité, la personnalité, mais également sur les attitudes et les stéréotypes. Aujourd’hui, l’économie européenne ne permet plus l’appartenance nationale même dans les grandes entreprises qui sont le fleuron des nations. L’origine d’un produit n’est plus évidente pour le consommateur, les sites de production ayant souvent été délocalisés dans des pays à faibles coûts de production, le siège social de l’entreprise ou le site de fabrication ne peuvent plus être catégorisés au niveau national. Pour ce qui est de cette tendance, l’Allemagne est en tête ; les entreprises nationales en passe de devenir mondiales remplacent le traditionnel Made in Germany par Made by Siemens ou Bosch. Les régions économiques, de second ordre, à proximité des frontières nationales ou linguistiques sont aujourd’hui systématiquement des lieux de prédilection pour les sites de production, facilitant l’accès à de nouveaux marchés et permettant de produire à moindres coûts avec un personnel plurilingue, c’est la raison pour laquelle Daimler-Chrysler a installé les usines de production de la Smart en Lorraine, à proximité de l’Allemagne et du Luxembourg pour pouvoir conquérir les marchés multinationaux et plurilingues [7].

2.3 – La ‘glocalisation’

14La recherche sur le plurilinguisme, a, au cours de ces dernières années, dénoncé les tentatives de fusion en organisations supranationales, comme le rapprochement économique entre les Etats Unis, le Canada et le Mexique ou certains projets européens, sans tenir compte des contre mouvements qui se sont développés parallèlement au processus d’union européenne comme par exemple le besoin des Européens d’origine différente de s’identifier avec leurs propres régions, leurs villes, les données locales et l’environnement culturel ; dans la mesure où il est aujourd’hui admis que la conception de la vie est déterminée par l’environnement, il est tout à fait légitime de parler de glocalisation (globalisation contre localisation) pour décrire les nouvelles identités multiples du citoyen européen. Une telle multi-identité peut en même temps permettre de dénouer les tensions accumulées entre les décisions prises par les organisations supranationales, mal comprises par le citoyen européen qu’elles ne touchent pas personnellement et les résolutions des instances locales et régionales qui lui sont plus proches. Ces dernières se rapportent à son environnement direct et lui sont transmises dans sa langue et dans ses concepts de pensée et de culture, alors que les réglementations de Bruxelles proviennent d’un univers de pensée étranger. Comme les textes internes à l’U.E. sont toujours conçus en français ou en anglais avant d’être traduits dans les autres langues, ils ne correspondent pas à la façon de penser et aux conceptions de 3/4 des Européens.

15Un Autrichien de Gänserndorf se présentera à Vienne comme « Gänserndorfois », à Graz éventuellement comme Viennois, au Vorarlberg comme venant de Basse-Autriche, en Belgique comme Autrichien et en Chine comme Européen. C’est bien sûr une question d’opportunisme mais cela à aussi à voir avec le sentiment de racine et par cela avec l’identité régionale, déterminée par la langue (cf. ci-dessus) et qui peut être qualifiée d’identité multiple [8].

2.4 – Les technologies de l’information et les médias

16C’est un fait aujourd’hui que les nouveaux médias - les télécommunications en particulier - et l’élargissement rapide des domaines d’application des technologies de l’information, renforcent - à moins qu’ils ne leur permettent tout simplement de se développer - les tendances observées au niveau de l’internationalisation et de la mondialisation ; un fait que la recherche sur le plurilinguisme n’ignore pas et qu’elle met en pratique comme le montrent les nouvelles implantations de l’industrie des technologies du langage (par exemple le long de la frontière franco-belge) ou la connexion des réseaux informatiques grâce à Internet, domaine dans lequel les pays de langue allemande jouent un rôle phare. Les retombées pour les langues les moins répandues nous paraissent essentielles, elles qui sont souvent les premières victimes de l’internationalisation. La mise en place de logiciels et de leurs domaines d’application pour les langues moins répandues ne coûte, en effet, pas très cher car elle ne nécessite - quelques adaptations et la traduction mises à part - que peu de moyens ; ces minorités pour lesquelles l’accès culturel, linguistique et économique aux marchés dominants était jusqu’à présent bouché profitent aujourd’hui des nouvelles technologies.

