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Article de revue

Socrate, les lois et les Lois

Pages 259 à 273

Notes

  • [1]
    Christopher Rowe est professeur au Department of Classics de l’Université de Durham (Royaume-Uni). Texte original en anglais.
  • [2]
    J’accepte bien l’idée que les Lois ont pris beaucoup de temps à écrire et qu’elles pourraient donc avoir en fait coïncidé avec la rédaction d’un ou plusieurs autres dialogues. Mais (a) on ne peut pas exclure a priori la possibilité que Platon les ait écrites dans une explosion de fièvre de courte durée ; (b) nous pouvons vraisemblablement faire crédit à l’histoire selon laquelle c’est la dernière œuvre de Platon ­ de sorte que, à tout le moins, ce fut ou bien la dernière qu’il a achevée, ou celle sur laquelle il était en train de travailler quand il mourut ; et (c) il n’y a guère d’indication, à mon avis, que, parmi les dialogues reconnus comme tardifs (voir ci-dessous), la durée de la rédaction de tel ou tel dialogue aura eu des effets significatifs sur son contenu. Cf. la Conférence De Vogel de Malcolm Schofield, incluse dans les Actes du Symposium.
  • [3]
    Cela ne sera donc guère une nouveauté pour la plupart. Puisque, cependant, bon nombre de lecteurs de la Revue française d’histoire des idées politiques (comme l’auditoire initial de cet article) ne partagent pas l’arrière-plan et l’approche anglo-saxons, il semble justifié de commencer par expliquer pourquoi cet article choisit la cible qui est la sienne : à savoir parce que la division des dialogues en premiers ­ intermédiaires ­ tardifs est maintenant, ou est encore, de façon manifeste, standard.
  • [4]
    Mais voir ci-dessous pour l’extraordinaire capacité de permanence que ces éléments se révèlent avoir, même dans un dialogue tardif comme les Lois.
  • [5]
    Vlastos n’arrive pas non plus à expliquer comment, en dépit de sa conception de l’elenchos comme principalement destructeur, celui-ci parvient aussi à acquérir un rôle positif, constructif ; car, selon Vlastos, Socrate est l’auteur de certaines thèses morales importantes, et l’elenchos est le seul outil dont il dispose.
  • [6]
    Au lieu de se référer aux « premiers » dialogues, aux dialogues « intermédiaires » et aux dialogues « tardifs », il me semble qu’on doit se référer à la division en groupes chronologiques établie par la stylométrie (dans la mesure où quelque chose peut être établi par de tels moyens). Cette division, comme nous l’a utilement rappelé Charles Kahn (dans Kahn 1996 ; mais voir aussi sa contribution dans Annas & Rowe 2002), ne coïncide pas avec la division en « premiers » dialogues, dialogues « intermédiaires » et dialogues « tardifs », le plus notoirement parce que trois des dialogues dits « intermédiaires », à savoir le Banquet, le Phédon et le Cratyle, appartiennent en fait au premier groupe stylistique. Fascinés comme nous l’avons été (pour certains d’entre nous) par la proposition d’Aristote de voir dans la métaphysique ce qui a réellement séparé Platon de Socrate, nous avons tranquillement déplacé ces trois dialogues, qui tous contiennent ce que nous mettons sous l’étiquette de « nouvelle métaphysique », dans le groupe « intermédiaire ». Mais cela est une autre histoire, à laquelle je ne ferai allusion que brièvement dans ce qui suit.
  • [7]
    Voir ci-dessus ; et sur la dialectique dans les Lois, section II ci-dessous. Des positions voisines ont aussi été adoptées par Christopher Gill et Walter Mesch dans leurs communications au Symposium.
  • [8]
    Voir spécialement Rowe 2001.
  • [9]
    La question de la compétence, et de l’accès à la compétence, est aussi fondamentale pour l’argumentation du Politique (voir Rowe 1995).
  • [10]
    Socrate est peut-être une sorte d’égalitariste par accident, pas un égalitariste par principe : s’il n’a pas très haute opinion des performances intellectuelles de qui que ce soit d’autre, il n’a pas beaucoup plus haute opinion des siennes propres. (Ce « déni de savoir » de sa part semble n’émerger qu’à peine chez les écrivains socratique autres que Platon, mais il semble aller naturellement de pair avec le faillibilisme dont la marque est au moins compatible avec le portrait de Socrate que nous obtenons de ces autres sources. Dans ce cas, il ne s’agit que d’une différence d’accentuation ; ce sera toujours, au fond, le même ­ originel ? ­ Socrate qu’ils décrivent tous, chacun à sa façon.)
  • [11]
    Sur l’utilité ici du témoignage d’Aristote, j’ai présenté une argumentation plus détaillée dans mon article (« Response to Penner ») in Annas and Rowe 2002.
  • [12]
    Pour cette terminologie, voir ci-dessus.
  • [13]
    Le Protagoras est ici une exception intéressante, en ce qu’il soutient la supériorité du modèle « intellectualiste » sur le modèle « conflictuel » (voir ci-dessous) accepté par la plupart des gens ; dans le même sens, de façon plus fugace, le Lysis. (C’est un aspect généralement méconnu du Lysis, que Terry Penner et moi-même mettrons au centre de la scène dans une monographie sur le dialogue, à paraître à Cambridge.)
  • [14]
    « À commencer » par la République, c’est-à-dire au moins au sens où le livre IV de cette œuvre semble soutenir spécifiquement une position qui, après tout, admettrait la possibilité de l’akrasia (c’est-à-dire en soutenant l’existence de deux parties irrationnelles de l’âme qui peuvent directement causer une action, indépendamment de et même contrairement aux indications de la partie rationnelle).
  • [15]
    Voir Rowe 1998.
  • [16]
    C’est-à-dire à la façon dont l’entendent Schofield, Gill et Mesch (voir ci-dessus).
  • [17]
    Cette question est aussi soulevée, implicitement, par l’article de Gabriela Carone dans les Actes de ce Symposium (et sans aucun doute par d’autres).
  • [18]
    Pour ces questions, voir les discussions dans Stalley 1983, ch. 5 et 14. (Les actions accomplies sous l’influence des « éléments inférieurs » de l’âme ne sont « pas authentiquement volontaires » : p. 52, avec référence à Timée, 86e.)
  • [19]
    Cf. aussi République, VI, 505d-e.
  • [20]
    Il serait déloyal, naturellement, de faire passer cela pour une explication complète. Pourquoi, après tout, situer le dialogue en Crète ? Néanmoins, une fois que Platon avait décidé la Crète, il lui fallait laisser Socrate en dehors de l’action.
  • [21]
    Criton, 50d-e.
  • [22]
    Je soupçonne qu’on peut trouver à cela une explication simple, à savoir que Socrate est, à ce moment du Criton, préoccupé de démontrer autre chose, dans un autre contexte (en tout cas, « vous ne m’avez pas éduqué convenablement », dit aux Lois d’Athènes, ne modifierait pas de façon significative le poids respectif des arguments entre elles et Socrate, tel qu’il est présenté) ; néanmoins la différence est manifeste, et mérite un examen plus attentif.
  • [23]
    Politique, 299b-d.
  • [24]
    293e, avec 297d-e (voir Rowe 2001).
  • [25]
    Je cite en entier ce passage bien connu, en partie parce qu’il illustre un parallèle supplémentaire entre les Lois et le Criton : la juxtaposition inexpliquée ­ qui est supposée, dans les Lois, revenir à une identification effective (mais peut-être dans le Criton aussi ? Voir infra) ­ de la justification rationnelle avec la justification par une causalité divine.
  • [26]
    Stalley 1983, ch. 8.
  • [27]
    505d11-e1.
  • [28]
    La tâche propre de la philosophie, en matière de législation, c’est du moins ce que j’imagine, consiste à fournir une explication raisonnée des buts auxquels la législation doit tendre ; la question de savoir si une réglementation particulière atteint ou non ces buts serait plutôt une affaire d’essais et erreurs, ou d’empeiria. Un aspect particulier des préambules aux lois peut être justement de rappeler aux citoyens les objectifs plus vastes qui sous-tendent ces dispositions législatives pointilleuses.

