Notes
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Chan-woong Lee est assistant professor à l’Ewha institute for the humanities, Ewha Womans University, Séoul. Ce travail a été soutenu par la National Research Foundation of Korea.
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[1]
« Bonbon à la menthe ». Le film est sorti en France sous son titre anglais.
1 – Le contexte historique
1En Corée du Sud, l’expression « le 18 mai » désigne les événements politiques qui se déroulèrent à Gwangju du 17 au 27 mai 1980 lors d’un soulèvement armé de simples citoyens contre les autorités militaires dont les brutales mesures d’exception préparaient le coup d’État du général Chun Doo-hwan, chef de la sécurité militaire, qui aura lieu le 27 août. Il allait ainsi être mis fin à la présidence par interim du général Choi Kyu-hah, ancien premier ministre et successeur de Park Jeong-hui, assassiné le 26 octobre 1979. Le 17 mai 1980, les militaires avaient décrété « l’état d’urgence national », étendant à la province de Gwangju l’état de siège en vigueur à Séoul. Les manifestations massives qui s’ensuivirent furent réprimées dans le sang. Les artères principales de la ville étaient barrées par les forces armées qui faisaient feu sur les manifestants, motivant l’armement de groupes de citoyens. L’hôtel du Département, pris le 20 mai par les manifestants et devenu leur ultime ilôt de résistance, demeure le symbole de ces journées ; le 26 au soir, les forces armées décident qu’il est temps d’en finir et d’utiliser les chars de combat. Le 27, peu avant l’aube, les quelque milliers de citoyens regroupés dans l’hôtel du Département sont amenés, dans un état d’angoisse extrême, à faire un choix tragique et existentiel. Parmi eux, plusieurs centaines de résistants prennent le parti d’assumer la responsabilité de l’inscription du mouvement dans l’histoire en décidant de sacrifier leur vie. Lorsque le jour se lève l’hôtel du Département a été pris par l’armée dans un fracas de fusillade.
2Dès le 27 mai 1980, un long silence retombe sur Gwangju. On attendra des années avant de connaître la vérité sur cette décade sanglante. Les autorités militaires bâillonnent la presse avec férocité tout en donnant des événements et de leur signification politique une image entièrement faussée. On a longtemps tenu le « 18 mai » de Gwangju pour un trouble de l’ordre public organisé sur instructions de la Corée du Nord. Les habitants de Séoul et des autres régions, qui n’avaient rien su ou presque de ce qui s’était passé à Gwangju, crurent qu’il s’agissait d’une simple émeute dont des espions nord-coréens manipulaient les participants comme des marionnettes. Le soulèvement de mai 1980 ne fut qualifié officiellement de « mouvement de démocratisation de Gwangju », la vérité ayant enfin eu la possibilité d’être rétablie, que près de 20 ans plus tard, sans que pour autant les événements cessent de faire l’objet de commentaires sceptiques ou mal intentionnés.
3Le bruit courut alors que deux mille personnes avaient été tuées lors de la répression. Après toute une série d’enquêtes, on estime plutôt désormais à environ cinq cents le nombre de morts et de disparus. S’il s’agissait d’une question d’arithmétique, il pourrait sembler à certains que le nombre de morts fut, après tout, bien moindre que celui des massacres tragiques qui eurent lieu en Asie du Sud-Est ou en Amérique latine à la même époque. Mais le sens et la portée que ces événements politiques reçurent en Corée du Sud dans les années 1980 ne peuvent pas se mesurer à l’aide de chiffres. Un élément supplémentaire est à prendre en compte. Depuis la guerre de Corée, les socialistes favorables à une stratégie de lutte armée avaient rejoint le Nord, tandis que la Corée du Sud contrôlait de la manière la plus stricte la possession et la circulation des armes à feu sur son territoire ; que la résistance de Gwangju tournât en insurrection armée était donc tout à fait surpenant et, pour tout dire, presque improbable. Pour autant, le soulèvement ne prit jamais la forme d’une entreprise offensive ; les citoyens ne s’armèrent des fusils qu’ils avaient pillés dans les locaux de la police, pris d’assaut, que pour se défendre contre l’instauration d’une loi martiale aussi soudaine qu’impitoyable. Ils se trouvaient, peut-on dire, en situation d’état d’urgence face à la violence d’une armée séditieuse.
