Notes
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[1]
Olivier Ihl est professeur de science politique à l’Institut d’études politiques de Grenoble.
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[2]
La troisième édition de ce texte datée de 1821 est parue dans le Corpus des œuvres de philosophie en langue française, chez Fayard, en 1984, augmentée de pièces justificatives et accompagnée d’un pamphlet de 1822 : De la peine de mort en matière politique. Les citations renverront à la pagination de cette édition, plus accessible. En revanche, l’orthographe initiale a été volontairement conservée.
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[3]
Sur le tournant de février 1820 dans la biographie du fondateur de l’école dite des « doctrinaires », voir Pierre Rosanvallon, Le moment Guizot, Paris, Gallimard, Bibliothèque des Histoires, 1985, p. 382 et Gabriel de Broglie, Guizot, Paris, Perrin, p. 74 et s.
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[4]
Dont il remarque qu’elle « appartenait avec passion et quand même au xviiie siècle et à la Révolution », Mémoire pour servir à l’histoire de mon temps, T. 1, Paris, M. Lévy Frères, 1859, p. 293 et s. (c’est moi qui souligne). Trois autres publications scandent cette opposition aux ministères « réactionnaires » de Richelieu et Villèle : Du Gouvernement de la France depuis la Restauration et du Ministère actuel (1820) ; Des Moyens de gouvernement et d’opposition dans l’état actuel de la France (1821) ; De la peine de mort en matière politique (1822).
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[5]
Sur la structuration en France de ces sociétés secrètes, voir Alan B. Spitzer, Old Hatreds and Young Hopes : the French Carbonari Against the Bourbon Restoration, Cambridge (Mass.), Cambridge University Press, 1971 et sur le développement, en leur sein, des « idées républicaines », Georges Weill, Histoire du Parti républicain en France (1814-1870), Paris, Librairie Félix Alcan, 1928, p. 8 et s. et plus récemment Karma Nabulsi, « La guerre sainte : Debates about Just War among Republicans in the Nineteenth Century », dans Sudhir Hazareesingh (dir.), The Jacobin Legacy in Modern France, Oxford, Oxford University Press, 2002, p. 21-44.
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[6]
Des conspirations…, op. cit., p. 28.
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[7]
A la manière, par exemple, de la monumentale Histoire des conjurations, conspirations et révolutions célèbres tant anciennes que modernes de Duport-Dutertre, (Paris, Duchesne, 10 vol., 1754-1760), recueil de « traits frappants » puisés en Europe, en Amérique, en Chine ou au Siam. Sur l’accueil fait à cet ouvrage « plein de petits détails », voir Grimm (Friedrich Melchior), Diderot (Denis), Correspondance littéraire, philosophique et critique, Paris, Garnier, 1877, T. 2, p. 155.
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[8]
« Je crois qu’il peut exister au sein de la société, des forces aveugles ou perverses, ardentes à renverser des pouvoirs que la société a intérêt de maintenir. Que ces forces conspirent, si elles peuvent, rien de plus naturel ; que le gouvernement les combatte, rien de plus légitime. Je ne révoque en doute ni la possibilité des conspirations, ni la justice du châtiment des conspirateurs » (Des conspirations…, op. cit., p. 27).
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[9]
Et de distinguer entre celles « vertueuses » qui portent atteinte aux personnes et celles « vicieuses » qui malmènent les principes. Sur les factions…, Paris, R. Vatar, an V, p. 6.
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[10]
Sur les factions…, op. cit., p. 15 Sur le contexte de ces emplois terminologiques, voir Geoffrey T. Cubbit, « Denouncing Conspiracy in the French Revolution », Renaissance and Modern Studies, 33, 1989, p. 145-146.
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[11]
Une impuissance toute relative, comme le montre le procès de Jean-Baptiste Berton. Général de Napoléon, persécuté sous la Restauration, il prit la tête de mouvements insurrectionnels dans les départements de l’Ouest. Une première tentative, partie de Thouars le 24 février 1822, échoua ; lors de la préparation de la seconde à Saumur, il fut arrêté (17 juin). Jugé à Poitiers, il y fut décapité le 5 octobre 1822. Procès de la conspiration de Thouars et Saumur.° Poitiers, Catineau, 1822.
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[12]
Des hommes qui n’hésitaient pas alors à « patronner » des réseaux de « conspirations libérales ». Sur ce point, voir Sylvia Neely, Lafayette and the Liberal Ideal, 1814-1824 : Politics and Conspiracy in an Age of Reaction, Carbondale, Southern Illinois University Press, 1991 (qui s’appuie sur les papiers de Lafayette retrouvés au Château La Grange), notamment p. 184 et s.
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[13]
Des moyens de gouvernement et d’opposition dans l’état actuel de la France, Paris, Ladrange, 1821, p. 130.
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[14]
La valeur d’un tel raisonnement vaut déjà par son contexte : on songe aux diffamations propagées contre Chateaubriand par la Correspondance, périodique contrôlé par la police de Decazes. L’accusant de conspiration, elle le tenait pour l’auteur d’une « Note secrète » appelant au renversement du gouvernement. À signaler que cette note sera rééditée par Vitrolles la même année, avec la lettre par laquelle Chateaubriand se défend de toute « brigue ». Chateaubriand (François-René, vicomte de), [Vitrolles (E.-F.-A., baron d’ Arnaud)] Remarques sur les affaires du moment, Paris, Le Normant, 1818 et Note secrette exposant les prétextes et le but de la dernière conspiration, Paris, Foulon, Delaunay et Eymery, 1818.
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[15]
Principes de politique, dans Cours de politique constitutionnelle et collection des ouvrages publiés sur le gouvernement représentatif, T. 1, Paris, Guillaumin, 1872, p. 31
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[16]
Sur cette « politique du secret » des gouvernements européens du début du xixe siècle, voir David Vincent, The Culture of Secrecy Britain, 1832-1998, Oxford, Oxford University Press, 1998, p. 26 et s.
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[17]
C’est le cas avec « La première conspiration du Général Malet (mai-juin 1808) » sur laquelle revient Valère Fanet dans Le Magasin Pittoresque (1, n : 3, 1908, p. 472-475), une action dont Savary, le successeur de Fouché au ministère de la Police générale ignorait tout lors de son entrée en fonction en 1810. Ce travail d’occultation avait été opéré sur ordre par Desmarets, chef de la 1re division. Pour une lecture récente de l’affaire, voir Bernard Gainot, « Pratiques politiques et stratégies narratives. Hypothèses de recherche sur les conspirations militaires : la « conspiration Malet » de 1808 », Politix, 54, p. 95-117.
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[18]
Dictionnaire politique. Encyclopédie du langage et de la science politique, Eugène Duclerc et Ed. Pagnerre (dir.), Paris, Pagnerre, 6e éd., 1860, p. 271. Et d’ajouter : « Dans l’état actuel de nos mœurs politiques, les Conspirations ne sont pas possibles. Que l’on cherche à s’entendre, à se voir, à se communiquer, à se concerter, rien de mieux ; il faut qu’un parti sache sur quoi et sur qui il peut compter dans un moment donné. Mais une Conspiration pareille se peut organiser à la face du Soleil ; insaisissable de sa nature, elle n’a point à craindre les trahisons, ni la légèreté, ni le bavardage ; elle ne porte point ce cachet de coterie et d’isolement qui rend suspectes et stériles toutes les trames clandestines ».
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[19]
F.-T. B. Clavel, « Sociétés secrètes », Idem, p. 891. Outre qu’il confond clandestinité et secret (ce dernier n’est pas seulement une mesure de protection contre la surveillance extérieure, mais moyen initiatique et forme de sociabilité), l’auteur se condamne, faute de considérer la valeur politique de ce type d’entreprise, à juger de sa « moralité » par son seul résultat. Et pour un exemple actuel de ce recouvrement lexical : Gilles Malandain, « La conspiration solitaire d’un ouvrier théophilanthrope : Louvel et l’assassinat du duc de Berry en 1820 », (Revue historique, avril-juin 2000, 614, 367-393) où le meurtre politique, dénoué de toute organisation collective, devient par la seule vertu du secret, une « conspiration solitaire ».
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[20]
Comme il le confiera plus tard : gouverner l’administration suppose une « action directe et promptement efficace », en revanche gouverner la société nécessite d’autres moyens : « quand il s’agit des esprits, c’est surtout par l’influence que le gouvernement doit s’exercer ». Mémoires…, T. III, p. 17
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[21]
Des conspirations…, op. cit., p. 19.
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[22]
« Des moyens d’émulation », dans Instruction publique, éducation. Extraits précédée d’une introduction par Félix Cadet, Paris, Vve E. Belin et fils, 1889, p. 188 et s.
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[23]
Ulysse Trélat, « La Charbonnerie » dans Godefroy Cavaignac, A. Altaroche, B. Haureau et al., Paris révolutionnaire, Paris, Guillaumin, 1848, p. 257. Et de conclure : « L’association secrète fut une phase intermédiaire et une nécessité entre le despotisme de l’empire et le règne de la publicité ».
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[24]
The Defense of Grachus Babœuf Before the High Court of Vendôme, trad. et prés. par Anthony Scott, avec un essai d’Herbert Marcuse, New York, Schoken Books, 1972, p. 36.
-
[25]
Sur la manière dont fut présentée cette « découverte » dans la France provinciale, voir Lettres normandes ou petit tableau moral, politique et littéraire adressé par un normand à plusieurs de ses compatriotes, 1820, 1, T. 11, p. 285.
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[26]
Pour une mise au point critique, voir Gordon S. Wood, « Conspiracy and the Paranoïac Style : Causality and Deceipt in the Eighteenth Century », William and Mary Quarterly, 39, 3, 1982, p. 401-441.
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[27]
Qui parle, à propos des conspirations, de « faits de relâchement ou d’abandon de la personne », des actes dans lesquels la « volonté consent au vertige moral », Charles Renouvier, Essais de critique générale, Paris, Ladrange, 1864, p. XXXII.
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[28]
D’où sa condamnation du machiavélisme vulgaire : « Il est des hommes qui, en maniant le pouvoir, se croient habiles parce qu’ils se résignent sans peine à la nécessité du mal. […] Éternelle insolence de la nature humaine ! La seule expérience qu’ils aient acquise est celle de leur faiblesse, et ils s’en prévalent comme d’un progrès dans la science du pouvoir ! » (p. 28)
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[29]
L’un de ses modèles les plus prisés : les deux « nouvelles historiques » d’Eustache Le Noble, L’histoire secrète des plus fameuses conspirations de la conjuration des Pazzi contre les Medicis et Epicaris, suite des histoires secrètes des plus fameuses conspirations. Amsterdam, [« Suivant la Copie Imprimée a Paris »], 1698. À signaler, pour une approche qui s’efforce aujourd’hui de dégager dans toutes les théories du complot « une même construction morphologique », Raoul Girardet, Mythes et mythologies politiques, Paris, le Seuil, 1986, notamment p. 33.
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[30]
Response au manifeste publié par les Perturbateurs du repos de l’Estat, Paris, Antoine Estienne, 1617, p. iij. Ou chez Nicolas Remond Des Cours, La véritable politique des personnes de qualité, Paris, Jean Boudot, 1692, le chapitre « Contre les auteurs des troubles et des conspirations », p. 47 et s.
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[31]
Si les conspirateurs parviennent à soulever le peuple, c’est « à force d’intrigues, de mensonges et de calomnies » et parce que celui-ci est « trop peu instruit », Dictionnaire universel des sciences morale, économique, politique et diplomatique ou Bibliothèque de l’homme d’État et du Citoyen, T. 14, Londres, Les Libraires associés, 1777-1783, p. 23 et 24.
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[32]
Sur la popularité acquise par ce texte, en particulier à la faveur du travail de l’anglais Robert Clifford qui le traduisit et rédigea un pamphlet intitulé Application des Mémoires de Barruel sur le Jacobinisme aux sociétés secrètes d’Irlande et de Grande-Bretagne en 1798, ou de l’allemand Johann August Starck, professeur de théologie de Konigsberg qui publia, en 1803, deux volumes intitulés Le triomphe de la philosophie au xviiie siècle, voir Amos Hoffman, « Opinion, Illusion and the Illusions of Opinion : Barruel’s Theory of Conspiracy », Eighteenth-Century Studies, 27, 1, 1993, p. 27-60
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[33]
Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme, Londres, 1797-1798, T. 1, p. viii-ix.
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[34]
Pour s’en convaincre plus encore, voir l’ouvrage du Supérieur des Eudistes de Caen, l’abbé François Lefranc, Le Voile levé pour les curieux ou le secret de la Révolution révélée à l’aide de la Franc-Maçonnerie, Paris, Vue -Valade, 1791 et du même Conjuration contre la Religion catholique et les Souverains... Paris, Crapant, 1792. Des textes largement diffusés sous la Restauration.
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[35]
Les conspirateurs portent un masque : réfléchir à leurs projets, c’est d’abord savoir comment le faire tomber. C’est déceler la marque de leurs manœuvres. Car, insaisissables et habiles, ils ne reculeront devant aucun moyen. Sur ce point, Cadert de Gassicourt (Charles-Louis), Le Tombeau de Jacques Molai ou le Secret des Conspirateurs à ceux qui veulent tout savoir, Paris, 1796.
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[36]
On retrouve cet argument, celui d’une Franc-Maçonnerie, structure cosmopolite, source et mère de toutes les sociétés secrètes chez un auteur à succès de la seconde moitié du xixe siècle, Claudio Jannet : « une pareille puissance, avec des forces doubles par le secret dont elle s’entoure, est parfaitement capable de mener le monde à la fois par ses intrigues et par l’opinion publique qu’elle dirige à son gré », Les sociétés secrètes, Paris, Librairie de la Société Bibliographique, 1881 p. 11. Tiré à 25 centimes, cet ouvrage connaîtra, lui aussi, de multiples rééditions.
