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Article de revue

Légalité, justice et femmes dans la République et les Lois de Platon

Pages 309 à 330

Notes

  • [1]
    Gerasimos Santas est professeur de philosophie à l’Université de Californie à Irvine. Texte original en anglais.
  • [2]
    Pour les Lois, voir Morrow 1960, et Stalley 1983. Pour les discussions sur la République, voir les notes 16 et 17 ci-dessous.
  • [3]
    Dans quelle mesure cette argumentation est-elle probante ? Thrasymaque ne fait aucune tentative pour fournir des données empiriques en faveur de la prémisse empirique la plus importante de son argumentation ; pour montrer, par exemple, qu’il était vrai qu’en Égypte, à Athènes ou à Corinthe, les partis au pouvoir faisaient des lois dans leur propre avantage. Aristote, cependant, qui a recensé plus de cent cinquante-quatre constitutions existantes, atteste que certaines d’entre elles visaient non pas l’intérêt de toute la société mais l’intérêt des gouvernants. Il pense qu’elles ne sont pas les meilleures constitutions ­ il les appelle « déviantes » ­ mais elles existent bien, elles ne sont même que trop susceptibles d’exister (Politique, III, 6). On ne réalise pas toujours que Thrasymaque présente une argumentation en faveur de sa définition de la justice ; ni que cette argumentation clarifie la définition, qu’elle a une incidence sur ce que Thrasymaque peut abandonner sans perdre son argumentation ou sa définition, et qu’elle montre que Thrasymaque procède comme un politologue empiriste, en faisant une étude comparée des gouvernements pour produire une théorie empirique de la justice.
  • [4]
    De Libero Arbitrio, I, 5.
  • [5]
    John Rawls, par exemple, est d’accord : voir sa discussion de la séquence de quatre étapes, Rawls 1971, p. 195-201.
  • [6]
    Dans la République, Platon étudie la justice sans recours à la légalité. Il a sa propre méthode pour découvrir ce qu’est la justice, différente de la méthode empirique de Thrasymaque et différente de la méthode contractualiste de Glaucon : à savoir une procédure guidée par sa théorie fonctionnelle du bien et de la vertu et la supposition que la justice est une vertu des cités (tout comme des individus, dont la justice est isomorphe à celle de la cité). Pour un exposé détaillé, voir Santas 2001 (a), ch. 3 et 4.
  • [7]
    Le gouvernant selon Thrasymaque est, pour commencer, quelqu’un qui a de facto le pouvoir ; sa définition du « plus fort », c’est le parti au pouvoir, ceux qui ont le pouvoir législatif, judiciaire et/ou exécutif. Pour sortir de la contradiction, Platon lui fait ajouter, au pouvoir de facto, la connaissance par ceux qui le détiennent de ce qui est dans leur propre intérêt (la connaissance appropriée nécessaire pour éviter les erreurs en question). L’adjonction de cette connaissance est aussi rendue possible par le fait que Thrasymaque réalise que faire des erreurs au sujet de ce qui est dans leur propre intérêt porte atteinte à son idée de quelqu’un de fort ; de même, avec Calliclès dans le Gorgias, la sagesse et le courage, à la différence de la justice et de la tempérance, étaient conçus comme des vertus qui servent tout à fait l’intérêt de la personne vertueuse, des vertus qui font qu’une personne se trouve mieux de son propre point de vue. Tout cela peut servir à expliquer le changement dans le texte. Mais ajouter la connaissance à la notion de gouvernant, de façon à exclure toutes les erreurs, c’est une idée trop forte, trop irréaliste : il n’existe pas de tels gouvernants, et la justice de Thrasymaque, avec cette notion de gouvernant, n’aurait donc aucune application. Cette adjonction complique aussi considérablement sa méthode pour découvrir ce qu’est la justice.
  • [8]
    Voir la réplique de Socrate à Adimante, République, 419-422 ; Socrate dit que la cité qu’ils ont construite vise le bien de la cité dans son ensemble, et non le bien des seuls gouvernants, en supposant que la justice se rencontrera dans une telle cité. Dans la Politique, livre III, ch. 6 et 7, Aristote soutient aussi que les constitutions justes visent l’intérêt de tous les citoyens. Voir aussi la discussion par John Rawls des théories égoïstes de la justice, in Rawls 1971, p. 122-126.
  • [9]
    L’autosuffisance est pour les Anciens un critère de l’unité politique ; voir Aristote, Politique, I, 2.
  • [10]
    Tel est le résumé le plus simple des hypothèses empiriques que Platon discute aux livres II, III et IV de la République, plus exactement de 369, où il commence sa construction de la cité entièrement bonne, à 434, où il se retrouve pourvu de sa définition de la société juste. Pour un examen très détaillé, voir Santas 2001 (a).
  • [11]
    Smith a quelques désaccords avec Platon ; par exemple sur la question de savoir si les différences entre les aptitudes et talents appropriés sont innées ou acquises. Mais les principaux points sur lesquels je me fonde ici ne sont guère affectés par ces différences. La différence dont je parle plus loin est une autre histoire, à savoir le fait que pour Platon la division du travail selon le talent est un principe de justice, alors que pour Smith la division du travail est un principe d’efficacité et de productivité ­ une des choses qui accroissent la richesse des nations ; et le fait que, tandis que Platon exige comme une question de justice que les carrières soient assorties aux talents, Smith (et Rawls) rendent les carrières légalement ouvertes aux talents, autorisant ainsi le libre choix des carrières.
  • [12]
    Rawls 1971, ch. II, p. 72 sqq. Les carrières légalement ouvertes aux talents, c’est une égalité des chances formelle, selon Rawls ; associées à une égalité des chances équitable (fair), elles constituent une partie du second principe de justice, l’autre partie étant le célèbre principe de différence.
  • [13]
    De fait, en République, 433d, Platon semble appliquer explicitement le principe de la société juste à tous les êtres humains.
  • [14]
    Pour Platon, plus spécialement, les mathématiques et l’architecture sont des sciences (technai) différentes, dont les objets et les buts diffèrent, et la pratique de chacune exigerait une éducation supérieure différente, comme pour nous.
  • [15]
    République, 454e. Platon peut avoir eu une microbiologie fausse, mais je ne pense pas que cela importe ici, puisqu’il y a une division biologique du travail dans la reproduction humaine : c’est aux femmes de porter les enfants, non aux hommes.
  • [16]
    Comme le note Morrow 1960, p. 157.
  • [17]
    Voir Kraut 1992, p. 44-45, 507-508. Voyez aussi la judicieuse discussion de Smith 1983, qui inclut des références à plusieurs autres articles. Pour une vive discussion antérieure, Annas 1981 ; plus récemment voir Saxonhouse 1997.
  • [18]
    Vlastos 1989 ; voir aussi Reeve 1997, pour une défense efficace contre certaines objections contemporaines aux conceptions de Platon.
  • [19]
    Voir par exemple République, II, 370 : la justification du principe de la société juste quand il est proposé pour la première fois ; et, au début du livre IV, la réponse de Socrate à l’objection d’Adimante, que Socrate rend les gardiens malheureux : leur but, répond Socrate, était de rendre heureuse la cité dans sa totalité, dans l’idée que c’est dans une telle cité qu’ils trouveraient la justice. Nous avons vu que, dans les Lois aussi, Platon en appelle au bien de la cité dans sa totalité : le législateur doit légiférer, non pas uniquement pour le bonheur de tous les hommes, ce qui représente la moitié de l’État, mais pour les hommes et les femmes, c’est-à-dire l’État tout entier.
  • [20]
    République, VIII ; voir aussi Santas 2001 (b).
  • [21]
    Voir République, 434a-c, pour une affirmation explicite du fait qu’une permutation des fonctions sociales serait injuste. Une personne à qui c’est le métier de soldat qui convient le mieux, par exemple, ferait quelque chose d’injuste si elle tentait de devenir un gouvernant ; elle n’a donc manifestement aucun droit à choisir sa carrière.
  • [22]
    Dans cet article, je laisse de côté la question de savoir si Platon ou les anciens Grecs avaient même un concept de droits. Cette question est discutée avec fruit dans Miller 1994. Le chapitre 4 contient une discussion lumineuse des différentes sortes de droits, incluant les « droits à des libertés ». Je ne prétends pas ici que Platon n’avait aucun concept de droits, mais seulement que sa théorie de la société juste n’est pas une théorie fondée sur des droits ni une théorie créatrice de droits, et que, lorsqu’elle est appliquée, elle ne crée aucun droit, que ce soit pour les hommes ou pour les femmes.
  • [23]
    Dans le Phédon et le Phèdre, les âmes peuvent exister désincarnées et peuvent migrer d’un corps à un autre et même passer dans des corps d’animaux. La théorie de la réminiscence dans le Ménon suppose aussi des âmes désincarnées. Comment des âmes désincarnées pourraient-elles être sexuées ? David Keyt a le premier attiré mon attention sur ce point. Voir aussi la discussion lumineuse sur ce point dans Smith 1983 ; la différence entre Platon et Aristote dans leur façon de traiter les femmes correspond de façon significative à la différence entre leurs théories de l’âme. Voir aussi une discussion à ce propos dans Sorabji 1996.
  • [24]
    Nous voyons cela clairement dans un passage cité plus haut : « Nous voulions dire, par exemple, qu’un homme et une femme qui ont une âme de médecin ont la même nature… » (République, 454d).