1Mon but dans cet article est en premier lieu (section I) une mise en perspective : proposer une vision particulière du rapport des Lois avec les quelque trente ouvrages qui les ont, selon toute apparence, précédées chronologiquement dans l’œuvre de Platon [2]. Ce n’est qu’ensuite (section II) que j’en viendrai au thème annoncé par mon titre.

I

2Supposons, comme une vision typiquement moderne du corpus platonicien, celle que voici. Il y a d’abord les premiers dialogues « socratiques », dans lesquels Platon s’occupe surtout de recréer, ou peut-être d’explorer, son héritage socratique ; ensuite viennent les dialogues « intermédiaires », dans lesquels il va au-delà de Socrate, spécialement en métaphysique et en philosophie politique ; et finalement, il y a les dialogues tardifs, dans lesquels il repense ses idées de la « période intermédiaire » ­ ou non, comme cela peut être le cas. Bien sûr, il y a eu beaucoup de commentateurs, à l’époque moderne, c’est-à-dire pendant les deux derniers siècles à peu près, qui n’ont pas adhéré à ce genre de reconstruction de la carrière intellectuelle de Platon, mais, sous une forme ou sous une autre, c’est celle-ci qui a fini par dominer l’interprétation de Platon dans le monde anglophone, et ainsi ­ du fait de l’apport quantitativement très disproportionné des anglophones ­ l’interprétation de Platon en général. Ou plutôt, ce genre de reconstruction avait fini par dominer ce champ de recherches ; elle suscite de plus en plus de résistance, dont le présent recueil d’articles va amplement témoigner. Mais la vision de Platon « par défaut », si on peut l’appeler ainsi, est encore celle que j’ai décrite [3].

3Mon désaccord précis avec ce type d’interprétation a à faire avec ce qu’elle fait du rapport de Platon à Socrate. Le tournant entre les « premiers » dialogues et les dialogues « intermédiaires » est représenté comme une rupture de Platon avec son maître, qui lui permet enfin de développer ses propres idées, au début peut-être de façon un peu trop flamboyante (au goût de certains), puis de façon plus posée et plus mûre. L’éloignement vis-à-vis de Socrate peut être vu négativement, spécialement quand il s’agit des conceptions politiques de Platon, qui souvent, de façon embarrassante, semblent intolérables, mais plus couramment il est pris positivement ­ c’est précisément cet éloignement qui fait que Platon est un philosophe beaucoup plus intéressant et productif que Socrate ne l’a jamais été. Au choix, donc : « Platon a trahi Socrate » ; « Platon a pris ses distances par rapport à son héritage socratique », etc.

4Ainsi le jeune homme s’éloigne de, ou transforme, la substance de la philosophie du vieux Socrate. Mais celle-ci, après tout, selon la plupart des gens, semble n’avoir consisté en rien de plus qu’un petit nombre de principes de base, en gros résumés dans les paradoxes, combinés avec un engagement obsessionnel au service de la raison et de la vertu [4]. En même temps, et peut-être de façon plus significative (en ce qui concerne le paradigme que je décris actuellement), l’élève est supposé s’être éloigné de la conception même de la philosophie et de la méthode philosophique qui était celle de son maître. Une vision typique de la méthode socratique, soutenue en particulier par le grand Gregory Vlastos, est que celle-ci a pour principal souci la réfutation, la mise au jour de l’ignorance, etc., ce qui conduit à un contraste particulièrement tranché entre les « premiers » dialogues et ceux de la période « intermédiaire » ou tardifs. Néanmoins, même si notre source pour la méthode « socratique » se réduit aux dialogues (dits) « socratiques », une telle vision apparaît à la fois inutilement restreinte et inutilement restrictive. À vrai dire, l’Apologie lui apporte un soutien significatif. Mais il y a des raisons intrinsèques à cette œuvre pour la façon dont l’elenchos y est traité comme un instrument principalement destructeur [5]. Une vision plus large et plus représentative pourrait être que la méthode socratique porte essentiellement sur la mise à l’épreuve et le défi. C’est pourquoi il est nécessaire qu’il y ait au moins deux personnes (et mise à l’épreuve et défi peuvent aller dans l’une ou l’autre direction).

5Quoi qu’il en soit, un tel modèle (« dialogique ») de l’activité philosophique vient lui-même à être remplacé ­ ainsi continue l’histoire ­, après la période « socratique » de Platon, par un modèle plus raisonnable qui permet un dialogue intérieur aussi bien qu’extérieur. Et cela, bien sûr, signifie la mort du dialogue proprement dit. (Pourquoi, après tout, comme le demande Aristote, deux têtes devraient-elles être meilleures qu’une seule ? Cela fait-il autre chose que doubler les chances que les choses aillent mal ?) En outre, nous dit-on, ce changement dans la conception de l’objet de la philosophie se reflète dans un changement similaire dans la façon d’écrire de Platon, qui s’éloigne du dialogue proprement dit pour aller vers le monologue : comme d’habitude ­ c’est ce que soutiennent ou laissent entendre les représentants de cette approche ­ la forme des dialogues épouse et imite l’activité qu’ils sont supposés favoriser et promouvoir.

