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Article de revue

Mémoire sur les Etats généraux

Pages 155 à 163

Notes

  • [1]
    Arch. nat., H 564, pièce 101, 8 folios (Saint-Brieuc, octobre 1788).
  • [2]
    L'article 1er du Plan pour la formation des États du Dauphiné, arrêté et rédigé par les États assemblés à Romans le 14 septembre 1788 pose, en effet, comme principe que le tiers état dispose d'un nombre de représentants égal à celui des deux autres ordres réunis, soit 24 députés pour le clergé, 48 pour la noblesse et 72 pour le tiers. L'arrêt du Conseil du 22 octobre 1788 au sujet du règlement pour la nouvelle formation des États du Dauphiné entérine cette disposition. Ces événements suscitent immédiatement l'enthousiasme des tenants du « parti national » et la réprobation des plus conservateurs. Pour les premiers, la constitution que le Dauphiné vient d'obtenir pour ses États particuliers, est la « meilleure » (A. Dingé, L'écho de l'Élisée, ou dialogues de quelques morts célèbres, sur les États généraux de la nation et des provinces, s.l., octobre 1788, BnF Lb39 6566, p. 68 note 10) et donc le « modèle » de tous les États provinciaux et celui des États généraux (J. Fauchet, Le despotisme des parlements, ou lettre d'un Anglais à un Français, Londres, 1788, BnF Lb39 635, p. 10). Au contraire, pour les seconds, on ne peut alléguer qu'à tort la nouvelle formation des États du Dauphiné : « Cette formation, qui a été le fruit d'un moment d'erreur des trois ordres de cette province, est déjà frappée de la réprobation du clergé et de la noblesse. Quels doivent donc en être les inconvénients, si l'on a été forcé de les rejeter deux ou trois mois après les avoir adoptés » (Observations sur l'écrit de M. Target, intitulé : Des États généraux convoqués par Louis XVI, s.l., 1789, BnF Lb39 1176, p. 54). Cf. également J. Egret, Les derniers États de Dauphiné. Romans (septembre 1788-janvier 1789), Grenoble, Allier père et fils, 1942.
  • [3]
    Assez logiquement, l'ancienne distinction au sein du tiers état refait surface entre sa partie la plus saine, éclairée et fidèle au roi et ce qu'il est convenu de nommer la « populace », aveugle par nature, impressionnable, excitée par des rumeurs et constituant ainsi un levier utile à la disposition des adversaires des édits de Mai.
  • [4]
    Quoique vénérable de la loge « La vertu triomphante » jusqu'à la fin de l'année 1787, Palasne-Champeaux semble avoir toutefois peu de goût pour la vulgate philosophique et emprunte ici un ton clairement hostile. Ces piques contre le « système de la liberté » et contre l'accusation de dérive despotique de l'administration ­ archétype du discours contestataire de la monarchie absolue depuis le xvie siècle ­ ne sont pas sans rappeler les réquisitoires de l'éloquent avocat général au parlement de Paris Antoine-Louis Séguier contre « l'amour indéfinie de la liberté » à la source, selon lui, de toutes les productions philosophiques du moment. Cf. à titre d'exemple, l'Arrêt du parlement de Paris du 3 mai 1776, qui condamne un écrit intitulé : Le monarque accompli,... à être lacéré et brûlé au pied du grand escalier du palais, par l'exécuteur de haute-justice, Paris, P.-G. Simon, 1776, p. 6.
  • [5]
    Sur le rejet de « l'anglomanie » depuis le milieu du siècle jusqu'à la Révolution, on peut se référer à J. Grieder, Anglomania in France 1740-1789, fact, fiction and political discourse, Genève, Droz, 1985, p. 117-146.
  • [6]
    Le sénéchal de Saint-Brieuc compile ici les principales maximes au sujet de la loi, teintées de rousseauisme et de jusnaturalisme, contenues dans les brochures les plus offensives du parti « national ».
  • [7]
    L'image du roi père de famille, image bodinienne par excellence, s'intègre dans une dialectique très connue, celle du Rex caput regni. Le souverain, chef de la nation, agit pour le bien de son peuple (sur le xviiie siècle, cf. C. Bruschi, « Essai sur un jeu de miroir : famille/État dans l'histoire des idées politiques », L'État, la Révolution française et l'Italie, Aix-en-Provence, PUAM, 1990, p. 61 et suiv.).
  • [8]
    Palasne manifeste ainsi son souci de voir les intérêts de ce tiers état des campagnes, au milieu duquel vivent les recteurs bretons, pris en considération de manière juste et équitable dans le cadre des États généraux à venir.
  • [9]
    Pour l'auteur d'une brochure conservatrice, plus pessimiste que Palasne, « la boîte à scrutin représente la boîte de Pandore » (Projet de lettre à un citoyen, sur son discours projeté aux trois ordres de l'assemblée de Berry, s.l., 1789, BnF Lb39 1441, p. 20).