1Aussi bien dans la République que dans les Lois, Platon a fait, pour l’éducation et l’égalité des femmes, des propositions qui étaient révolutionnaires pour sa civilisation et les autres sociétés de son temps. Les propositions de Platon ont fait l’objet de plusieurs discussions intéressantes [2]. Un défi n’a pas encore été relevé, cependant : celui de savoir si Platon a traité de façon systématique de ces questions relatives au rapport entre les sexes. Un tel traitement systématique révèlerait, premièrement, la théorie ou les principes éthique(s) et/ou politique(s) qui faisaient partie de son argumentation ; deuxièmement, quelles prémisses empiriques étaient requises pour appliquer la théorie de façon à atteindre les buts qu’il se proposait ; et enfin, de quelles données il pouvait penser disposer en faveur de la vérité de ces prémisses empiriques.

2Ce défi est plus facile à relever dans la République : les propositions de Platon sont fondées sur sa théorie de la société juste, et l’argumentation qu’il présente à l’appui montre clairement quelles prémisses empiriques il exige pour arriver à sa conclusion. Mais pourquoi il tenait ces prémisses pour vraies, c’est plus difficile à découvrir. Dans les Lois, d’autre part, la partie théorique est plus difficile à découvrir ; mais y sont présentées certaines données en faveur de ses convictions empiriques à propos des capacités innées des femmes.

3Je commence par la tentative de Platon d’affranchir la justice de la légalité. Dans les deux sections suivantes, je reconstruis brièvement l’argumentation de Platon dans la République, argumentation dont la structure est manifestement bipartite et peut permettre une utile comparaison avec les Lois ; ensuite j’essaie de reconstruire l’argumentation dans les Lois. J’interviens enfin quelque peu dans le débat actuel sur la question de savoir si Platon était féministe, et je risque quelques hypothèses sur ce qui faisait penser à Platon que ses prémisses empiriques à propos des femmes étaient vraies.

I – Justice et légalité dans la République

4Platon a réussi dans son attaque contre la conception de la justice de Thrasymaque, en mettant quelque distance entre justice et légalité, entre ce qui est juste et ce qui est légal. Il a attaqué victorieusement l’idée que ce qui est juste dépend entièrement de ce qui est légal. Cela le mettait à même d’entreprendre une investigation de la nature de la justice indépendamment des lois qui avaient cours de son temps. L’investigation réformiste ­ voire révolutionnaire ­ menée dans la République à propos de questions morales, sociales et politiques fondamentales doit beaucoup à cet affranchissement de la justice vis-à-vis de la légalité. Et cela inclut très largement les idées réformistes et révolutionnaires ­ pour son époque ­ de Platon sur le rôle des femmes dans la société.

5Thrasymaque définissait la justice comme ce qui est dans l’intérêt du plus fort. Il définissait le plus fort comme la partie dirigeante dans n’importe quelle société, qu’il s’agisse d’une tyrannie, d’une oligarchie ou d’une démocratie. Il donnait ensuite, à l’appui de sa définition, l’argumentation suivante. Dans toute société, le parti dirigeant fait des lois pour servir son propre intérêt. Dans toute société, le parti dirigeant définit comme juste ce qui est conforme aux lois qu’il fait. Par conséquent, le juste dans toute société est ce qui sert l’intérêt du plus fort (République, 338c-340). Cette argumentation à l’appui de sa définition de la justice est tirée de prémisses empiriques [3].

6L’argumentation dépend absolument de la prémisse selon laquelle tout ce qui est légal dans une société donnée est ce qui est juste dans cette société. Cela entraîne deux conséquences : cela relativise la notion de ce qui est juste pour une société ; et cela fait de l’étude de la justice l’étude empirique des lois en vigueur dans les sociétés. L’étape suivante de l’argumentation utilise une généralisation empirique à propos du but des législateurs dans toutes les sociétés ­ ils tendent à promouvoir leur propre intérêt. La conclusion, tirée de la combinaison de ces deux prémisses, affirme une identité abstraite dans la justice de toutes les sociétés, consistant en ce que la justice dans toutes les sociétés promeut l’intérêt des gouvernants ; tandis qu’elle laisse place à de grandes différences dans le contenu des lois de différentes sociétés. Les lois démocratiques peuvent différer dans leur contenu des lois oligarchiques, mais il sera vrai des deux ensembles de lois qu’ils sont décrétés pour servir l’intérêt du parti au pouvoir.

7La conception de Thrasymaque représente l’un des extrêmes dans l’interprétation de l’identification de la justice et de la légalité. Quoique ce soit formellement une identité (la justice dans une société S = ce qui est légal dans la société S), son fondement explicatif est la légalité : elle dit « tout ce qui est légal dans S est juste dans S et rien d’autre n’est juste dans S ». L’autre extrême, dans l’interprétation de cette identité est la conception de saint Augustin, selon laquelle « une loi injuste n’est pas une loi » [4]. Voilà qui est très différent de la conception de Thrasymaque, dans laquelle, du moins au départ, il n’y a pas de place pour une loi injuste. Au décret législatif, la conception d’Augustin ajoute la justice comme un critère pour que quelque chose soit une loi. Nous pouvons prendre comme révélateur de la différence entre ces deux conceptions le fait que la conception de Thrasymaque rend la justice relative à une société ­ la légalité est déjà relativisée de la même façon ­, tandis que la conception d’Augustin définit universellement la légalité par rapport à la justice ­ la justice était déjà universelle dans sa conception, une seule justice pour tous les êtres humains.

8La conception de Thrasymaque a beaucoup de conséquences déplaisantes, mais ici nous examinerons seulement les conséquences qu’elle a pour les femmes. Si les femmes en fait n’ont pas de droits légaux en matière politique, économique ou éducative dans une société donnée, cela est juste dans cette société. Si elles en ont, cela est juste. Si les femmes ont des droits légaux dans certaines sociétés et pas dans d’autres, les deux sont justes pour ces sociétés. Ce sont là des inférences valides à partir de l’identification par Thrasymaque de la justice avec la légalité. Puisque, légalement parlant, c’est un fait que dans toutes les sociétés anciennes du temps de Platon les femmes n’avaient pas de droits politiques, économiques et éducatifs, cela était juste dans ces sociétés. La situation serait bien sûr similaire pour l’esclavage, par exemple. De jure l’esclavage était juste.

9La conception de Platon est, non seulement que la justice est indépendante de la légalité, mais aussi qu’elle a priorité sur elle, dans le sens que les lois doivent se conformer à la justice. Les lois réelles peuvent être justes ou injustes. Nous devons d’abord découvrir ce qu’est la justice et ensuite légiférer conformément à notre découverte [5]. Une telle investigation de la nature de la justice est plus difficile que celle de Thrasymaque [6]. Cette dernière est une enquête empirique : découvrez ce qui est légal dans chaque société et vous découvrez ce qui est juste dans cette société ; puis voyez si toutes les lois dans toutes les sociétés ont quelque chose en commun et dites que cela (l’intérêt du plus fort) est la justice (universelle). Ce résultat général, sans être complètement vide, est si abstrait qu’il est compatible avec la justice légale réelle de toute société, peu importe son contenu ­ esclavage, discrimination en fonction du sexe, inégalité des races, et ainsi de suite.

10Le premier argument de Platon contre l’identification par Thrasymaque de la justice avec la légalité est remarquablement simple et efficace. Les gouvernants, peu importe qui ils sont, peuvent se tromper sur la question de savoir quelles lois seraient dans leur propre intérêt. À supposer qu’ils commettent effectivement une telle erreur en légiférant, ce qui est conforme à la loi qu’ils décrètent serait, par hypothèse, contraire (ou au moins ne conduirait pas) à leur propre intérêt ; et donc injuste, selon la propre définition de la justice de Thrasymaque. Mais ce serait aussi légal, et donc juste, étant donné la prémisse selon laquelle tout ce qui est légal est juste (339-340). Ainsi quand les gouvernants commettent une telle erreur en légiférant, ce qui est conforme à la loi qu’ils ont décrétée est à la fois juste et injuste.

11Pour sortir de cette contradiction Thrasymaque a plusieurs possibilités. Il peut nier que les gouvernants puissent commettre des erreurs, ce qui est faux puisque les humains sont faillibles. Ou bien il peut redéfinir la notion de gouvernant de telle sorte que les gouvernants, en tant que gouvernants, ne commettent pas d’erreurs ; Platon fait faire ce choix à Thrasymaque, peut-être pour des raisons dialectiques qui lui sont propres, mais cela entraîne l’abandon de la supposition que tout ce qui est légal est juste [7] ; et si Thrasymaque abandonne cette supposition, il perd son argumentation à l’appui de sa définition de la justice. Ou bien, enfin, il peut abandonner sa définition de la justice, ce qui est ce que Platon veut qu’il fasse.