6Maintenant, ce que nous avons là, c’est, comme je l’ai dit, le paradigme d’interprétation auquel je souhaite m’opposer. Je ne prétends pas qu’il est faux à tous égards. Si c’était le cas, il serait difficile de comprendre comment il a pu obtenir l’emprise qu’il a eue sur des générations d’interprètes. Une suggestion plus probable est que pour une part il réussit et pour une part il échoue. Dans ce qu’il a de vrai, il y aura peut-être l’idée que la pensée de Platon change et se développe ; de toute façon, il serait difficilement plausible de supposer que cet homme n’a jamais changé d’avis sur rien, et la seule question est, ou doit être, de savoir exactement en quoi et pourquoi il a changé. Dans ce qu’il a de faux, selon moi, figure l’idée que de tels changements sont nécessairement indiqués par les modifications dans l’utilisation par Platon de la forme dialogue. Si, de façon générale, les dialogues ­ comme nous pouvons le constater ­ ont tendance à moins ressembler à de vraies conversations (bien que n’importe qui doive admettre qu’il y a des exceptions authentiques : le Théétète et le Philèbe sont sûrement des conversations, des dialogues, en un sens assez proche de la vérité), c’est peut-être simplement parce que Platon a d’autres préoccupations, d’autres desseins en vue desquels il veut employer la forme dialogue. Pour le dire autrement, sa fidélité au dialogue comme à la façon de progresser intellectuellement n’implique pas de manière évidente un engagement de sa part à toujours écrire des dialogues qui dépeignent des gens en train de progresser intellectuellement grâce au dialogue. Il peut le faire, mais d’autre part il peut tout aussi bien faire d’autres choses ­ comme il est notoire qu’il le fait dans l’un des dialogues de ce que je préfère appeler le « groupe I » des dialogues : le Banquet[6].

7Ici, cependant, ce n’est pas tellement des questions relatives aux façons d’écrire des dialogues que je vais m’occuper, ni de savoir si la conception platonicienne de la philosophie et de ses méthodes a changé ou est restée la même. Une position proche de celle que j’aimerais adopter sur ce dernier point est probablement déjà exprimée dans la Leçon De Vogel de Malcolm Schofield (dans les Actes de ce Symposium), où il se réfère spécifiquement aux Lois : Platon s’adresse au « lecteur exercé », tout en élaborant en même temps ce qu’il dirait à la population dans son ensemble, et la façon dont il le dirait (ainsi les apparences sont trompeuses, et la forme des Lois n’indique aucun désenchantement vis-à-vis du dialogue, oral ou écrit ; Platon fait simplement des choses différentes) [7]. Ce dont je me propose de traiter ici, ce sont plutôt des questions de contenu. Ma question générale est la suivante : pour ce qui est de la substance de ses idées, Platon s’éloigne-t-il de Socrate, et jusqu’à quel point ? (C’est une question différente de celle que d’autres ont posée lors du Symposium, à savoir pourquoi Socrate est absent. Mon problème est de trouver, d’abord, dans quelle mesure il est réellement absent.)

8Or une partie considérable de l’opinion sera d’avis que nous ne pouvons tout simplement pas le décider ; qu’il nous faut abandonner la tâche, sans espoir, consistant à essayer d’identifier les positions philosophiques originelles de Socrate ; et que nous n’avons donc rien avec quoi comparer les positions de Platon. Ce point de vue est séduisant, mais ce que je vais soutenir, c’est qu’il ne rend pas suffisamment justice à un ensemble particulier de témoignages (ceux d’Aristote). Tout d’abord, cependant, je dois parler brièvement de l’accusation selon laquelle Platon a « trahi » Socrate dans ses écrits politiques ­ à tel point qu’il en serait arrivé à approuver la démocratie pour avoir éliminé le vieil homme. Je ne vais pas répéter ici mes arguments en faveur de l’hypothèse que les accusations qui sont formulées ici, aussi bien générales que spécifiques, reposent sur une mauvaise lecture du Politique[8] ; peut-être suffit-il de dire (c’est ce que j’ai soutenu) que nous n’avons absolument aucune raison de penser que Platon ait pris des distances par rapport à la condamnation sans réserves du régime démocratique en soi que nous trouvons dans la République ­ une condamnation fondée sur le genre de critique que nous trouvons dans le Protagoras, à savoir qu’il est absurde de décider des questions les plus importantes en demandant l’avis de la majorité, étant donné que la majorité doit être en réalité ignorante de ces questions mêmes [9]. Il se peut même (si nous prenons les protestations de Socrate au sérieux) que personne ne soit compétent à leur sujet. Auquel cas, ce dont nous avons besoin en premier lieu, c’est de philosophie, de telle sorte que nous puissions acquérir une compétence sur les choses importantes. Ce n’est pas tout à fait cela que nous trouvons dans la République, ce n’est même pas du tout cela, bien que cela semble être son point de départ : ce que nous y trouvons, c’est plutôt un mépris pour la majorité, par contraste avec la rationalité plus grande du petit nombre. De manière implicite, dans le Protagoras, Socrate se situe en fait fermement parmi les membres de la majorité ignorante. Tout mépris ou autre sentiment négatif au sujet de l’ignorance du peuple y est également dirigé contre lui-même, excepté dans la mesure où, à la différence des autres, il voit la nécessité de faire quelque chose à ce propos [10].

9Si l’on est fondé à détecter un changement vers un plus grand élitisme (ou un moment de changement vers l’élitisme) dans Platon, cela aura quelque chose à voir avec ce qui, je crois, est la vraie ligne de démarcation entre Socrate et Platon. Qu’il y ait, de fait, une telle ligne de démarcation n’est amplement démontré que par le témoignage d’Aristote. La réputation d’Aristote comme historien de la philosophie a subi d’abondantes critiques à l’époque moderne : on lui reproche de préférer la polémique à l’exactitude dans ce qu’il rapporte de ses prédécesseurs, et de préférer les interpréter ­ que ce soit positivement ou négativement ­ du point de vue de sa propre position philosophique. Et on peut dire, honnêtement, que si nous devions nous appuyer uniquement sur son témoignage, nous aurions dans beaucoup de cas une vision extraordinairement biaisée de la pensée des penseurs antérieurs. Pourtant Aristote ne peut pas être entièrement écarté comme témoin, en particulier en ce qui concerne son maître Platon, et son maître Socrate. Au niveau le plus élémentaire, il sait, manifestement, qu’ils différaient sur des points fondamentaux, et c’est quelque chose qu’il ne peut pas avoir tiré de la « source » qui lui était le plus immédiatement accessible, à savoir les dialogues de Platon, dans la mesure où ceux-ci font s’exprimer Socrate, apparemment, tantôt dans un sens, tantôt (dans un autre dialogue) dans un autre, sur les points même sur lesquels Aristote dit qu’il diffère de Platon. Pour Aristote, la différence fondamentale est d’ordre métaphysique ­ Platon « séparait » les Formes, et Socrate ne le faisait pas. Il n’est pas évident, cependant, que ce changement soit aussi significatif (au moins pour autant qu’il concerne le domaine de l’éthique, évidemment central à la fois pour Socrate et pour Platon) que celui par lequel Platon se serait éloigné de ce qu’Aristote rapporte comme la théorie de l’action de Socrate [11].

