Notes
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[1]
Un ouvrage est en cours de préparation, à paraitre fin 2003 chez Kluwer, sous le titre The Semiography of Writing.
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[2]
littératie (Pierre, Besse & al.), bilitéracie (Topouzkhanian). Nous utilisons nous-mêmes deux graphies : litéracie et littératie. À noter que Sprenger-Charolles & Serniclaes préfèrent ‘lecture-écriture’, et Barré-de Miniac, ‘lire-écrire’.
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[3]
Une partie des actes de ce colloque est à paraitre en juin 2003 dans le numéro 27 de la revue Lidil, sous le titre La littéracie : vers de nouvelles pistes de recherche didactique.
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[4]
Rectifications de l’orthographe (Les). Journal Officiel du 6 décembre 1990. Documents administratifs, n° 100. Conformément à l’esprit de ce texte, nous n’avons pas cherché à uniformiser les usages orthographiques de ce numéro. Certains articles adoptent une orthographe plus ou moins rectifiée, d’autres s’en tiennent à une norme plus traditionnelle.
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[5]
"Le chant du cygne de l’écriture chinoise", J. Lee, Courrier International, 546 : 61, du 19-25 avril 2001.
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[6]
Celui d’U. Frith par exemple dont on trouvera une présentation succincte dans Jaffré & Fayol (1997).
1Un inventaire même succinct des ouvrages ou articles parus sur la lecture et l’écriture au cours de ces dernières années montre bien que le mouvement amorcé depuis bientôt quatre décennies ne faiblit pas (pour des synthèses, voir par exemple Brown & Ellis, 1994 ; Edwards & Corson, 1997 ; Perfetti & al., 1997 ; Wagner & al., 1999 ; Neuman & Dickinson, 2001 ; voir aussi des revues comme Reading & Writing ou Applied Psycholinguistics).
2Une analyse de ces parutions confirme des tendances déjà anciennes, avec toutefois la montée en puissance de tendances complémentaires. Ainsi, les travaux sur la lecture sont toujours prédominants mais la production graphique est moins absente qu’elle ne le fut. De la même façon, si la conscience phonographique s’affirme comme centrale, d’autres faces de l’écrit sont de plus en plus évoquées, et notamment la représentation graphique des niveaux linguistiques supérieurs, ou sémiographie. Un colloque s’est d’ailleurs tenu sur la question en 2001, à Strasbourg [1].
3La montée en puissance du comparatisme est une autre des tendances qui s’est largement confirmée au cours des années 90. Il semble que nous soyons désormais sortis de la sphère de modèles psycholinguistiques essentiellement construits sur la base de données issues de la seule orthographe de l’anglais. Et même si les études comparatives confirment des résultats antérieurs, leurs conclusions semblent désormais plus fiables.
4La relation entre lecture et écriture est elle-même en train de faire l’objet d’un réexamen dont le but est de mieux articuler les différents domaines qui gravitent autour du lire - écrire. Cette quête a des échos terminologiques dans la langue française qui tente actuellement d’adapter le terme literacy, emprunté certes à l’anglais… mais qui l’avait lui-même emprunté jadis au latin. Nous en sommes encore au tout début, avec des hésitations, notamment orthographiques, dont ce numéro livre un échantillon [2]. Cette notion a d’ailleurs fait l’objet d’un colloque fin 2002 à Grenoble [3].