12Platon donne bien sûr beaucoup d’autres arguments contre la définition de Thrasymaque. Ce qui est intéressant ici pour nous, c’est que l’argument de Platon contre l’identification de la justice avec la légalité peut être généralisé, aussi longtemps que nous avons une conception téléologique des lois. C’est-à-dire que si nous légiférons toujours en ayant en vue une certaine fin, alors, étant donné que les humains sont faillibles en ce qui concerne les rapports entre moyens et fins, nous pouvons montrer, par une argumentation similaire, que l’identification de la justice avec la légalité est erronée. Supposons, par exemple, que nous prenions l’autre but des lois, celui que Platon, Aristote [8] et nous modernes approuvons, à savoir que les lois doivent être décrétées dans l’intérêt de tous les citoyens, pas seulement dans celui des gouvernants. Nous ne pouvons toujours pas identifier la justice avec la légalité de telles sociétés, parce que les législateurs peuvent se tromper sur ce qui profiterait à la société tout entière, spécialement aujourd’hui avec nos états-nations plus grands et plus complexes. Sans parler des législateurs corrompus ­ les législateurs qui décrètent des lois dans leur propre intérêt alors même qu’ils vivent sous des constitutions qui visent l’intérêt de tous les citoyens, des constitutions qu’ils ont juré de maintenir. Ainsi, le rejet de l’identification de la justice avec la légalité est un résultat stable et général du premier argument de Platon contre Thrasymaque.

13Pour le rôle joué par la différence entre les sexes, la conséquence de l’argument de Platon contre Thrasymaque est claire. Si toutes les anciennes sociétés connues n’autorisaient pas légalement les femmes à voter ou à remplir une fonction, Thrasymaque devrait dire, sur la base de sa théorie de la justice, que ces pratiques légales étaient justes pour ces sociétés. Mais, étant donné son argument contre Thrasymaque, Platon refuserait de tirer cette conséquence ; il laisserait ouverte et examinerait la possibilité que ces pratiques légales universelles soient injustes. C’est en fait ce qu’il fait plus loin.

II – Le principe de la société juste selon Platon

14Dans sa discussion de la place des femmes dans la société, Platon fait explicitement appel à son principe de la société juste. Nous devons en premier lieu jeter un bref coup d’œil sur celui-ci. Notre démarche consiste ici à situer la discussion de Platon sur les femmes au livre V dans le cadre de sa théorie de la justice, et à comprendre que son argumentation au sujet des femmes est construite à l’aide de son principe de la société juste et de la perception qu’il avait des faits concernés par ce principe, s’agissant des hommes et des femmes. Voici ce qui est vrai en tout cas : le rôle des femmes dans la société est une question de justice ; au même titre que, par exemple, l’attribution efficace des ressources humaines.

15Le principe platonicien de la société juste est assez simple : c’est un principe qui requiert la division et la distribution des fonctions sociales sur la base des talents ou des aptitudes naturels et de l’éducation appropriée. Ce principe stipule qu’une société (ou une cité-état) est juste quand elle est organisée de telle façon que chaque citoyen soit affecté à la tâche sociale à laquelle il/elle est le mieux adapté(e) par sa nature (aptitude ou talent inné) et par l’éducation appropriée qui en découle (République, 433-434). Ce principe assez abstrait ou formel est ensuite combiné avec certaines suppositions empiriques plausibles concernant ce que sont les principales fonctions sociales, les talents requis pour ces fonctions, l’éducation appropriée de tels talents, et la division de la population selon les talents innés pour exercer ces fonctions sociales. Ce sont toutes des suppositions simples et faciles, qui valent plus ou moins pour la plupart des sociétés connues.

16La notion de tâches sociales se fonde sur l’idée que les êtres humains ne sont pas individuellement autosuffisants eu égard à leurs besoins ; ils se réunissent en cités parce qu’en coopérant ils peuvent atteindre l’autosuffisance ou s’en approcher [9]. La division du travail, une pratique de coopération, contribue à l’autosuffisance en rendant les tâches sociales, nécessaires à la satisfaction des besoins humains, plus efficaces, plus faciles et d’un meilleur rendement. L’attribution d’une fonction sociale différente sur la base des aptitudes naturelles ou innées et de l’éducation appropriée contribue d’une autre façon encore à la satisfaction des besoins humains, étant admis que généralement chaque personne remplira mieux sa tâche sociale si elle est mieux adaptée à celle-ci par nature, c’est-à-dire par son aptitude innée, et par l’éducation adaptée (République, 369b-371).

17Comme principaux besoins humains et comme tâches sociales correspondantes, on trouve : fournir sa cité en biens économiques ; la défendre ; et la gouverner. Les principaux talents et aptitudes innés correspondants sont : une haute intelligence, un fort caractère (un esprit combatif, comme nous dirions maintenant), et un don pour les compétences nécessaires pour produire et commercialiser les biens économiques. Une haute intelligence est assortie (c’est l’aptitude innée la mieux adaptée) à la tâche sociale de gouverner la société, un fort caractère à la défense, et un don pour les compétences productives à l’approvisionnement. Enfin, une fois donnés ces assortiments, des décisions sont prises au sujet de ce qu’est l’éducation appropriée pour chaque aptitude et talent inné : comment éduquer une haute intelligence pour gouverner, un fort caractère pour la défense, et le talent pour la production et le commerce [10].

18Quand nous mettons ensemble le principe formel et toutes ces suppositions empiriques, nous obtenons la teneur principale de la théorie platonicienne de la justice dans une société. Une société est juste quand elle est organisée de telle sorte que les personnes possédant une haute intelligence et une éducation appropriée soient affectées à gouverner, que celles ayant un fort caractère soient éduquées de façon appropriée et affectées à la défense, et que celles qui sont douées pour la production et le commerce soient éduquées et affectées à ces tâches sociales (République, 433 sqq.).

19Tout cela est familier, au moins comme schéma, à partir d’une lecture assez consensuelle des livres II, III et IV. Il se trouve quelquefois des gens pour opposer des objections aux suppositions empiriques de Platon, mais elles sont en réalité raisonnables et plausibles. Nous savons que la distribution de l’intelligence, par exemple, est inégale au sein des populations, et il en est de même pour les talents et les aptitudes pour les divers arts et sciences. La division du travail est un formidable stimulant pour la productivité, non seulement dans les modernes chaînes de montage, qui utilisent de très précises divisions du travail, et auxquelles le talent peut ne pas avoir grand-chose à voir ; mais aussi dans les divisions plus anciennes et plus grossières entre arts et sciences, commerces et professions, où le talent a plus à voir. La division du travail en fonction du talent éduqué est un stimulant supplémentaire pour la productivité, l’efficacité et la qualité ; au moins là où la division n’est pas trop précise, et où le talent fait effectivement une différence. Nous pouvons trouver une adhésion à toutes ces suppositions, par exemple, dans La Richesse des nations d’Adam Smith, dont les trois premiers chapitres contiennent une discussion magistrale de la division du travail et de ses avantages [11].

20Nous devons ici prendre explicitement note du fait que le principe platonicien de la société juste inclut la division du travail mais y ajoute l’exigence d’assortir les différentes fonctions sociales aux talents correspondants éduqués de façon appropriée. Ce sont réellement deux principes, dont le premier est indépendant du second : nous pouvons avoir une division du travail qui ne tienne pas compte des talents, quoique, bien sûr, nous ne puissions pas avoir une division du travail en fonction des talents sans division du travail. La division du travail par elle-même semble être un principe maximisant : elle maximise la somme totale des biens et des services. La division du travail en fonction des talents semble ajouter une composante distributive, puisqu’elle requiert d’assortir les travaux aux talents ; elle requiert que la distribution des fonctions sociales se fasse sur la base du talent éduqué. Comme nous le verrons, c’est cette composante distributive qui joue dans l’argumentation pour l’égalité des femmes.

21Pour notre propos ici, ce n’est pas tant dans les suppositions empiriques qu’il y a une importante différence entre Platon et les modernes. Elle réside plutôt en ceci, que Platon fait de la division du travail en fonction des talents une exigence de justice, alors que les modernes, bien qu’ils puissent être d’accord avec les suppositions empiriques sous-jacentes, favorisent la liberté de choix des tâches sociales, des commerces et des professions. L’expression traditionnelle « carrières ouvertes aux talents » signifie que les diverses positions d’autorité et de responsabilité dans la société sont légalement ouvertes à tous les citoyens. L’expression est d’Adam Smith ; Rawls l’appelle « l’égalité formelle des chances », et c’est pour lui un principe de justice [12]. Ce principe, bien sûr, n’exige pas que les citoyens assortissent leurs carrières à leurs talents. Le principe de Platon, si. Cette différence est probablement fondée sur des appréciations différentes de la valeur des libertés sociales et politiques et de la valeur de l’autonomie. Les modernes pensent que la liberté de choix, jointe à des incitations à assortir carrières et talents, vaut mieux que d’exiger un tel assortiment en en faisant une question de justice. Dans le cas des femmes, la différence est la suivante : exiger que les carrières des femmes soient assorties à leurs talents, c’est autre chose que de donner aux femmes, à titre de droit légal, la liberté de poursuivre toute carrière qu’elles choisissent. Cette différence doit être gardée à l’esprit quand nous examinerons l’idée que se fait Platon de la place des femmes dans la société.