10Aristote dit, en gros, que Socrate soutenait que les vertus ou excellences étaient des formes de savoir ; que le « manque de volonté », l’akrasia (c’est-à-dire le fait de choisir ce qu’on sait ou croit être mauvais) est impossible ; et qu’il ignorait le caractère et les émotions. Ce qu’Aristote décrit ici, c’est une forme de « rationalisme » ou d’« intellectualisme », dont le signe distinctif est l’affirmation que la raison ne peut pas être vaincue par un simple désir ou une simple passion, ce que nous faisons en chaque occasion étant déterminé par nos croyances, en cette occasion, à propos de ce qui contribuera à notre propre bien général (qui est bien sûr ce que nous désirons tous, toujours). Quoi que nous puissions penser d’une telle théorie, elle est clairement visible dans un nombre significatif de dialogues de Platon, qui se trouvent tous faire partie du Groupe I [12], et, manifestement, sans même être juxtaposée à aucune théorie rivale [13], tandis que d’autres dialogues ­ à commencer par la République[14] ­ contiennent bel et bien une telle théorie rivale. En bref, le « rationalisme » ou l’« intellectualisme » semblent être abandonnés en faveur d’un modèle de l’esprit ou de l’âme humaine qui en fait essentiellement le lieu d’un conflit entre les désirs rationnels et irrationnels, où le verdict peut pencher d’un côté ou de l’autre : en faveur de la raison, et de ce que nous croyons être le meilleur pour nous, ou en faveur de la déraison, et de ceux de nos désirs qui ne sont pas dirigés vers le bien. Une fois que Platon a cessé d’être intéressé par l’autre théorie ­ celle qui domine dans les dialogues du Groupe I, y compris le Banquet[15] ­ et qu’il l’a remplacée par cette autre, remplacement en faveur duquel il fait argumenter Socrate en République IV, il dispose d’une autre explication de l’échec du grand nombre à comprendre quoi que ce soit, mis à part l’inattention dont ils ont (jusque-là) fait preuve : à savoir, qu’ils sont tout simplement conduits par l’irrationnel, l’animal, qui est en eux. (Une cause annexe distincte sera bien sûr que l’élément rationnel, chez la majorité des gens, est assez faible : voir en particulier République IX.)

11Et il y a beaucoup d’autres conséquences très importantes de ce changement. La moindre n’est sans doute pas le projet politique de Platon dans son ensemble, dans la mesure où ce qu’il théorise dans ce domaine, ce sont des moyens moins rationnels, ou irrationnels, d’« éduquer » les désirs des gens, de former leurs caractères et leurs croyances fondamentales, etc. Pour Socrate, pouvons-nous supposer (à en juger d’après les idées fondamentales que lui attribue Aristote), la seule façon de modifier en profondeur un comportement aurait été de détourner son auteur des croyances qui déterminaient ce comportement ; pour Platon, ce sont la carotte et le bâton qui deviennent les moyens essentiels en premier ressort. La philosophie ­ pour Platon ­ nous donne la vérité ; elle ne nous donne pas les moyens de contrôle, pour lesquels nous devons chercher ailleurs.

12Je suggère ainsi qu’il y a des directions dans lesquelles Platon s’éloigne de Socrate, même lorsqu’il conserve une vision socratique de ce qu’est la philosophie [16]. Reste la question, cependant, de savoir jusqu’à quel point Platon pense vraiment avoir lui-même évolué en quoi que ce soit. C’est la question à laquelle je reviendrai à la fin de cet article [17]. Pour anticiper, ma conclusion est que Platon lui-même continue de penser qu’il soutient authentiquement des idées socratiques et qu’il continue à adhérer à la méthode socratique ; il se voit lui-même, non pas comme ayant abandonné ces idées, mais plutôt comme les ayant rendues plus défendables. Pour notre part, nous pouvons parfois avoir l’impression que c’est une position acrobatique, comme par exemple quand l’Étranger d’Athènes affirme simultanément que personne n’est volontairement intempérant (akolastos) ­ un écho évident du paradoxe socratique ­ et qu’une des causes de l’intempérance (akolasia) est le défaut de maîtrise de soi (akrateia, Lois, V, 734b) ; ou quand il essaie au Livre IX de soutenir la première thèse tout en distinguant aussi entre les mauvaises actions volontaires et involontaires [18]. Il est certainement difficile de faire passer République IV pour autre chose qu’un rejet de la théorie socratique de l’action. Pourtant on ne peut ignorer que Platon donne au moins des signes qu’il croit pouvoir en maintenir encore une version, et même une version améliorée (puisque c’est ce qu’il fait faire au Visiteur d’Athènes, et que nous n’avons aucune raison de penser que le Visiteur représente ici une autre perspective que celle de Platon) [19]. Tous les signes, ou du moins la plupart, montrent qu’ici, dans les Lois, à la toute fin de sa vie, Platon en est encore à construire son image de gardien de la flamme socratique. Le seul signe qui va dans le sens contraire, c’est que Socrate, en fait, a été écarté de la distribution ­ peut-être pour la simple raison qu’il ne va pas à l’étranger. On a à peu près autant de chances de rencontrer Socrate en Crète qu’Hélène de Sparte en Égypte [20]. Si, à la fin des Lois (968b), le Visiteur peut paraître plus proche de Platon que Socrate ­ parce qu’il fait appel à sa vaste expérience (empeiria) aussi bien qu’à son habitude invétérée de mener des recherches (skepsis), cela va d’autant plus dans mon sens, que, d’après moi (et, je suppose, d’après lui-même), Platon, c’est Socrate.

13Résumons : à un certain point de la carrière de Platon, peut-être bien avant le Politique, il y a chez lui un changement décisif ­ d’un type (socratique) de psychologie morale à un autre (platonicien). En fait, c’est sur ce changement que tourne en fin de compte toute l’entreprise de la philosophie politique de Platon. Nous pouvons y voir, si nous voulons, une sorte de « trahison » de Socrate, pour qui ­ tel que je le comprends (le Socrate platonicien, dans la mesure où il semble coïncider avec celui d’Aristote : celui à qui on attribue la psychologie morale « socratique ») ­ la façon de changer le comportement des gens consiste toujours, et uniquement, à leur parler, et non à employer des moyens irrationnels. (À quoi bon essayer, après tout, si c’est finalement ce que nous pensons qui détermine notre comportement ? Est-il le moins du monde vraisemblable que battre les gens soit un moyen efficace de changer ce qu’ils pensent ?) Pourtant (a) ­ pour répéter ce qui n’est encore, du point de vue de cet article, qu’une simple affirmation ­ Platon persiste toujours à faire sienne la fidélité essentielle de Socrate à l’importance de la dialectique ; et (b) d’une façon ou d’une autre il semble aussi continuer de penser qu’il peut ne pas abandonner le bagage (résumé dans les paradoxes socratiques) qui va avec la psychologie morale même qu’il a abandonnée.