1 [fo 2] Mémoire sur les moyens qu'on croit les plus propres à rendre utile la convocation prochaine des États généraux.

2 Dans un État monarchique où la volonté du souverain, quand elle est d'accord avec la constitution nationale, fait nécessairement loi, la convocation des États généraux doit être considérée comme un remède violent qu'on ne doit administrer que dans un moment de crise, où tout autre moyen paraît insuffisant. Cette proposition essentiellement vraie, et dont les annales du règne de nos rois attestent la justesse, n'a pas besoin d'autres preuves pour rendre ce remède efficace, tout consiste donc dans la manière de l'administrer. De là résulte la conséquence immédiate que de la composition de cette assemblée dépendent nécessairement le bien et le mal qu'elle peut occasionner. Pour se déterminer, avec prudence, sur cette composition vraiment essentielle, il faut donc remonter à la source des motifs qui portent le souverain à convoquer les États généraux.

3 L'état critique des finances du royaume, la réformation proposée dans l'administration de la justice ; voilà les deux points d'où le monarque semble être parti pour donner à ses peuples cette nouvelle preuve de sa bienfaisance et de sa bonté. Ces deux objets, qui doivent fixer toute l'attention de l'assemblée, deviennent donc les bases sur lesquelles est établie sa convocation. Or quels que soient les moyens qu'on emploiera pour rétablir l'ordre dans les finances, quelle que soit la réformation qu'on croira devoir faire dans l'administration de la justice, toujours est-il vrai que le tiers état, comme l'ordre le plus nombreux, est celui qui a le plus d'intérêts à la [fo 2 vo] discussion de ces deux objets puisque c'est lui qui supporte la portion la plus considérable des charges de l'État et que c'est lui conséquemment qui ressentira plus particulièrement les avantages d'une nouvelle administration. Cet ordre est donc celui qu'on doit avoir spécialement en vue dans la composition de l'assemblée nationale ; et il paraît être, autant de la justice que de l'amour paternel de Sa Majesté pour son peuple, que les membres du tiers état y soient en nombre égal à ceux des deux autres ordres et que les voix se comptent par tête et non par ordre.

4 On a déjà si bien senti l'équité d'une pareille composition que les États particuliers de la province du Dauphiné ont été convoqués dans cette forme et cette première démarche est un heureux pronostic de ce que doit espérer un ordre des intérêts duquel on paraît s'occuper, plus que jamais on n'avait fait [2].

5 D'autres motifs aussi puissants que celui qu'on vient d'établir semblent d'ailleurs devoir déterminer Sa Majesté à faire balancer, par un nombre égal de voix du tiers, la prépondérance que prendraient nécessairement les deux autres ordres, si la composition qu'on indique n'était pas adoptée.

6 Au milieu des divisions qui agitent la France depuis six mois, quel est l'ordre qui s'est montré le plus fidèle, le plus attaché à son roi, le plus soumis à ses ordres ? Celui du tiers. Malgré la fermentation qu'il voyait dans les deux autres, ne consultant que son amour pour son souverain, il a constamment fait preuve de zèle et de fidélité ; et si dans quelques provinces du royaume il s'est élevé des troubles, qui ont pu donner des inquiétudes sur les sentiments du peuple, pour peu qu'on se soit donné la peine de chercher à en connaître les auteurs, on a dû s'assertiorer que la vile canaille qui les causait n'était pas stipendiée par le tiers état [3].