22Nous avons donné seulement ici une simple esquisse du principe platonicien de la société juste, mais on peut espérer qu’elle aura suffi à montrer à quel point ce principe constitue une prémisse essentielle pour les propositions révolutionnaires de Platon à propos des femmes.

III – L’application aux femmes du principe platonicien de la société juste

23Au livre V de la République, Socrate affronte la question de savoir si les hommes et les femmes doivent avoir des éducations et des activités semblables : « si la nature humaine femelle est capable de partager avec le mâle toutes les tâches, ou absolument aucune, ou certaines mais pas les autres » (453a).

24La question est soulevée pour deux raisons.

25Premièrement, le principe platonicien de la société juste ne comporte rien qui exclue les femmes de son horizon [13]. Cela est également vrai de son principe de l’individu juste, lequel est selon lui isomorphe à la société juste : un individu est juste quand la raison dirige son âme, que le caractère aide à exécuter les commandements de la raison, et que l’appétit obéit. Aucune allusion n’est faite à la différence des sexes, ni dans l’analyse tripartite de l’âme (434-440), ni dans l’attribution normative des fonctions psychiques aux trois parties de l’âme, en quoi consiste la justice dans l’individu (441-442).

26Deuxièmement, l’idée des contemporains de Platon était que les hommes et les femmes doivent avoir des activités différentes, et ils avaient en fait des activités différentes : les responsabilités des hommes étaient les affaires de la cité, celles des femmes les affaires domestiques. Nous pouvons le voir dans le Ménon de Platon (71e) : Ménon définit des vertus différentes pour les hommes et pour les femmes, étant admis qu’ils ont des activités différentes ; la vertu d’une femme est ce qui la rend capable de bien conduire le ménage, celle de l’homme la capacité de bien administrer la cité.

27La conjonction de ces deux circonstances ­ l’horizon ouvert du principe platonicien de la société juste, d’une part, l’opinion et la pratique en vigueur concernant le rôle des femmes, d’autre part ­ donne lieu à la question de Socrate au sujet des activités et de l’éducation des femmes ; omettre cette question aurait été une sérieuse lacune dans la théorie platonicienne de la société juste et de la constitution idéale.

28Socrate commence par la question de savoir si les femmes et les hommes doivent avoir des éducations semblables. Il propose un principe judicieux : que des personnes aient des éducations semblables si elles ont dans la vie des activités semblables, et des éducations différentes si elles ont des activités différentes. Il n’y a rien à comprendre là, sauf dans le sens où c’est vrai : les architectes, par exemple, doivent avoir une éducation (supérieure) semblable, les médecins et les architectes une éducation différente, parce qu’architecture et médecine sont des activités différentes et requièrent donc un savoir différent [14].

29La question de l’éducation dépend donc de la question des activités. Les hommes et les femmes doivent-ils alors avoir les mêmes activités ou des activités différentes ? Les activités en question sont nos tâches sociales et, en particulier, au livre V, celles de défendre et de gouverner la cité ; les tâches, on peut le noter, qui étaient alors exercées exclusivement par des hommes, et qui, même de nos jours, sont assumées de façon prépondérante par des hommes.

30Platon fait aborder cette question par Socrate à partir de la position adverse, et d’une position adverse qui utilise son propre principe de la société juste : selon vous, Adimante et Glaucon, une société est juste si elle est organisée de telle sorte que chaque personne soit affectée à la tâche sociale pour laquelle elle est le mieux adaptée par nature. Hommes et femmes sont différents par nature. Donc, dans votre société juste, hommes et femmes doivent remplir des tâches sociales différentes (453b).

31Platon perçoit, de façon correcte, que la réponse à cette argumentation dépend, premièrement, de ce que sont en fait les différences naturelles entre hommes et femmes, et, deuxièmement, de la question de savoir si ces différences concernent la détermination de la division sociale du travail en fonction des talents et aptitudes naturels.

32Platon constate qu’il n’y a que deux différences naturelles entre hommes et femmes, considérés en groupe : premièrement, les hommes engendrent et les femmes portent les enfants [15], et, deuxièmement, les hommes sont dans l’ensemble (pas toujours) plus forts que les femmes.

33Passant à la seconde étape de sa réponse, il fait remarquer que les différences naturelles entre des personnes ne concernent pas toutes la détermination de ce que doivent être leurs activités ; par exemple, certains hommes deviennent naturellement chauves, d’autres non, mais il serait absurde d’assigner sur cette base les premiers à la défense et les seconds au gouvernement : « … nous n’avons pas posé une similitude ou une différence de nature à tout point de vue… mais seulement celles qui concernaient les activités elles-mêmes… Nous voulions dire, par exemple, qu’un homme et une femme qui auraient une âme de médecin ont la même nature… et que deux hommes, dont l’un est médecin et l’autre charpentier, ont des natures différentes » (454c-d).

34Mais quelles sont les différences pertinentes sur la base desquelles les personnes se voient assigner des activités différentes ? Ce sont des différences d’aptitude aux différentes tâches sociales, telles qu’elles sont manifestées par les différences dans l’apprentissage de la façon d’accomplir ces tâches. La différence entre un homme qui est doué pour (naturellement apte à) quelque chose, par exemple l’architecture, et un autre qui ne l’est pas, c’est que l’un l’apprend facilement, l’autre avec difficulté ; l’un, avec une légère instruction, peut découvrir beaucoup par lui-même, l’autre, après beaucoup d’instruction et d’exercice, ne pourrait tout au plus que se rappeler ce qu’il a appris (455b).

35Maintenant les deux différences naturelles entre hommes et femmes qui ont été concédées ne sont pas de ce genre, si ce n’est peut-être que les différences de force physique auront en fait de l’importance pour les activités requérant beaucoup de force et de vigueur physique. Mais cette différence, contrairement à la première, n’est pas universelle entre les sexes : certaines femmes sont physiquement plus fortes que certains hommes.

36En même temps, fait remarquer Socrate, les trois grandes différences naturelles sur lesquelles Platon s’est appuyé tout du long pour assigner gouvernement, défense et approvisionnement de la cité, à savoir l’intelligence élevée, le fort caractère et l’aptitude à la production et au commerce, ne sont pas systématiquement réparties entre hommes et femmes. Certaines femmes sont plus intelligentes que certains hommes, certaines ont plus de caractère que certains hommes, et certaines sont de meilleures productrices et commerçantes ; tandis que d’autres hommes sont meilleurs que certaines femmes dans l’un ou l’autre de ces domaines.

37

« Il n’y a donc pas d’activité des administrateurs d’un État qui appartienne à une femme parce qu’elle est une femme ou à un homme parce qu’il est un homme. Mais les capacités naturelles sont distribuées de la même façon au sein de l’une et l’autre de ces catégories, et les femmes participent naturellement à toutes les activités et les hommes à toutes… ».
(455d-e)

38Par conséquent, étant donné le principe de la société juste, et étant donné ces faits, il s’ensuit que, dans une société juste au sens platonicien, hommes et femmes seront assignés aux mêmes tâches et activités sociales, exactement sur la même base. Il sera juste que certains hommes et certaines femmes soient gouvernants, que certains hommes et certaines femmes soient soldats, et que certains hommes et certaines femmes soient producteurs et commerçants.

39Et puisque ceux qui partagent les mêmes activités doivent partager la même éducation, hommes et femmes de mêmes activités doivent avoir la même éducation, et hommes et femmes d’activités différentes doivent avoir des éducations différentes ; tout comme les hommes qui ont des activités différentes doivent avoir des éducations différentes, et les femmes qui partagent les mêmes activités doivent avoir la même éducation.

40Telle est l’argumentation de Platon en faveur de l’égalité des femmes dans la société. C’est une déduction construite avec son principe de la société juste et sa perception des faits pertinents relatifs aux hommes et aux femmes. Le principe sélectionne lui-même quels sont les faits pertinents, à savoir certaines aptitudes et talents naturels qui font une différence dans l’accomplissement des principales fonctions sociales. La beauté de cette déduction, c’est qu’elle montre clairement ce que le principe platonicien de la société juste peut faire quand il est combiné avec ce que nous savons maintenant être des propositions vraies au sujet du monde.

41Une des choses les plus remarquables à propos de cette argumentation, c’est que Platon, en réalité, extrapole en faveur des femmes. Puisque les femmes, dans toutes les sociétés qu’il connaissait, ne poursuivaient pas en fait des carrières en dehors de chez elles, ce ne pouvait être qu’une question spéculative de savoir comment elles réussiraient, spécialement comparées aux hommes, si elles s’aventuraient effectivement à gouverner, à servir comme soldats et à produire biens et services. Les femmes n’avaient pas l’occasion de développer des talents et des aptitudes dans ces activités ; en conséquence, il n’y avait guère d’éléments permettant de savoir comment elles réussiraient comparées aux hommes, et on ne pouvait que supposer qu’elles avaient des talents pour ces activités. Et Platon supposait absolument le contraire de ce que croyait tout autre que lui.