14Néanmoins nous-mêmes pouvons penser que Socrate ­ quel que soit le Socrate que nous ayons à l’esprit : peut-être un Socrate gentil, large d’esprit, égalitariste ? ­ aurait été assez malheureux à Magnésie. La cité de Magnésie, on peut le dire, n’a pas de place pour quelqu’un comme lui ; toute recherche doit être réservée aux membres ­ assemblés ­ du Conseil nocturne. Socrate est donc de toute façon mort et enterré. Pourtant je demande (dans la section suivante) : (1) le Criton ne suggère-t-il pas que même le vieux Socrate croyait à la nécessité de la loi ? Et (2) l’apparente exclusion du taon Socrate des rues et de l’agora de Magnésie est-elle en principe plus dérangeante que la suggestion que la plupart des gens sont incapables de philosopher ? À supposer que l’on soit en mesure de concevoir de quelles lois une cité, même d’êtres humains, aurait vraiment besoin, et que l’on soit en position d’avoir réellement une cité ­ de citoyens éduqués ­ vivant sous ces lois, alors on n’aurait plus besoin de taons. Si le cheval a fini d’être lent ou stupide, il n’aura plus besoin qu’on l’excite. (Le conseil interne aura besoin, semble-t-il, d’être perpétuellement rappelé à l’ordre ­ eux auront besoin de continuer à faire de la philosophie. Socrate est, en fait, devenu membre du conseil interne. Mais après tout la révolution qu’il souhaitait aura déjà eu lieu).

15Tout cela à titre d’anticipation et d’esquisse générale ; j’entre maintenant dans le détail de mon argumentation sur le sujet qu’annonce mon titre.

II

16La position de Socrate dans le Criton est la suivante : (a) quoi qu’on ait admis, rationnellement, être le meilleur, on doit s’y tenir jusqu’à ce que la raison montre que quelque chose d’autre est meilleur ; (b) il vaut mieux (il en a convenu avec Criton) ne pas faire tort aux gens / ne pas les traiter injustement (kakourgein / adikein), quelles que soient les circonstances ; et (c) s’évader de prison fera du tort à la cité et à ses citoyens, s’il le fait sans les persuader (scil. qu’on doit le laisser partir). Les raisons de (c) sont que s’évader impliquera pour lui de ne pas faire ce qu’il a convenu de faire, et que ne pas faire ce qu’on a convenu avec quelqu’un de faire ­ pourvu que ce soit juste ­, c’est lui faire du tort. Il est juste, soutiennent les Lois, qu’elles soient en position de le supprimer si elles pensent qu’il est juste de le faire, et lui doit par conséquent se plier à leur décision puisqu’il n’a pas réussi à les persuader d’agir autrement ; ne pas leur obéir sera leur faire violence (biazesthai, qui implique nécessairement un tort). Pris ensemble, (b) et (c) fournissent (ou sont censés fournir) le fondement de l’acceptation par Socrate des lois de sa cité, même quand elles l’ont maltraité et ont donc peut-être montré qu’elles étaient loin d’être idéales : une communauté de personnes et ses lois ont un droit sur chaque membre de cette communauté, dans la mesure où il dépend de ses structures pour son existence même et sa qualité de vie. Que ce soit ou non un bon argument, il semble montrer que Socrate concède qu’il aurait motif de « se soumettre » aux lois de sa cité, si peu idéal qu’en soit le gouvernement, pourvu seulement que cela ne l’oblige pas à faire quelque chose d’injuste. À l’inverse, bien sûr, s’il devait vivre sous un gouvernement rationnel idéal, il n’aurait pas davantage besoin qu’en (a) de justifier sa soumission aux lois, dans la mesure où un tel gouvernement ne prescrirait que ce qui serait le meilleur et le plus juste. Ou bien Magnésie est ce type de gouvernement, ou bien, si elle ne l’est pas (car après tout, on ne nous a en aucune façon montré le fondement rationnel de toutes les lois proposées pour la nouvelle cité), elle pourrait faire appel en tout cas à l’argumentation du Criton pour montrer à un Socrate citoyen de Magnésie pourquoi il devrait s’aligner sur ses concitoyens ­ ou autrement essayer de la persuader (la cité) qu’elle aurait tort.

17Mais c’est trop facile. Il y a un autre endroit qu’il nous faut considérer, dans Platon, pour une discussion de ce que doit être l’attitude du philosophe envers la loi : il n’y a pas seulement les Lois et le Criton, mais aussi le Politique. Supposons que le Criton et les Lois soient en fin de compte plus ou moins compatibles. (Pourtant une chose frappante est que Socrate, dans le Criton, doit convenir avec les Lois personnifiées qu’il n’a aucun différend avec les « lois » sur l’éducation [21] : du point de vue des Lois (le dialogue), il aurait un sérieux problème avec elles, dans la mesure où elles ne sont pas suffisamment dirigées vers la production des vertus (aretai). C’est évidemment un point où le Criton est en désaccord avec les Lois[22].) Qu’en est-il alors du Politique ? On pourrait, après tout, considérer que le Politique tient le philosophe chercheur de vérité pour nécessairement antithétique de l’État « de second choix », assujetti à la loi : personne, dans un tel État, ne doit être « plus sage que les lois », et toute personne prise en train d’essayer de les surpasser en faisant des recherches sur les premiers principes doit passer en jugement et risquer la peine capitale [23]. Même en accordant que cet État « de second choix » est une simple caricature, comme je le pense (c’est une reductio ad absurdum de l’objection de Socrate le Jeune selon laquelle ­ c’est ainsi que la prend le Visiteur ­ ce qui importe, c’est d’avoir des lois et de s’y tenir [24]), ne pourrait-il encore impliquer une conception des relations du philosophe avec les lois, ainsi que du procès et de l’exécution de Socrate, différente de celle du Criton ? (La référence à Socrate est à coup sûr indubitable.) Le Criton représente le philosophe en citoyen : Socrate soutient qu’il doit toujours obéir aux lois (et non leur porter préjudice) même si elles l’ont traité injustement (lui ont porté préjudice), pourvu seulement qu’elles ne lui disent pas de faire quelque chose d’injuste. Le Politique semble plutôt représenter le philosophe comme étant constamment en désaccord avec l’État, et il donnerait une sorte de justification légaliste de la propre exécution de Socrate (même si le cas du chercheur ­ du philosophe ­ traduit en justice pour avoir violé les lois en recherchant la vérité fait partie de ce qui est supposé réduire à l’absurde le « constitutionnalisme » de Socrate le Jeune).