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[37]
Gordon S. Wood, « Conspiracy and the Paranoïac Style », op. cit., p. 431
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[38]
Sur l’imaginaire du complot, voir le numéro de Politica Hermetica, 6, 1992, qui fait suite à un colloque organisé sur ce thème les 23 et 24 novembre 1991 à la Sorbonne sous la houlette d’Émile Poulat. Je tiens à remercier Jean-Pierre Bernard de m’avoir signalé l’existence de cette revue.
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[39]
Sur le développement de ces savoirs sur le politique, voir les considérations plus théoriques contenues dans Olivier Ihl, Martine Kaluszynski « Pour une sociologie historique des sciences de gouvernement », Revue Française d’Administration Publique, 102, avril-juin 2002, p. 229-243.
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[40]
Comme le fameux écrit de Robert C. Dallas, Nouvelle conspiration contre les Jésuites, dévoilée et brièvement expliquée, avec un précis de leur Institut, et des Observations sur le danger des systèmes d’éducation indépendants de la Religion (traduit de l’anglais par M. Desvaux, Baron d’Oinville), Paris, Chez F. Louis, 1817.
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[41]
Voir, par exemple, le Mémoire de 1822 de l’un des directeurs de la police de Louis XVIII commenté par Léonce Grasilier dans Un secrétaire de Robespierre. Simon Duplay (1774-1827) et son Mémoire sur les Sociétés secrètes et les conspirations sous la Restauration, Nevers, Impr. de L. Cloix, 1913.
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[42]
Un groupe lié par certaines de ses composantes, selon Arthur Lehning, à la nébuleuse des mouvements insurrectionnels que dirigeait alors Filippo Buonarroti. Il évoque ainsi une visite de l’un des ses fidèles, Carl Follen à Paris en mai-juillet 1820, « Buonarrotti and his International Secret Societies », International Review of Social History, vol. 1, 1956, p. 125. Sur le déroulement concret de l’opération, on se reportera aux Mémoires du maréchal Marmont, duc de Raguse, de 1792 à 1841, Paris, Perrotin, 1857, T. 7, p. 268 et s. et surtout aux Mémoires du Chancelier Étienne Pasquier, Paris, Nourrit, T. 5 : 2e partie, Restauration 1820-1824, 1894, p. 443 et s. Il y souligne combien Guizot était « très lié avec les jeunes professeurs [Victor Cousin] dont l’agitation avait été remarquée dans les écoles » (p. 433).
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[43]
Sur les résonances de cet idéal d’un « gouvernement technicien » dans ces années, voir l’article de Robert Alexander, « No, Minister : French Restoration Rejection of Authoritarianism », dans David Laven et Lucy Riall (dir.), Napoleon’s Legacy. Problems of Government in Restoration Europe, Oxford/New York, Berg, 2000, p. 29-42.
-
[44]
Pour une critique de la confusion des intentions et des actes propres à l’article 89 du Code Pénal, voir la note « Complot », dans Garnier-Pagès, Dictionnaire de la politique, op. cit., p. 248 et l’article « Sociétés secrètes » dans le Dictionnaire d’administration de Maurice Block, Paris, T. 2, p. 1671.
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[45]
Sur la façon dont opère alors le système judiciaire, Alan Spitzer, Old Hatreds…, op. cit., p. 147 et s.
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[46]
Louis André, art. « Complot », dans La Grande Encyclopédie, Marcellin Berthelot (dir.), Paris, T. 12, Paris, H. Lamirault, 1900, p. 205.
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[47]
L’article 89 dit sobrement : « Il y a complot dès que la résolution d’agir est concerté et arrêtée entre deux ou plusieurs personnes ».
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[48]
Response au manifeste…, op. cit., p. iij.
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[49]
Charles-Irénée Castel de Saint-Pierre, Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe, T. 1, Utrecht, A. Schouten, 1713, p. 171.
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[50]
L’Esprit des Lois, dans Œuvres complètes, Paris, La Pléiade, T. 2, 1976, p. 447.
-
[51]
Rapport de la Commission. Cité dans l’article « Attentat », Le Grand Dictionnaire Universel du xixe siècle, Pierre Larousse, Paris, 1867, T. 1, p. 890.
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[52]
Le système dit préventif consiste à « subordonner les citoyens à l’administration » en la chargeant « d’autoriser ou d’interdire l’exercice des droits privés ». L’autre, au contraire, s’en remet aux citoyens en traçant à l’avance « les devoirs qui leur sont prescrits » cela « en termes généraux et non pour chaque cas spécial et pour chaque individu ». Inutile de dire que le second seul ferait du gouvernement « un lieu de prévoyance, de sagesse et de lumières », Auguste Vivien, Études administratives, Paris, Guillaumin, 1859, p. 51.
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[53]
Mémoires…, op. cit., T. III, p. 16.
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[54]
Le préfet de police, Paris, Lottin de Saint-Germain, extrait de La Revue des Deux Mondes, P. 1er décembre 1842, 1845, p. 21.
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[55]
Idem, p. 22.
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[56]
Jean Claude Caron, La France de 1815 à 1848, Paris, Armand Colin, 1993, p. 106.
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[57]
Mémoires de M. Gisquet, ancien préfet de police, écrits par lui-même, Paris, Marchant, 1840, p. 86. Sur le déroulement de cette journée dont Victor Hugo s’est servi pour nouer le drame de son célèbre roman, voir Michael Löwy et Robert Sayre, L’Insurrection des Misérables. Romantisme et révolution en juin 1832, Paris, Minard, 1992 ainsi qu’André Jardin et André-Jean Tudesq, La France des notables, T. 1, Paris, Le Seuil, 1973, p. 131 et Lucien de La Hodde, Histoire des sociétés secrètes et du parti républicain de 1830 à 1848, Paris, Lanier, 1850, p. 94 et s.
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[58]
Les Misérables, Introduction et notes M. Allem, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1951, IV, II, chap. II, p. 1247. Victor Hugo a rendu compte du « climat » de l’insurrection en jouant constamment de la métaphore médicale, notamment dans le livre IV, 1, ch. IV, p. 999
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[59]
Louis Blanc soutient qu’avant d’êtres accueillis par le Roi, Laffitte, Odilon Barrot et Arago, signataires du fameux Compte rendu mettant en demeure le pouvoir avant l’insurrection, furent apostrophés par un huissier qui leur aurait glissé : « Prenez garde, messieurs, M. Guizot sort de l’appartement du Roi ; vos jours sont comptés », Histoire de dix ans 1830-1840, Paris, Pagnerre, 1842, T. III, p. 305. Ce que dément l’historien dans ses Mémoires.
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[60]
Mémoires pour servir…, op. cit., T. II, P. 205.
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[61]
Procès des dix-neuf citoyens accusés de complot tendant à remplacer le gouvernement royal par la République. Contenant leurs défenses et celles de leurs avocats. Paris, Prévot, 1831. Ce texte rassemble les séances du premier procès politique de la monarchie de Juillet, intenté contre des membres de la Société des Amis du Peuple et de la Société Ordre et Progrès. Il leur était notamment reproché de s’être introduit en armes dans le Palais du Luxembourg, alors que se tenait le procès des ministres de Charles X. Au nombre des inculpés : Sambuc, Rouhier, Trélat, Godefroy Cavaignac, Guinard.
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[62]
Réponse de la commission des condamnés pour délits politiques au discours de M. Guizot du 16 novembre 1831, Paris, Imprimerie A. Mie, p. 3. Le rédacteur de cette société est un proche de la charbonnerie. Raspail développera à son tour l’argument mais au nom, lui, du nombre : « La conspiration n’est une œuvre civique que toutes les fois qu’elle s’organise contre une minorité puissante par son organisation, dans l’intérêt d’une majorité immense mais désorganisée ». Cité dans Georges Weill, Histoire du parti républicain, op. cit., p. 94.
-
[63]
Et de rappeler comment, dès le début de la première Restauration, en 1814, Guizot fut associé à l’une de ces violations lorsque secrétaire général du ministère de l’Intérieur (placé alors sous la houlette de l’abbé Montesquiou), il participa à la rédaction de la loi sur la censure préalable. Voir Ph. Le Bas, Annales historiques de la France, Paris, Didot, 1843, T. 2, p. 688.
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[64]
Sur son rôle dans la politique « du maintien de l’ordre et de l’autorité royale », comme les arrestations pour « remarques séditieuses » ou « incitations à haïr le roi », voir Jeanne Gilmore, La République clandestine 1818-1848, trad. de l’anglais par J.B. Duroselle, Paris, Aubier, 1997, p. 139 et s.
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[65]
Sur cette opposition, Pontecoulant (Gustave de Dalcet), Comte de, Souvenirs historiques et parlementaires du Comte de Pontecoulant, ancien pair de France, Paris, Lévy frères, T. 4, 1865, p. 246.
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[66]
Après la publication Des conspirations, il fut invité à entrer dans la Charbonnerie. Ce à quoi, il aurait répondu : « Le pouvoir actuel méritera peut être souvent et à mon avis il mérite en ce moment d’être combattu mais pas du tout d’être renversé ». Mémoires, op. cit., T. II, p. 309. Sur le contexte de ces alliances mouvantes des libéraux à la fin de la Restauration, voir Edgar L. Newman, « The Blouse and the Frock Coat : The Alliance of the Common People of Paris with the Liberal Leadership and the Middle Class during the Last Years of the Bourbon Restoration », The Journal of Modern History, 46, 1, 1974, p. 26-59.
-
[67]
Sur cette position qui consistait à « circonscrire l’accusation » d’une complicité avec les conspirateurs du 19 août 1820, voir Gabriel de Broglie, Guizot, op. cit., p. 82.
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[68]
Sur ce trait du discours conspirationniste, voir J.M. Roberts, The Mythology of the Secret Societies, New York, Charles Scribner’s Sons, 1972. À partir de mars 1832, c’est une épidémie de choléra qui va emporter près de 20 000 personnes à Paris entre le printemps et l’été. Mais la véritable maladie que dénoncent les contemporains est politique. Alfred de Vigny écrit dès le 3 juin à un ami : « Le Choléra est parti. On lui a jeté treize mille personnes : il me paraît assez satisfait… Comme il nous faut toujours un fléau, la guerre civile va le remplacer immédiatement », Correspondance 1816-1835, dans œuvres complètes, Paris, Conard, 1933, t. 7, p. 318.
-
[69]
Autre variante dans ce jeu de métaphores : le langage de la mécanique. Pour Victor Duruy, « la compression produisit ses effets habituels : la force refoulée fit explosion. C’est une loi physique qui se montre aussi dans l’ordre moral, avec cette différence que, quand la compression agit sur des idées répondant à des besoins réels, elle les dénature et les rend plus redoutables », Abrégé d’histoire universelle, Paris, Hachette, T. 6, 1878, p. 540.
-
[70]
Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps, op. cit., T. II, p. 236.
-
[71]
Idem, p. 199.
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[72]
C’est la position d’Henri Heine pour qui « les philippistes sont intéressés à présenter l’affaire comme une conspiration organisée longtemps à l’avance et à exagérer le nombre de leurs ennemis. Ils y trouvent l’occasion de justifier les mesures violentes que le gouvernement vient de prendre et de se donner la gloire d’un haut fait militaire », De la France, Paris, Gallimard, 1994, (1re éd. 1832), p. 170.
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[73]
Dans ses Recherches politiques et historiques qui prouvent l’existence d’une secte révolutionnaire, son antique origine, son organisation, ses moyens ainsi que son but et dévoilent entièrement l’unique cause de la Révolution française (Paris, Gide, 1817) le Chevalier de Malet fait, ainsi, de la révolution le produit des activités d’une secte née en 1185 et à laquelle se seraient ralliés « les Francs-Maçons, les Albigeois, les Templiers, les Illuminés et les Jacobins » p. 5.
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[74]
Ce que revendiquent, il est vrai, nombre d’insurgés, comme Marrast, rédacteur en chef de la Tribune, inculpé au moment du procès de l’insurrection d’avril 1834, dans Vingt jours de secret. Ou le complot d’avril. Paris, Guillaumin, 1834.
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[75]
Voir aussi sur les essais de coordination du mouvement, Gabriel Perreux, « La conspiration Gauloise. Un épisode de l’alliance carlo-républicaine, 5 et 6 juin 1832 », Société d’histoire moderne, bulletin (4e série, novembre 1920-juin 1924), Toulouse, Guitard, 1926, p. 368 et s.
-
[76]
Ce qui jure singulièrement avec la grandiloquence de nombre de ses contemporains. Voir, par exemple, Jeanne-Désiré Gay, « prolétaire saint-simonienne », Lettre au Roi écrite sous l’impression des événements des 5 et 6 juin 1832, Paris, s. n., 1832.
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[77]
Pour une étude qui privilégie, elle, la dynamique de la mobilisation, celle par laquelle des groupes et acteurs aux objectifs souvent confus, sujets à une variété de pressions croisées, et dont le contrôle sur les hommes et les événements demeurent restreint « opèrent » en révolution, voir Peter Amann, « A Journee in the Making : May 15, 1848 », The Journal of Modern History, 42, 1, 1970, p. 42-69
-
[78]
Mémoires pour servir…, T. II, op. cit. p. 342.
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[79]
Mémoires…, op. cit., T. 1, p. 293
-
[80]
Mémoires…,op. cit., T. II, p. 303.
-
[81]
L’ère des révolutions, Bruxelles, Éditions Complexe, 1re éd. anglaise 1962, 1988, p. 150.