IV – L’argumentation des Lois

42Dans les Lois aussi nous trouvons des propositions inhabituelles en faveur d’un traitement plus égal des femmes. Mais les Lois, contrairement à la République, s’étendent peu sur la théorie et beaucoup sur la législation. Aussi la base théorique de leurs propositions est-elle plus difficile à découvrir.

43Nous commençons par les propositions législatives de l’Athénien relatives aux femmes, propositions qui peuvent être classées en trois domaines : éducation, citoyenneté, et droit de la famille.

44Dans les deux branches de l’éducation, gymnastique (orientée vers la santé, la force et la belle prestance) et « musique » (orientée vers la vertu), les propositions tendent à un entraînement égal pour les hommes et les femmes. Dans la course à pied, l’équitation et les courses de chevaux, même dans la lutte et les sports de combat prenant modèle sur la guerre, on nous dit et redit que « les mêmes lois » et règlements s’appliquent aux hommes et aux femmes (Lois, 804-805, 833, 834d, 882). L’éducation musicale inclut explicitement les femmes au même titre que les hommes (Lois, 764-766). En outre, les responsables de l’éducation incluent à la fois des hommes et des femmes (Lois, 795d). Le directeur ou ministre de l’éducation est apparemment un homme, mais il peut se faire assister à la fois d’hommes et de femmes (Lois, 813c). Et dans les compétitions mentionnées ci-dessus, tous les honneurs, dans les hymnes et les éloges, doivent être partagés à égalité par les hommes et les femmes qui se sont distingués (Lois, 801).

45Mais c’est dans l’entraînement militaire et dans les opérations militaires que nous avons les propositions d’importance les plus sujettes à controverse, et l’argumentation la plus explicite en leur faveur (Lois, 804c-806c). L’Athénien commence par une proclamation explicite d’égalité : « Pour les femmes aussi ma loi établira les mêmes règlements que pour les hommes, et un entraînement du même genre » (Lois, 804d). Il s’agit d’équitation, de gymnastique, du maniement des armes et du combat réel (voir aussi Lois, 813-815).

46Platon fait dire à Clinias que tout cela est « en conflit avec la politique habituelle », en se référant ensuite à la politique de Sparte, de la Crète et d’Athènes ; l’Athénien se sent donc obligé de présenter une argumentation à l’appui de sa proposition.

47Il présente une argumentation en deux parties, l’une sur la possibilité, l’autre sur la désirabilité. Premièrement, il croit aux vieilles légendes et il sait lui-même « qu’il y a, en nombre pratiquement infini, des femmes appelées Sauromatides, dans le district du Pont, auxquelles est imposé, à égalité avec les hommes, le devoir de manier arcs et autres armes, aussi bien que des chevaux, et qui pratiquent cela à égalité » (Lois, 805). Deuxièmement, étant donné ce fait, les pratiques actuelles, qui n’autorisent ces activités qu’aux hommes, sont irrationnelles, puisqu’il en résulte que n’existe que la moitié d’une cité au lieu d’une cité entière ; et le législateur qui endosse de telles pratiques commet une erreur surprenante (Lois, 805a). Si c’est un fait que les femmes peuvent pratiquer toutes ces choses à égalité avec les hommes, alors « le sexe féminin doit partager avec le sexe masculin, le plus possible, aussi bien l’éducation que tout le reste » (Lois, 805c-d).

48L’Athénien renforce les deux parties de cette argumentation en passant en revue des pratiques contemporaines, en Thrace et en Laconie. Il fait remarquer que dans de telles cités, dans certaines situations extrêmes, les femmes seraient incapables de défendre leur pays et leurs enfants, comme les Amazones le font en fait et comme la déesse Athéna, en tant que guerrière, en montre la capacité. Il conclut par un appel à des institutions qui favorisent le bonheur de toute la cité au lieu de celui de la moitié : « Le législateur doit aller jusqu’au bout de sa tâche, sans s’arrêter à mi-chemin… car de cette façon [scil. s’il réserve de telles pratiques aux seuls hommes], il lègue en réalité à la cité une moitié de vie heureuse au lieu d’une entière. » (Lois, 806c).

49La partie empirique de cette argumentation est claire ; elle fait appel au fait que les femmes, dans certaines sociétés où elles étaient autorisées à participer à la gymnastique, aux exercices militaires et aux combats réels, pouvaient faire ces choses à égalité avec les hommes. (L’Étranger mentionne aussi des animaux femelles qui combattent pour leurs petits.) Ainsi Platon donne dans les Lois une partie des données qui manquent dans la République.

50La partie théorique n’est pas aussi claire, et elle admet au moins deux interprétations.

51Premièrement, nous savons par d’autres passages que la sécurité et la liberté de la cité (et l’amitié en son sein) font partie des buts de la législation (Lois, 693, 701). Les femmes peuvent contribuer à ces buts. Et puisqu’elles constituent près de la moitié de la population, elles peuvent contribuer substantiellement à la liberté et à la sécurité de leurs cités, d’où la nécessité de lois et de pratiques qui les rendent capables de le faire.

52La seconde interprétation est suggérée par la seconde référence à la partie et au tout ; c’est une référence, non pas à la moitié et à la totalité des membres de la cité (les citoyens), ni à ces derniers en tant qu’ils contribuent aux buts communs, mais au bonheur de la cité entière et au bonheur de la moitié de la cité. Dans les Lois aussi bien que dans la République Platon a un principe, qui fait partie de sa théorie de la justice, selon lequel les lois doivent viser au bonheur de toute la cité plutôt qu’au bonheur d’une partie de celle-ci, par exemple au bonheur des gouvernants, comme l’avait soutenu Thrasymaque. Démontré dans la République (341-343, 420-421) et repris à son compte par Aristote dans la Politique (III, 6-7), ce principe est au moins répété dans les Lois (714-715, 742-743). Si donc participer à toutes les pratiques éducatives, y compris la gymnastique, les jeux et la défense de notre cité, contribue à notre bonheur, il serait aussi injuste de priver les femmes de telles activités qu’il est injuste, dans le système de Thrasymaque, de priver les gouvernés de toutes les bonnes choses qui font le bonheur des gouvernants.

53Le principe en question, selon lequel les lois doivent viser au bonheur de tous les citoyens, est une version reconnaissable d’une théorie éthique téléologique non égoïste, dans laquelle le droit, et donc la justice, est défini comme ce qui maximise le bien de chacun, et non pas le seul bien de certains au prix du bien des autres.

54J’ai dit que cette argumentation en faveur d’une participation égale des femmes à l’éducation, et spécialement à l’entraînement militaire et à la défense de la cité, a des conséquences importantes. Pour Platon, tout comme dans la plupart des sociétés, la participation à la défense de sa cité a des implications pour la citoyenneté (à l’exclusion bien sûr des mercenaires). Dans les Lois, le service militaire donne le droit d’être membre de l’assemblée (Lois, 753b) ; et puisque les femmes sont autorisées, et même obligées, à participer au service militaire et aux opérations militaires (Lois, 785b, 805a, c), elles ont le droit d’être membres de l’assemblée, et deviennent ainsi plus pleinement citoyennes.

55Cette conclusion n’est pas explicitement tirée par Platon [16], alors même que les deux prémisses en sont explicitement établies. Cependant, il y a un passage (Lois, 814c) dans lequel Platon parle des citoyens et des citoyennes (politai kai politides), en inventant peut-être le mot pour les femmes citoyennes.

56Nous pourrions aussi recourir à sa théorie de la justice politique comme égalité proportionnelle (plutôt qu’arithmétique), selon laquelle les charges doivent être distribuées en proportion de la vertu, tout comme les attributs et ressources physiques et économiques (Lois, 744-746, et Morrow 1960, ch. X). Mais, à la différence de la République, Platon garde ici le silence sur les applications possibles de cette théorie de la justice aux femmes.

57À tout cela nous pouvons ajouter l’innovation des repas en commun pour les femmes (Lois, 780-781), une institution placée très haut dans les Lois, pour sa contribution à la sécurité de la cité (Lois, 633), et une institution exclusivement réservée aux hommes dans toutes les autres cités et constitutions anciennes connues. On peut supposer qu’avoir une telle institution pour les femmes renforce aussi davantage la sécurité de la cité et la concorde entre les citoyens. Ici, cependant, nous devons noter que Platon propose l’institution de repas en commun identiques mais séparés.

58Enfin, nous pouvons noter que dans le droit de la famille, spécialement au chapitre du mariage et du divorce, Platon fait des propositions pour une législation plus favorable aux femmes que le droit athénien (Lois, 925, 929-930, 937). Les femmes de plus de quarante ans peuvent témoigner devant les tribunaux, les veuves ou les divorcées peuvent ester en justice de leur propre chef, et dans certaines circonstances une fille épiclère peut choisir son mari. Et dans les disputes familiales entre maris et femmes, les parties peuvent faire appel, comme conseillers, à des hommes et à des femmes égaux en nombre.