18Mais le Criton et le Politique sont probablement les deux faces de la même pièce. D’une part, Socrate (le philosophe) a bel et bien des raisons d’obéir aux lois de sa cité, et même des raisons primordiales, avec néanmoins cette seule réserve qu’il ne soit pas tenu de faire quelque chose d’injuste. D’autre part, il courra toujours le risque de paraître faire concurrence aux lois en matière de « sagesse », dans la mesure où ­ par ses lumières ­ il parle des mêmes choses qu’elles et les met en question (c’est ce qu’on pourrait dire que reconnaît, de fait, l’acte d’accusation de Socrate). Et l’une des choses qu’il refusera absolument de faire, c’est de rester tranquille et de fermer boutique. Ainsi l’Apologie :

19

« Peut-être quelqu’un pourrait-il dire : “Mais Socrate, si tu nous quittes, ne pourras-tu pas vivre en te tenant tranquille, sans discourir ?” Voilà justement ce qu’il y a de plus difficile à faire entendre à certains d’entre vous. Car si je vous dis que ce serait désobéir au dieu et que, pour cette raison, il m’est impossible de me tenir tranquille, vous ne me croirez pas et vous penserez que je fais de l’ironie. D’autre part, si je dis que c’est le plus grand bien pour un homme que de s’entretenir tous les jours de la vertu et des autres sujets sur lesquels vous m’entendez discourir, en m’examinant moi-même et les autres, parce qu’une vie sans examen ne vaut pas la peine d’être vécue, vous me croirez encore moins. Or, il en va comme je le dis, Athéniens, mais il n’est pas facile d’en persuader les gens. Et en même temps je n’ai pas l’habitude de penser que je mérite quelque chose de mauvais. Car si j’avais de l’argent, je fixerais mon amende à un montant que je serais en mesure de payer, puisque cela ne me ferait aucun mal … » [25].
(Apologie, 37e3-38a8 ; d’après la traduction de Grube, excepté pour les trois dernières phrases)

20D’après l’argumentation du Criton, il est évident que le refus de Socrate d’envisager de rester tranquille et de cesser de philosopher ne peut se fonder sur aucune injustice qu’impliquerait pour lui une telle interdiction de la part de la cité ; de son propre point de vue la cité a le droit de le traiter injustement, et il doit l’admettre s’il a refusé de la persuader d’agir autrement. L’explication est plutôt, comme le passage de l’Apologie le suggère, que (a) continuer à philosopher ­ comme il le dit ­ est pour lui le plus grand bien, et l’emporte donc sur ses raisons d’obéir à la cité. Ou alors, c’est (b) parce que le dieu lui a ordonné de philosopher.

21La même alternative est donnée aussi dans l’Apologie, 28d6-29b1 :

22

« Voici la vérité sur la question, messieurs les juges : quelle que soit la place qu’on occupe, (a) soit qu’on pense que c’est la meilleure ou (b) parce qu’on y a été placé par son chef, on doit, à mon avis, y demeurer et affronter le danger, sans se soucier de la mort ni de quoi que ce soit d’autre que le déshonneur… Ce serait de ma part une étrange conduite, messieurs les juges, si, à Potidée, à Amphipolis ou à Délion, j’avais risqué la mort en restant, comme n’importe qui d’autre, au poste que m’avaient assigné ceux que vous aviez élus pour commander, et si maintenant, quand le dieu m’a ordonné ­ c’est ce que j’ai pensé et cru ­ de vivre la vie d’un philosophe, d’examiner moi-même et les autres, j’abandonnais mon poste par crainte de la mort ou de quoi que ce soit d’autre. C’est cela qui serait grave, et c’est alors vraiment qu’on pourrait me traduire en justice pour ne pas croire à l’existence des dieux, désobéir à l’oracle, craindre la mort et me croire sage sans l’être. Craindre la mort, messieurs, ce n’est pas autre chose que de se croire sage sans l’être, croire qu’on sait ce qu’on ne sait pas. Personne ne sait si la mort n’est pas pour l’homme le plus grand des biens, pourtant les hommes la craignent comme s’ils savaient qu’elle est le plus grand des maux… »
(Ensuite, en b6-7 : « ce que je sais, cependant, c’est qu’il est mal et honteux de désobéir à meilleur que soi, dieu ou homme. »)

23J’incline à penser que les deux justifications alternatives (a) et (b) se fondent ici en une seule : toute la question est de savoir ce qui est mieux, ou le mieux, pour l’agent, et la raison pour laquelle on doit obéir « à un supérieur, (tôi beltioni) », c’est simplement qu’il sait mieux. Si l’inférieur refuse d’obéir à un ordre, cela suggérera qu’il est, lui, le plus sage ­ ce qui, là où il s’agit du dieu, ne peut jamais être vrai ; s’il s’agit d’hommes, en revanche, une telle situation peut justement très bien arriver, au moins quand des questions se posent à propos de ce qu’on sait. Une interdiction de recherche impliquera que la vérité est déjà connue, et Socrate a au moins le sentiment que cela doit être faux. Il doit donc continuer à chercher, quoi que dise qui que ce soit (étant donné que trouver le savoir est de la plus grande importance, à la fois pour lui-même et pour tout autre). En tout cas, Socrate (encore une fois : le philosophe) aura des raisons à la fois pour être un bon citoyen et, si l’occasion s’en présente, pour refuser de se soumettre à la cité et à ses lois : l’occasion étant précisément que les gens se comportent comme s’il n’y avait aucun besoin de poser des questions, de faire de la philosophie ­ et essayent de l’empêcher de faire ce qui lui apportera en fait le plus grand bien.