7 Or, dans la circonstance surtout où un malheureux système de liberté, qui gagne de proche en proche, bouleverse les têtes, au point de faire envisager comme despotisme tout ce qui tend à ramener l'ordre et la tranquillité [4], de quel intérêt n'est-il pas pour le bien de l'État, pour le maintien de l'autorité du roi que ceux sous [fo 3] les yeux desquels seront mis les nouveaux plans d'administration, dégagés de tout esprit de parti, puissent les examiner avec les yeux de l'impartialité ? De quelle conséquence n'est-il pas également que ceux qui seront chargés de cet examen aient les connaissances suffisantes pour discuter avec sagesse et clarté ces grands intérêts ?

8 Sans prétendre enlever aux deux autres ordres les connaissances qu'ils peuvent avoir, le genre d'occupation de celui du tiers, en lui rendant familières les sciences qu'il cultive, le met dans la position avantageuse de profiter de ses lumières acquises, pour approfondir sûrement et discuter avec netteté les questions les plus épineuses. Animés du seul désir de seconder les vues patriotiques d'un administrateur éclairé, ces serviteurs fidèles opposeront aux réclamations de la cabale, aux propos insidieux de l'anglomanie [5], la noble fermeté de citoyens vertueux, la clarté foudroyante d'un raisonnement sans réplique ; et malgré les efforts que pourraient faire quelques esprits turbulents pour rendre impossible ou nul le bien qu'on se propose, s'il ne s'opère pas par la voie de la conviction, il naîtra du moins de la pluralité des suffrages. Tout paraît donc se réunir pour composer l'assemblée nationale de membres du tiers en nombre égal à celui des deux autres ordres.

9 Mais si l'intérêt du peuple, celui de l'État, paraissent devoir déterminer une pareille composition, le maintien de l'autorité du roi ne la rend-elle pas nécessaire ? C'est ce qu'il s'agit d'approfondir.

10 Quoi qu'on tienne assez généralement pour maxime que les États généraux ne sont point une partie essentielle du gouvernement français ; qu'ils ne cessent pas même quand ils sont assemblés en États d'être sujets ; qu'ils contribuent à augmenter l'état du trône, sans en partager, sans en affaiblir le pouvoir ; que surtout en ce qui n'est point impôt, ils ne peuvent concourir à la législation que par des conseils et doléances, cependant tous n'adoptent pas ces principes et plusieurs prétendent que la loi doit être l'expression de la volonté générale ; que pour être convaincu de la nécessité d'obéir, il faut avoir senti l'utilité du précepte ; qu'une loi ne pouvant être arbitraire, il faut que tous délibèrent et consentent pour la former ; qu'enfin l'autorité ne peut être légitime qu'autant qu'elle a été délibérée et consentie [fo 3 vo] par tous [6]. Chacune de ces opinions, absolument contradictoires, aura nécessairement ses partisans dans l'assemblée. Si le nombre de ceux qui prendront la dernière pour base de leurs avis a la prépondérance n'est-il pas à craindre qu'on ne veuille circonscrire, dans des bornes trop étroites, l'autorité légitime : que celle-ci pour se maintenir dans toute son étendue ne croit devoir employer le pouvoir et la sévérité, et qu'à ce moyen d'une assemblée uniquement convoquée, pour soulager l'État dans ses besoins, et coopérer aux vues bienfaisantes du Souverain, ne sortent le désordre et la confusion ?

11 Pour prévenir un pareil malheur il n'est qu'un seul moyen, c'est comme on l'a déjà dit, de composer l'assemblée nationale de membres qui aient fait preuve de dévouement et de fidélité ; qui aient en vue que le bien-être de l'État ; qui ne soient imbus d'aucun de ces principes qui peuvent y porter atteinte ; qui n'aient enfin pour but que la prospérité du royaume, la gloire du roi et le maintien de la constitution nationale ; or où trouver ailleurs que dans l'ordre du tiers des sujets, dont la fidélité soit plus notoire, le zèle pour l'intérêt de l'État plus éprouvé, l'attachement aux lois constitutives du royaume plus entier ; qui aient un intérêt plus direct à ce que les impôts justement répartis portant en proportion égale sur tous les contribuables, en raison de leurs facultés, offrent dans leur perception facile un moyen prompt à remédier à l'état désastreux des finances ; qui aient enfin plus de motifs puissants pour s'opposer de toutes leurs forces à l'admission de tout système qui tendrait à perpétuer l'inégalité ruineuse pour le tiers, qui existe encore entre les deux autres ordres ; plus de raisons déterminantes pour saisir avec empressement les moyens offerts par la bonté du meilleur des rois pour se soustraire aux restes onéreux de son ancienne servitude, qu'on voudrait encore aggraver. Tout concourt donc à démontrer que, s'il est de l'intérêt du peuple qu'on choisisse dans le tiers état pour députer aux États généraux un nombre de représentants égal à celui des deux autres ordres, le bien-être de l'État et le maintien de l'autorité du roi en prescrivent la nécessité.