59Mais les femmes sont-elles citoyennes à part entière dans la cité idéale des Lois ? À quelles autres charges de la citoyenneté sont-elles éligibles, en dehors de l’assemblée, des conseils matrimoniaux et des magistrats qui dirigent l’éducation ? Platon demeure silencieux sur l’éligibilité au Conseil des Gardiens des lois ou au Conseil Nocturne. (Il y a quelques charges auxquelles les femmes ne sont pas éligibles avant quarante ans, tandis que les hommes le sont à trente ; cela pourrait vraisemblablement s’expliquer par l’écart qui se creuse entre hommes et femmes entre vingt et trente ans, quand les femmes ont besoin de porter et de prendre soin des jeunes enfants. Il y a peut-être une allusion à une différence de ce genre quand l’Étranger suggère que les femmes doivent participer aux exercices de gymnastique « jusqu’à l’âge du mariage » [Lois, 834a].)

60Pourquoi ces apparentes inégalités dans l’éligibilité aux charges suprêmes ? Nous pouvons seulement faire des suppositions, vraisemblablement en considérant les croyances de Platon relatives aux différences innées entre hommes et femmes touchant à cette question. Le passage sur l’éducation le plus explicite, toujours dans le livre VII, est mêlé aux propositions relatives aux lois sur les chants.

61

« De plus, il sera bon que le législateur établisse séparément quels chants conviennent aux hommes et aux femmes, en faisant une division approximative entre eux… et tandis qu’il lui faut fixer à la fois les paroles et la musique pour les deux types de chants tels qu’ils sont définis par les différences naturelles entre les sexes, il doit aussi clairement déclarer en quoi consiste le type féminin. Maintenant nous pouvons affirmer que ce qui est noble [megaloprepes] et fait preuve de courage [andreia] est masculin, tandis que ce qui est plutôt enclin à la belle ordonnace [kosmion] et à la modération [sophron] doit être regardé comme féminin aussi bien dans la loi que dans nos façons de parler ».
(Lois, 802e)

62Le moins qu’on puisse dire, c’est que ce passage est énigmatique : il ne fournit aucun élément ou argument à l’appui de l’affirmation de ces différences innées, et il n’explique pas non plus leur rapport avec la réglementation de chants différents pour les hommes et pour les femmes, pas plus qu’avec aucune autre loi. Puisque le passage est également muet sur toute autre différence innée en rapport avec le reste des vertus, nous ne pouvons que supposer de quelle façon cela peut avoir affecté une autre partie de la législation proposée par l’Athénien.

63Les différences en question se trouvent dans les vertus ou les capacités requises par les vertus, si bien que nous pouvons chercher de l’aide du côté de la théorie des vertus contenue dans les Lois (Lois, 630-633) : la sagesse vient en premier, suivie par la tempérance et la justice, avec le courage à la quatrième place. Et les lois, dont l’un des buts est d’éduquer les citoyens dans ces vertus (Lois, 637-644), doivent refléter cet ordre (Lois, 743). Peut-être Platon pense-t-il que les hommes naissent avec une plus grande capacité de sagesse, ce qui expliquerait au moins son silence sur l’éligibilité des femmes aux plus hautes charges, puisqu’on peut faire l’hypothèse que la sagesse est l’une des premières conditions requises pour de telles fonctions.

64Il vaut la peine de noter, cependant, que cette explication cadre mal avec la République, et qu’elle ne cadre pas non plus avec le fait que, dans le Banquet, Platon fait expliquer à Socrate par une femme, Diotime, la nature hautement abstraite de la Forme du Beau.

65En outre, la tempérance est une vertu très hautement prisée dans les Lois, parce qu’elle assure le contrôle de la partie la pire par la partie la meilleure, à la fois dans les cités et dans les individus ; et au-delà du contrôle, elle favorise la concorde et l’amitié, soit entre les parties de l’âme, soit entre les citoyens, ce qui est un grand bien sur le plan tant individuel que politique (Lois, 660-664, 743-744). Allons encore plus loin : la meilleure sorte de sagesse est mêlée de tempérance ou de concorde (Lois, 689-690, 696c) : la sagesse de l’homme « dont les sentiments de plaisir et de peine sont en accord avec les injonctions de la droite raison… ». Et, si énigmatique que soit le passage que nous avons cité, il dit en tout cas clairement que les femmes ont une plus grande capacité innée d’ordre et de tempérance que les hommes, ce qui ferait des femmes des membres très estimables de la cité idéale.

66En conclusion, nous pouvons dire que les propositions de Platon pour l’égalité des sexes dans les Lois ne sont pas aussi hardies et que l’argumentation en leur faveur n’est pas aussi nettement fondée sur la justice que dans la République. Mais Platon, dans les Lois, présente plus de faits attestant certaines égalités innées que dans la République. Et même si, dans les Lois, ses propositions ne vont pas assez loin à nos yeux, elles sont cependant remarquablement en avance, et même révolutionnaires, par rapport à presque toutes les cultures connues de son temps, et même par rapport à nos sociétés jusqu’à hier après-midi.

V – Platon était-il féministe ?

67Ces dernières années, il y a eu un vif débat sur cette question [17]. Examinons brièvement, à la lumière de nos résultats, la façon dont elle a été discutée par Gregory Vlastos.

68Dans « Was Plato a feminist ? » [18], Vlastos donne une réponse équilibrée et judicieuse à cette question. Il définit le féminisme par référence à un amendement constitutionnel récemment proposé (qui en fait n’a pas été adopté) : « L’égalité des droits définis par la loi ne sera pas refusée ni diminuée par les États-Unis ni aucun État en raison du sexe. » Il pose ensuite la question de savoir si une telle égalité des droits est en harmonie avec « les idées, les sentiments et les propositions d’organisation sociale » de Platon. Après avoir recensé les témoignages appropriés, il conclut qu’au livre V de la République, Platon était « féministe sans ambiguïté » ; qu’ailleurs sa position est, au mieux, mitigée ; et que « dans ses attitudes personnelles envers les femmes, Platon fait preuve d’un anti-féminisme virulent ».

69Notre interprétation de l’argumentation de Platon en faveur de l’égalité des femmes dans la cité idéale, dans la République[19], confirme la principale conclusion de Vlastos, mais avec une réserve assez importante concernant les droits.

70La réserve est la suivante : la théorie de la société juste qui est celle de Platon dans la République ne semble pas du tout être une théorie fondée sur les droits, ni une théorie créatrice de droits. Le principe platonicien de la société juste n’a pas pour justification ou fondement un quelconque autre principe concernant les droits de la personne, à la façon dont, par exemple, la théorie du gouvernement civil de John Locke est fondée sur un principe qui attribue des droits aux êtres humains à l’état de nature. Quand nous considérons les justifications que donne Platon de son principe, nous constatons qu’il parle des besoins humains, de la façon dont ils peuvent être le mieux satisfaits, et qu’il parle de rechercher le bien de la cité dans sa totalité plutôt que celui de l’une de ses parties.

71En outre, le principe platonicien de la société juste, considéré en lui-même, ne fait aucune référence, explicite ou implicite, à de quelconques droits des personnes. Quand nous considérons le contenu du principe, nous ne voyons pas qu’il dise ou implique quoi que ce soit à propos de droits ; il porte entièrement sur les tâches sociales et les aptitudes et talents naturels de l’homme. Comment alors, étant donné tout cela, allons-nous décider si Platon était partisan de l’égalité de droits pour les femmes ?

72Comme on pouvait bien s’y attendre si cela est vrai, les questions concernant les activités et l’éducation des femmes ne sont pas posées, en fait, en termes de droits, pas plus que les questions relatives aux carrières et à l’éducation des hommes. Nous pourrions dégager des droits, ou peut-être des libertés, de la théorie de Glaucon (au livre II de la République) ou de la théorie de la démocratie exposée par Platon (au livre VIII de la République). La théorie contractuelle de la justice de Glaucon pourrait créer des droits, et la démocratie athénienne semblait garantir des droits politiques aux citoyens, tels que la participation à l’Assemblée, et des libertés telles que la liberté d’expression. Mais ces théories, Platon les critique. Et sa critique de la démocratie est précisément qu’elle donne la liberté d’agir à sa guise, y compris la liberté de choisir une carrière, au mépris complet de son propre principe de la société juste [20]. La liberté de choisir une carrière ou une tâche sociale dans la cité idéale est une liberté que refuse son principe de la société juste. Nous avons vu plus haut quelque chose d’analogue dans le contraste entre le principe des « carrières (légalement) ouvertes aux talents » et le principe platonicien de la société juste : le premier pourrait créer des droits en prohibant les lois qui empêcheraient certaines personnes ou certains groupes de personnes de poursuivre une carrière ; le principe platonicien exige d’assortir les carrières aux talents [21].