1« Inhabile, le pouvoir est poltron. Poltron, il est violent. Poussé de l’inhabileté à la peur, et de la peur à la violence, il n’a de ressource que dans l’iniquité. Les complots lui sont nécessaires, et pour légitimer ses craintes, et pour lui procurer, par les châtiments, la force que lui ont fait perdre ses fautes ». Rédigée par l’homme d’État et historien François Guizot (1787-1874), cette étonnante sentence ponctue un texte de 75 pages presque oublié : Des conspirations et de la justice politique, publié chez l’éditeur Ladvocat, à Paris, en février 1821 [2]. Texte de circonstance assurément : celui d’un partisan de la monarchie constitutionnelle qui, après avoir abandonné au lendemain de l’assassinat du duc de Berry le 13 février 1820 le poste de directeur de l’Administration communale et départementale, entre dans une opposition résolue au gouvernement de Richelieu [3]. Chassé du Conseil d’État, avec ses amis Barante, Jordan ou Royer-Collard, il compose ce pamphlet d’abord pour railler l’incurie des « ultra ». Mais, texte singulier néanmoins. Non seulement parce qu’il fut rédigé lors d’un séjour chez Mme de Condorcet [4], à la Maisonnette, près de Meulan mais parce que la littérature conspirationniste, qui foisonne dans l’Europe de la Sainte Alliance, attisée par l’activisme des sociétés secrètes et les premiers soulèvements ouvriers [5], se contentait d’arguments plus convenus. S’y ajoute un paradoxe : Guizot fut, à partir de 1830, confronté comme ministre de Louis-Philippe à des mouvements insurrectionnels. Or, ceux-ci mirent à rude épreuve sa conception de la science du pouvoir : « Cette science est difficile, je le sais, et je suis loin de prétendre que nul n’ait droit au pouvoir s’il n’est égal à sa tâche. Qui le serait ? Je ne dirai donc point qu’un gouvernement qui ne se conduit pas de manière à prévenir les conspirations, est, par ce seul fait, condamné. Je dirai cependant que c’est là le premier devoir des dépositaires de l’autorité, et que, si les conspirations se multiplient, il y a présomption contre eux » [6]. C’est cette mise en garde, sinon cette mise en abîme, qu’il importe d’interroger car elle révèle les limites d’une théorie du gouvernement des esprits à laquelle le pouvoir politique reste souvent tenté de recourir.
I – Un nouveau régime de publicité
2Si le texte de Guizot échappe au genre littéraire auquel, en son mouvement premier, il paraissait appartenir, ce n’est pas pour de vagues raisons stylistiques [7]. Encore moins par le jugement moral qui le soutiendrait : s’il tente de « comprendre » la conspiration, Guizot la condamne in fine [8]. En cela, ce haut fonctionnaire se sépare des quelques publicistes révolutionnaires qui avaient suivi le parti de s’en tenir à la simple étymologie du terme (conspiratio, aspirer en commun). Qu’il suffise d’évoquer Nicolas Pache, ancien girondin, ministre de la Guerre, passé dans le camp des Montagnards avant d’être élu maire de Paris et de participer au Tribunal révolutionnaire. Dans Sur les factions et les partis et les conjurations et sur celles à l’ordre du jour, publié en 1797, il fait de la conspiration « une simple disposition de l’âme » [9]. Un répertoire d’action tenu pour indifférent en lui-même : « c’est l’objet de la conspiration qui lui donne la qualité » [10]. En fait, l’interrogation que fait entendre Guizot est ailleurs. Elle tient toute entière dans un appel à déplacer le regard. Non pas à se fixer sur la seule matérialité des actes séditieux mais à saisir leurs principes de mise en scène. Si la conspiration est un mode d’action politique, son ressort se découvre dans un arrière-plan supposé rendre compte de la portée de son déploiement : « le mauvais état de la société ou la mauvaise conduite du gouvernement, ou l’un et l’autre ensemble ». Voilà ce que la fréquence des conspirations viendrait attester : un défaut majeur de l’organisation des pouvoirs publics.
3Affirmer que le nombre des conjurations mesure la qualité des gouvernants (« Si ce nombre est petit, les gouvernants sont passables. S’il est grand, les gouvernants sont nécessairement très mauvais »), ce n’est pas seulement railler l’impuissance de la police du cabinet Richelieu [11]. Ou se défendre contre l’accusation de complicité lancée contre des députés libéraux comme La Fayette, Benjamin Constant, Voyer d’Argenson ou Dupont de l’Eure [12]. C’est explorer les arcanes d’un mode de gouvernement. Pour Guizot, la politique n’est plus une science de la puissance et du châtiment, celle dont s’inspirent pourtant des gouvernants de plus en plus inefficaces. Son empire est dorénavant cette subjectivité qui l’a pris pour objet : l’opinion du corps électoral. D’où la nécessité de recourir à de nouveaux instruments. Dans un autre texte, publié la même année, il l’affirme sans ambages : « Il est vain encore de prétendre régir (la société) par des forces extérieures à ses forces, par des machines établies à sa surface mais qui n’ont point de racines dans ses entrailles et n’y puisent point le principe de leur mouvement » [13].
4Cette quête d’une « science de gouvernement » s’introduit d’abord par une séparation stricte des sphères judiciaire et politique. Non sans raison. Ce que trahit la présence des conspirations, c’est l’inaptitude à reconnaître les forces contradictoires de l’« opinion ». À assigner des règles aux « ambitions » des partis. D’où la tentation de suppléer à cette faiblesse par une politisation de la justice. « Partout, écrit-il, où la politique a été faussée, incapable, mauvaise, la justice a été sommée d’agir à sa place, de se régler par des motifs puisés dans la sphère du gouvernement et non dans les lois, de quitter enfin son siège sublime pour descendre dans l’arène des partis » (p. 22). Cette science passe ensuite par une interrogation sur les conditions d’élaboration d’une pareille accusation : conspier. De ce point de vue, la notion apparaît avant tout comme une arme rhétorique. Elle n’est pas une chose mais une opinion sur les choses. En un mot, un procédé de stigmatisation à la fois administrative et politique [14]. D’où le retournement opéré par Guizot. La conspiration est trop souvent un paravent que l’autorité fabrique pour exonérer ses propres responsabilités devant la montée des mécontentements. Un moyen de personnaliser et, partant, de rationaliser des dynamiques qui semblent échapper à toute imputation de responsabilité.
« Il [le pouvoir] se sent faible, il se croit menacé ; il a raison ; mais à qui s’en prendra-t-il ? À lui-même ? Il ne le peut, car il serait contraint de se changer ; au public, à telle ou telle portion du public ? Mais le public n’est pas un être qu’on puisse accuser, juger et punir. Il faut des êtres positifs et individuels en qui puissent être incriminés ces faits généraux dont on a peur ; il faut que ces dispositions publiques prennent la forme d’actes particuliers et légalement coupables. À ce prix seulement elles peuvent être qualifiées de crimes ; et il faut bien qu’il y ait crime, puisqu’il y a danger ; il faut bien qu’elles soient punies à titre de crime, puisque, à titre de danger, on ne sait comment s’en préserver ».
6Convaincre de la présence d’une conspiration ? Ce n’est qu’un exercice de basse police. Il suffit d’incorporer le péril à quelques individus et le voilà métamorphosé en crime. Au besoin, les agents du pouvoir, d’espions deviendront provocateurs. Ils se saisiront du moindre « embryon de crime », du moindre « germe de complot », pour le mettre en scène et discréditer des adversaires. Benjamin Constant en a formulé l’idée : « Il suffit de créer dans un pays un ministère qui surveille les conspirateurs pour qu’on entende parler sans cesse de conspirations » [15]. Les « preuves » ? Elles sont ici de simples alibis. Tant il est vrai que fabriquer des pièces à conviction n’est rien pour une administration qu’obnubile la recherche des dangers dont elle veut s’affranchir.
« Elle [l’administration] ira fouiller dans le sein de l’hostilité, du mécontentement, de tout ce mauvais état du pays qui cause sa peur ; elle y recueillera des rapports, des inductions, des preuves ; elle en composera je ne sais quel fantôme dont elle s’épouvantera peut-être elle-même avant d’en venir épouvanter les autres ; et enfin, on la verra demander à la justice de ratifier son ouvrage, en déclarant que ce sont bien là les faits qualifiés crimes par la loi ».
8Finalement, ce à quoi postule la science du pouvoir, c’est à un nouveau rapport entre publicité et secret. Mais il faut se garder de tout anachronisme : la publicité n’est pas seulement ce recours démocratique que libéraux et républicains tiennent pour une limite aux prétentions du pouvoir personnel. À la façon finalement dont les Lumières avaient célébré l’opinion publique comme source de contestation de la politique professionnelle ou tribunal du pouvoir des fonctionnaires, autrement dit comme une parade contre les abus d’autorité. C’est aussi une technique dans la panoplie des pratiques de gouvernement. Qu’est ce à dire sinon que la publicité n’est pas seulement un remède à la « politique secrète » de l’absolutisme mais également alors même qu’elle se présente comme un substitut à la raison d’État le moyen pour agencer des fictions politiques. En retour, le secret lui-même ne se concentre plus dans le coup de force. Il est conditionné par ce savoir que l’État acquiert de son propre mode d’action. Aussi devient-il une scénographie à part entière. Sous l’action de la « démocratie », toutes les formes « naturelles » du secret sont vouées à péricliter. Sauf le secret d’État dont le but est de ne plus fournir à tel ou tel ennemi des apparences dont il pourrait se faire une arme dangereuse [16]. La thèse que défend Guizot comprend de la sorte un double volet : si les gouvernements faibles inventent parfois des complots, les gouvernements forts eux, à l’inverse, peuvent les étouffer, au point que plusieurs décennies après, leur existence demeurera toujours confidentielle [17].
9L’argument de la publicité sera repris par tous ceux qui, praticiens ou non des techniques du secret, se verront sommés de placer désormais leurs espoirs dans une autre lutte que celle arbitrée par la force : la bataille électorale qui requiert, elle, de conquérir le nombre en rendant publiques des convictions. Rédigeant sous la seconde République l’article « Conspiration » du Dictionnaire politique, préfacé par l’ancien carbonaro Garnier-Pagès, Eugène Duclerc le soutient : « C’est un métier de dupes que de conspirer dans un temps où la presse est à-peu-près libre, où les gouvernements disposent de budgets énormes, d’armées innombrables, du télégraphe, de la poste et de la bande ubiquitaire des mouchards » [18]. Une formulation que le Père Clavel explicite dans son article consacré aux « Sociétés secrètes ». En vertu des nouvelles normes de la démocratie, les organisations clandestines sont présentées comme aristocratiques, tyranniques et mystérieuses. Aristocratiques puisqu’elles se forment par « adjonctions successives et qu’elles n’admettent dans leurs rangs que des hommes de choix », tyranniques puisqu’elles « tendent à imposer par surprise la volonté du petit nombre à la majorité qui ne pense pas comme elles ». Mystérieuses car elles « soustraient leurs doctrines et leurs actes à la discussion publique ». C’est évidemment par ce dernier trait qu’elles porteraient le plus atteinte aux « vrais principes de la démocratie ». D’où ce paradoxe. Autrefois, opposées aux sociétés despotiques, les conspirations en forment, au milieu du xixe siècle, le symbole puisqu’elles ne sauraient « ni rationnellement ni utilement exister dans les pays où les lois permettent à toutes les idées de se faire jour, à tous les besoins de se faire entendre » [19].
10La publicité n’est pas seulement, pour Guizot, un mode de contrôle sur le gouvernement : c’est un mode de contrôle du gouvernement sur chacun. Car elle rend possible l’émulation et donc l’ « influence » [20]. Une parabole est destinée dans Des conspirations et de la justice politique à le faire mieux comprendre : « Un enfant Hollandais, se promenant seul le long d’une digue, aperçut une fissure par où l’eau commençait à couler. Il essaya de la boucher avec du sable, de la terre, tout ce qu’il trouva sous sa main. N’y pouvant réussir et ne voyant venir personne, il s’assit, le dos appuyé contre la fente, empêchant, à tout risque, le progrès de l’eau et attendant du secours. Là où existe un sentiment public si général et si impérieux, on peut être assuré que le but vers lequel il se dirige sera atteint. Que la politique sache inspirer en faveur de l’ordre établi un sentiment de ce genre, les tribunaux auront peu de conspirateurs à punir » [21]. Exemplariser des conduites, individualiser des mérites, diffuser des motifs de reconnaissance : tels sont les piliers de cette forme d’administration du social qui prétend disqualifier l’acte conspiratif. En cette année 1821 où s’ouvre à l’Académie le prix Montyon, récompenser la vertu, c’est tenir sous l’emprise d’un regard. C’est dispenser de la renommée. Un procédé qui en donnant publicité au mérite assure à sa manière un étalonnage des attentes sociales [22].
11Publicité des opinions, publicité de l’élection, publicité du mérite : comment continuer à en douter ? Le régime de visibilité qui dérive d’une telle science de gouvernement vaut d’abord comme principe de légitimation. Il aboutit à une mise en lumière du politique qui fait de la conspiration l’antinomie conceptuelle du contrat : là où le second peut se revendiquer de la « règle », de l’ « arithmétique électorale » ou de la « volonté générale », le premier se découvre dorénavant lesté de synonymes comme « clandestinité », « usage de la force » ou « défense d’intérêts particuliers ». Le temps de la Charbonnerie et des sociétés secrètes était bel et bien passé. Même le Docteur Ulysse Trélat, fer de lance de plusieurs « soulèvements » républicains, devra en convenir : « chacun, à l’heure qu’il est, agit à la face du ciel ; le plus puissant moyen d’action est la publicité, et c’est se condamner à l’impuissance que de mettre en œuvre d’autres agents que ceux de son époque » [23].