17C’est ainsi qu’au Pays de Galles et en Irlande, les tentatives pour revitaliser les langues celtes s’appuient sur les télécommunications et les nouveaux médias. Qu’il s’agisse des PME, des offres d’emplois et surtout de la publicité, ces tentatives de relance linguistique mettent les avancées des technologies de l’information en pratique [9]. D’autres minorités linguistiques ne tarderont pas à suivre cet exemple (cf. Satava & Hose, 2000). Il est encore trop tôt pour épiloguer sur un succès allant dans le sens d’une revitalisation linguistique et culturelle, car pour « renverser la vapeur » il faudra apporter une solution intégrale et non pas unidirectionnelle au changement de langue.

2.5 – L’éducation nationale

18Si la politique économique est considérée, au sein de l’U.E., comme élément unificateur, tandis que, dans le domaine culturel, la multiplicité est voulue, la politique linguistique, à la différence de la politique socio-économique, apparaît, elle, comme élément diviseur. La prochaine étape, dans un proche avenir, de l’unification européenne qui prévoit de renoncer complètement à la fonction de frontières, les réduisant à leur simple valeur symbolique, donnera beaucoup d’importance à la politique linguistique qui dans la plupart des pays, ayant une langue nationale, fait partie intégrante de l’éducation nationale, à moins qu’elle ne lui soit identique. La politique linguistique aura en effet plus d’importance dans la mesure où les autres critères de différenciation auront disparu. Quand tous les systèmes politiques et économiques seront étroitement liés jusqu’à se fondre les uns dans les autres sous l’égide de Bruxelles, les systèmes d’éducation se verront confrontés les uns aux autres sous l’emprise des particularismes culturels des Etats-membres et seront amenés à jouer un rôle prépondérant dans la recherche d’identité des Européens.

19Une équipe néerlandaise, sous la direction du linguiste Frans Hinskens a déjà observé, chez les frontaliers du Benelux, la disparition de l’ancienne perception de frontière, si bien qu’aujourd’hui les jeunes Néerlandais vivant à proximité de la frontière ne se distinguent plus que par leur système scolaire et le contenu des programmes (cf. Hinskens & al., 2000). Cette remarque a d’autant plus de poids si l’on considère que l’on parle la même langue des deux cotés de la frontière entre la Belgique et la Hollande (ce qui n’est pas le cas pour les régions limitrophes de la frontière germano-hollandaise) et que les locuteurs ne peuvent s’identifier comme Hollandais ou Flamand que par leur système scolaire. Les efforts pour harmoniser les systèmes scolaires restent rares.

2.6 – La réduction du pouvoir national

20Au sein de l’U.E. s’opère actuellement sans tapage médiatique un processus de transfert de pouvoir qui, en raison de contraintes économiques générées par l’unification, fait basculer à Bruxelles certaines compétences essentielles des capitales nationales. Ce processus imperceptible mais qui prend de la vitesse, ne concerne certes qu’une petite partie du pouvoir législatif national mais s’en empare en raison du caractère interdépendant des facteurs économiques et de l’intensification, depuis Maastricht, Amsterdam et Nice, des tendances d’unification dans presque tous les domaines de la vie des Européens. Ces tentatives d’instaurer une Europe unie sur le plan juridique, politique et économique butent sur un obstacle que les Etats-membres ont eux-mêmes dressé, à savoir de gérer eux-mêmes les domaines déterminés par la langue et la culture comme le système scolaire, en particulier l’enseignement primaire et secondaire. Des brèches ont été ouvertes dans le système universitaire qui en raison de ses imbrications internationales ne peut pas se soustraire aussi facilement que le système scolaire à l’européanisation. Mais la vie littéraire et artistique des Etats-membres par son lien linguistique et culturel aux langues et cultures nationales représente une chasse gardée pour les onze langues officielles de l’U.E.. L’abandon « librement consenti » du pouvoir, ou plus exactement contraint par les fusions économiques et les exigences de la mondialisation, apporte aujourd’hui une possibilité d’explication à l’augmentation de l’importance des langues nationales, permettant à retardement de maintenir l’illusion de l’autonomie nationale des Etats-membres, et de faciliter sur une assez longue période en ce début de XXIe siècle le passage à une « Europe unie dans sa multiplicité ».