5Ce numéro propose donc une sorte d’arrêt sur image de la situation de la litéracie, à l’heure actuelle. Il est bien évidemment impossible d’être exhaustif, et tel n’est pas notre objectif. La situation actuelle est bien trop fluctuante pour autoriser une telle ambition et, de toutes les façons, l’espace restreint d’une revue nous a incités à faire d’autres choix. Nous avons donc rassemblé une série de textes qui, chacun à leur façon, offre un éclairage que nous espérons novateur. Certaines de ces contributions synthétisent des points de vue, des axes de recherche différents. C’est le cas de celles de Sprenger-Charolles & Serniclaes, de Pierre ou de Barré-de Miniac. D’autres, plus spécifiques, se présentent ici comme des études de cas, avec une ligne de force qui nous a semblé représentative de l’état des études sur la litéracie : la prise en compte, dans les orthographes, de dimensions qui relativisent l’omnipotence de la phonographie, sans pour autant remettre en question son importance. C’est tout spécialement le cas des contributions de Besse & al. sur le français, de Chliounaki & Bryant sur le grec et de Tsai & Nunes sur le chinois. Enfin, en contrepoint, nous avons souhaité ajouter une contribution sur les relations entre litéracie et bilinguisme, celle de Topouzkhanian qui compare l’acquisition du français et de l’arménien.
La variable orthographe
6Ces travaux livrent pour l’essentiel des informations sur les processus d’acquisition de la lecture et de l’écriture et sur le contexte social dans lequel apparaissent les usages de l’écrit. Ils s’intéressent donc tout spécialement à la notion de sujets, qu’ils soient cognitifs, psychologiques ou sociologiques. Il ne faudrait pourtant pas en conclure trop vite que l’objet n’est pas concerné. Il fut un temps où les psycholinguistes eux-mêmes considéraient les effets de la variable orthographe comme mineurs, pour ne pas dire inexistants.
7Mais depuis quelques années, le vent a tourné. Désormais, sous la pression des travaux comparatistes, il a bien fallu admettre que la structure des orthographes avait une incidence : on n’apprend pas à lire et à écrire en chinois, ou en japonais, comme on le fait en grec, en anglais ou en français. La litéracie implique une compréhension explicite de la langue qui est écrite ; or cette compétence s’avère sensible à des fonctionnements spécifiques. C’est ce que les psycholinguistes expriment en opposant orthographes de surface et profondes (Frost & al., 1987). Plus les différences sont importantes et plus les effets ont des chances de l’être. C’est au moins la position de certains, qui opposent des orthographes particulièrement « opaques », comme celle du chinois par exemple, à d’autres, plus « transparentes » et donc plus faciles à maitriser, comme celles de l’espagnol, du turc et même de l’anglais (Miller, 2002). Et les orthographes européennes elles-mêmes, bien que toutes fondées sur un alphabet, n’échappent pas à cette règle (voir Sprenger & Serniclaes, ce numéro).
8Ces différences, facilement compréhensibles, n’expliquent pourtant pas tout. Les orthographes ont beau être toutes différentes les unes des autres, elles n’en présentent pas moins des similitudes qui déterminent des traitements convergents. Ainsi, des travaux récents ont montré qu’en dépit de ses particularités, l’orthographe du chinois faisait elle aussi l’objet d’un traitement phonologique qui, par certains aspects, rappelle celui que l’on trouve dans les orthographes alphabétiques (Perfetti & al., 2002).
9Ces débats sur les processus cognitifs de la litéracie ont des équivalents du côté des écritures et de leurs typologies linguistiques. L’influence des travaux de Gelb, entre autres, a longtemps contribué à opposer les écritures phonographiques (alphabets, syllabaires) à celle du chinois, qualifiée à tort d’idéographique. Pourtant, avec le temps, il a bien fallu se rendre à l’évidence : les écritures, et les orthographes qui en découlent, présentent aussi des similitudes qui conditionnent tout autant les processus d’acquisition que les différences. Aujourd’hui, on peut dire en tout cas que l’apprentissage de la lecture et de l’orthographe est déterminé, selon des modalités variables, par un double principe graphique (phono- et sémiographique) qui correspond grosso modo au modèle à deux voies des psychologues.