II – Le mauvais œil
12Lorsque reparaît le langage des malveillants, des factieux, des brigues, des menées sourdes et autres cabales diaboliques, ce n’est pas une accusation mythique sorte de mauvais œil que le juge poursuit : c’est « de l’histoire qu’on raconte, une politique qu’on expose ». Pour Guizot, conspirations et conjurations seraient impossibles ou, en tout cas, inoffensives en présence d’un gouvernement vraiment « représentatif ». C’est finalement l’argument de Babeuf lors de son procès. S’efforçant de redéfinir le concept de conspiration, ce dernier refusa de l’assimiler « à une intention ou un acte pour dépasser un gouvernement établi » : ce serait « condamner le peuple à être assujetti à un régime injuste ». D’où l’idée d’en limiter l’étendue au seul « acte subversif » qui s’oppose « à une autorité légitime », c’est-à-dire « assise sur les vrais principes de la souveraineté populaire et des gouvernements qui se dévoueraient au bien de sa liberté et de son bonheur » [24]. Ce rapprochement n’est pas anodin. En cet été 1820, le recours à la force séduit une fraction importante des « libéraux ». Des hommes qui sont alors, eux aussi, en position d’accusé. En juin est discutée la loi du double vote. En décidant de renforcer le poids électoral des plus fortunés des 90 000 électeurs que comptait alors le corps électoral (sur une population de 32 millions de personnes), le gouvernement provoque une flambée de violences. Ce qui décide les députés « libéraux » comme le général Tarayre, Jacques Laffitte ou Duvergier de Hauranne à en appeler au rejet du régime. Dans les faubourgs de Saint-Martin et Saint-Denis, des dizaines de milliers de Parisiens se mobilisent au cri de « Vive la Charte ». Un mouvement qui repart de plus belle lorsque la nouvelle de la révolution de Naples se répand, en juillet : après la révolution d’Espagne au printemps, c’était la seconde fois qu’un roi acceptait une Constitution libérale. Toutefois, un mois plus tard, la découverte de l’opération Nantil (du nom de l’officier qui s’apprêtait à soulever plusieurs régiments) permit au gouvernement français de reprendre l’avantage : il put invoquer « une immense conspiration contre l’ordre de choses actuel » pour réprimer les mouvements insurrectionnels [25].
13On le voit : l’envahissement de la justice par la politique se distingue d’un simple dérèglement psychologique. Il n’a rien d’un « style paranoïaque » comme celui qu’une certaine historiographique a cru pouvoir associer à la culture des élites dirigeantes aux États-Unis et en Grande-Bretagne [26]. Rappelons le : l’application de telles catégories aux mouvements conspiratifs a été l’objet d’un important débat méthodologique chez les historiens américains. Née des thèses de Bernard Baylin dans l’introduction aux Pamphlets of the American Revolution (Cambridge Mass., T. 1, 1965) et, bien sûr, de Richard Hofstadter dans The Paranoid Style in American Politics (New York, 1965), elle affirmait la prévalence des « anxiétés » révolutionnaires dans la conduite des affaires publiques. Une série de « pathologies comportementales » que Hofstadter fit remonter aux illuminés bavarois dans les années 1790 et dont il prétendit suivre les répercussions dans les croisades antimaçonniques, nativistes ou populistes du xixe siècle, ou dans le Mac Carthysme au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Étranger à ce primat psychologiste, celui par exemple d’un Charles Renouvier [27], Guizot offre une autre voie d’interprétation : une voie proprement politique. Il y découvre une technique de gouvernement, une technique qu’il condamne pour son inefficacité autant sinon plus que pour son immoralité [28]. Jugée « inhabile » car « aveugle », elle serait devenue obsolète du fait des nouvelles exigences de l’opinion : celles que consacrait l’extension du droit de suffrage ou le développement de la liberté de presse.
« Elle [la société] veut que des pouvoirs supérieurs, plus actifs et plus libres, soient là pour étudier ses besoins, y satisfaire, démêler de loin les périls qui l’attendent, porter des remèdes à la source même des maux, propager les dispositions qui préviennent les crimes, changer celles qui y conduisent, empêcher enfin que la conservation de l’ordre social n’exige sans cesse l’intervention de la force matérielle, bientôt funeste et impuissante quand on lui donne trop à faire ».
15Dans ce court texte, Guizot tourne le dos à plusieurs préjugés et illusions cultivés par les récits conspiratifs. D’abord, à la rhétorique académique du xviiie siècle, avec ses généalogies spontanées qui font de l’acte de conspirer une permanence anthropologique surgie du fond des temps [29] : des fils du premier Brutus tramant dans l’ombre le retour des Tarquins et la ruine de la liberté romaine à la Conspiration des Poudres en Angleterre en passant par la conjuration d’Amboise ou de Cellamare contre le Régent. Ici ce mode d’action est pensé, au contraire, comme indissociable d’un contexte historique, c’est-à-dire des enjeux et conflits qui le contiennent et s’y reflètent. Nulle trace non plus de ces admonestations qui, au xviie siècle, s’acharnaient à démontrer l’immoralité du comploteur plutôt que de scruter les moyens de son entreprise. Que l’on songe à la caractérologie des « passions funestes » qui inspire, chez le dominicain Nicolas Coeffeteau la dénonciation des « dissimulations et déguisemens » des Ligueurs. Elle débouche sur un tableau de « penchants mauvais » à qui est associée la responsabilité d’exciter « des troubles dans l’Estat » [30]. Le risque évidemment est de retrouver la conspiration partout. D’en voir apparaître le spectre dès que le mécontentement ou la protestation se déploient, dès que la conviction même peut s’alimenter de la figure de l’ennemi.
16Il y a plus. Avec le thème du mauvais œil s’impose une causalité sans borne ni règle. Doté d’une prodigieuse ubiquité, le conspirateur y dispose d’une force mystérieuse, une force qu’il met au profit d’un agenda caché. D’où sa facilité à prendre possession du reste des forces de la société. En 1780, Jean-Baptiste Robinet, dans son Dictionnaire universel des sciences morale, économique, politique et diplomatique, le déclare : « Ces perturbateurs de l’ordre public sont une peste dangereuse. Ils nous enseignent à être mécontents de notre condition présente, sans pouvoir lui en offrir une meilleure. Au contraire, ils aggravent les maux souvent imaginaires qu’ils nous peignent, par des maux réels qu’ils nous causent, savoir le désordre et l’inquiétude où ils nous plongent ». Et de faire de ce mode d’action le résultat conjugué de « l’ignorance, de l’ambition et de la trahison » [31]. Avec Guizot, le renversement est complet. Ce qui prédomine, c’est désormais l’hypothèse d’une qualification conspirative : catégorie mi-juridique mi-politique produite par un pouvoir d’État à la légitimité affaiblie.
« C’est le crime en général, et non pas celui de telle ou telle personne, qu’elle [la justice politisée] veut découvrir et construire ; elle prouvera qu’il y a eu complot, indépendamment de ce qui se rapporte aux hommes qu’elle en accuse ; elle le prouvera par une multitude de circonstances auxquelles ils sont parfaitement étrangers, dont ils n’ont eu nulle connaissance, dans lesquelles leur conduite ne se rencontre ni de près, ni de loin : et quand elle aura réuni tous les élémens de crime qui se peuvent recueillir hors de l’accusation nominative qu’elle a intentée ; quand elle aura interrogé les dispositions publiques, les événemens passés, les paroles ou les actes d’hommes qu’elle ne poursuit point, mais dont les opinions ont quelque analogie avec celles des hommes qu’elle poursuit ; quand, par cet immense et informe travail, elle aura réussi à composer quelque chose qui puisse frapper l’imagination des assistans qui, dans un dédale plein de confusion et d’obscurité, fasse entrevoir le crime, bien que dépourvu de formes individuelles et précises… alors, armée de ce crime, dont elle a puisé partout et de toutes mains les élémens, elle viendra dire : Vous le voyez, le fait est constant ; il y a eu complot, un grand complot ; maintenant, je dis que ces hommes-là en sont coupables ».
18L’homme politique qu’est Guizot se détourne tout autant des querelles érudites qui s’acharnent à déterminer le territoire lexical du mot (par opposition à des notions voisines comme « complot », « conjuration », « émeute », « insurrection »). Délaissant ces spéculations nominalistes, il n’embrasse pas pour autant la jeune tradition contre-révolutionnaire. Celle de théories exaltant le résultat de « forces » agissant de façon « souterraine » pour atteindre des « fins inavouables ». Lecture purement instrumentale qui s’est réfugiée depuis le succès européen des Mémoires sur le jacobinisme de l’abbé Barruel [32], dans une vision déterministe, voire mécaniste, de l’histoire. Observons le : sous son empire, la conspiration rend compte de tout et en retour tout explique sa présence, à la fois élémentaire et toute puissante. C’est qu’elle opère, non pas par chance ou combinaison de facteurs, non pas rencontre fortuite ou séries de causes mais par des actions qui ne font que docilement transposer l’intention initiale des acteurs. Évoquant la Révolution de 1789, le célèbre abbé l’assure : « Tout jusqu’à ses formes les plus épouvantables, a été prévu, médité, combiné, résolu, statué : tout a été l’effet de la plus profonde scélératesse, puisque tout a été préparé, amené par des hommes qui avaient seuls les fils des conspirations longtemps ourdies dans les sociétés secrètes, et qui ont su choisir et hâter les mouvements propices aux complots » [33]. L’événement historique ? Il est le fait d’une cause implacable. Le produit d’actes volontaires, d’enchaînements fatals, de desseins concertés [34]. Face à un tel schéma, rien ne peut plus relever de l’aléa ou de l’accident. Tout est révélation : d’un mot d’ordre, d’une intention, d’une logique. De « fils » et de « plans » qui, situés en surplomb de l’histoire, en commandent le surgissement. D’ailleurs, de cette volonté surpuissante des hommes et des choses, les « preuves » ne manquent pas [35]. Des Monita secreta attribués aux Jésuites aux fausses « confessions » de Cagliostro publiées par l’Église pour soutenir l’existence d’un « complot maçonnique », en passant par l’Enthüllung des Systems der Weltibürger-Républik des Illuminés bavarois partis en guerre contre le « féodalisme », la littérature conspirationniste en a livré de saisissantes qui prennent la forme de « révélations » plus ou moins extorquées [36].
19La posture qu’adopte Guizot se veut, elle, proche des attendus de la science historique. D’où son attention à isoler « les dispositions des masses » supposées s’exercer « dans les mouvements de l’ordre politique » de ce qu’il appelle « des projets individuels, des tentatives obscures et isolées ». Si les masses « se soulèvent quelquefois et se livrent aux plus furieux excès. Rarement elles ont conspiré. Les complots s’ourdissent dans une autre sphère » (p. 51). Une distinction à laquelle la Révolution française contribua à sa manière. Comment soutenir qu’un groupe de conspirateurs ait pu être en mesure de susciter de tels mouvements de masse, voire de pareils enchaînements de faits ? Non, pour l’historien Guizot, l’affinité traditionnellement établie entre cause et effet, motivations et comportement est brisée [37]. Peu importe que les partisans de la Contre-Révolution soient nombreux à surenchérir sur la « puissance » des sociétés secrètes, une autre lecture rallie les observateurs soucieux de connaissance : celle qui consiste à tenir l’événement pour autre chose que le produit d’un dessein concerté.
20L’histoire ne peut plus être présentée comme oscillant entre « responsabilité morale » et « cause diabolique » [38]. Pas plus qu’elle ne peut s’enfermer dans les termes de l’ethos nobiliaire : ceux d’une combinaison de faits agencés par des volontés redevables du jugement divin. Voilà l’enseignement que dispense la Révolution française. Un enseignement qui participe de la poursuite d’une forme rénovée de caméralisme. Car ce savoir qui prétend fondre la rigueur de l’observation et les préceptes de l’action administrative ne cache pas sa vocation. Il vise à transformer les modes de fonctionnement du gouvernement, notamment à élaborer une autre rationalité sur et dans la gestion de l’ordre public [39]. C’est pourquoi, la « conspiration » ne relève ici ni du manichéisme de la prophétie religieuse [40] ni de la fascination morbide de l’instruction policière [41]. Elle est un processus politique que Guizot confronte à un souci de légitimité qui s’énonce, lui-même, comme la capacité à régulariser le flux inexorable des ambitions et des croyances.
III – Caméraliser l’ordre public
21Ancien membre de la société Aide-toi, le Ciel t’aidera qu’il contribua à fonder en 1827, proche avec Victor Cousin, Voyer d’Argenson ou La Fayette de certains membres de l’Union (ce groupe impliqué dans la conspiration Nantil d’août 1820 [42]), l’homme avait des raisons personnelles d’écrire un tel libelle. Mais l’historien protestant tient également une place dans ce plaidoyer. Gouverner les esprits, c’était tourner le dos aux méthodes sacerdotales d’Ancien Régime. C’était privilégier l’influence. Mieux : s’appuyer sur le thème d’un gouvernement du savoir pour habiliter le gouvernement du nombre [43]. À la façon, pourrait-on ajouter, dont, devenu ministre d’Instruction publique en octobre 1832, il organisera le rétablissement de l’Académie des sciences morales et politiques : pour diriger le mouvement des idées et favoriser les développement moral des générations nouvelles. Une prétention qui devait, à partir de la Révolution de Juillet, être mise à l’épreuve d’une nouvelle pratique gouvernementale.
22En quoi le gouvernement des esprits auquel en appelle Guizot peut-il se revendiquer d’une certaine objectivité ? Il le fait dans un sens fort restreint. Contrairement aux traités des philosophes, sa grille de lecture relie des catégories d’intervention publique à des usages juridictionnels. Pour cela, elle en appelle à un double référent : à la codification juridique et à l’utilité sociale. Examinons plus en détail ce travail de rationalisation puisqu’il inspirera une nouvelle théorie en matière de lutte contre l’action conspirative, avec la loi du 23 avril 1832 réformant le Code pénal de 1810. On retrouve d’abord cette visée dans l’objectivation juridique à laquelle Guizot se livre en confrontant le terme de conspiration à celui, plus codifié, de « complot ». C’est alors une approche séquentielle et comme génétique qui est adoptée.
J’espère découvrir, d’une façon pour ainsi dire historique, la limite à laquelle l’acte ou la série d’actes dont la politique redoute une conspiration, devient effectivement le complot que la loi définit.