21Une analyse factorielle du pouvoir national dans les Etats-membres qui ont connu récemment un changement de gouvernement, tels la France, la Belgique, l’Allemagne ou l’Autriche, illustrerait la réduction du pouvoir des nouveaux gouvernements, suite aux nombreux décrets et règlements européens votés au cours des dernières années. Indépendamment des dessous politiques, des partis ou des coalitions, les marges de manœuvre politiques et administratives, et en cela la souveraineté des gouvernements Jospin, Verhofstadt, Schröder et Schüssel, sont très réduites par rapport à celles de leurs prédécesseurs.

2.7 – La subsidiarité

22Jusqu’à la moitié des années 90 - c’est à dire avant l’adhésion de la Suède, la Finlande et l’Autriche - il régnait au sein de l’U.E. un équilibre entre deux conceptions très différentes du mode de penser national. Alors que les pays méditerranéens - la France surtout - prônaient le principe du centralisme, les Etats ayant une structure fédérale - comme l’Allemagne et la Belgique - préconisaient le principe de subsidiarité avec des retombées palpables pour la politique linguistique et culturelle des Etats-membres. Le principe du centralisme prévoit une législation nationale de la langue qui suit la voie hiérarchique et qui s’exerce du haut vers le bas, tandis que les pays qui appliquent le principe de subsidiarité renoncent souvent à nommer un ministre de la culture au niveau national, et une instance chargée de la culture et de la langue à ce niveau, ces domaines étant délégués par loi à des instances inférieures (régions, communes, institutions privées) [10].

23Le poids économique et politique des pays du Nord et du Centre de l’Europe après l’adhésion de la Suède, la Finlande et l’Autriche a, ces dernières années, renforcé les tendances à la subsidiarité (comme le prouve bien la Grande Bretagne qui a accordé des parlements politiquement actifs à l’Ecosse et au Pays de Galles), ce qui ne restera pas sans conséquences pour les orientations de l’aménagement linguistique. Mais il faut bien reconnaître que des conflits de compétence surgissent déjà qui risquent de se durcir à l’avenir. Alors que les organes nationaux ou leurs représentatifs subsidiaires restent responsables des communautés linguistiques autochtones (les minorités indigènes), les groupes allochtones (les migrants) qui dépendent politiquement de plus d’un gouvernement ou de plus d’une nation donneraient la préférence, s’ils en avaient le choix, à une solution transfrontalière et supranationale de leurs conflits - ce qui représenterait une nouvelle tâche pour les autorités de Bruxelles. Malgré quelques conflits supranationaux linguistiques et culturels concernant les groupes autochtones et allochtones, c’est le principe de subsidiarité qui après s’être imposé, évitera l’intervention radicale de Bruxelles dans l’aménagement linguistique et culturel des Etats.

24Les groupes allochtones ont eux-mêmes souvent un caractère national, c’est à dire qu’ils ne se manifestent que sous certaines conditions nationales. L’exemple de l’Allemagne montre bien que les groupes allochtones sont caractérisés par les spécificités du pays et que la langue n’est pour eux qu’un symbole secondaire ; il suffit pour s’en rendre compte d’analyser les différents substantifs qui s’appliquent aux migrants et pour lesquels une différenciation idéologique s’impose, ce qui donne chronologiquement : Fremdarbeiter (1940-1945), Gastarbeiter (1955-1968), ausländischer Arbeitnehmer et aujourd’hui Arbeitsimmigrant voire Arbeitsemigrant (depuis 1970). Il en va de même pour les Allemands originaires de Russie : les termes de Umsiedler, Aussiedler, Spätaussiedler et Rücksiedler se côtoient. Pour les demandeurs d’asile, le mot Asylant a des connotations négatives alors que Asylsucher est neutre ou peut avoir (rarement) des connotations positives, etc. (Nelde, 1999, 39, 43). Comme les flux de migrants ont une toute autre structure dans les autres pays européens, il est tout à fait impossible qu’une réglementation européenne puisse rendre justice à toutes les formes de migration.