10Ainsi, pas plus qu’on ne peut espérer maitriser la litéracie alphabétique par la seule maitrise des correspondances phonèmes-graphèmes, on ne peut s’en remettre à une hypothétique mémoire visuelle pour espérer maitriser la litéracie du chinois. Dans tous les cas, coexistent des règles qui, directement ou par analogie, permettent de tirer profit d’une économie structurelle des systèmes orthographiques, et des listes, plus ou moins complexes, qui nécessitent une activité cognitive adaptée. À cet égard, une orthographe comme celle du français montre bien le rôle et les limites des procédures strictement phonographiques ; quant à celle du chinois, loin d’être un inventaire de milliers de caractères autonomes, elle repose dans une immense majorité de cas sur l’association systématique de phonétiques et de clés qui font système. Miller (2002) rappelle, à juste titre, que les enfants chinois sont sensibles aux régularités de l’écriture qui les entoure, et cela avant même de savoir lire.
11Si la plupart des travaux sur la litéracie s’accordent désormais pour admettre l’existence de similitudes et de différences dans l’acquisition des orthographes, il est encore trop tôt pour en connaitre précisément le détail. Bien des aspects font d’ailleurs l’objet de points de vue discordants. Ce dont on dispose à l’heure actuelle, ce sont plutôt des tendances générales issues de travaux spécifiques comparant au mieux l’acquisition de deux orthographes. Et comme ces études émanent de psycholinguistes, l’orthographe est prise comme un fait existant qui n’est pas remis en cause.
La part de l’orthographe
12Un réexamen linguistique de ces études permet pourtant de mettre en évidence des zones de résistance pour le moins significatives. La comparaison entre orthographes alphabétiques est à cet égard particulièrement édifiante. Il semble aujourd’hui avéré que plus une orthographe est « transparente », i.e. plus les correspondances entre phonèmes et graphèmes sont régulières, et plus facilement elle est maitrisée. On commence à bien mesurer tout ce qui distingue des enfants qui sont confrontés à l’orthographe de l’espagnol, à celle de l’italien, ou à celle du français. Et quand les mêmes problèmes se répètent, perdurent, chez les enfants, les adolescents et même les adultes, il faut bien admettre que l’orthographe a une part de responsabilité dans le taux d’échec. Cela revient à dire que, au risque de paraitre politiquement incorrect, l’illettrisme est aussi tributaire de l’orthographe. Cette remarque se trouve d’ailleurs confirmée par une étude comparative de Paulesu & al. (2001) qui montre que si la dyslexie repose sur une base biologique unique, ses effets diffèrent avec les orthographes. Or, une fois encore, ceux-ci sont bien moins sévères dans le cas d’une orthographe de surface, comme celle de l’italien, qu’avec des orthographes plus profondes, comme celles de l’anglais ou du français.
13Comment se fait-il alors que les travaux sur la litéracie n’établissent pas plus souvent des relations entre l’échec scolaire, l’illettrisme, et les problèmes inhérents à un objet orthographique si difficile à réformer ? Sans entrer ici dans le conflit caricatural qui oppose classiquement une orthographe parangon culturel et une orthograf fonétik de basse extraction, on peut au moins s’étonner du sort réservé à toute idée de tolérance. Comment expliquer que les usagers, victimes d’une pression orthographique sélective et élitiste, restent à ce point sourds à des changements dont ils seraient les premiers à profiter ? Comment se fait-il que les modestes Rectifications orthographiques de 1990 [4] soient à ce point ignorées ? Est-il tellement aberrant d’écrire évènement comme avènement, ou il nait sans un accent circonflexe qui rappelle l’ancien ‘s’, ou de ne pas mettre de ‘s’ à relais au singulier ? La portée limitée de tels changements ne constitue-t-elle pas une raison supplémentaire de se libérer un tant soit peu du carcan de la surnorme orthographique ?