24Objection : mais cela ne tend-il pas simplement à montrer en quel sens les Lois sont non socratiques, quoi qu’on puisse dire du Criton et du Politique ? On n’y trouve en réalité rien à propos de la philosophie, de son importance et de sa pratique, tant qu’on n’a pas abordé la question du Conseil nocturne ; et bien qu’on puisse supposer ­ comme je le fais d’ailleurs ­ que les stipulations de la loi dans les Lois sont généralement censées être rationnelles, et donc (apparemment) fondées philosophiquement, on doit admettre que c’est à peine indiqué. Ce n’est même pas du tout indiqué explicitement. Le mieux qu’on puisse dire, c’est que c’est fortement impliqué, par exemple par la façon dont, au livre XII, la responsabilité finale du maintien des lois est confiée au Conseil, qui a reçu une formation philosophique, par le lien établi entre nomos et nous (IV, 713e-714a), ou par les déclarations du Visiteur athénien à propos de ses propres qualifications (X, 968b). Pourtant, comme Richard Stalley l’a suggéré [26], nous disposons d’assez peu d’indications sur la façon dont, mis à part un petit nombre d’entre elles, une quelconque loi de Magnésie pourrait réellement être justifiée philosophiquement ­ même si nous tenons pour philosophiques, au sens large, les préambules aux lois. Allons plus loin : il y a même quelque chose d’anti-socratique dans la menace toujours présente de punition qui pèse sur les citoyens s’ils manquent à écouter les justifications qu’on leur donne, et dans le programme éducatif de l’État, orienté comme il l’est vers l’éducation du désir et la formation des habitudes et du caractère. De ce point de vue, l’affirmation que les Lois sont compatibles avec les ouvrages précédents, y compris le Criton (et qu’elles sont donc en un sens réellement « socratiques », si on accepte cette description du Criton, comme je le fais ­ pour les raisons données ci-dessus), commence à avoir l’air franchement fausse.

25Néanmoins, comme nous l’avons vu, tout montre que l’idée que Platon se fait de lui-même est encore celle d’un socratique. Non seulement il essaye bel et bien de se cramponner aux paradoxes socratiques (quelle que soit la façon dont il faille tirer la ficelle). Ce qui est plus important, c’est qu’il pense manifestement que Magnésie et ses institutions dérivent de ce souci dévorant que semble avoir eu Socrate pour la philosophie et la vie bonne ­ dans cet ordre. Si nous voulons vivre la vie bonne, comme nous le voulons tous (et si, dans les termes de la République, « nous faisons tout dans ce but » [27]) ; si la vie bonne inclut au moins les vertus comme son constituant le plus important ; si la philosophie est seule à nous montrer cela ; si la cité de Magnésie a pour objectif central l’inculcation et la pratique des vertus : alors Platon a au moins quelques raisons d’affirmer que la partie qu’il joue est très largement toujours la même que celle que jouait le Socrate de l’Apologie et du Criton. En tout cas, Magnésie elle-même est toujours une cité idéale, ce n’est pas ­ telle est du moins ma thèse ­ un programme, même si les Lois peuvent en être plus proches que ne l’est certainement la République (seulement dans la mesure où elles sont plus détaillées : elle nous disent en détail comment des esprits rationnels pourraient ordonner un État). L’intention des Lois, comme de la République, est pour la plus grande part de nous faire nous demander : quelle est en réalité la façon la plus rationnellement défendable de procéder, si on imagine un État ? Et cette question, à mon sens, rappelle d’une façon qui n’est pas seulement superficielle la question soulevée de façon récurrente par le Socrate du Criton et des autres dialogues : quelle est la meilleure vision des choses que nous pouvons trouver, de manière à pouvoir régler notre conduite en accord avec elle ?

26Ce qui manque le plus visiblement, c’est un quelconque rappel explicite de la méthode socratique, et spécialement de l’importance du dialogue. Pourtant, encore une fois, nous devons faire attention à ne pas surestimer ce point. Il se peut que les Lois elles-mêmes, considérées dans leur ensemble, ne fassent pas montre de beaucoup de sens du dialogue. Mais si nous regardons de près la discussion relative au Conseil nocturne, nous trouvons ce qui semble être une nette indication que les conseillers s’engageront dans la dialectique au plein sens du terme. Prenez la toute fin de cette discussion, en 963d­964a : le Visiteur propose à Clinias, à titre d’exemple, un exercice dialectique au sujet de l’unité des vertus, et propose qu’ils s’assignent mutuellement les rôles d’interroger et de répondre. « À nouveau, que veux-tu dire ? », demande Clinias. Le Visiteur explique le genre de question qu’il veut que l’interlocuteur lui pose, puis y répond. Mais bientôt après (si les Lois sont complètes ici) le moment de la dialectique semble être passé. Le Visiteur a présenté un côté de la question (en quoi le courage est distinct de la sagesse), et il espérait manifestement que Clinias pourrait présenter l’autre. Mais maintenant, peut-être après une pause, il abandonne et passe, ou revient, à un point plus général ; et c’est apparemment parce que Clinias n’a aucune idée de ce qui est requis pour une discussion dialectique (philosophique), du genre de celles dans lesquelles s’engageront les membres du Conseil nocturne.

27Ainsi donc, c’est avec Clinias que le problème se pose ; et, comme type d’homme, Mégillos se distingue à peine de lui. Ou, pour le dire autrement : Platon a choisi pour l’Athénien deux interlocuteurs pour qui la dialectique est une étrange contrée (est-ce là, peut-être, l’une des raisons pour lesquelles tous deux sont Doriens ?). Cela expliquera l’absence de « vrai dialogue » dans les Lois. Pourquoi choisir de tels interlocuteurs ? Peut-être parce que ­ et cela peut avoir été le sujet de Malcolm Schofield, au moins en partie ­ Platon voulait démontrer qu’il pouvait faire accepter son grand dessein à des non-philosophes : à des gens éduqués, civilisés, mais néanmoins à des non-philosophes, comme les citoyens imaginaires de Magnésie. À ces derniers, Socrate aurait peu à dire ; dans un sens, ils en sont déjà arrivés aussi loin qu’ils iront jamais ­ étant donné la psychologie morale de Platon qui, sous sa forme développée, semble finir par considérer la plupart des gens comme dominés par le désir et l’émotion. Et la loi aurait déjà tout rendu juste, ou plus ou moins juste. Ainsi, si Magnésie devait être réalisée (chose impossible, à mon avis), alors Socrate n’aurait de place qu’au Conseil nocturne. Encore une fois, nous pourrions penser qu’il y serait éminemment malheureux. Mais pourquoi devrait-il l’être, si tout ce à quoi il a toujours aspiré ­ ou tout ce que Platon pense qu’il aurait pu espérer ­ a, en fait, été réalisé ? [28]. D’autre part, si même Magnésie est (heureusement), même pour Platon, un rêve impossible, alors en fait le Socrate taon, par opposition au Socrate institutionnalisé, demeurera une nécessité.