25L’analyse suivante, basée sur une expérience personnelle va souligner un autre aspect du principe de subsidiarité, celui d’une distinction conceptuelle par rapport au principe du centralisme. La démonstration se limitera à la France (pour le centralisme) et à l’Allemagne (pour la subsidiarité) lors de la première analyse des minorités linguistiques de l’U.E. (dont les résultats ont été publiés en 1996 sous le titre d’Euromosaic, cf. Nelde & al.., 1996, 1998). Les chercheurs des pays participant à ce projet (la Grande Bretagne, la France, l’Espagne et la Belgique) ont eu du mal à s’accorder sur la démarche scientifique dans la mise en place de l’étude pilote. Ces différentes approches avaient apparemment leurs racines dans les divergences au niveau de la conceptualisation, dépendant du principe du centralisme ou de la subsidiarité. Les chercheurs n’étaient donc pas d’accord sur le choix du destinataire politique ou culturel : fallait-il s’adresser au gouvernements nationaux ou aux représentants des minorités ? Ils se décidèrent pour un compromis et la direction générale XXII de Bruxelles adressa une lettre officielle à tous les chefs de gouvernement leur demandant d’analyser leur politique linguistique et de se prononcer sur la politique concernant les minorités autochtones. Le résultat fut étonnant. Alors que la France (gouvernement Juppé) déclarait que le gouvernement s’engageait particulièrement pour les minorités, que les conflits étaient rares (exception faite de la Corse), que le principe d’égalité entre tous les Français était en vigueur depuis la Révolution et que le ministère de l’éducation nationale avait instauré dans les régions concernées la possibilité de suivre un cours facultatif intitulé « Langues et cultures régionales », il fut impossible d’obtenir une réponse valable pour l’ensemble du territoire national de la part des provinces (Länder) de langue allemande. En Allemagne le gouvernement Kohl, à l’époque encore à Bonn, ne se sentait apparemment pas compétent pour apporter une réponse aux problèmes linguistiques des minorités. Notre lettre fut donc adressée au ministère de la culture de Dresde en Saxe : l’existence d’une minorité slave dans les cinq nouveaux Länder (dans ce cas le Brandebourg et la Saxe) était bien connue, la presse ayant, dans les années qui ont suivi la chute du mur, souvent spéculé sur la situation juridique de la minorité Sorabe et débattu des réglementations visant à protéger cette minorité. Le ministère fit suivre la lettre à la Domowina, une organisation culturelle des Hauts-Sorabes à Bautzen qui à son tour s’adressa à nous à Bruxelles, nous demandant avec un certain étonnement quel était l’objectif de notre lettre.

26Alors que l’exemple de la France démontre la hiérarchisation de la question des minorités et la nécessité d’instaurer des réglementations linguistiques et des mesures visant à protéger les minorités linguistiques menacées, la démarche allemande illustre le fonctionnement du principe de subsidiarité : toutes les mesures concernant la politique linguistique et culturelle visant à protéger les communautés linguistiques sont prises au niveau le plus bas possible, ne dépendant pas toujours d’instances politiques ou gouvernementales mais souvent d’organisations culturelles privées ou d’associations.

3 – Les conséquences pour l’aménagement linguistique européen

27Un aménagement linguistique conséquent et la mise en œuvre de ses résultats exigent non seulement que soient acceptées les dernières conclusions de la recherche sur le plurilinguisme en Europe comme elles s’expriment dans des projets sur les langues en contact (Euromosaic par exemple, I, 1996 ; II, 1998) mais que l’on tienne également compte des tendances du plurilinguisme dans les pays où les continents ayant une évolution démographique positive. Si l’on considère, en effet, les régions les plus peuplées d’Asie et d’Afrique, le plurilinguisme est une norme et non plus une exception.

28De plus il apparaît aujourd’hui que le passage au plurilinguisme n’entraîne pas forcément la disparition d’une ‘langue moins répandue’ autochtone - à la différence de la littérature bilingue des années d’après guerre -, aujourd’hui tous les locuteurs des minorités linguistiques parlent plusieurs langues. Il apparaît également (comme le montrent les rapports Euromosaic) que le plurilinguisme peut être envisagé comme un moteur économique et professionnel pouvant améliorer le niveau de vie et ouvrir l’accès à de nouveaux métiers dans les transports transfrontaliers, en relation avec des patrons internationaux ou dans les métiers de la traduction dans la mesure où l’on préfère recruter des traducteurs ou des interprètes originaires de pays plurilingues (Belgique, Luxembourg) ou des régions linguistiques frontalières.