4La manière dont le feu de la résistance fut circonscrit puis éteint constitua en définitive un élément moteur crucial du mouvement de démocratisation de la Corée du Sud tout au long des années 1980, en même temps que la dette irrémissible qu’il avait encourue à l’égard du soulèvement.
5Pour le dire brièvement, ces événements tragiques accouchèrent de « la génération de la démocratisation » de la fin des années 1980. Les autorités militaires issues du coup d’État parvinrent certes à conserver le pouvoir en combinant l’usage de la force brute aux stratégies d’étouffement, mais les étudiants et la société civile persistèrent fermement dans leur attitude de résistance jusqu’en 1992, c’est-à-dire pendant les deux présidences militaires : de Chun Doo-hwan et de son successeur Roh Tae-woo, élu le 16 décembre 1987. Le massacre commis par l’armée dans une petite ville de province au printemps 1980 fut un choc qui finit peu à peu par réveiller la conscience politique des Sud-Coréens, en même temps qu’il leur laissait le sentiment d’être en dette. Beaucoup d’étudiants et d’intellectuels avouèrent, en effet, par la suite qu’ils éprouvaient un profond sentiment de responsabilité face à l’extrême cruauté de l’événement en raison du travestissement dont il avait fait l’objet durant de longues années. Dans un sens ou dans l’autre, les Sud-Coréens durent décider quel serait leur attitude envers ce qui s’était passé à Gwangju : conserver la mémoire de la résistance ou perpétrer l’insulte qui lui était faite ; dans cette mesure, on peut dire que Gwangju aura été l’un des facteurs les plus décisifs de la formation de la conscience – et de l’inconscient – politique de la Corée du Sud dans les années 1980.
6Ajoutons que les Sud-Coréens furent aussi traumatisés par l’attitude des États-Unis, faite d’un mélange d’indifférence et de consentement réticent à l’égard de ce massacre. Ils avaient cru que les États-Unis, leurs alliés pendant la guerre de Corée, allaient donner un avertissement fort aux autorités militaires, voire même entraver la tentative de coup d’État. Mais « le 18 mai » révéla par ce fait diplomatique que l’essentiel aux yeux du gouvernement des États-Unis était de tenir la frontière contre le communisme et qu’en fonction de cet impératif il ne s’était guère soucié de barrer la route au groupe préparant le coup d’État, ni ne s’était ému du fait que ces militaires avaient fait tirer sur leurs concitoyens. Le mouvement démocratique sud-coréen devait assumer sa solitude.
2 – Peppermint Candy dans la production de Lee Chang-Dong
7Le mouvement de démocratisation du « 18 mai » de Gwangju constitua un épisode singulier entre les deux régimes militaires qui enténébrèrent la société sud-coréenne durant deux si longues périodes. Park Jeong-hui tint le pouvoir qu’il avait pris lors du coup d’État du 17 mai 1961 par l’intermédiaire du régime de la Restauration (Yushin) de 1961 jusqu’à 1979 et à son assassinat par Kim Jae-kiu, son propre chef des services de renseignement (cette histoire est le thème de The President’s Last Bang d’Im Sang-soo, 2004). Les manifestations devenues de plus en plus véhémentes puis la mort soudaine de Park engendrèrent alors une grande aspiration vers la démocratie. On appela cette période « le printemps de la démocratisation ». Il fut beaucoup plus court qu’on l’avait espéré. Une nouvelle troupe putschiste entra en scène et les Sud-Coréens durent subir une fois encore un régime autoritaire entre 1980 et 1992.
8Cela explique en partie qu’on ne parvient vraiment à mettre en scène Gwangju au cinéma qu’en 1996. Dans A Petal (1996) Jang Sun-woo en fait un symptôme qu’il exprime de manière indirecte et poétique à travers le délire d’une petite fille. Dans Scout (2007) de Kim Hyeon-seok, Gwangju 1980 forme l’arrière-plan d’une histoire de base-ball. May 18 (2007) de Kim Ji-hun est le film qui traite le plus directement des événements. Ceux-ci y sont perçus et subis du point de vue d’un citoyen ordinaire. Dans 26 ans (2012), Jo Geun-hyun raconte l’histoire fictive d’un groupe de personnes, rassemblées plus ou moins par hasard, qui tentent, 26 ans après les faits, d’assassiner l’ex-président Chun Doo-hwan, présumé avoir donné à la troupe l’ordre de tirer à Gwangju. Un aspect remarquable de 26 ans concerne la manière dont il fut financé. Une part des coûts de production du film fut couverte par une campagne de souscriptions auprès d’artistes et de simples citoyens.