1) La loi suppose qu’il y ait résolution d’agir. La résolution suppose un but déterminé, et ce but doit être l’un des crimes prévus dans les sections 2 et 3 (chap. 1, tit. 1, liv. 3) du code pénal. Il ne suffit point que l’intention ait été manifestée, il faut que la résolution ait été prise. Ainsi la preuve du premier de ces deux faits ne prouve point le complot. Il n’existe que par la preuve du second.
2) La résolution elle-même n’est point assez. La loi exige qu’elle ait été d’abord concertée, ensuite arrêtée entre les prévenus. Le concert entre plusieurs personnes, dans un but déterminé, suppose évidemment quelque chose de plus que la connaissance de ce but et un assentiment plus ou moins vague, plus ou moins léger, donné à la proposition. Un tel assentiment peut être un délit, un crime même ; à lui seul il ne constitue pas encore le complot […].
3) Enfin, la résolution d’agir, même concertée, n’est pas encore le complot ; il faut qu’elle ait été arrêtée, c’est-à-dire, que la volonté soit fixe, complète, le crime consommé aux yeux de la morale, et qu’il ne reste plus qu’à en entamer l’exécution.
24Résolution d’agir, concert entre les prévenus, détermination définitive de chacun dans la résolution prise : tels sont les caractères auxquels les articles 86 et suivant du Code pénal reconnaissaient le « complot ». Y faire retour, c’est pour Guizot, graduer la manifestation d’une intention, au-delà des inimitiés ou des instrumentalisations proprement partisanes [44]. Et le propos se veut sans ambages : seule la volonté criminelle pleinement manifestée, c’est-à-dire l’acte d’exécution soutenu par le « concert » et, plus encore, par l’accord entre les suspects que traduit un pacte d’association, crée le péril [45]. Il n’empêche. Cette « analyse » contourne plusieurs points clés de la législation sur les complots. On s’en rend compte lorsqu’on tente d’en préciser l’étendue. D’abord, demeure la possibilité de réprimer préventivement : une dérogation au droit commun que justifie le caractère « exceptionnellement grave » [46] des faits incriminés. Or, c’est à partir d’elle que la loi suit les progrès de la résolution criminelle. Notamment en établissant une pénalité ascendante (emprisonnement, déportation, peine de mort) graduée sur le développement même de l’infraction : de la proposition faite et non agrée, au complot, aux actes préparatoires de l’exécution, enfin aux actes d’exécution appelés « attentat ». De ce point de vue, le « complot » demeure bel et bien assimilé à un acte non exécuté [47]. Ce qui, dans les faits, laisse toute latitude pour le rapprocher de la « conspiration » dénigrée par Guizot. Mais il y a plus. D’autres mécanismes préservent la dimension proprement politique du phénomène en contrariant son objectivation juridique : la possibilité, par simple décret du chef de l’État, d’attribuer aux parlementaires le droit de juger l’infraction (la Cour des pairs sous la Monarchie de Juillet, la Haute Cour de Justice après les constitutions de 1848 et 1852) ; ou le fait, en cas de mise en état de siège, que les tribunaux militaires puissent être saisis pour juger des crimes et délits commis contre la sûreté de l’État et cela hors du droit pénal commun. À l’évidence, la protection de la sûreté de l’État continue d’ouvrir sur un droit politique dont les principes de démarcation relèvent d’une politique du droit. Cela se perçoit encore mieux si l’on interroge la trame sociohistorique de cet arsenal répressif.
25Le droit romain désignait par la notion d’actio perduellionis les attentats perpétrés contre la république. Étaient regroupés là tous les faits, des offenses aux actes de trahison, dont il était dit qu’ils avaient lésé la majesté du peuple roi, c’est-à-dire qui en avaient diminué l’éclat (minuere majestatem). Les légistes de la Couronne se sont adossés à ces catégories pour qualifier et punir les crimes de lèse-majesté (crimen maiestatis immunitae). Dans leurs codes, deux types de crimes appartiennent à cette dénomination : le crime de lèse-majesté divine (l’apostasie, l’hérésie, le sacrilège ou le blasphème) et le crime de lèse-majesté humaine (qui désignait les attentats contre le souverain ou l’État). Parmi ces derniers, les crimes dits au premier chef : l’attentat contre la personne du souverain ou sa famille y figure en première place depuis l’ordonnance de Villers-Cotterêts du 10 août 1539. Le xviie siècle, en consacrant la notion de souveraineté, y ajouta d’autres catégories : ceux qui conspirent contre l’État, qui s’insurgent « les armes à la main », qui excitent le peuple à la rébellion, qui entretiennent des troupes armées contre le roi ou « entretiennent des intelligences avec l’ennemi ». On ne s’étonnera pas si les châtiments applicables à ces actes cultivent par-dessus tout l’idée de violence. Ils relevent, comme l’a montré Michel Foucault, d’une pédagogie de l’effroi : allant des mises à mort les plus démonstratives (être tiré à quatre chevaux, brûlé, tenaillé) au fouet et au bannissement pour les crimes les moins graves. Mais il y a plus. La singularité de tels crimes se traduit aussi par un déferlement punitif qui se voulait à l’image du courroux de Dieu : Coeffeteau parle de déchaîner la « foudre du Ciel » [48]. Comme si l’éclat de cette surhumanité était l’ultime moyen pour mettre en cohérence le phénomène, le seul en tout cas à protéger ce qui seul importe ici : la crédulité publique.
26D’où la confiscation par le roi des biens du coupable. D’où aussi l’extension de la punition aux descendants et ascendants du criminel ou la suppression des noms et des armes dudit coupable. D’où l’assimilation de la pensée du crime à l’acte lui-même ou l’absence de prescription ou de circonstances atténuantes pour la « démence » ou « l’impuberté ». Au début du xviiie siècle, Castel de Saint-Pierre identifie encore la conspiration à la « ruine des maisons Impériales ». Et celle-ci à la manifestation de l’ambition : « désir violent de s’agrandir » qui ne pourrait être retenu que « par une crainte plus forte que le désir, comme serait celle de se perdre infailliblement soi-même et sa famille » [49]. Les Lumières vont reformuler une telle exigence. Ils vont ramener le spectacle punitif au seul besoin de rétablir l’ordre public. Au nom de la lutte contre le despotisme, au nom aussi d’une figure sécularisée de la punition, c’est-à-dire d’un usage scientifique des formes et de la proportion des peines.
27À quoi bon lorsque la destruction de ses ennemis est obtenue, mettre en scène une dramaturgie de la vengeance ? Dans son chapitre sur les dangers de « trop punir les crimes de lèse-majesté », Montesquieu l’observe : « On ne peut faire de grandes punitions, et par conséquent de grands changements, sans mettre dans les mains de quelques citoyens un grand pouvoir. Il vaut donc mieux, dans ce cas, pardonner beaucoup que punir beaucoup ; exiler peu qu’exiler beaucoup ; laisser les biens que multiplier les confiscations. […] Il faut rentrer le plus tôt que l’on peut dans ce train ordinaire du gouvernement, où les lois protègent tout, et ne s’arment contre personne » [50]. C’est la voie que s’efforça de suivre la Révolution : le Code pénal de 1791 se contente d’assurer la sûreté de l’État par une peine de mort dépouillée de son appareil de mortification. Pourtant au sortir de cette période, l’ambiguïté persiste. Le Code de 1810 (art. 86 et s.) continue à confondre attentat et complot. Surtout, il conserve le principe d’une confiscation des biens du condamné comme pour signifier que le châtiment garde la valeur d’un supplice. Il s’agit de montrer au « sujet ingrat et rebelle que tous les complots qu’il forme, que toutes les tentatives qu’il ose employer, loin de servir à l’élévation de sa famille, deviendront la cause immédiate de sa destruction et de sa ruine » [51]. Face à cela, la loi du 23 avril 1832 traduit l’emprise d’une théorie nouvelle. Elle refuse déjà l’égalité de l’attentat et du complot. Le premier, pour lequel la peine de mort reste requise, est uniquement constitué par la tentative ou l’exécution. Une façon de placer le complot dans une catégorie inférieure de peines. La sévérité est, ensuite, graduée en fonction du développement qu’a reçu l’intention conspirative. Nulle philanthropie pourtant dans ce renversement.
28« La simple résolution du crime peut-elle se comparer à son accomplissement ? » se demande le rapporteur du projet à la Chambre. Poser la question c’est bien entendu y répondre. C’est prendre acte qu’incertitudes et remords peuvent s’intercaler entre le projet et l’exécution. Mieux : qu’il n’y a aucune utilité (pas même policière) à punir de la même peine « l’inexpérience qui n’a subi aucune de ces épreuves » et la « persévérance qui leur a résisté ». Or, c’est « sous le point de vue de l’utilité » que l’assimilation du complot à l’attentat est désormais jugée. Et sous ce rapport, l’assimilation apparaît funeste. Une fois formé le projet, « l’intérêt évident des conspirateurs est d’en précipiter l’exécution » : déjà menacés de la mort, ils n’ont plus rien à craindre. Pour eux, le choix n’est plus qu’entre succès et supplice. Terrible dispositif qui rend l’hésitation impossible. Et le repentir improbable. Les conspirateurs seront poussés au crime… par l’espérance d’échapper au châtiment. Comment le dire autrement ? Il fallait réformer ce dispositif. C’est pourquoi, si la seconde République va abolir la peine de mort en matière politique (la loi du 8 juin 1850 lui substitue la déportation dans une enceinte fortifiée), le second Empire reprendra ce principe d’échelonnement : si l’attentat est puni de déportation, si le complot est sanctionné par de la détention, l’attaque contre la vie de l’empereur ou des membres des familles reste assimilée au parricide. À ce titre, elle se voit considérer comme un acte non politique justifiable de la peine de mort. Signe que l’État a appris à user autrement de l’arsenal répressif : le droit politique s’est résorbé dans le droit commun ; quant à l’ancien crime du complot, il s’est transformé en délit.
29Délaissant le rapport d’autorité directe et les peines démonstratives, l’action publique tend à se caractériser, comme l’observe Auguste Vivien, par « plus de surveillance que d’action, de direction que de commandement ». Pas de plus grande cause de faiblesse, pour ce pionnier du droit administratif moderne, qu’un État devenant « le point de mire de tous les mécontentements et la cause supposée de toutes les souffrances » [52]. Aussi convient-il d’« attacher » cet appareil à la société par des dispositifs nouveaux. De passer d’un vocabulaire de la puissance à un discours en termes de service. Créer les bases d’une légitimité fondée sur la compréhension et la conquête de « l’opinion publique » : c’est précisément l’idée de Guizot lorsqu’il formule sa théorie du gouvernement des esprits : amener « l’intelligence et la science » [53] à l’intérieur du gouvernement de la société. Dans Des conspirations, cette rationalité expérimentale est convoquée au cœur de l’action publique.
La politique est pleine de craintes et se consume en efforts ; elle tremble peut-être de se voir bientôt au bout de sa science. Qu’elle en apprenne une autre ; qu’elle tente les voies de l’impartialité, de la vérité ; qu’elle laisse là les faits généraux, les agens provocateurs, les poursuites imprudentes, et tant de pénibles combinaisons qui ne la tirent d’embarras aujourd’hui que pour la compromettre demain. Ce n’est pas de la vertu que je lui demande, c’est un peu de prévoyance. Elle essuie des fatigues qu’elle pourrait s’épargner ; elle court des hasards dont elle peut s’affranchir.
31L’entrée en jeu de tels savoirs est justifié par le contenu pratique qui leur est donné : celui d’améliorer les techniques de l’action gouvernementale. La conduite des hommes et des choses ? Elle doit s’exercer par « l’expérience ». C’est-à-dire en se fondant sur des outils élevés au rang de garants, sinon de critères de la conduite des affaires publiques. Une façon de prendre acte d’une transformation sociologique : les conspirateurs ne se trouvent plus dans les salons et le « grand monde ». Ils se recrutent dans l’atelier, dans les casernes, dans le cabaret. Dans un corps social dont il faut, par l’examen et l’enquête, comprendre les ressorts et les motivations. Auguste Vivien le relève comme un défi pour la police politique : « Les progrès de la démocratie ont fait descendre dans les rangs les moins élevés les pensées de conspiration, et l’hostilité contre le gouvernement se traduit en révoltes et en attentats sur nos places publiques » [54]. D’où la nécessité d’ajouter à la surveillance des publications, armes, et autres dépôts, des techniques de désorganisation spécifiques : en éventant certaines opérations, en suscitant des divisions, en révélant des « traîtres », en usant de persuasion, de crainte ou d’intérêt. Des moyens dont ce publiciste affirme qu’« habilement mis en usage », ils serviraient mieux la chose publique que « le luxe des poursuites et la rigueur des condamnations » [55]. Ce n’est pourtant pas la voie qu’adoptera le réformateur François Guizot une fois en possession d’État.
IV – 1832 : l’année terrible
32Le 5 juin 1832, se déroule à Paris la cérémonie funèbre célébrée en l’honneur du général Maximilien Lamarque, emporté par le choléra, trois jours plus tôt. Désigné comme l’un des « meilleurs orateurs de l’opposition à la Chambre » [56], ce député de Mont-de-Marsan avait acquis une certaine popularité en défendant des idées républicaines. Ses funérailles tournent à l’insurrection. Après deux jours de combat acharnés, les insurgés sont défaits : Gisquet, le préfet de police évalue à 200 blessés et 80 morts les pertes côté assiégeant contre 300 blessés et 70 tués du côté des forces de l’ordre, des chiffres probablement en dessous de la réalité [57]. Cet échec donne un espoir au nouveau gouvernement de Louis-Philippe : celui de clore une période troublée, « l’époque des émeutes » (Victor Hugo) [58]. Guizot a suivi de près les événements : le 6 juin, il s’entretient aux Tuileries avec le Roi des conséquences de cette guerre de rues [59]. Mais sa conception des conspirations sera mise à rude épreuve. Le terme n’a plus l’équivoque de 1820. Quant aux opérations contre la Monarchie de Juillet, elles ne sauraient être comparées aux « préparatifs militaires » contre le « régime illégal » de la Restauration.