12 Pour tirer de l'assemblée nationale tout l'avantage qu'on en doit attendre, [fo 4] il ne suffit cependant pas uniquement qu'elle soit composée de membres du tiers état en nombre égal à celui des deux autres ordres ; et si on laisse à chaque province la liberté de choisir ses représentants, il peut arriver que la cabale présidant aux choix des élus le fera tomber sur ceux qu'elle croira les plus propres à favoriser le système d'indépendance qu'on veut faire adopter. Alors l'équilibre qu'on veut établir entre les votants ne se trouvera plus, ou du moins ne produira pas l'effet qu'on s'en était promis.

13 Le prince, en prenant le parti de convoquer les membres de l'assemblée par la voie de lettres closes, trouverait, il est vrai, le moyen de remédier à cet inconvénient, mais adopter une pareille forme de convocation, ne serait-ce pas blesser directement la liberté des élections et exciter des réclamations légitimes ? Il faut donc recourir à un autre moyen qui puisse concilier les intérêts du souverain avec la liberté des suffrages. Or ce moyen ne paraît pas facile à trouver. Cependant il en est un qui semblerait devoir conduire au but qu'on se propose. Que Sa Majesté dans le préambule du nouvel arrêt qu'elle fera rendre dans son conseil, pour fixer le jour et le lieu de l'assemblée, fasse connaître à ses peuples les divers inconvénients qui ont résulté des formes précédemment observées, qu'elle leur déclare que son intention étant de composer la prochaine assemblée, de manière à en écarter les discussions qui pourraient se renouveler entre ses membres, si on s'astreignait exactement aux mêmes formes, elle a fait choix de celles qui en conservant à la nation l'ancienne liberté des élections, mettent le souverain en état de profiter des lumières de ceux sur qui ne serait pas tombé le choix des électeurs. Qu'en conséquence elle ordonne, quant à la forme des élections au nombre et à la qualité des électeurs et des élus qu'ils seront les mêmes, aux changements près nécessités par les circonstances, que ceux qui ont eu lieu lors des derniers États tenus en 1614, mais qu'elle se réserve en même temps, pour que l'influence des différents ordres puisse être suffisamment balancée, de convoquer elle-même des membres, qu'elle choisira dans les trois ordres, en tel nombre qu'elle jugera nécessaire pour mettre l'équilibre entre tous les votants. Alors, sans porter aucune atteinte à la liberté des élections, elle se conservera la faculté de garnir cette assemblée de sujets [fo 4 vo] fidèles qui, par leurs avis et leur exemple, ramèneraient nécessairement à leur devoir ceux qui voudraient s'en écarter.

14 Ce moyen qui réunit le double avantage de conserver les formes anciennes, et d'assurer aux partisans de l'autorité légitime la prépondérance dans l'assemblée, paraîtra d'autant plus simple qu'il est naturel que l'assemblée d'une grande famille, ayant pour chef le père commun [7], soit composée du moins en partie de membres à son choix dans les lumières desquelles il croira trouver le secours dont il a besoin ; et une pareille composition ne peut jamais fournir matière à aucune réclamation au moins légitime. Cette forme une fois ordonnée, on pourra consulter les commandants des provinces, les commissaires départis, et d'après leurs rapports, il sera facile de se procurer des notions sûres sur les sentiments, les qualités, les talents de ceux que Sa Majesté jugera dignes de sa confiance. Certaine qu'elle sera de trouver en eux des hommes fermes, vertueux, éclairés, il se trouvera dans le nombre des votants plusieurs voix réunies qui balanceront et pourront rendre nuls les efforts qu'on pourrait faire pour faire prévaloir dans l'assemblée une opinion contraire aux lois fondamentales de la monarchie.