73Ce serait donc peut-être une exagération de dire que les « droits politiques » seraient « les mêmes pour les femmes et pour les hommes parmi les Gardiens de Platon ». Il peut être plus exact de dire que personne n’a de droits politiques dans la cité idéale de Platon, du moins pas de « droits à des libertés », puisque personne n’a le droit de refuser de faire ce à quoi il/elle est le mieux adapté(e), ni le droit de faire autre chose [22]. Nous pouvons dire, négativement, que, dans la cité idéale de Platon, il n’y a pas de droits qui appartiendraient aux hommes et pas aux femmes ; mais c’est peut-être parce que, pour commencer, aucun citoyen n’a de droits ni de libertés. L’amendement cité par Vlastos ne se situait pas dans le même vide, parce qu’il y a d’autres parties de la Constitution des États-Unis, par exemple les dix premiers Amendements (le Bill of Rights), qui garantissent explicitement certains droits aux citoyens. Mais il n’y a pas des droits de ce genre dans la cité idéale de Platon ; et quand nous trouvons effectivement certaines allusions à de tels droits ou au moins à de telles libertés dans la République, à savoir dans la discussion de la démocratie athénienne, Platon s’y oppose.

74Cependant, si nous laissons de côté la question des droits, et que nous considérons ce que fait réellement Platon quand il est confronté à la question de la place des femmes dans la société idéale, nous voyons clairement que sa théorie de la société juste ne fait pas de discrimination entre hommes et femmes ; pour être précis, elle ne fait pas de discrimination fondée sur la différence des sexes quand il s’agit d’assigner les charges et autres tâches sociales. Et cela était révolutionnaire pour l’époque de Platon.

75Comment pouvons-nous expliquer les propositions révolutionnaires de Platon ?

76Ma réponse comporte deux parties : une partie se rapporte au concept platonicien de justice, la partie formelle de la société juste, l’autre à la perception inhabituelle qu’il avait des faits correspondants, à savoir les aptitudes innées des hommes et des femmes.

77Nous savons déjà par le Ménon que, selon Platon, la vertu est la même pour tous les êtres humains ; il fait explicitement nier par Socrate qu’il y ait une vertu pour les hommes et une autre pour les femmes, comme Ménon l’avait explicitement déclaré dans sa définition de la vertu. (La vertu des hommes est de bien administrer les affaires de la cité, celle des femmes les affaires de la maison.) Et puisque la justice est une des vertus, cela doit s’appliquer à la justice : il y a une seule et même justice pour les hommes et pour les femmes. Et nous savons que cela est vrai dans la République. Au livre IV, Platon nous dit explicitement que la justice est une et la même pour tous (435). Cela est largement confirmé par sa théorie des Formes, rendue explicite dans la République, aux termes de laquelle il y a précisément une Forme unique de justice. Si donc des cités et des citoyens peuvent être justes, ils le sont par participation à la même Forme ; de la même façon, si des hommes et des femmes sont justes, eux aussi le sont par participation à la même Forme.

78Cette explication est partielle, car elle ne couvre pas la partie factuelle ou empirique de l’argumentation ; elle ne tient pas compte du fait que Platon extrapole en faveur des femmes. Comment savait-il, ou pourquoi pensait-il, que les femmes avaient des talents pour servir comme soldats ou pour gouverner ?

79Nous avons vu que dans les Lois il donne certains éléments là-dessus, quand il se réfère à certaines sociétés qui faisaient exception de son temps. Mais ce ne sont là que de maigres données.

80Peut-être ses conceptions métaphysiques sur l’âme humaine ont-elles joué ici un rôle important. D’après lui, les âmes humaines peuvent exister désincarnées, et peuvent occuper plusieurs corps humains successivement [23] ; et cela le rendait naturellement enclin à l’idée que les âmes humaines ne sont pas sexuées. La différence des sexes est un attribut des corps humains (et de ceux d’autres animaux), pas des âmes humaines. En outre, les aptitudes ou talents innés, que sa théorie de la justice assortit aux fonctions sociales, sont des attributs des âmes, non des corps [24]. Et si les âmes ne sont pas sexuées, il n’y a pas de raison de croire que leurs attributs, tels que l’intelligence, les talents et les aptitudes, sont distribués sur la base de corps sexués. Ainsi, quand Platon applique aux femmes son principe de la société juste, qui assortit intelligence, talents et aptitudes innés aux fonctions sociales, il fournit des prémisses factuelles selon lesquelles la haute intelligence et les divers talents sont distribués sans tenir compte du sexe. En ce qui concerne de tels attributs, la « loterie naturelle » est sexuellement neutre.

81Des résultats similaires peuvent être escomptés dans le cas de l’individu juste. Si les âmes humaines ne sont pas sexuées, l’analyse tripartite de l’âme humaine n’est pas sexuée ; elle est sexuellement neutre. Et la justice dans l’âme, qui requiert d’assortir les fonctions psychiques aux parties de l’âme en fonction de ce que ces parties peuvent faire de mieux, n’est pas non plus sensible à la différence sexuelle ; elle est sexuellement neutre.

82Enfin, à côté des témoignages que Vlastos mentionne à juste titre à l’appui de son verdict selon lequel Platon, dans ses moments les moins théoriques, était aussi « d’un anti-féminisme virulent », nous avons le témoignage d’anecdotes qui concordent avec l’explication théorique que nous avons fournie. Platon, nous dit-on, autorisait les femmes à entrer à l’Académie, la première institution d’études supérieures à le permettre, des milliers d’années avant les universités d’Europe. Et dans le Banquet nous avons une preuve frappante que Platon pensait que les femmes pouvaient avoir l’intelligence humaine la plus élevée. Il fait instruire Socrate dans la théorie de l’amour platonicien par une femme, Diotime. Ce qui est remarquable ici n’est pas tant qu’une femme parle d’amour à Socrate, mais que c’est par une femme que Platon fait instruire Socrate dans la théorie des Formes, dans laquelle est incluse sa propre théorie de l’amour. De fait, un des plus remarquables énoncés de tout le corpus au sujet des Formes platoniciennes est mis dans la bouche de Diotime, avec Socrate qui l’écoute ébahi mais bouche bée d’admiration. La Forme du Beau, dit-elle, est l’objet d’amour le plus élevé ; et, à la différence de toute autre chose belle, la Forme est complètement belle à tous égards, c’est la plus belle chose qu’il y ait ou qu’il puisse y avoir, existant seule par elle-même, immuable, pour toute l’éternité. Ainsi Platon doit avoir pensé qu’au moins une femme pouvait être un philosophe et comprendre la théorie des Formes, ce qui, dans la République, est un signe de l’intelligence la plus élevée. Et s’il pensait qu’une femme peut être à ce point intelligente, pourquoi pas d’autres ? Il suffit d’un seul témoignage contraire pour renverser le préjugé d’un stéréotype.

83Platon n’était pas féministe, si nous pensons le féminisme en termes de droits. Mais il était tout de même un révolutionnaire au sujet de la différence des sexes. Nous pouvons résumer ainsi la révolution dont il s’agit. Si Platon vivait aujourd’hui, s’il avait la même théorie de la justice qu’il avait alors, qu’il ait le même accès que nous aux faits appropriés, et qu’il soit président d’une université destinée à éduquer les citoyens dans les matières touchant aux arts et aux sciences, au gouvernement, à l’armée et aux affaires, il assignerait aux hommes et aux femmes éducation et emploi sans préjugé contre les femmes. Et cela, non pas à cause d’un mandat gouvernemental, mais à cause de sa théorie méritocratique de la justice et de sa croyance métaphysique que les âmes humaines ne sont pas sexuées. Suivant la tradition, c’est à peu près ce qu’il fit en tant que président de l’Académie.

Bibliographie

Bibliographie

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  • Santas 2001 (a) : G. Santas, Goodness and Justice ; Plato, Aristotle and the Moderns, Oxford, 2001.
  • Santas 2001 (b) : G. Santas, « Plato’s Criticism of the Democratic Man in the Republic », The Journal of Ethics : An International Philosophical Review, vol. 5, n° 1, 2001.
  • Saxonhouse 1997 : A.W. Saxonhouse, « The Philosopher and the Female in the Political Thought of Plato », in R. Kraut (ed.), Plato’s Republic, New York, 1997.
  • Smith 1983 : N.D. Smith, « Plato and Aristotle on the Nature of Women », The Journal of the History of Philosophy, 21, 1983, p. 467-478.
  • Sorabji 1996 : R. Sorabji, « Rationality », in M. Frede & G. Striker (eds.), Rationality in Greek Thought, Oxford, 1996, p. 311-334.
  • Stalley 1983 : R.F. Stalley, An Introduction to Plato’s Laws, Oxford, 1983.
  • Vlastos 1989 : G. Vlastos, « Was Plato a Feminist ? », Times Literary Supplement, 17 mars 1989, p. 276, 288-289 (= Id., Studies in Greek Philosophy, ed. by D.W. Graham, Princeton, 1995, vol. II, p. 133-143).