« J’ai dis sans réserve ce que je pensais des complots contre la Restauration ; je parlerais de ceux-ci avec la même liberté. Ils étaient parfaitement illégitimes. Ils tentaient de renverser un gouvernement accueilli et accepté avec satisfaction par l’immense majorité de la France […] Je sais le peu de fond qu’il faut faire sur les raisons de moralité ou de sagesse pour contenir dans les limites du droit les passions des hommes ; mais ce n’est là qu’un motif de plus pour s’affranchir à leur égard de toute complaisance ; si on ne peut se flatter de les gouverner au moins faut-il se donner la satisfaction de les juger. […] Dans un régime de légalité et de liberté, la répression judiciaire est seule efficace contre les complots ; il faut que les conspirateurs redoutent la loi et ses interprètes » [60].
34Au lendemain des Trois Glorieuses, les complots républicains, carlistes et bonapartistes provoquent la multiplication des procès [61]. Tous soutenus avec la plus extrême fermeté par le leader doctrinaire. Mais le problème de la notion de conspiration resurgit. Comment la caractériser autrement que par ses effets ? Pour Guizot, désormais ministre de l’Intérieur puis de l’Instruction publique, la Révolution des Trois Glorieuses est tout sauf une conspiration réussie. Les catégories minoritaire/majoritaire étant d’un usage bien limité en régime censitaire, il faut recourir à d’autres critères. C’est donc la Charte qui cristallise l’attention. Lors de la séance du 16 novembre 1831, il le déclare à la tribune : « Sans doute des conspirations ont eu lieu contre lui [Charles X] comme contre son frère ; la France ne s’y est pas associée. La France a laissé passer les conspirations et les insurrections ; elle a voulu voir et attendre jusqu’au bout ; elle a voulu savoir si ceux qui lui avaient donné la Charte, l’avaient acceptée pour leur compte. Ce sont les ordonnances de juillet qui nous ont appris qu’ils ne l’avaient pas acceptée. Alors la France s’est levée ». Pour les insurgés républicains, la distinction était inadmissible. Et pour cause : elle revenait à juger la moralité des conspirations par leur échec ou leur succès. Si la révolution de juillet était légitime, c’est parce que les ordonnances avaient démontré combien les Bourbons n’acceptaient pas la Charte pour eux. Dès lors, toute conspiration ou insurrection postérieure l’était aussi puisqu’elle ne faisait que reprendre le mobile même de la révolution de Juillet : protéger le principe de la souveraineté du peuple. Suggérer que la « France fut aveugle et insensible jusqu’en 1830 et qu’elle improuva ceux de ses enfants qui entreprirent de la délivrer avant les ordonnances de juillet » fut perçu comme une attaque directe. Comme une façon d’« injurier les nombreux citoyens qui croyaient bien mériter de la patrie en se dévouant pour l’affranchir d’un joug universellement détesté » [62]. Les insurrections précédentes avaient, elles aussi, été précédées par des violations de la Charte [63]. La France ne s’y était pas associée ? Cela tenait uniquement au fait, selon ces hommes, « qu’il est difficile à tout un peuple d’agir avec ensemble contre un gouvernement oppresseur ». Pour le reste, conspirations et insurrections avaient bel et bien depuis 1820 « préparé l’admirable concert des journées de juillet ».
35La polémique redoubla d’intensité en 1833 sous le coup de nouvelles émeutes et d’un durcissement de la politique répressive à laquelle Guizot, depuis son entrée dans le cabinet du 11 octobre 1832, participait désormais activement. Plus de trois cents procès contre la presse et les sociétés républicaines furent ainsi intentés durant la seule année qui suivit. Partisan d’une « politique de résistance à l’esprit révolutionnaire », l’homme alla plus loin. Il défendit à la tribune toutes les mesures « exceptionnelles » [64]. Dans ses Mémoires rédigés trente-six ans après, après surtout dix-huit ans de « politique active », sa théorie des conspirations occupe un tout autre statut. La brochure Des conspirations et de la justice politique ? Elle est présentée comme une simple tentative : celle de « convaincre le pouvoir lui-même que la bonne politique comme la vraie justice lui conseillaient de rendre les procès politiques et les exécutions capitales très rares ». Oubliée la principale conséquence qui en avait résultée : la suspension par le ministère Villèle du cours qu’il assurait à la Sorbonne, en octobre 1822. Oubliée aussi la leçon chère à Montesquieu de « rentrer le plus tôt que l’on peut dans le train ordinaire du gouvernement » : Guizot comme Thiers s’opposèrent à l’amnistie proposée par le président et ministre de la Guerre, le général Gérard, successeur du maréchal Soult, puis par Molé lui-même dans ses préparatifs pour un nouveau ministère [65]. Oublié enfin l’appui apporté avec ses amis libéraux du journal Le Courier aux carbonaristes et aux bonapartistes dans l’épreuve de la clandestinité [66]. Une époque où Guizot était persuadé qu’un soulèvement au sein de l’armée pouvait obtenir un appui du peuple au nom du « drapeau tricolore » et des « droits de l’homme » [67]. La valeur stratégique Des conspirations et de la justice politique apparaît du coup plus nette. En 1820, l’arrestation de « conspirateurs » ou la découverte de « complots » servaient à discréditer les libéraux. Plus encore : à justifier le renforcement du pouvoir entre les mains des « ultras ». D’où la perspective dans laquelle s’inscrivait Guizot : faire des libéraux les défenseurs de la légalité et des conservateurs les partisans de l’action illégale.
36Plus intéressant : on retrouve dans les Mémoires nombre de présupposés chers au récit conspiratif. Ainsi de l’analogie médicale [68] pour rendre compte des différentes phases de l’insurrection de 1832 : des symptômes qu’annonce un contexte particulièrement dégradé (la chute des activités économiques, l’intensité de la pauvreté) aux premiers signes d’une « fièvre » qui, rapidement, débouche sur une « crise » [69]. La mise en ordre des faits prend appui sur ces évidences immédiates. Il insiste ensuite sur un schéma continuiste (et non plus contextuel) qui fait des conspirations le produit de la mainmorte du passé : « Des passions bien diverses et pourtant simultanées, de vieilles haines et de jeunes espérances, les alarmes du passé et les séductions de l’avenir dominaient leur âme comme leur conduite. C’étaient de veilles haines et de veilles alarmes que celles qui s’attachaient aux mots d’émigration, régime féodal, ancien régime, aristocratie, contre-révolution… Contre ces fantômes que la folie de l’extrême droite faisait apparaître sans pouvoir les faire renaître, toute guerre semblait permise ; urgente, patriotique ; on croyait servir et sauver la liberté en rallumant contre la Restauration tous les feux de la révolution » [70]. Comme si l’examen des faits s’estompait devant la résurgence d’une filiation réputée caractéristique. Enfin, l’appréciation des menées carbonaristes est, elle-même, révisée. Alors que dans Des conspirations, il était suggéré qu’elles pouvaient surgir de mobilisations largement indépendantes les unes des autres. Que les leaders républicains pouvaient s’en saisir une fois lancées par d’autres pour signer leur entrée dans ce type d’action. Que les objectifs stratégiques étaient loin d’être identiques pour tous les acteurs et que tous d’ailleurs ne se rapportaient pas à la poursuite de valeurs collectives. Désormais, rien de plus simple : toutes marchent « comme un seul homme » :
« Les sociétés populaires, légalement interdites comme clubs, n’en étaient pas moins actives ni moins influentes ; soit de concert, soit par instinct, elles s’étaient divisées et multipliées pour ne pas courir toutes ensemble le même péril ; mais sous leur nom divers, les Amis du Peuple, les Amis de la Patrie, les Réclamants de Juillet, les Francs-Régénérés, la Société des condamnés politiques, la Société des Droits de l’Homme, la Société Gauloise, la Société de la liberté, de l’ordre et du progrès, n’étaient en réalité qu’une seule et même armée, animée du même esprit et marchant, sous la même impulsion, au même but » [71].
38Les figures de l’opposant et du savant sont recouvertes par celle du ministre. Ce faisant, il devient à nouveau légitime de chercher les conspirations dans de lointaines passions ou dans une main invisible. En tout cas, de refuser de les voir dans « le mauvais état de la société ou la mauvaise conduite du gouvernement ». Conspirer, c’est à nouveau adopter un répertoire d’action stigmatisé. Non pas celui du royalisme constitutionnel que ses convictions ont pourtant embrassé [72] mais celui de l’État à laquelle sa « science du pouvoir » reste arrimée. Certes, Guizot ne recourt pas à cette ancestralité de préméditations et de malveillances qu’affectionnent tant de polémistes [73]. Il n’en demeure pas moins que conspirer est à nouveau un geste souverain. Celui qui consiste pour un centre tout puissant à activer des engagements, cela en vue d’atteindre, par la clandestinité et le soulèvement violent, des objectifs séditieux [74]. Non qu’il n’y ait pas des arguments empiriques à faire valoir en ce sens. Certains se sont plu à relever en 1832 telle distribution d’armes organisée par O’Reilly, chef de la Société des Réclamants de Juillet ou une réunion de la Société des Amis du Peuple le 4 juin au soir, boulevard Bonne Nouvelle, pour « préparer » l’enterrement du général Lamarque [75]. Il n’en reste pas moins que le souci analytique a disparu. À croire que les principes sont dans l’opposition et la science du gouvernement une revendication de prétendants.
39La question se pose au vu de la façon dont la conspiration est redevenue chez Guizot la « cause » d’une insurrection. Comment négliger pour autant la leçon Des conspirations est à ce prix les événements imprévus, les effets pervers, les détournements politiques [76] ? Comment renoncer à séparer les intentions individuelles de leurs conséquences, au tracé si contrarié ? Ce serait retourner à la dialectique « conspirative » : celle de consciences complices et d’inconsciences agies. Certes, il reste difficile de distinguer dans le récit d’une « journée » les motivations et les résultats, surtout lorsque la diversité des premières harcèle l’interprétation des seconds [77]. Comme il demeure difficile, dans les réserves formulées par Guizot, de faire la part entre retenue professorale et habileté ministérielle : les « preuves » sont d’ailleurs trop réversibles chez cet observateur engagé pour n’appartenir qu’à l’une ou l’autre. Même la nature du régime s’en mêle en en faisant tantôt des accusations à réfuter tantôt des trophées à exhiber.
« Quand l’insurrection des 5 et 6 juin 1832 eut échoué, quand il fallut se justifier d’y avoir pris part ou la justifier de ses desseins, il y eut comme un concert entre tous ceux qui y étaient directement ou indirectement intéressés pour en dissimuler la gravité et en dénaturer le caractère : tous soutinrent qu’il n’y avait eu dans l’événement aucune préméditation ; aucun projet politique… Si la lutte s’était engagée ce n’était point les amis du général Lamarque qui en avaient pris l’initiative ; ils avaient été insultés, provoqués, menacés, attaqués par la police et la troupe, les sergents de ville et les dragons. […] Le temps a marché ; le jour s’est levé sur le passé ; la France a changé de régime et de maître ; le roi Louis-Philippe est tombé ; la République a eu son heure ; on a pu s’en vanter au lieu de s’en défendre … l’insurrection des 5 et 6 juin avait été une grande tentative républicaine ; ils [les républicains] ont multiplié les détails et les preuves » [78].
41À quoi alors bon essayer de trancher ? On dira Guizot trop « politique » pour ne pas sentir combien la portée d’une conspiration se construit d’abord dans la marche même de l’événement. À moins qu’on le juge trop « historien » pour ignorer la façon dont celui-ci est redéfini lorsque rétrospectivement, mais dans d’autres contextes et à partir d’autres positions, il lui est demandé de livrer son sens « véritable ». Des conspirations est une œuvre politique autant qu’une œuvre sur la politique. Dans le chapitre premier, l’auteur avait pourtant essayé de contrer l’insinuation : « Ceci est donc une question libre, une question purement morale, où nulle autre considération ne saurait être admise, sans le plus révoltant outrage à tout ce qu’il y a de saint. Je prie donc ceux qui pourront me lire, d’oublier, comme je le ferais moi-même, tout engagement de situation ou de parti ». Reste que le propos appartient encore à la tactique déclaratoire : celle par laquelle un haut fonctionnaire en disgrâce s’efforçait de rallier un centre gauche jusque là hostile. En un mot : de se « replacer » pour mieux rebondir. Au soir de sa vie, apaisé, il finira par le confier. C’est le temps de l’aveu : « L’envie me vint de dire tout haut ce que je pensais du nouveau régime de la France, de ce qu’il était depuis 1814… Encore étranger aux Chambres, c’était là pour moi le seul moyen d’entrer en personne dans l’arène politique » [79]. Quant à cette « science du pouvoir » supposée faire entendre raison aux « mouvements de foule » et aux « actions secrètes », son territoire s’est restreint. Il faut y prêter attention car le ton se découvre alors presque chagrin : « Le pouvoir n’est pas libre d’être excellent à lui tout seul. Il ne fait pas la société ; il la trouve ; et si la société est impuissante à le seconder, si des principes anarchiques la possèdent, si elle renferme en son propre sein les causes de la dissolution, le pouvoir aura beau faire ; il n’est pas donné à la sagesse humaine de sauver un peuple qui ne concourt pas lui-même à son salut » [80]. Une sagesse politique désespérant du salut des hommes : sans doute l’amertume des derniers jours vient-elle accentuer le trait. À moins que ce se soit celle d’un autre échec, celui de la Monarchie de Juillet « abattue » à son tour lors des journées du 24 février 1848. Ce qui est sûr, c’est que l’avènement du « gouvernement des esprits » n’aura pas été au rendez-vous. Le « maniement des opinions » n’a pas remplacé le « bouleversement des existences ». Ni l’obligation la simple contrainte : celle qui, au nom d’une liturgie de la puissance, caractérisait, aux yeux des doctrinaires, la forme antérieure du pouvoir. Analyser l’histoire d’un tel échec n’en est pas moins nécessaire. Et déjà pour comprendre comment, dans le sillage des révolutions et de ce que Hobsbawm appelait les « fraternités insurrectionnelles secrètes » [81], a pu être justifiée la réorganisation libérale du lien entre science et gouvernement.