15 Pour que ce choix de députés, que le roi se réserverait de convoquer, ne pût porter aucun ombrage et n'eût pas l'air d'une prédilection particulière, pour un des ordres, Sa Majesté pourrait l'étendre aux trois ; en observant toutefois que celui du tiers doit fournir la majeure partie de ceux qui seront choisis afin de lui conserver la concurrence de voix avec les deux autres. Dans l'ordre de l'Église on pourrait choisir des curés instruits, plus à lieu qu'aucuns autres membres du même ordre de faire valoir les droits des habitants des campagnes confiés à leurs soins. Cette classe de citoyens utiles et respectables n'a jamais eu de représentants : elle mérite cependant en raison des secours qu'elle fournit à l'État d'être pris en considération. Qui mieux que leurs pasteurs pourraient représenter ces cultivateurs laborieux et donner des notions certaines sur les moyens les plus faciles de répartir les impôts d'une manière juste et avantageuse à tous les contribuables [8]. [fo 5]

16 Dans l'ordre de la noblesse on trouverait également des gentilshommes aussi honnêtes qu'éclairés, qui gémissent en secret et voient avec douleur les entraves qu'on veut mettre à l'exécution des vues bienfaisantes du meilleur des rois. Dans l'ordre du tiers on choisirait des magistrats intégrés du second ordre, des maires anciens qui ont fait preuve de zèle, des avocats célèbres et bien intentionnés, des gens de lettres versés dans les matières de finances. Tous ces députés, qui n'auraient que le bien en vue, feraient part à l'assemblée de leurs connaissances acquises par le travail et l'expérience. Ils seraient à lieu de démontrer, de la manière la plus évidente, de quelle importance il est pour le bonheur des peuples, pour le soulagement des justiciables, que les plans de réformation dans l'administration de la justice, aux modifications près qui seraient jugées nécessaires, soient avec reconnaissance adoptés. Ils pourraient proposer des moyens simples, mais assurés, de subvenir aux besoins de l'État, sans porter atteinte aux facultés des contribuables. Ils donneraient en un mot tous les renseignements qu'ils auraient puisés dans l'étude qu'ils ont fait des m urs, des usages, des besoins, des ressources, des provinces qu'ils habitent, toujours guidés par le désir de justifier aux yeux de la nation assemblée le choix du souverain. Jaloux de mériter par leur conduite l'estime et la reconnaissance de leurs concitoyens, toutes leurs démarches tendraient nécessairement à indiquer les moyens les plus propres à opérer le bien qu'on se propose ; et trop heureux d'y avoir contribué, ils trouveraient dans le bonheur, qu'ils partageraient avec leurs compatriotes, la récompense de leurs travaux.

17 Avec le secours de pareils députés, on croit pouvoir réussir à préserver la contagion de l'indépendance des membres de l'assemblée ; s'il en était autrement, quels malheurs ne résulteraient pas de sa convocation, puisque loin d'atteindre le but qu'on s'était proposé en la formant, elle plongerait l'État dans un nouveau désordre ? Aussi est-il du plus grand intérêt de la composer de manière à pouvoir s'assurer sur ces évènements désastreux. Le seul moyen, on ne saurait trop le répéter, est de la garnir de gens dont on soit assuré et qui [fo 5 vo] soient assez fermes, assez éclairés pour balancer et empêcher de prévaloir toute opinion qui ne s'accorderait pas avec les intérêts de l'État ; pour faire connaître toute l'inconséquence, tout le danger d'un système qui tend à substituer à une autorité légitime une aristocratie toujours abusive.