14Il est vrai qu’aujourd’hui encore, le discours sur la norme orthographique, celui des élites notamment, continue de masquer la réalité des actes orthographiques. Car il suffit de regarder autour de soi, dans un monde qui n’a sans doute jamais autant eu l’occasion d’écrire, pour se rendre compte qu’un tel discours ne rend pas compte de la réalité. Si l’on excepte en effet les textes qui bénéficient du filtre de professionnels, dans les maisons d’édition ou les organes de presse, les erreurs ne manquent pas dans les productions de première main, y compris dans celles des plus diplômés. L’observation du courrier électronique ou des forums sur internet est à cet égard édifiante. Dès que le rythme de la production s’accélère, ou que le temps est compté, les capacités de contrôle orthographique diminuent… et les erreurs augmentent. Mais loin d’être aberrantes, elles soulignent au contraire la fragilité de certaines zones orthographiques. Ce n’est évidemment pas un hasard si, en français, les erreurs récurrentes portent sur les lettres de l’alphabet qui remplissent des rôles morphologiques spécifiques de l’écrit : la distinction des homophones verbaux, les accords en genre et en nombre.
15Brisant la dichotomie tranchée entre une production publique, sous contrôle, et une production privée, individuelle et cachée, les supports informatiques révèlent au grand jour la réalité des compétences orthographiques. Et le phénomène est général. Un professeur d’informatique du Sud-est de la Chine n’expliquait-il pas récemment, dans un article du New York Times, que l’utilisation intensive du traitement de texte l’avait rendu incapable d’écrire à la main certains idéogrammes [5]?
Phonographie et graphophonie
16Le terme litéracie devrait à terme servir à rapprocher lecture et écriture, qu’en français - comme en espagnol - on préfère désigner par deux mots distincts. Il est vrai que les activités de lecture et d’écriture furent très longtemps dissociées, au point qu’à certaines périodes de l’histoire, l’une pouvait s’enseigner sans l’autre (Chartier & Hébrard, 2000). Cette volonté de rapprochement souligne à juste titre ce que ces diverses activités partagent mais également les apports spécifiques de chacune d’entre elles, leur conjonction efficace dans le double traitement des règles et des listes. Comme le montrent certains modèles psycholinguistiques [6], la lecture fournit à l’écriture des formes synthétiques qui lui permettent de compléter les informations issues des règles phonographiques. L’écriture favorise en revanche le développement de mécanismes génératifs dont la lecture a aussi besoin, à un degré moindre cependant.
17Ces convergences ne sont cependant pas incompatibles avec des spécificités qui ont des incidences sur l’impact des régularités d’un système orthographique. Dans une orthographe, le nombre de graphèmes est en général plus grand que celui des phonèmes et plus cet écart est important, plus l’irrégularité est conséquente. La lecture, qui procède plutôt des graphèmes aux phonèmes, y est toutefois moins sensible que l’écriture qui elle va plutôt des phonèmes aux graphèmes.
18Dans une étude sur les monosyllabes, Ziegler (1998) montre ainsi que « le français est plus irrégulier que les autres langues dans le sens phono-orthographique ». Le degré d’irrégularité y est de plus de 50%, contre 28% en anglais et 26% en allemand. Dans le sens ortho-phonographique, ce pourcentage chute en revanche à 5%, contre respectivement 6% et 13% en allemand et en anglais. Plus encore que d’autres orthographes, celle du français est donc à la fois régulière et irrégulière, spécificité qui fut naguère décrite comme « the inconsistency mystery of French » (Ziegler, Jacobs & Stone, 1996). Pour autant, cette différence ne remet pas en cause la « coopération » entre lecture et écriture, parce que la perception visuelle des mots n’est pas une voie à sens unique mais une voie à double sens dont le support est le couplage des formes orthographiques et phonologiques des mots (Ziegler, 1998).
Les articles du numéro
19Ce numéro regroupe sept articles que nous considérons comme complémentaires et qui éclairent, chacun à leur manière, les diverses facettes de la litéracie. Besse, Gargiulo & Ricci montrent dans quelle mesure les activités du scripteur nous informent sur la conscience phonologique. Ils rappellent l’importance des capacités métaphonologiques pour l’apprentissage de la lecture d’une orthographe alphabétique comme le français mais les englobent dans un ensemble plus vaste de capacités métalinguistiques. Loin de remettre en question le rôle central de la conscience phonographique, leur analyse opte au contraire pour un développement en phases, avec un principe orthographique qui succède à la découverte préalable et à la maitrise de la phonographie. Cette conception dynamique de l’acquisition, pour reconnue qu’elle soit, ne fait cependant pas l’unanimité. Si personne ne remet aujourd’hui en doute l’importance de la phonographie dans l’acquisition de la litéracie, rien ne prouve néanmoins qu’elle en soit le point de départ unique. Il semble que les enfants puissent très tôt utiliser des compétences morphographiques dont on ne voit pas pourquoi elles se dissoudraient totalement dans une phonographie omniprésente (Treiman & Cassar, 1996 ; Ravid, 2003 ; David, 2003).