Notes

  • [1]
    Gerasimos Santas est professeur de philosophie à l’Université de Californie à Irvine. Texte original en anglais.
  • [2]
    Pour les Lois, voir Morrow 1960, et Stalley 1983. Pour les discussions sur la République, voir les notes 16 et 17 ci-dessous.
  • [3]
    Dans quelle mesure cette argumentation est-elle probante ? Thrasymaque ne fait aucune tentative pour fournir des données empiriques en faveur de la prémisse empirique la plus importante de son argumentation ; pour montrer, par exemple, qu’il était vrai qu’en Égypte, à Athènes ou à Corinthe, les partis au pouvoir faisaient des lois dans leur propre avantage. Aristote, cependant, qui a recensé plus de cent cinquante-quatre constitutions existantes, atteste que certaines d’entre elles visaient non pas l’intérêt de toute la société mais l’intérêt des gouvernants. Il pense qu’elles ne sont pas les meilleures constitutions ­ il les appelle « déviantes » ­ mais elles existent bien, elles ne sont même que trop susceptibles d’exister (Politique, III, 6). On ne réalise pas toujours que Thrasymaque présente une argumentation en faveur de sa définition de la justice ; ni que cette argumentation clarifie la définition, qu’elle a une incidence sur ce que Thrasymaque peut abandonner sans perdre son argumentation ou sa définition, et qu’elle montre que Thrasymaque procède comme un politologue empiriste, en faisant une étude comparée des gouvernements pour produire une théorie empirique de la justice.
  • [4]
    De Libero Arbitrio, I, 5.
  • [5]
    John Rawls, par exemple, est d’accord : voir sa discussion de la séquence de quatre étapes, Rawls 1971, p. 195-201.
  • [6]
    Dans la République, Platon étudie la justice sans recours à la légalité. Il a sa propre méthode pour découvrir ce qu’est la justice, différente de la méthode empirique de Thrasymaque et différente de la méthode contractualiste de Glaucon : à savoir une procédure guidée par sa théorie fonctionnelle du bien et de la vertu et la supposition que la justice est une vertu des cités (tout comme des individus, dont la justice est isomorphe à celle de la cité). Pour un exposé détaillé, voir Santas 2001 (a), ch. 3 et 4.
  • [7]
    Le gouvernant selon Thrasymaque est, pour commencer, quelqu’un qui a de facto le pouvoir ; sa définition du « plus fort », c’est le parti au pouvoir, ceux qui ont le pouvoir législatif, judiciaire et/ou exécutif. Pour sortir de la contradiction, Platon lui fait ajouter, au pouvoir de facto, la connaissance par ceux qui le détiennent de ce qui est dans leur propre intérêt (la connaissance appropriée nécessaire pour éviter les erreurs en question). L’adjonction de cette connaissance est aussi rendue possible par le fait que Thrasymaque réalise que faire des erreurs au sujet de ce qui est dans leur propre intérêt porte atteinte à son idée de quelqu’un de fort ; de même, avec Calliclès dans le Gorgias, la sagesse et le courage, à la différence de la justice et de la tempérance, étaient conçus comme des vertus qui servent tout à fait l’intérêt de la personne vertueuse, des vertus qui font qu’une personne se trouve mieux de son propre point de vue. Tout cela peut servir à expliquer le changement dans le texte. Mais ajouter la connaissance à la notion de gouvernant, de façon à exclure toutes les erreurs, c’est une idée trop forte, trop irréaliste : il n’existe pas de tels gouvernants, et la justice de Thrasymaque, avec cette notion de gouvernant, n’aurait donc aucune application. Cette adjonction complique aussi considérablement sa méthode pour découvrir ce qu’est la justice.
  • [8]
    Voir la réplique de Socrate à Adimante, République, 419-422 ; Socrate dit que la cité qu’ils ont construite vise le bien de la cité dans son ensemble, et non le bien des seuls gouvernants, en supposant que la justice se rencontrera dans une telle cité. Dans la Politique, livre III, ch. 6 et 7, Aristote soutient aussi que les constitutions justes visent l’intérêt de tous les citoyens. Voir aussi la discussion par John Rawls des théories égoïstes de la justice, in Rawls 1971, p. 122-126.
  • [9]
    L’autosuffisance est pour les Anciens un critère de l’unité politique ; voir Aristote, Politique, I, 2.
  • [10]
    Tel est le résumé le plus simple des hypothèses empiriques que Platon discute aux livres II, III et IV de la République, plus exactement de 369, où il commence sa construction de la cité entièrement bonne, à 434, où il se retrouve pourvu de sa définition de la société juste. Pour un examen très détaillé, voir Santas 2001 (a).
  • [11]
    Smith a quelques désaccords avec Platon ; par exemple sur la question de savoir si les différences entre les aptitudes et talents appropriés sont innées ou acquises. Mais les principaux points sur lesquels je me fonde ici ne sont guère affectés par ces différences. La différence dont je parle plus loin est une autre histoire, à savoir le fait que pour Platon la division du travail selon le talent est un principe de justice, alors que pour Smith la division du travail est un principe d’efficacité et de productivité ­ une des choses qui accroissent la richesse des nations ; et le fait que, tandis que Platon exige comme une question de justice que les carrières soient assorties aux talents, Smith (et Rawls) rendent les carrières légalement ouvertes aux talents, autorisant ainsi le libre choix des carrières.
  • [12]
    Rawls 1971, ch. II, p. 72 sqq. Les carrières légalement ouvertes aux talents, c’est une égalité des chances formelle, selon Rawls ; associées à une égalité des chances équitable (fair), elles constituent une partie du second principe de justice, l’autre partie étant le célèbre principe de différence.
  • [13]
    De fait, en République, 433d, Platon semble appliquer explicitement le principe de la société juste à tous les êtres humains.
  • [14]
    Pour Platon, plus spécialement, les mathématiques et l’architecture sont des sciences (technai) différentes, dont les objets et les buts diffèrent, et la pratique de chacune exigerait une éducation supérieure différente, comme pour nous.
  • [15]
    République, 454e. Platon peut avoir eu une microbiologie fausse, mais je ne pense pas que cela importe ici, puisqu’il y a une division biologique du travail dans la reproduction humaine : c’est aux femmes de porter les enfants, non aux hommes.
  • [16]
    Comme le note Morrow 1960, p. 157.
  • [17]
    Voir Kraut 1992, p. 44-45, 507-508. Voyez aussi la judicieuse discussion de Smith 1983, qui inclut des références à plusieurs autres articles. Pour une vive discussion antérieure, Annas 1981 ; plus récemment voir Saxonhouse 1997.
  • [18]
    Vlastos 1989 ; voir aussi Reeve 1997, pour une défense efficace contre certaines objections contemporaines aux conceptions de Platon.
  • [19]
    Voir par exemple République, II, 370 : la justification du principe de la société juste quand il est proposé pour la première fois ; et, au début du livre IV, la réponse de Socrate à l’objection d’Adimante, que Socrate rend les gardiens malheureux : leur but, répond Socrate, était de rendre heureuse la cité dans sa totalité, dans l’idée que c’est dans une telle cité qu’ils trouveraient la justice. Nous avons vu que, dans les Lois aussi, Platon en appelle au bien de la cité dans sa totalité : le législateur doit légiférer, non pas uniquement pour le bonheur de tous les hommes, ce qui représente la moitié de l’État, mais pour les hommes et les femmes, c’est-à-dire l’État tout entier.
  • [20]
    République, VIII ; voir aussi Santas 2001 (b).
  • [21]
    Voir République, 434a-c, pour une affirmation explicite du fait qu’une permutation des fonctions sociales serait injuste. Une personne à qui c’est le métier de soldat qui convient le mieux, par exemple, ferait quelque chose d’injuste si elle tentait de devenir un gouvernant ; elle n’a donc manifestement aucun droit à choisir sa carrière.
  • [22]
    Dans cet article, je laisse de côté la question de savoir si Platon ou les anciens Grecs avaient même un concept de droits. Cette question est discutée avec fruit dans Miller 1994. Le chapitre 4 contient une discussion lumineuse des différentes sortes de droits, incluant les « droits à des libertés ». Je ne prétends pas ici que Platon n’avait aucun concept de droits, mais seulement que sa théorie de la société juste n’est pas une théorie fondée sur des droits ni une théorie créatrice de droits, et que, lorsqu’elle est appliquée, elle ne crée aucun droit, que ce soit pour les hommes ou pour les femmes.
  • [23]
    Dans le Phédon et le Phèdre, les âmes peuvent exister désincarnées et peuvent migrer d’un corps à un autre et même passer dans des corps d’animaux. La théorie de la réminiscence dans le Ménon suppose aussi des âmes désincarnées. Comment des âmes désincarnées pourraient-elles être sexuées ? David Keyt a le premier attiré mon attention sur ce point. Voir aussi la discussion lumineuse sur ce point dans Smith 1983 ; la différence entre Platon et Aristote dans leur façon de traiter les femmes correspond de façon significative à la différence entre leurs théories de l’âme. Voir aussi une discussion à ce propos dans Sorabji 1996.
  • [24]
    Nous voyons cela clairement dans un passage cité plus haut : « Nous voulions dire, par exemple, qu’un homme et une femme qui ont une âme de médecin ont la même nature… » (République, 454d).
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