18 On croit l'avoir démontré de la manière la plus sensible. On a indiqué des moyens quoi qu'ils paraissent propres, sinon à empêcher totalement, du moins à prévenir les maux qui peuvent naître d'une convocation faite dans une circonstance bien critique, il est toujours à craindre que la liberté des élections ne serve de prétexte à des esprits turbulents pour faire tomber leur choix sur des âmes molles susceptibles de toutes les impressions et trop faibles pour résister à la séduction et à l'intrigue. Mais comment priver les sujets de la liberté de choisir leurs représentants ? C'est le point difficile, et il n'est pas aisé de concilier les intérêts de l'État et du souverain avec la liberté des suffrages. Voilà cependant l'objet essentiel et si on ne parvient pas à faire entrer dans l'assemblée un nombre de votants bien intentionnés, capables de balancer au moins l'avis de ceux que l'esprit d'indépendance pourrait subjuguer, de la source même du bien on verrait nécessairement sortir une foule de maux. Leur guérison deviendra d'autant plus difficile que le remède appliqué n'aura servi qu'à rendre la plaie plus profonde. Si les moyens qu'on indique, comme propres à produire cet effet, ne paraissent pas suffisants, c'est donc à en trouver de plus certains qu'on doit uniquement s'appliquer, si l'on veut recueillir de l'assemblée nationale tout l'avantage qu'on devrait en attendre. Qu'elle soit composée de membres éclairés, de citoyens vertueux, de gens dégagés de tout esprit de parti, et qui n'aient en vue que le bien du royaume, la prospérité de l'État, le bonheur du peuple, le maintien de l'autorité légitime. Surtout que les deux ordres de l'Église et de la noblesse n'y aient pas une prépondérance aussi onéreuse pour le peuple, que dangereuse par les effets qu'elle peut produire ; que le tiers y soit en nombre égal à celui des deux autres ordres et représenté par des députés non nobles. Que les voix se comptent par tête et non par ordre ; que dans chacun des ordres le roi se réserve la liberté de choisir tel [fo 6] nombre de sujets qu'il jugera bon être, lesquels auront séance et voix délibérative, comme députés, dans l'assemblée des États généraux ; que ces sujets soient choisis dans l'ordre de l'Église parmi les curés instruits ; dans celui de la noblesse parmi les gentilshommes honnêtes et éclairés ; dans celui du tiers parmi les anciens magistrats du second ordre, parmi les maires qui se sont montrés fidèles, les avocats célèbres et bien intentionnés, les gens de lettres versés dans les matières de finance. Et alors on pourra se flatter, avec espérance de succès, de trouver dans cette assemblée les ressources nécessaires aux besoins de l'État. Si au contraire on s'en tient uniquement à la voie de l'élection, quels risques ne court-on pas, et qui peut répondre que le même esprit, qui a présidé aux évènements qui ont eu lieu depuis six mois, animant la majeure partie des membres de l'assemblée, ne change en un poison funeste le remède qu'on croirait propre à guérir nos maux [9] ?

19 Dieu veuille nous préserver d'un pareil malheur et nous faire éprouver les effets tous puissants de sa bonté divine ! Qu'il jette sur ce royaume, sur le fils aîné de son Église, un regard bienfaisant ! Qu'il écarte loin de nous le venin mortel qu'exhalent les sectateurs de cette philosophie moderne, qui sous ombre de briser nos chaînes, ne cherchent qu'à nous imposer un joug plus onéreux ! Puissent enfin tous les sujets d'un monarque chéri seconder par leur zèle les vues bienfaisantes du meilleur des rois !

20 Tels sont les v ux que forme un ancien magistrat qui, depuis vingt-cinq ans, rempli avec honneur et probité les fonctions pénibles de son État. Ami du bien public, zélé serviteur de son roi, l'amour de la justice, le désir d'être utile à l'État, lui ont inspiré les réflexions qu'il soumet aux lumières profondes des ministres de Sa Majesté. S'il s'est trompé dans les moyens qu'il indique, les sentiments qui l'animent ont causé son erreur. N'écoutant que son zèle et sa fidélité, il s'est empressé de donner à son souverain cette nouvelle preuve de son amour pour sa personne sacrée, et son excuse est dans son c ur.