20En fait, aucun chercheur ne considère aujourd’hui que la maitrise d’une orthographe dépendrait seulement de la phonographie, ce qui reviendrait à nier l’évidence. Toute la question est plutôt de savoir à quel moment la morphographie est prise en compte et quelle est à ce niveau la part de la variable orthographe. Existe-t-il des différences importantes entre des orthographes réputées opaques, comme celles de l’anglais ou du français, et celles plus transparentes, comme le grec par exemple ? La réponse de Chliounaki & Bryant (ce numéro) est plutôt négative. Ils considèrent en effet que, dans tous les cas, “the need for children to learn about the relation between morphemes and spelling is quite obvious, because in some cases morphologically based spelling patterns actually flout phonological spelling rules”. Leurs observations vont d’ailleurs dans le sens de celles de Besse & al. Au début, les options enfantines semblent ne recourir qu’à la phonographie, avec des lettres aussi biunivoques que possible. Ce n’est qu’ensuite que des options plus nettement morphographiques prendraient le relai.
21N’y aurait-il donc entre orthographes opaques et transparentes qu’une différence de degré ? C’est ce que semblent conclure ces études, qui demeurent toutefois trop partielles encore pour que des conclusions décisives puissent en être tirées. S’il y a là une tendance qui rallie manifestement les suffrages, n’oublions cependant pas qu’au-delà des différences de transparence entre les orthographes, la différence de statut entre les unités concernées pourrait également jouer un rôle non négligeable. Les graphèmes évoqués par Chliounaki & Bryant sont des morphonogrammes, c’est-à-dire des unités qui sont à la fois des phonogrammes et des morphogrammes. Dans ce cas, on peut comprendre que la phonographie exerce, jusqu’à un certain point au moins, une sorte de droit de préemption. En va-t-il de même quand la phonographie est absente, comme avec les morphogrammes du français - le ‘s’ du pluriel par exemple ? On peut au moins en douter.
22Sur ce point, l’orthographe du français ressemble à celle du chinois qui comporte elle aussi des éléments qui, bien que juxtaposés aux phonogrammes, fonctionnent de façon spécifique. Ce faisant, ils n’en obéissent pas moins à des lois structurelles récurrentes qui les installent dans un fonctionnement systémique. C’est ce que montrent Tsai & Nunes (ce volume) quand elles analysent le comportement d’enfants taïwanais aux prises avec des caractères chinois traditionnels. Bien que plus complexes que ceux utilisés aujourd’hui en République Populaire de Chine, ils n’en sont pas moins construits à l’aide d’éléments récurrents. Les notions de régularité et de transparence s’appliquent de ce fait aux éléments phonographiques tout aussi bien qu’aux éléments sémiographiques. Ces deux types d’éléments sont dans une relation interactive qui permet aux uns de bénéficier des informations apportées par l’autre. L’orthographe du chinois fait à cet égard la preuve qu’à la condition d’être dans un environnement phonographique, la partie sémiographique peut faire l’objet d’une acquisition concomitante.