Notes
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[1]
Olivier Ihl est professeur de science politique à l’Institut d’études politiques de Grenoble.
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[2]
La troisième édition de ce texte datée de 1821 est parue dans le Corpus des œuvres de philosophie en langue française, chez Fayard, en 1984, augmentée de pièces justificatives et accompagnée d’un pamphlet de 1822 : De la peine de mort en matière politique. Les citations renverront à la pagination de cette édition, plus accessible. En revanche, l’orthographe initiale a été volontairement conservée.
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[3]
Sur le tournant de février 1820 dans la biographie du fondateur de l’école dite des « doctrinaires », voir Pierre Rosanvallon, Le moment Guizot, Paris, Gallimard, Bibliothèque des Histoires, 1985, p. 382 et Gabriel de Broglie, Guizot, Paris, Perrin, p. 74 et s.
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[4]
Dont il remarque qu’elle « appartenait avec passion et quand même au xviiie siècle et à la Révolution », Mémoire pour servir à l’histoire de mon temps, T. 1, Paris, M. Lévy Frères, 1859, p. 293 et s. (c’est moi qui souligne). Trois autres publications scandent cette opposition aux ministères « réactionnaires » de Richelieu et Villèle : Du Gouvernement de la France depuis la Restauration et du Ministère actuel (1820) ; Des Moyens de gouvernement et d’opposition dans l’état actuel de la France (1821) ; De la peine de mort en matière politique (1822).
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[5]
Sur la structuration en France de ces sociétés secrètes, voir Alan B. Spitzer, Old Hatreds and Young Hopes : the French Carbonari Against the Bourbon Restoration, Cambridge (Mass.), Cambridge University Press, 1971 et sur le développement, en leur sein, des « idées républicaines », Georges Weill, Histoire du Parti républicain en France (1814-1870), Paris, Librairie Félix Alcan, 1928, p. 8 et s. et plus récemment Karma Nabulsi, « La guerre sainte : Debates about Just War among Republicans in the Nineteenth Century », dans Sudhir Hazareesingh (dir.), The Jacobin Legacy in Modern France, Oxford, Oxford University Press, 2002, p. 21-44.
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[6]
Des conspirations…, op. cit., p. 28.
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[7]
A la manière, par exemple, de la monumentale Histoire des conjurations, conspirations et révolutions célèbres tant anciennes que modernes de Duport-Dutertre, (Paris, Duchesne, 10 vol., 1754-1760), recueil de « traits frappants » puisés en Europe, en Amérique, en Chine ou au Siam. Sur l’accueil fait à cet ouvrage « plein de petits détails », voir Grimm (Friedrich Melchior), Diderot (Denis), Correspondance littéraire, philosophique et critique, Paris, Garnier, 1877, T. 2, p. 155.
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[8]
« Je crois qu’il peut exister au sein de la société, des forces aveugles ou perverses, ardentes à renverser des pouvoirs que la société a intérêt de maintenir. Que ces forces conspirent, si elles peuvent, rien de plus naturel ; que le gouvernement les combatte, rien de plus légitime. Je ne révoque en doute ni la possibilité des conspirations, ni la justice du châtiment des conspirateurs » (Des conspirations…, op. cit., p. 27).
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[9]
Et de distinguer entre celles « vertueuses » qui portent atteinte aux personnes et celles « vicieuses » qui malmènent les principes. Sur les factions…, Paris, R. Vatar, an V, p. 6.
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[10]
Sur les factions…, op. cit., p. 15 Sur le contexte de ces emplois terminologiques, voir Geoffrey T. Cubbit, « Denouncing Conspiracy in the French Revolution », Renaissance and Modern Studies, 33, 1989, p. 145-146.
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[11]
Une impuissance toute relative, comme le montre le procès de Jean-Baptiste Berton. Général de Napoléon, persécuté sous la Restauration, il prit la tête de mouvements insurrectionnels dans les départements de l’Ouest. Une première tentative, partie de Thouars le 24 février 1822, échoua ; lors de la préparation de la seconde à Saumur, il fut arrêté (17 juin). Jugé à Poitiers, il y fut décapité le 5 octobre 1822. Procès de la conspiration de Thouars et Saumur.° Poitiers, Catineau, 1822.
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[12]
Des hommes qui n’hésitaient pas alors à « patronner » des réseaux de « conspirations libérales ». Sur ce point, voir Sylvia Neely, Lafayette and the Liberal Ideal, 1814-1824 : Politics and Conspiracy in an Age of Reaction, Carbondale, Southern Illinois University Press, 1991 (qui s’appuie sur les papiers de Lafayette retrouvés au Château La Grange), notamment p. 184 et s.
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[13]
Des moyens de gouvernement et d’opposition dans l’état actuel de la France, Paris, Ladrange, 1821, p. 130.
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[14]
La valeur d’un tel raisonnement vaut déjà par son contexte : on songe aux diffamations propagées contre Chateaubriand par la Correspondance, périodique contrôlé par la police de Decazes. L’accusant de conspiration, elle le tenait pour l’auteur d’une « Note secrète » appelant au renversement du gouvernement. À signaler que cette note sera rééditée par Vitrolles la même année, avec la lettre par laquelle Chateaubriand se défend de toute « brigue ». Chateaubriand (François-René, vicomte de), [Vitrolles (E.-F.-A., baron d’ Arnaud)] Remarques sur les affaires du moment, Paris, Le Normant, 1818 et Note secrette exposant les prétextes et le but de la dernière conspiration, Paris, Foulon, Delaunay et Eymery, 1818.
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[15]
Principes de politique, dans Cours de politique constitutionnelle et collection des ouvrages publiés sur le gouvernement représentatif, T. 1, Paris, Guillaumin, 1872, p. 31
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[16]
Sur cette « politique du secret » des gouvernements européens du début du xixe siècle, voir David Vincent, The Culture of Secrecy Britain, 1832-1998, Oxford, Oxford University Press, 1998, p. 26 et s.
-
[17]
C’est le cas avec « La première conspiration du Général Malet (mai-juin 1808) » sur laquelle revient Valère Fanet dans Le Magasin Pittoresque (1, n : 3, 1908, p. 472-475), une action dont Savary, le successeur de Fouché au ministère de la Police générale ignorait tout lors de son entrée en fonction en 1810. Ce travail d’occultation avait été opéré sur ordre par Desmarets, chef de la 1re division. Pour une lecture récente de l’affaire, voir Bernard Gainot, « Pratiques politiques et stratégies narratives. Hypothèses de recherche sur les conspirations militaires : la « conspiration Malet » de 1808 », Politix, 54, p. 95-117.
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[18]
Dictionnaire politique. Encyclopédie du langage et de la science politique, Eugène Duclerc et Ed. Pagnerre (dir.), Paris, Pagnerre, 6e éd., 1860, p. 271. Et d’ajouter : « Dans l’état actuel de nos mœurs politiques, les Conspirations ne sont pas possibles. Que l’on cherche à s’entendre, à se voir, à se communiquer, à se concerter, rien de mieux ; il faut qu’un parti sache sur quoi et sur qui il peut compter dans un moment donné. Mais une Conspiration pareille se peut organiser à la face du Soleil ; insaisissable de sa nature, elle n’a point à craindre les trahisons, ni la légèreté, ni le bavardage ; elle ne porte point ce cachet de coterie et d’isolement qui rend suspectes et stériles toutes les trames clandestines ».
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[19]
F.-T. B. Clavel, « Sociétés secrètes », Idem, p. 891. Outre qu’il confond clandestinité et secret (ce dernier n’est pas seulement une mesure de protection contre la surveillance extérieure, mais moyen initiatique et forme de sociabilité), l’auteur se condamne, faute de considérer la valeur politique de ce type d’entreprise, à juger de sa « moralité » par son seul résultat. Et pour un exemple actuel de ce recouvrement lexical : Gilles Malandain, « La conspiration solitaire d’un ouvrier théophilanthrope : Louvel et l’assassinat du duc de Berry en 1820 », (Revue historique, avril-juin 2000, 614, 367-393) où le meurtre politique, dénoué de toute organisation collective, devient par la seule vertu du secret, une « conspiration solitaire ».
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[20]
Comme il le confiera plus tard : gouverner l’administration suppose une « action directe et promptement efficace », en revanche gouverner la société nécessite d’autres moyens : « quand il s’agit des esprits, c’est surtout par l’influence que le gouvernement doit s’exercer ». Mémoires…, T. III, p. 17
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[21]
Des conspirations…, op. cit., p. 19.
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[22]
« Des moyens d’émulation », dans Instruction publique, éducation. Extraits précédée d’une introduction par Félix Cadet, Paris, Vve E. Belin et fils, 1889, p. 188 et s.
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[23]
Ulysse Trélat, « La Charbonnerie » dans Godefroy Cavaignac, A. Altaroche, B. Haureau et al., Paris révolutionnaire, Paris, Guillaumin, 1848, p. 257. Et de conclure : « L’association secrète fut une phase intermédiaire et une nécessité entre le despotisme de l’empire et le règne de la publicité ».
-
[24]
The Defense of Grachus Babœuf Before the High Court of Vendôme, trad. et prés. par Anthony Scott, avec un essai d’Herbert Marcuse, New York, Schoken Books, 1972, p. 36.
-
[25]
Sur la manière dont fut présentée cette « découverte » dans la France provinciale, voir Lettres normandes ou petit tableau moral, politique et littéraire adressé par un normand à plusieurs de ses compatriotes, 1820, 1, T. 11, p. 285.
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[26]
Pour une mise au point critique, voir Gordon S. Wood, « Conspiracy and the Paranoïac Style : Causality and Deceipt in the Eighteenth Century », William and Mary Quarterly, 39, 3, 1982, p. 401-441.
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[27]
Qui parle, à propos des conspirations, de « faits de relâchement ou d’abandon de la personne », des actes dans lesquels la « volonté consent au vertige moral », Charles Renouvier, Essais de critique générale, Paris, Ladrange, 1864, p. XXXII.
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[28]
D’où sa condamnation du machiavélisme vulgaire : « Il est des hommes qui, en maniant le pouvoir, se croient habiles parce qu’ils se résignent sans peine à la nécessité du mal. […] Éternelle insolence de la nature humaine ! La seule expérience qu’ils aient acquise est celle de leur faiblesse, et ils s’en prévalent comme d’un progrès dans la science du pouvoir ! » (p. 28)
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[29]
L’un de ses modèles les plus prisés : les deux « nouvelles historiques » d’Eustache Le Noble, L’histoire secrète des plus fameuses conspirations de la conjuration des Pazzi contre les Medicis et Epicaris, suite des histoires secrètes des plus fameuses conspirations. Amsterdam, [« Suivant la Copie Imprimée a Paris »], 1698. À signaler, pour une approche qui s’efforce aujourd’hui de dégager dans toutes les théories du complot « une même construction morphologique », Raoul Girardet, Mythes et mythologies politiques, Paris, le Seuil, 1986, notamment p. 33.
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[30]
Response au manifeste publié par les Perturbateurs du repos de l’Estat, Paris, Antoine Estienne, 1617, p. iij. Ou chez Nicolas Remond Des Cours, La véritable politique des personnes de qualité, Paris, Jean Boudot, 1692, le chapitre « Contre les auteurs des troubles et des conspirations », p. 47 et s.
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[31]
Si les conspirateurs parviennent à soulever le peuple, c’est « à force d’intrigues, de mensonges et de calomnies » et parce que celui-ci est « trop peu instruit », Dictionnaire universel des sciences morale, économique, politique et diplomatique ou Bibliothèque de l’homme d’État et du Citoyen, T. 14, Londres, Les Libraires associés, 1777-1783, p. 23 et 24.
-
[32]
Sur la popularité acquise par ce texte, en particulier à la faveur du travail de l’anglais Robert Clifford qui le traduisit et rédigea un pamphlet intitulé Application des Mémoires de Barruel sur le Jacobinisme aux sociétés secrètes d’Irlande et de Grande-Bretagne en 1798, ou de l’allemand Johann August Starck, professeur de théologie de Konigsberg qui publia, en 1803, deux volumes intitulés Le triomphe de la philosophie au xviiie siècle, voir Amos Hoffman, « Opinion, Illusion and the Illusions of Opinion : Barruel’s Theory of Conspiracy », Eighteenth-Century Studies, 27, 1, 1993, p. 27-60
-
[33]
Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme, Londres, 1797-1798, T. 1, p. viii-ix.
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[34]
Pour s’en convaincre plus encore, voir l’ouvrage du Supérieur des Eudistes de Caen, l’abbé François Lefranc, Le Voile levé pour les curieux ou le secret de la Révolution révélée à l’aide de la Franc-Maçonnerie, Paris, Vue -Valade, 1791 et du même Conjuration contre la Religion catholique et les Souverains... Paris, Crapant, 1792. Des textes largement diffusés sous la Restauration.
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[35]
Les conspirateurs portent un masque : réfléchir à leurs projets, c’est d’abord savoir comment le faire tomber. C’est déceler la marque de leurs manœuvres. Car, insaisissables et habiles, ils ne reculeront devant aucun moyen. Sur ce point, Cadert de Gassicourt (Charles-Louis), Le Tombeau de Jacques Molai ou le Secret des Conspirateurs à ceux qui veulent tout savoir, Paris, 1796.