9Peppermint Candy [1] (2000) de Lee Chang-dong est considéré comme l’un des plus importants films coréens traitant de l’histoire comtemporaine. En 2005, la revue spécialisée Ciné 21 demanda aux critiques de cinéma de dresser une liste des meilleurs films coréens depuis 10 ans. Peppermint Candy fut classé deuxième et « meilleur film sur l’histoire contemporaine » de la Corée (Cine 21, 20.4.2005). Un romancier l’a comparé au Chagrin de la guerre, le roman de Ninh Bao (1991), qui prend pour thème la fin de la guerre du Vietnam et la victoire du peuple vietnamien ; de même, ce film coréen est dit élever l’histoire sud-coréenne des vingt dernières années au niveau de la connaissance universelle et montrer « la victoire finale à travers l’art » (Cine 21, 25.1.2000).
10Ce film est, après Green Fish de 1997, le deuxième long métrage de Lee Chang-dong, qui en a depuis réalisé trois autres, tous récompensés : Oasis, Secret Sunshine et enfin Poetry. À la Mostra de Venise de 2002, Oasis a remporté le Prix de la mise en scène tandis qu’à Moon So-ri était décerné le prix Mastroianni du premier rôle féminin ; l’actrice principale de Secret Sunshine, Jeon Do-yeon, a reçu le prix d’interprétation féminine au Festival de Cannes de 2007, tandis que « Poetry » remportait le Prix du meilleur scénario lors de l’édition de 2010. Peppermint Candy a, pour sa part, reçu le Grand Bell Award, que lui a décerné l’industrie cinématrographique sud-coréenne en 2000.
11La biographie de Lee Chang-dong est à multiples facettes : d’abord professeur de littérature coréenne dans l’enseignement secondaire, puis romancier, il passe à la réalisation cinématographique et devient même brièvement ministre de la Culture et du Tourisme de 2003 à 2004 dans le premier gouvernement du président Rioh Moo-yun. Il fait partie du jury du Festival de Cannes en 2009. La trajectoire initiale de Lee Chang-dong explique que le réalisateur mette en avant la structure narrative et la symbolique littéraire plutôt que le traitement de l’image et les techniques audio-visuelles. Il dit de lui-même être un cinéaste « qui façonne ses films de la manière la plus archaïque qui soit » (Cine 21, 4.1.2000). Lee Chang-dong est un créateur dont l’une des principales qualités est d’avoir greffé avec bonheur la perspective de la littérature réaliste des années 1980 sur le cinéma.
12Peppermint Candy est sorti le premier jour du nouveau millénaire. La question du temps, considérée comme la problématique essentielle de l’époque, est le motif du film qui pose d’emblée la question de savoir dans quelles conditions nous pourrions avancer vers l’avenir. À prendre au sérieux cette question, l’on commence à appréhender le paradoxe d’un film où, bien qu’elle soit cruciale, elle n’est jamais traitée directement. Bien au contraire, le scenario remonte le temps depuis l’année 1999 jusqu’en 1979 pour retracer vingt ans du passé de la Corée. Tout en abordant de front le problème du temps, Peppermint Candy se rapporte explicitement au passé, non à l’avenir ; mais son pessimisme est méditatif plutôt que décadent. Alors que régnait un optimisme exacerbé par la globalisation et la surabondance des nouvelles technologies, le film est arrivé d’une manière inattendue pour évoquer quelque chose que les Coréens avaient perdu ou oublié.
3 – Le train : le mouvement rétrograde du temps
13Du point de vue esthétique, le film semble presque anachronique dans sa façon de réitérer obstinément le réalisme. Toutefois, il tente également une expérimentation cinématographique en montrant le mouvement rétrograde du temps. Le film commence par le cri désespéré d’un homme exténué qui va mettre fin à ses jours. La cause de son désespoir est le moteur du temps rétrograde. Ce mouvement rétrograde du temps est matérialisé par le déplacement d’un train dont l’insertion relie l’un à l’autre les sept chapitres en lesquels le film s’articule. Ce train qui entre en scène à chaque moment essentiel du scénario est un vecteur qui structure fortement l’ensemble. Chaque chapitre, pourvu d’un titre et indépendant des autres, montre un épisode de la vie du personnage principal, Kim Young-ho, et nous renvoie à un moment différent du temps : chapitre 1 « Pique-nique », printemps 1999 ; chapitre 2 « Appareil photo », trois jours avant le chapitre 1 ; chapitre 3 « La vie est belle », été 1994 ; chapitre 4 « Aveu », printemps 1987 ; chapitre 5 « Prière », automne 1984 ; chapitre 6 « Visite militaire », mai 1980 ; chapitre 7 « Excursion », automne 1979.