23Sprenger-Charolles & Serniclaes présentent une analyse contrastive de l’acquisition et de la pathologie dans des orthographes qui ont toutes en commun d’être alphabétiques (anglais, français, allemand, espagnol et italien). Ils défendent une hypothèse phonologique forte selon laquelle « la réussite et les échecs spécifiques de l’apprentissage de la lecture (et de l’écriture) dépendent de la qualité des représentations phonémiques du sujet ». Leur point de vue conforte donc la présence d’une base phonographique commune à l’apprentissage de la lecture, quel que soit le système orthographique concerné. Il semble en effet normal que les enfants s’appuient d’abord sur ce qu’ils connaissent - leur langage oral - pour apprendre à lire, « ce d’autant plus que le recours au décodage est peu coûteux pour la mémoire : il suffit en effet de mémoriser un nombre limité d’associations régulières entre graphèmes et phonèmes, plus quelques exceptions, pour lire ».
24Mais la variable orthographe n’est pas absente pour autant. Sprenger-Charolles & Serniclaes tiennent compte en effet du degré de transparence des relations grapho-phonologiques, même s’ils la cantonnent à la seule dimension phonographique. C’est ce qui leur permet notamment de constater que « les enfants espagnols apprennent plus vite à lire que les petits Français qui eux-mêmes apprennent plus vite que les petits Anglais ». Leur approche comparée navigue heureusement entre des relations graphème-phonème et phonème-graphème asymétriques, qui varient avec les orthographes, et la présence constante de difficultés. En effet, l’enfant qui apprend à lire dans une écriture alphabétique - quelle qu’elle soit - et qui ne s’est pas construit des catégories précises pour chacun des phonèmes de sa langue, va difficilement pouvoir relier les graphèmes aux phonèmes correspondants. Et comme ils le soulignent justement, « il existe des dyslexiques même en espagnol ».
25L’intérêt majeur de cette synthèse c’est de souligner à quel point l’acquisition se situe constamment à mi-chemin d’une démarche générale, qui vaut pour toutes les orthographes, qu’elles soient alphabétiques ou non - à la limite -, et des processus spécifiques, étroitement déterminés par une orthographe donnée, et qui peuvent différer alors même que les orthographes semblent très proches les unes des autres. Il est de ce point de vue très intéressant de voir ce qu’il advient de sujets confrontés à deux orthographes différentes. C’est ce qu’illustre l’étude de Topouzkhanian (ce volume) qui traite de l’acquisition simultanée de l’orthographe du français et de celle de l’arménien occidental chez de jeunes enfants vivant en France. Cette situation de bilitéracie alphabétique (avec des alphabets distincts) est certes facilitatrice mais dans une certaine mesure seulement. En effet « si les procédures sous-jacentes sont globalement les mêmes, les capacités développées en français ne sont pas transférées en totalité à l’écrit arménien ». L’orthographe de l’arménien a beau être plus transparente que celle du français, sa maitrise est en l’occurrence moins bonne. Topouzkhanian nous rappelle alors, avec raison, que la variable orthographe n’explique pas tout. Elle doit compter avec bien d’autres aspects, linguistiques (compétence orale) mais également extralinguistiques (milieu éducatif et milieu social).
26C’est évidemment nous rappeler utilement que la notion de litéracie a des acceptions plus vastes. Tel est le propos de Barré-de Miniac, même si elle évite d’employer le terme. Elle souligne d’emblée « le caractère indissociable des aspects cognitifs, sociaux et culturels de l’apprentissage de l’écrit et de ses pratiques ». Et si les recherches dont elle parle se distinguent sur bien des points, elles convergent au moins « vers un élargissement de la définition du lire/écrire et vers une prise en compte de l’ancrage culturel de ces pratiques langagières ». Dans le monde anglo-saxon, cet élargissement de la notion d’apprentissage du lire-écrire a donné lieu à de multiples travaux (voir notamment Barton, 1994 ; Barton & Hamilton, 1996 ; Barton & al., 2000). En France, ce type d’approche reste encore balbutiant. Les ingrédients de la litéracie, présents depuis longtemps, sont encore cantonnés dans des univers qui se rencontrent difficilement. Les propos de Barré-de Miniac peuvent à cet égard paraitre très optimistes. L’influence mutuelle entre conditions sociales et pratiques d’écrit, le lire-écrire intégré à des pratiques et des contextes d’usages, des écrits effervescents et multidimensionnels où des textes savants ou littéraires cohabitent avec des textes « ordinaires »… Telle est peut-être l’image que peut donner le monde de la recherche mais ce tableau souhaité parait éloigné des réalités éducatives françaises.