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[36]
On retrouve cet argument, celui d’une Franc-Maçonnerie, structure cosmopolite, source et mère de toutes les sociétés secrètes chez un auteur à succès de la seconde moitié du xixe siècle, Claudio Jannet : « une pareille puissance, avec des forces doubles par le secret dont elle s’entoure, est parfaitement capable de mener le monde à la fois par ses intrigues et par l’opinion publique qu’elle dirige à son gré », Les sociétés secrètes, Paris, Librairie de la Société Bibliographique, 1881 p. 11. Tiré à 25 centimes, cet ouvrage connaîtra, lui aussi, de multiples rééditions.
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[37]
Gordon S. Wood, « Conspiracy and the Paranoïac Style », op. cit., p. 431
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[38]
Sur l’imaginaire du complot, voir le numéro de Politica Hermetica, 6, 1992, qui fait suite à un colloque organisé sur ce thème les 23 et 24 novembre 1991 à la Sorbonne sous la houlette d’Émile Poulat. Je tiens à remercier Jean-Pierre Bernard de m’avoir signalé l’existence de cette revue.
-
[39]
Sur le développement de ces savoirs sur le politique, voir les considérations plus théoriques contenues dans Olivier Ihl, Martine Kaluszynski « Pour une sociologie historique des sciences de gouvernement », Revue Française d’Administration Publique, 102, avril-juin 2002, p. 229-243.
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[40]
Comme le fameux écrit de Robert C. Dallas, Nouvelle conspiration contre les Jésuites, dévoilée et brièvement expliquée, avec un précis de leur Institut, et des Observations sur le danger des systèmes d’éducation indépendants de la Religion (traduit de l’anglais par M. Desvaux, Baron d’Oinville), Paris, Chez F. Louis, 1817.
-
[41]
Voir, par exemple, le Mémoire de 1822 de l’un des directeurs de la police de Louis XVIII commenté par Léonce Grasilier dans Un secrétaire de Robespierre. Simon Duplay (1774-1827) et son Mémoire sur les Sociétés secrètes et les conspirations sous la Restauration, Nevers, Impr. de L. Cloix, 1913.
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[42]
Un groupe lié par certaines de ses composantes, selon Arthur Lehning, à la nébuleuse des mouvements insurrectionnels que dirigeait alors Filippo Buonarroti. Il évoque ainsi une visite de l’un des ses fidèles, Carl Follen à Paris en mai-juillet 1820, « Buonarrotti and his International Secret Societies », International Review of Social History, vol. 1, 1956, p. 125. Sur le déroulement concret de l’opération, on se reportera aux Mémoires du maréchal Marmont, duc de Raguse, de 1792 à 1841, Paris, Perrotin, 1857, T. 7, p. 268 et s. et surtout aux Mémoires du Chancelier Étienne Pasquier, Paris, Nourrit, T. 5 : 2e partie, Restauration 1820-1824, 1894, p. 443 et s. Il y souligne combien Guizot était « très lié avec les jeunes professeurs [Victor Cousin] dont l’agitation avait été remarquée dans les écoles » (p. 433).
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[43]
Sur les résonances de cet idéal d’un « gouvernement technicien » dans ces années, voir l’article de Robert Alexander, « No, Minister : French Restoration Rejection of Authoritarianism », dans David Laven et Lucy Riall (dir.), Napoleon’s Legacy. Problems of Government in Restoration Europe, Oxford/New York, Berg, 2000, p. 29-42.
-
[44]
Pour une critique de la confusion des intentions et des actes propres à l’article 89 du Code Pénal, voir la note « Complot », dans Garnier-Pagès, Dictionnaire de la politique, op. cit., p. 248 et l’article « Sociétés secrètes » dans le Dictionnaire d’administration de Maurice Block, Paris, T. 2, p. 1671.
-
[45]
Sur la façon dont opère alors le système judiciaire, Alan Spitzer, Old Hatreds…, op. cit., p. 147 et s.
-
[46]
Louis André, art. « Complot », dans La Grande Encyclopédie, Marcellin Berthelot (dir.), Paris, T. 12, Paris, H. Lamirault, 1900, p. 205.
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[47]
L’article 89 dit sobrement : « Il y a complot dès que la résolution d’agir est concerté et arrêtée entre deux ou plusieurs personnes ».
-
[48]
Response au manifeste…, op. cit., p. iij.
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[49]
Charles-Irénée Castel de Saint-Pierre, Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe, T. 1, Utrecht, A. Schouten, 1713, p. 171.
-
[50]
L’Esprit des Lois, dans Œuvres complètes, Paris, La Pléiade, T. 2, 1976, p. 447.
-
[51]
Rapport de la Commission. Cité dans l’article « Attentat », Le Grand Dictionnaire Universel du xixe siècle, Pierre Larousse, Paris, 1867, T. 1, p. 890.
-
[52]
Le système dit préventif consiste à « subordonner les citoyens à l’administration » en la chargeant « d’autoriser ou d’interdire l’exercice des droits privés ». L’autre, au contraire, s’en remet aux citoyens en traçant à l’avance « les devoirs qui leur sont prescrits » cela « en termes généraux et non pour chaque cas spécial et pour chaque individu ». Inutile de dire que le second seul ferait du gouvernement « un lieu de prévoyance, de sagesse et de lumières », Auguste Vivien, Études administratives, Paris, Guillaumin, 1859, p. 51.
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[53]
Mémoires…, op. cit., T. III, p. 16.
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[54]
Le préfet de police, Paris, Lottin de Saint-Germain, extrait de La Revue des Deux Mondes, P. 1er décembre 1842, 1845, p. 21.
-
[55]
Idem, p. 22.
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[56]
Jean Claude Caron, La France de 1815 à 1848, Paris, Armand Colin, 1993, p. 106.
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[57]
Mémoires de M. Gisquet, ancien préfet de police, écrits par lui-même, Paris, Marchant, 1840, p. 86. Sur le déroulement de cette journée dont Victor Hugo s’est servi pour nouer le drame de son célèbre roman, voir Michael Löwy et Robert Sayre, L’Insurrection des Misérables. Romantisme et révolution en juin 1832, Paris, Minard, 1992 ainsi qu’André Jardin et André-Jean Tudesq, La France des notables, T. 1, Paris, Le Seuil, 1973, p. 131 et Lucien de La Hodde, Histoire des sociétés secrètes et du parti républicain de 1830 à 1848, Paris, Lanier, 1850, p. 94 et s.
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[58]
Les Misérables, Introduction et notes M. Allem, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1951, IV, II, chap. II, p. 1247. Victor Hugo a rendu compte du « climat » de l’insurrection en jouant constamment de la métaphore médicale, notamment dans le livre IV, 1, ch. IV, p. 999
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[59]
Louis Blanc soutient qu’avant d’êtres accueillis par le Roi, Laffitte, Odilon Barrot et Arago, signataires du fameux Compte rendu mettant en demeure le pouvoir avant l’insurrection, furent apostrophés par un huissier qui leur aurait glissé : « Prenez garde, messieurs, M. Guizot sort de l’appartement du Roi ; vos jours sont comptés », Histoire de dix ans 1830-1840, Paris, Pagnerre, 1842, T. III, p. 305. Ce que dément l’historien dans ses Mémoires.
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[60]
Mémoires pour servir…, op. cit., T. II, P. 205.
-
[61]
Procès des dix-neuf citoyens accusés de complot tendant à remplacer le gouvernement royal par la République. Contenant leurs défenses et celles de leurs avocats. Paris, Prévot, 1831. Ce texte rassemble les séances du premier procès politique de la monarchie de Juillet, intenté contre des membres de la Société des Amis du Peuple et de la Société Ordre et Progrès. Il leur était notamment reproché de s’être introduit en armes dans le Palais du Luxembourg, alors que se tenait le procès des ministres de Charles X. Au nombre des inculpés : Sambuc, Rouhier, Trélat, Godefroy Cavaignac, Guinard.
-
[62]
Réponse de la commission des condamnés pour délits politiques au discours de M. Guizot du 16 novembre 1831, Paris, Imprimerie A. Mie, p. 3. Le rédacteur de cette société est un proche de la charbonnerie. Raspail développera à son tour l’argument mais au nom, lui, du nombre : « La conspiration n’est une œuvre civique que toutes les fois qu’elle s’organise contre une minorité puissante par son organisation, dans l’intérêt d’une majorité immense mais désorganisée ». Cité dans Georges Weill, Histoire du parti républicain, op. cit., p. 94.
-
[63]
Et de rappeler comment, dès le début de la première Restauration, en 1814, Guizot fut associé à l’une de ces violations lorsque secrétaire général du ministère de l’Intérieur (placé alors sous la houlette de l’abbé Montesquiou), il participa à la rédaction de la loi sur la censure préalable. Voir Ph. Le Bas, Annales historiques de la France, Paris, Didot, 1843, T. 2, p. 688.
-
[64]
Sur son rôle dans la politique « du maintien de l’ordre et de l’autorité royale », comme les arrestations pour « remarques séditieuses » ou « incitations à haïr le roi », voir Jeanne Gilmore, La République clandestine 1818-1848, trad. de l’anglais par J.B. Duroselle, Paris, Aubier, 1997, p. 139 et s.
-
[65]
Sur cette opposition, Pontecoulant (Gustave de Dalcet), Comte de, Souvenirs historiques et parlementaires du Comte de Pontecoulant, ancien pair de France, Paris, Lévy frères, T. 4, 1865, p. 246.
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[66]
Après la publication Des conspirations, il fut invité à entrer dans la Charbonnerie. Ce à quoi, il aurait répondu : « Le pouvoir actuel méritera peut être souvent et à mon avis il mérite en ce moment d’être combattu mais pas du tout d’être renversé ». Mémoires, op. cit., T. II, p. 309. Sur le contexte de ces alliances mouvantes des libéraux à la fin de la Restauration, voir Edgar L. Newman, « The Blouse and the Frock Coat : The Alliance of the Common People of Paris with the Liberal Leadership and the Middle Class during the Last Years of the Bourbon Restoration », The Journal of Modern History, 46, 1, 1974, p. 26-59.
-
[67]
Sur cette position qui consistait à « circonscrire l’accusation » d’une complicité avec les conspirateurs du 19 août 1820, voir Gabriel de Broglie, Guizot, op. cit., p. 82.
-
[68]
Sur ce trait du discours conspirationniste, voir J.M. Roberts, The Mythology of the Secret Societies, New York, Charles Scribner’s Sons, 1972. À partir de mars 1832, c’est une épidémie de choléra qui va emporter près de 20 000 personnes à Paris entre le printemps et l’été. Mais la véritable maladie que dénoncent les contemporains est politique. Alfred de Vigny écrit dès le 3 juin à un ami : « Le Choléra est parti. On lui a jeté treize mille personnes : il me paraît assez satisfait… Comme il nous faut toujours un fléau, la guerre civile va le remplacer immédiatement », Correspondance 1816-1835, dans œuvres complètes, Paris, Conard, 1933, t. 7, p. 318.
-
[69]
Autre variante dans ce jeu de métaphores : le langage de la mécanique. Pour Victor Duruy, « la compression produisit ses effets habituels : la force refoulée fit explosion. C’est une loi physique qui se montre aussi dans l’ordre moral, avec cette différence que, quand la compression agit sur des idées répondant à des besoins réels, elle les dénature et les rend plus redoutables », Abrégé d’histoire universelle, Paris, Hachette, T. 6, 1878, p. 540.
-
[70]
Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps, op. cit., T. II, p. 236.
-
[71]
Idem, p. 199.
-
[72]
C’est la position d’Henri Heine pour qui « les philippistes sont intéressés à présenter l’affaire comme une conspiration organisée longtemps à l’avance et à exagérer le nombre de leurs ennemis. Ils y trouvent l’occasion de justifier les mesures violentes que le gouvernement vient de prendre et de se donner la gloire d’un haut fait militaire », De la France, Paris, Gallimard, 1994, (1re éd. 1832), p. 170.
-
[73]
Dans ses Recherches politiques et historiques qui prouvent l’existence d’une secte révolutionnaire, son antique origine, son organisation, ses moyens ainsi que son but et dévoilent entièrement l’unique cause de la Révolution française (Paris, Gide, 1817) le Chevalier de Malet fait, ainsi, de la révolution le produit des activités d’une secte née en 1185 et à laquelle se seraient ralliés « les Francs-Maçons, les Albigeois, les Templiers, les Illuminés et les Jacobins » p. 5.
-
[74]
Ce que revendiquent, il est vrai, nombre d’insurgés, comme Marrast, rédacteur en chef de la Tribune, inculpé au moment du procès de l’insurrection d’avril 1834, dans Vingt jours de secret. Ou le complot d’avril. Paris, Guillaumin, 1834.
-
[75]
Voir aussi sur les essais de coordination du mouvement, Gabriel Perreux, « La conspiration Gauloise. Un épisode de l’alliance carlo-républicaine, 5 et 6 juin 1832 », Société d’histoire moderne, bulletin (4e série, novembre 1920-juin 1924), Toulouse, Guitard, 1926, p. 368 et s.
-
[76]
Ce qui jure singulièrement avec la grandiloquence de nombre de ses contemporains. Voir, par exemple, Jeanne-Désiré Gay, « prolétaire saint-simonienne », Lettre au Roi écrite sous l’impression des événements des 5 et 6 juin 1832, Paris, s. n., 1832.
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[77]
Pour une étude qui privilégie, elle, la dynamique de la mobilisation, celle par laquelle des groupes et acteurs aux objectifs souvent confus, sujets à une variété de pressions croisées, et dont le contrôle sur les hommes et les événements demeurent restreint « opèrent » en révolution, voir Peter Amann, « A Journee in the Making : May 15, 1848 », The Journal of Modern History, 42, 1, 1970, p. 42-69
-
[78]
Mémoires pour servir…, T. II, op. cit. p. 342.
-
[79]
Mémoires…, op. cit., T. 1, p. 293
-
[80]
Mémoires…,op. cit., T. II, p. 303.
-
[81]
L’ère des révolutions, Bruxelles, Éditions Complexe, 1re éd. anglaise 1962, 1988, p. 150.