14Le film s’ouvrant par un suicide, la fin de la vie du personnage principal en est le commencement. Cette structure narrative, qui remonte le cours d’une vie, engendre une difficulté majeure pour le réalisateur. Il n’est guère facile, en effet, de maintenir tout au long d’un film une tension dont le point culminant est atteint dès le début avec l’épisode le plus intense, alors qu’il faudrait en principe que l’émotion des spectateurs monte peu à peu. Une autre difficulté réside dans l’interprétation du rôle principal. La plupart des membres de l’équipe, y compris l’acteur principal Sol Kyung-gu, insistaient pour que le tournage suive le cours progressif de la vie des personnages et que seulement ensuite les séquences soient inversées au montage. Mais Lee Chang-dong était fermement décidé à tourner le film dans l’ordre de son scénario, c’est-à-dire en remontant vers le passé. Il s’ensuit que, portés par le mouvement régressif du temps, les spectateurs, les acteurs et même le réalisateur, parviennent à faire ensemble une découverte bouleversante. Le cri déchirant, poussé par Young-ho hurlant qu’il veut revenir en arrière, est ce à partir de quoi les acteurs découvrent leur propre passé et en accumulent l’expérience et les émotions. Par ce moyen, le réalisateur dénonce l’oubli profond qui nous submerge. De nécessité scénaristique, le souvenir se fait requisit éthique et politique.
15Quant aux mouvements brusques de la caméra, ils font naître le malaise chez le spectateur qui doit supporter sans répit ni médiation les actes et les expressions folles de Young-ho. On peut, pour illustrer cela, comparer Peppermint Candy au Citizen Kane d’Orson Welles. Dans Citizen Kane, l’enquête menée par le journaliste est la recherche (vaine) de la signification du mot Rosebud ; cette enquête établit d’emblée une distance jamais comblée entre le personnage principal, Kane, et le spectateur. Dans Peppermint Candy, par contre, nous sommes contraints d’assister à la vie d’une personne en étant plongés sans médiation dans un flot d’émotions qui fait se succéder la curiosité, la pitié, la colère… L’ensemble du dispositif exprime le malaise et l’inquiétude du réalisateur vis-à-vis de l’oubli de l’histoire.
4 – « L’intérieur de l’événement »
16L’excellence de Peppermint Candy réside dans le fait que la trajectoire d’une vie individuelle est le vecteur d’une évocation de l’histoire coréenne des deux dernières décennies du vingtième siècle. Or, le personnage principal du film n’est pas universellement représentatif, n’est pas véritablement typique, mais constitue plutôt une sorte de cristallisation de l’histoire, le fruit d’une condensation de l’esprit des époques et des événements historiques singuliers. Ainsi en est-il de la mise en avant des positions sociales successives de Young-ho. En 1994, il est le PDG orgueilleux d’une entreprise, ce qui permet réellement d’éclairer le contexte socio-historique de la Corée avant la crise économique de 1997. En 1984, policier fraîchement nommé, il est initié à la pratique de la torture destinée à réprimer toute velléité de résistance à la dictature. Mais 1984 n’est aucunement une date marquante dans l’histoire de la Corée ; c’est le réalisateur qui lui confère une importance particulière pour montrer la manière dont la Ve République, mise en place par le coup d’État et une répression sanglante, s’est stabilisée à travers son acceptation tacite par le peuple coréen. Par contre, 1979 est décrit dans l’ultime séquence comme le moment le plus innocent et le plus optimiste de l’histoire de Young-ho, alors que c’est en cette année décisive que le dictateur Park Jeong-hui est assassiné et qu’un nouveau coup d’État se prépare. Or, la séquence précédente (« Visite militaire, mai 1980 ») vient de nous faire remonter jusqu’à l’épisode qui jette rétroactivement son ombre sur l’ensemble du film et en livre peut-être la clef. Conscrit presque caricatural dans sa maladresse, Young-ho participe, égaré, terrorisé, sans rien y comprendre, aux massacres de Gwangju. De ceux-ci, le spectateur, placé du côté des soldats de la section à laquelle appartient Young Ho puis n’ayant accès qu’au point de vue de Young Ho lui-même qui se retrouve isolé de sa section sur une voie de chemin de fer, ne percevra rien. Rien que la mort, entre deux wagons de marchandise, d’une très jeune étudiante que Young-ho abat par erreur. Ce crime, pratiqué dans la plus extrême inconscience, informe toute la « carrière » et les choix ultérieurs du personnage, de la torture policière à l’entreprise économique menant à la faillite, en passant par le rejet de son seul amour et le mariage, voué à l’échec, avec une autre.