Notes

  • [1]
    Arch. nat., H 564, pièce 101, 8 folios (Saint-Brieuc, octobre 1788).
  • [2]
    L'article 1er du Plan pour la formation des États du Dauphiné, arrêté et rédigé par les États assemblés à Romans le 14 septembre 1788 pose, en effet, comme principe que le tiers état dispose d'un nombre de représentants égal à celui des deux autres ordres réunis, soit 24 députés pour le clergé, 48 pour la noblesse et 72 pour le tiers. L'arrêt du Conseil du 22 octobre 1788 au sujet du règlement pour la nouvelle formation des États du Dauphiné entérine cette disposition. Ces événements suscitent immédiatement l'enthousiasme des tenants du « parti national » et la réprobation des plus conservateurs. Pour les premiers, la constitution que le Dauphiné vient d'obtenir pour ses États particuliers, est la « meilleure » (A. Dingé, L'écho de l'Élisée, ou dialogues de quelques morts célèbres, sur les États généraux de la nation et des provinces, s.l., octobre 1788, BnF Lb39 6566, p. 68 note 10) et donc le « modèle » de tous les États provinciaux et celui des États généraux (J. Fauchet, Le despotisme des parlements, ou lettre d'un Anglais à un Français, Londres, 1788, BnF Lb39 635, p. 10). Au contraire, pour les seconds, on ne peut alléguer qu'à tort la nouvelle formation des États du Dauphiné : « Cette formation, qui a été le fruit d'un moment d'erreur des trois ordres de cette province, est déjà frappée de la réprobation du clergé et de la noblesse. Quels doivent donc en être les inconvénients, si l'on a été forcé de les rejeter deux ou trois mois après les avoir adoptés » (Observations sur l'écrit de M. Target, intitulé : Des États généraux convoqués par Louis XVI, s.l., 1789, BnF Lb39 1176, p. 54). Cf. également J. Egret, Les derniers États de Dauphiné. Romans (septembre 1788-janvier 1789), Grenoble, Allier père et fils, 1942.
  • [3]
    Assez logiquement, l'ancienne distinction au sein du tiers état refait surface entre sa partie la plus saine, éclairée et fidèle au roi et ce qu'il est convenu de nommer la « populace », aveugle par nature, impressionnable, excitée par des rumeurs et constituant ainsi un levier utile à la disposition des adversaires des édits de Mai.
  • [4]
    Quoique vénérable de la loge « La vertu triomphante » jusqu'à la fin de l'année 1787, Palasne-Champeaux semble avoir toutefois peu de goût pour la vulgate philosophique et emprunte ici un ton clairement hostile. Ces piques contre le « système de la liberté » et contre l'accusation de dérive despotique de l'administration ­ archétype du discours contestataire de la monarchie absolue depuis le xvie siècle ­ ne sont pas sans rappeler les réquisitoires de l'éloquent avocat général au parlement de Paris Antoine-Louis Séguier contre « l'amour indéfinie de la liberté » à la source, selon lui, de toutes les productions philosophiques du moment. Cf. à titre d'exemple, l'Arrêt du parlement de Paris du 3 mai 1776, qui condamne un écrit intitulé : Le monarque accompli,... à être lacéré et brûlé au pied du grand escalier du palais, par l'exécuteur de haute-justice, Paris, P.-G. Simon, 1776, p. 6.
  • [5]
    Sur le rejet de « l'anglomanie » depuis le milieu du siècle jusqu'à la Révolution, on peut se référer à J. Grieder, Anglomania in France 1740-1789, fact, fiction and political discourse, Genève, Droz, 1985, p. 117-146.
  • [6]
    Le sénéchal de Saint-Brieuc compile ici les principales maximes au sujet de la loi, teintées de rousseauisme et de jusnaturalisme, contenues dans les brochures les plus offensives du parti « national ».
  • [7]
    L'image du roi père de famille, image bodinienne par excellence, s'intègre dans une dialectique très connue, celle du Rex caput regni. Le souverain, chef de la nation, agit pour le bien de son peuple (sur le xviiie siècle, cf. C. Bruschi, « Essai sur un jeu de miroir : famille/État dans l'histoire des idées politiques », L'État, la Révolution française et l'Italie, Aix-en-Provence, PUAM, 1990, p. 61 et suiv.).
  • [8]
    Palasne manifeste ainsi son souci de voir les intérêts de ce tiers état des campagnes, au milieu duquel vivent les recteurs bretons, pris en considération de manière juste et équitable dans le cadre des États généraux à venir.
  • [9]
    Pour l'auteur d'une brochure conservatrice, plus pessimiste que Palasne, « la boîte à scrutin représente la boîte de Pandore » (Projet de lettre à un citoyen, sur son discours projeté aux trois ordres de l'assemblée de Berry, s.l., 1789, BnF Lb39 1441, p. 20).
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