29Et ainsi les locuteurs plurilingues issus de minorités linguistiques abandonnent leur attitude de réserve vieille de plusieurs générations, reconnaissent les chances que leur offre le plurilinguisme dans un nouveau discours européen qui ne les oblige plus comme autrefois à renier leur identité et à se fondre dans les langues de prestige. C’est plutôt celui qui ne parle qu’une seule langue, la norme il y a des années, qui a du mal à défendre ses intérêts politiques et économiques dans une Europe plurilingue. Les critères de l’économie de marché sont bien sûr en jeu. Les comportements langagiers et l’apprentissage de la langue correspondent au marché, c’est-à-dire que le plurilinguisme européen, débarrassé aujourd’hui des stéréotypes historiques et psychologiques dépassés, des préjugés et des émotions, s’adapte aux exigences de l’offre et de la demande. Il en résulte que la légitimité économique l’emporte - la globalisation et l’internationalisation exigent des jeunes Européens l’apprentissage de plusieurs langues, et il est de plus prouvé que la maîtrise de plusieurs langues « rapporte » (Vaillancourt, 1985). François Grin et François Vaillancourt estiment par exemple la plus-value du plurilinguisme en Suisse à une augmentation de salaire allant de 7 à 15 % selon la deuxième langue (le romanche ou l’anglais), et cette augmentation peut encore être plus forte dans des pays traditionnellement et économiquement unilingues comme la France ou les Etats-Unis (Grin, 1985). Il n’est donc pas surprenant de voir que les capacités de communication en plusieurs langues font partie du profil moderne de l’entreprise dans le management européen, et que les capacités comptent parmi les qualifications de base exigées ; il n’est donc pas étonnant que le marché s’ouvre à ces jeunes Européens en offrant des emplois à celui qui sait communiquer dans les langues du marché.

30Un tel modèle - qu’il convient certes aussi de critiquer - répondant aux lois du marché et reposant sur l’offre et la demande, garantit un plurilinguisme judicieux et prometteur à plus long terme que ne pourrait le faire un aménagement linguistique basé sur le centralisme qui malgré ses liens étroits avec la linguistique et la politique reste un instrument rigide de la politique linguistique, incapable de s’adapter aux besoins linguistiques du marché.

31La politique linguistique européenne pourrait utiliser des expériences souvent positives faites au cours des années 90, afin de promouvoir l’émancipation et l’égalité des chances des petites communautés linguistiques, pouvant être considérées comme une propédeutique à l’aménagement linguistique européen.

  1. Le principe de la discrimination positive qui donne aux minorités indépendamment du nombre de leurs locuteurs à peu près les mêmes possibilités d’avancement qu’au groupe linguistique dominant dans l’intégration à la vie économique et socio-politique. Dans la pratique cela signifie que les autorités nationales et régionales doivent tenter cette expérience de politique linguistique et supporter les frais occasionnés par le matériel qu’il faudra produire et commercialiser, les enseignants qu’il faudra former dans les langues sous- et co-dominantes du pays, pour que chaque locuteur d’une minorité linguistique puisse jouir des droits linguistiques qui étaient jusqu’à maintenant réservés aux locuteurs des langues dominantes [11].
  2. Le concept de décentralisation émanant du principe de subsidiarité qui devrait être appliqué dans les Etats-membres centralisés, mérite du point de vue de l’aménagement linguistique une attention toute particulière. Il faudrait vérifier dans quelle mesure il est possible de transférer les décisions du domaine linguistique et culturel aux instances démocratiques les plus basses, afin de garantir les droits des langues sub-dominantes et de leurs locuteurs, et de permettre le développement d’un aménagement linguistique au niveau régional.
  3. Un concept d’enseignement qui permette à tous les citoyens d’utiliser leur langue dans le plus grand nombre de contextes possibles et d’être à même - avec ou sans législation linguistique - de trouver des solutions à leurs problèmes culturels ou linguistiques, et de mettre ces solutions en pratique dans leur quotidien sans avoir à s’en rapporter aux autorités nationales.
  4. L’objectif à envisager serait un concept visant à encourager le plurilinguisme qui exclue l’apprentissage d’une langue au détriment d’une autre ou qui exclue que l’apprentissage d’une langue puisse se faire avec l’intention d’en discriminer une autre. Cette exigence s’applique tout particulièrement aux autorités publiques, à l’ensemble de la vie économique et à tous les domaines qui pourraient par l’utilisation des langues contribuer à leur prestige. Cet inventaire d’exigences pourrait stimuler l’aménagement linguistique en jachère et le pousser à s’européaniser. Il ne faudrait toutefois pas croire que de telles réflexions puissent déboucher sur un modèle plurilingue valable pour toute l’Europe. Le contexte spécifique plurilingue doit se refléter dans la politique linguistique régionale et suprarégionale de chaque pays de l’U.E. et dans la mesure du possible être fait sur mesure pour les différentes communautés linguistiques, afin de correspondre aux exigences économiques réelles. Un programme unique visant à résoudre les conflits linguistiques serait voué à l’échec. Il est inscrit - comme l’ont démontré nos exemples - dans la reconnaissance politique de la multiplicité linguistique et culturelle de l’Europe que seul l’aménagement linguistique au cas par cas, tenant compte des situations et des contextes, pourra être couronné de succès. Cela nous semble la seule perspective capable de neutraliser les tensions qui ont surgi dans les domaines culturels et linguistiques des Etats-membres entre l’autodétermination nationale et l’avancée de l’intégration économique.