27Il était donc utile de faire sur ces questions un détour par la francophonie, et principalement par le Québec. L’itinéraire de la notion de litéracie que retrace Pierre (ce volume) permet en effet de constater qu’après bien des vicissitudes, celle-ci a désormais trouvé une voie moins stérile, avec des retombées dans la didactique telle qu’elle se pratique Outre-Atlantique. Au-delà de problèmes définitoires et conceptuels finalement compréhensibles, ce qui émerge c’est une cristallisation sémiologique qui englobe les concepts d’écriture et de lecture, et les dépasse. Chemin faisant, cette démarche a permis de mettre au jour quelques mythes qui empoisonnent le domaine (simplicité de l’alphabet, reconnaissance globale, etc.). Mais au terme de ce parcours, la didactique en sort amendée et grandie, avec des approches dynamisées par la conjonction de différents domaines (linguistique, cognitif, social, etc.). Comme le souligne Pierre, le détour épistémologique par la litéracie a finalement abouti à des approches didactiques « incontestablement plus intéressantes, mieux collées aux réalités des enfants, mieux adaptées à leurs besoins et à leurs intérêts ». Ce n’est pas le moindre de son mérite.
28Tels sont sans doute les avantages que l’on peut tirer d’une réflexion plus large sur l’apprentissage de la lecture et de l’écriture, et sur la maitrise de ses usages dans une société. Tel est aussi, a posteriori, l’intérêt, pas si anecdotique, de disposer d’une notion comme celle de litéracie pour subsumer cette complexité multiforme. Il est en tout cas plus que temps de créer les conditions d’un dialogue entre des recherches compartimentées, que des impératifs techniques éloignent encore trop souvent de la validité écologique, et une société dont les besoins en la matière grandissent sans cesse. N’y a-t-il pas un paradoxe en effet à constater que les recherches sur la lecture - son apprentissage comme sa pathologie - n’ont jamais été aussi nombreuses alors que, dans le même temps, l’illettrisme se ferait chaque jour plus menaçant ? Et même si ce genre de jugement doit être relativisé, on est en droit d’attendre des travaux sur la litéracie qu’ils réduisent l’écart gigantesque qui, en France, sépare aujourd’hui une offre scientifique dont la qualité ne cesse de progresser et les problèmes qu’éprouvent des sociétés confrontées à la montée en puissance du besoin de lire et d’écrire.
Références
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Notes
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[1]
Un ouvrage est en cours de préparation, à paraitre fin 2003 chez Kluwer, sous le titre The Semiography of Writing.
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[2]
littératie (Pierre, Besse & al.), bilitéracie (Topouzkhanian). Nous utilisons nous-mêmes deux graphies : litéracie et littératie. À noter que Sprenger-Charolles & Serniclaes préfèrent ‘lecture-écriture’, et Barré-de Miniac, ‘lire-écrire’.
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[3]
Une partie des actes de ce colloque est à paraitre en juin 2003 dans le numéro 27 de la revue Lidil, sous le titre La littéracie : vers de nouvelles pistes de recherche didactique.
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[4]
Rectifications de l’orthographe (Les). Journal Officiel du 6 décembre 1990. Documents administratifs, n° 100. Conformément à l’esprit de ce texte, nous n’avons pas cherché à uniformiser les usages orthographiques de ce numéro. Certains articles adoptent une orthographe plus ou moins rectifiée, d’autres s’en tiennent à une norme plus traditionnelle.
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[5]
"Le chant du cygne de l’écriture chinoise", J. Lee, Courrier International, 546 : 61, du 19-25 avril 2001.
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[6]
Celui d’U. Frith par exemple dont on trouvera une présentation succincte dans Jaffré & Fayol (1997).