17Young-ho est une personnification des paradoxes de l’histoire politique contemporaine de la Corée. En ce sens, on pourrait penser qu’il constitue un personnage idéal, menacé d’irréalité. Mais la force du film réside dans sa capacité d’opérer une réconciliation entre la dimension abstraite de l’histoire et la dimension concrète de l’individu singulier. Cette réconciliation s’effectue par les dialogues et les chansons, tout comme par les petits objets qui réapparaissent plusieurs fois dans le film. Le bonbon à la menthe et l’appareil photo apparaissent et réapparaissent brusquement, pour mesurer les déviations dans la trajectoire de la vie du protagoniste. Les sept époques sont données comme des segments réels et discrets, tandis que les petits objets semblent les connecter virtuellement les unes avec les autres en confèrant aux sept chapitres une forme de continuité qui nous fait imaginer les changements et les pertes qui se sont produits dans les intervalles.
18Young-ho trébuche toujours dans les moments cruciaux. Au cours de la répression de Gwanju il est même blessé au pied, il ne sait trop comment. Ce symptôme, qui manifeste physiquement son inertie intérieure et son évitement du choix, nous pousse à chercher la cause d’un tel malaise. La récurrence d’une chanson à succès de la toute fin des années 1970 et du débat des années 1980, propre à éveiller la nostalgie du spectateur, peut nous mettre sur la voie. Le vers « je ne sais quoi faire depuis que tu m’as quitté » est répété dans des contextes différents au début et à la toute fin du film. La suite de la chanson touche au cœur même du film : « Dans les yeux qui reflètent le visage, ce visage est le mien que j’ai longtemps oublié, le temps passe encore et encore, que vais-je devenir ? »
19Les objets qui frappent mentalement et font vaciller Young-ho font aussi que le film, inscrit dans sa remontée nostalgique du cours du temps, s’écarte d’une temporalité purement linéaire. Si le personnage avait choisi une autre branche de l’alternative, il aurait pu changer le cours de sa vie. Or, Young-ho manifeste tant de facettes différentes, voire contradictoires, qu’il ne saurait se réduire à l’alternative du Bien et du Mal. Dans le quatrième chapitre, par exemple, il gourmande paternellement une jeune fille mineure qui fréquente un bar. Scène complexe puisque le même Young-ho se montre particulièrement cruel et violent lorsqu’il torture les opposants. Son inquiétude du sort de la jeune fille mineure comporte de toute évidence une part d’hypocrisie. Elle manifeste toutefois aussi une facette tendre et morale de sa personnalité, longtemps enfouie et niée. En d’autres termes, en même temps que le film remonte le cours de l’histoire contemporaine de la Corée, il essaie étrangement de parler de la possibilité d’une sorte de ramification du passé. Cela est rendu possible par la complexité et l’hétérogénéité du personnage principal : pluralité du temps et complexité du personnage sont intimement liées, comme le revers et l’avers d’une médaille. Si la trajectoire du train peut suivre plusieurs voies, l’histoire a aussi le choix entre plusieurs scénarios. Cette multiplicité est portée par la complexité psychologique du personnage.