4 – Les perspectives de la linguistique de contact

32Au sein de la linguistique de contact, la recherche sur le plurilinguisme est un sujet prédominant en constante évolution et investissant constamment de nouveaux domaines. Ce qui peut être expliqué de la manière suivante.

331. Les communautés rurales qui conservaient les signes distinctifs linguistiques et identitaires de leurs minorités étaient souvent considérées comme marginales parce que situées dans des régions reculées. Si elles voulaient participer à la prospérité et au progrès économique elles devaient s’intégrer dans le processus d’urbanisation et d’industrialisation qui leur a fait perdre dans de nombreux cas leurs particularités linguistiques et culturelles. Aujourd’hui un grand nombre de ces communautés se retrouvent au cœur de l’Europe car elles sont situées de part et d’autre des frontières, c’est-à-dire le long des axes de communication de la nouvelle Europe. Du point de vue géographique ou géopolitique ces régions ont donc cessé d’être marginales. Il est de surcroît tout à fait possible qu’une Europe supranationale tolère plus facilement le régionalisme que les anciens Etats nationaux. Mais cela signifie également que ces communautés se trouvent dans un processus de restructuration. Il est donc nécessaire d’analyser ce changement de discours. Pour comprendre ce qui s’est déjà passé et ce qui va encore se passer dans certaines de ces communautés, nous allons avant tout nous pencher sur les groupes de locuteurs qui ont su préserver leurs langues et leurs traditions. Des minorités comme les Catalans dans le Nord Est de l’Espagne illustrent bien ce qui peut contribuer à la sauvegarde et à la promotion des minorités. L’évolution au niveau local et régional mérite pour ce cas plus d’attention.

342. Le plurilinguisme dans les grandes villes est un phénomène relativement récent, et a été dans certains cas examiné de près, empiriquement, dans d’autres cas, il reste beaucoup à faire pour mieux comprendre la linguistique de contact [12]. Nous touchons un domaine au sein duquel la recherche sur les préjugés et la linguistique se touchent et où les problèmes et les conflits peuvent résulter des contacts plurilingues et multiculturels. Ces derniers s’expliquent sociologiquement par les efforts fournis par le groupe dominant pour garantir l’ascension sociale de ses membres mais aussi par un sentiment de crainte de voir sa propre identité affaiblie en raison de l’afflux d’autres groupes.

353. Le problème des langues n’est pas discuté au sein de l’U.E. et reste donc irrésolu. Quelle que soit la solution - trois, quatre, cinq, onze langues officielles ou plus - l’Europe de demain ne sera certainement pas unilingue. L’adhésion à l’U.E. des pays scandinaves, qui traditionnellement choisissent l’anglais comme deuxième langue, et de l’Autriche a pu remettre la répartition des langues à Bruxelles, Luxembourg et Strasbourg en question (à savoir le français dans les relations internes et l’anglais pour les contacts externes de la Commission) et a pu ainsi relancer le débat.