5 – Les larmes : le temps circulaire et l’intimité de l’événement
20Le dernier chapitre se déroule, on l’a dit, en 1979. Young-ho y est un jeune ouvrier innocent. Une nouvelle perspective temporelle s’ouvre et la trajectoire linéaire maintenue par le trajet du train se courbe soudainement pour former une trajectoire circulaire. Le dernier chapitre rejoint le premier dans la mesure où les lieux et le contexte de la scène sont similaires : un pique-nique organisé par le même groupe d’amis qui ont cherché à se retrouver au bord de la même rivière sous le même viaduc ferroviaire vingt ans plus tard, lors de la première séquence. Dans le dernier chapitre, où la candeur des jeunes gens brille sous le soleil, l’ambiance intense et étrange, presque onirique, est accentuée par la rencontre avec le premier amour, abandonné comme l’innocence de la jeunesse après le massacre et le meurtre de la jeune étudiante qui lui ressemblait tant. Arrêtons-nous sur ces éléments de dialogue : « J’ai l’impression de rêver » / « J’espère que ce rêve n’est pas un cauchemar ». Ils incitent à se demander quelle est la nature et le contenu du rêve qui serait ici poursuivi. L’ambiguité du rêve dont parlent les personnages plonge le spectateur qui a suivi la remontée du temps dans un questionnement désemparé. Young-ho est-il en train d’entrevoir son avenir ? Les scènes parcourues jusqu’à maintenant ne seraient-elle qu’illusion ou rêve ? On pourrait dire que, paradoxalement, il « se souvient du futur ».
21En fait, ce type de scène paradoxale a déjà eu lieu auparavant. Young-ho s’est récemment marié avec une autre femme que celle qu’il aimait et son épouse raconte le rêve dont elle vient de s’éveiller et dans lequel son mari a disparu. Puis la conversation, assez morne et banale se poursuit. Ce détail manifeste les qualités de romancier de Lee Chang-dong qui met dans la bouche de ses personnages, juste après l’événement à venir, déjà réalisé dans le rêve, les mots du quotidien. Le présent le plus banal est gros de l’avenir le plus dramatique. Mais si tout rêve est lié à un avenir qui reste indéterminé, qui n’est que l’une parmi de multiples possibilités, ne doit-on pas comprendre qu’une leçon politique du film est l’adoption d’une attitude lucide de prudence et de précaution destinée à « ne pas compromettre l’avenir » ?
22Dans cette perspective, la superposition de la première et de la dernière scène a des implications éthiques et ontologiques. Dans les deux séquences, Young-ho verse des larmes sous le soleil et se couche sous le viaduc. La tristesse qu’il ressent en ce moment festif de 1979 demeure énigmatique. Peut-être ne fait-elle que colorer de mélancolie la joie qui brille sous un soleil printanier qui contraste violemment avec la séquence nocturne du massacre de 1980 qui précède immédiatement. Ou encore, si l’on tient compte de la composition du film, peut-être Young-ho se projette-t-il dans sa propre mort.
23Il semble qu’ici l’histoire et le temps se disjoignent. Dans la séquence du pique-nique du printemps 1979, le film semble s’installer dans l’évocation d’une nostalgie purement personnelle. Ce regard nostalgique est un connecteur qui noue la jeunesse de Young-ho et les dernières années de sa vie. Sans doute est-il permis ici d’évoquer certaines critiques adressées au film. Indépendamment de l’intention du réalisateur, l’œuvre, a-t-on dit, aurait justifié la trajectoire de l’ancien soldat et tortionnaire, tout en rendant obscure la cause de la dimension tragique de l’histoire contemporaine de la Corée.
24On peut répondre que la singularité de Peppermint Candy réside justement dans cette disjonction de l’histoire et du temps que les autres films traitant de l’histoire contemporaine ne savent ou ne veulent effectuer. Une telle disjonction rend possible à la fois le souvenir de la dimension tragique de l’histoire contemporaine et l’inspiration poétique de la pluralité du temps. Ce que Kim Young-ho regarde dans le ciel en se couchant sur le dos, c’est probablement, pour parler comme Deleuze, « l’intérieur de l’événement ». L’histoire est un assemblage des événements qui sont actualisés dans des espaces et des temps concrets tels que ceux représentés dans les séquences, tandis que ces événements en tant que tels expriment un état de non-actualisation, de pure virtualité. « La part inépuisable de l’événement » nous conduirait ainsi à chaque fois vers la possibilité d’un nouvel avenir. C’est cela que, selon Lee Chang-dong, le cinéma et la littérature devraient mettre au jour en puisant dans les strates de l’histoire.
Notes
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[*]
Chan-woong Lee est assistant professor à l’Ewha institute for the humanities, Ewha Womans University, Séoul. Ce travail a été soutenu par la National Research Foundation of Korea.
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« Bonbon à la menthe ». Le film est sorti en France sous son titre anglais.