364. Il va falloir s’occuper des conflits linguistiques qui éclatent le long des frontières entre l’Union européenne et les anciens pays de l’Est, là où la langue semble devenir le symbole du nationalisme renaissant. Il faut faire la différence entre les conflits ayant des racines historiques et ceux qui ont été déclenchés de manière artificielle, suite à des déplacements de frontières, à la création de nouveaux Etats, ou bien pour des motifs idéologiques.

37Partout dans le monde, comme en Europe, des conflits linguistiques peuvent éclater et se manifester sous forme de tendances polarisantes. Parallèlement à l’instauration d’associations supranationales (NAFTA, Mercosur, U.E.) le nationalisme et le sentiment d’appartenir à une région augmentent (Euregio, Alpes-Adria-Regio, la création de nouveaux Etats comme la Slovénie, l’Estonie etc.). L’histoire nous a appris les conséquences que peut avoir le refoulement des conflits. C’est la raison pour laquelle il nous incombe, à nous linguistes de contact, d’apporter notre contribution à l’analyse, à la description et au contrôle de situations linguistiques complexes, telles qu’elles se déroulent sous les yeux des chercheurs tous les jours en Europe ou dans le monde [13].

38Les orientations de la linguistique de contact ne se laissant pas garrotter par une frénésie définitoire évitent aux linguistes européens de tomber dans les pièges du monolinguisme d’une part et de recourir d’autre part à des constructions théoriques éthérées à cent lieues de la connaissance historique ou empirique des faits. Les propositions raisonnables de la linguistique de contact pour promouvoir l’aménagement linguistique supranational mis en pratique par de nombreux projets dans les politiques linguistiques multidirectionnelles et multidisciplinaires semblent justifier un optimisme prudent quand à la politique linguistique de l’Europe de demain.

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Date de mise en ligne : 01/01/2007

https://doi.org/10.3917/rfla.092.0031

Notes

  • [1]
    Cette période était la plus productive pour la linguistique régionale de l’Est de la Belgique. Cf. Kern (1988) ; Nelde (1979).
  • [2]
    Cet annuaire international de la sociolinguistique européenne trilingue paraît en allemand, anglais et français, depuis 1987, chez la maison d’édition Niemeyer, Tübingen.
  • [3]
    Les étapes importantes dans cette évolution sont les suivantes : Weinreich (1953), Haugen (1966), Nelde (1980), Goebl, Nelde, Stary, Wölck (1996-97).
  • [4]
    Comme décrit dans le rapport final d‘une analyse de la linguistique de contact : cf. Nelde, Strubell, Williams (1996).
  • [5]
    Définition donnée par Mackey (1980, 35).
  • [6]
    C’est, d’après une intervention d’un participant à une conférence sur le plurilinguisme à Strasbourg en 1991 (cf. Truchot, 1994), la raison pour laquelle « un train ne roulait jamais de Paris à Berlin ».
  • [7]
    Pour plus de détails, cf. Geiger-Jaillet (2001).
  • [8]
    La multi-identité des Européens se laisse démontrer par l‘exemple de la Belgique : cf. Nelde 1994, 1996.
  • [9]
    Le Centre de Recherche à Bangor sous la direction de Glyn Williams est très actif dans ce domaine ; cf. Williams, 2001.
  • [10]
    Cf. Nelde (1999, 39), concernant la conception différente de la politique linguistique et culturelle.
  • [11]
    Le système scolaire bilingue dit « institutionnalisé » - c’est-à-dire séparé - des Flamands et Francophones à Bruxelles est un bon exemple (cf. Nelde, 1999).
  • [12]
    Cf. Nelde (1994, le chapitre « Multilingualism in Towns and Cities », en particulier pp. 172-173) pour des exemples des grandes villes plurilingues en Europe.
  • [13]
    La démarche dans cette direction est l’apparition du manuel Linguistique de contact. Manuel international des recherches contemporaines, 2 tomes, de H. Goebl & al., 1996-1997. On retrouve dans le manuel des modèles, théories, concepts (tome 1) et des exemples de cas en Europe (tome 2) du point de vue de la linguistique de contact, qui ont déjà influencé et sûrement enrichi la recherche contemporaine.

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