Bibliographie

Bibliographie

  • Annas & Rowe 2002 : Julia Annas & Christopher Rowe (eds.), New Perspectives on Plato, Ancient and Modern, à paraître, 2002.
  • Kahn 1996 : Ch. Kahn, Plato and the Socratic Dialogue, Cambridge, 1996.
  • Rowe 1995 : C.J. Rowe, Plato : Statesman, Warminster, 1995.
  • Rowe 1998 : C.J. Rowe, Plato : Symposium, Warminster, 1998.
  • Rowe 2001 : C.J. Rowe, « Killing Socrates : Plato’s later thoughts on democracy », Journal of Hellenic Studies, 121, 2001, p. 63-76 (= « Matar a Sócrates : los pensiamentos tardíos de Platón acerca de la democracia », Theoria. Rivista del Colegio de Filosofía [UNAM, Mexico], 6, 1998 [1999], p. 53-74 = « Uccidere Socrate : le idee di Platone sulla democrazia nei dialoghi "tardi” », Dianoia, Annali di storia della filosofia, Università di Bologna, 5, 2000, p. 15-37).
  • Rowe 2002 : C.J. Rowe, « Response to Penner », in Annas & Rowe 2002.
  • Stalley 1983 : Richard Stalley, An Introduction to Plato’s Laws, Oxford, 1983.
  • Vlastos 1994 : Gregory Vlastos, Socrate, ironie et philosophie morale, trad. fr. C. Dalimier, Paris, 1994.

Notes

  • [1]
    Christopher Rowe est professeur au Department of Classics de l’Université de Durham (Royaume-Uni). Texte original en anglais.
  • [2]
    J’accepte bien l’idée que les Lois ont pris beaucoup de temps à écrire et qu’elles pourraient donc avoir en fait coïncidé avec la rédaction d’un ou plusieurs autres dialogues. Mais (a) on ne peut pas exclure a priori la possibilité que Platon les ait écrites dans une explosion de fièvre de courte durée ; (b) nous pouvons vraisemblablement faire crédit à l’histoire selon laquelle c’est la dernière œuvre de Platon ­ de sorte que, à tout le moins, ce fut ou bien la dernière qu’il a achevée, ou celle sur laquelle il était en train de travailler quand il mourut ; et (c) il n’y a guère d’indication, à mon avis, que, parmi les dialogues reconnus comme tardifs (voir ci-dessous), la durée de la rédaction de tel ou tel dialogue aura eu des effets significatifs sur son contenu. Cf. la Conférence De Vogel de Malcolm Schofield, incluse dans les Actes du Symposium.
  • [3]
    Cela ne sera donc guère une nouveauté pour la plupart. Puisque, cependant, bon nombre de lecteurs de la Revue française d’histoire des idées politiques (comme l’auditoire initial de cet article) ne partagent pas l’arrière-plan et l’approche anglo-saxons, il semble justifié de commencer par expliquer pourquoi cet article choisit la cible qui est la sienne : à savoir parce que la division des dialogues en premiers ­ intermédiaires ­ tardifs est maintenant, ou est encore, de façon manifeste, standard.
  • [4]
    Mais voir ci-dessous pour l’extraordinaire capacité de permanence que ces éléments se révèlent avoir, même dans un dialogue tardif comme les Lois.
  • [5]
    Vlastos n’arrive pas non plus à expliquer comment, en dépit de sa conception de l’elenchos comme principalement destructeur, celui-ci parvient aussi à acquérir un rôle positif, constructif ; car, selon Vlastos, Socrate est l’auteur de certaines thèses morales importantes, et l’elenchos est le seul outil dont il dispose.
  • [6]
    Au lieu de se référer aux « premiers » dialogues, aux dialogues « intermédiaires » et aux dialogues « tardifs », il me semble qu’on doit se référer à la division en groupes chronologiques établie par la stylométrie (dans la mesure où quelque chose peut être établi par de tels moyens). Cette division, comme nous l’a utilement rappelé Charles Kahn (dans Kahn 1996 ; mais voir aussi sa contribution dans Annas & Rowe 2002), ne coïncide pas avec la division en « premiers » dialogues, dialogues « intermédiaires » et dialogues « tardifs », le plus notoirement parce que trois des dialogues dits « intermédiaires », à savoir le Banquet, le Phédon et le Cratyle, appartiennent en fait au premier groupe stylistique. Fascinés comme nous l’avons été (pour certains d’entre nous) par la proposition d’Aristote de voir dans la métaphysique ce qui a réellement séparé Platon de Socrate, nous avons tranquillement déplacé ces trois dialogues, qui tous contiennent ce que nous mettons sous l’étiquette de « nouvelle métaphysique », dans le groupe « intermédiaire ». Mais cela est une autre histoire, à laquelle je ne ferai allusion que brièvement dans ce qui suit.
  • [7]
    Voir ci-dessus ; et sur la dialectique dans les Lois, section II ci-dessous. Des positions voisines ont aussi été adoptées par Christopher Gill et Walter Mesch dans leurs communications au Symposium.
  • [8]
    Voir spécialement Rowe 2001.
  • [9]
    La question de la compétence, et de l’accès à la compétence, est aussi fondamentale pour l’argumentation du Politique (voir Rowe 1995).
  • [10]
    Socrate est peut-être une sorte d’égalitariste par accident, pas un égalitariste par principe : s’il n’a pas très haute opinion des performances intellectuelles de qui que ce soit d’autre, il n’a pas beaucoup plus haute opinion des siennes propres. (Ce « déni de savoir » de sa part semble n’émerger qu’à peine chez les écrivains socratique autres que Platon, mais il semble aller naturellement de pair avec le faillibilisme dont la marque est au moins compatible avec le portrait de Socrate que nous obtenons de ces autres sources. Dans ce cas, il ne s’agit que d’une différence d’accentuation ; ce sera toujours, au fond, le même ­ originel ? ­ Socrate qu’ils décrivent tous, chacun à sa façon.)
  • [11]
    Sur l’utilité ici du témoignage d’Aristote, j’ai présenté une argumentation plus détaillée dans mon article (« Response to Penner ») in Annas and Rowe 2002.
  • [12]
    Pour cette terminologie, voir ci-dessus.
  • [13]
    Le Protagoras est ici une exception intéressante, en ce qu’il soutient la supériorité du modèle « intellectualiste » sur le modèle « conflictuel » (voir ci-dessous) accepté par la plupart des gens ; dans le même sens, de façon plus fugace, le Lysis. (C’est un aspect généralement méconnu du Lysis, que Terry Penner et moi-même mettrons au centre de la scène dans une monographie sur le dialogue, à paraître à Cambridge.)
  • [14]
    « À commencer » par la République, c’est-à-dire au moins au sens où le livre IV de cette œuvre semble soutenir spécifiquement une position qui, après tout, admettrait la possibilité de l’akrasia (c’est-à-dire en soutenant l’existence de deux parties irrationnelles de l’âme qui peuvent directement causer une action, indépendamment de et même contrairement aux indications de la partie rationnelle).
  • [15]
    Voir Rowe 1998.
  • [16]
    C’est-à-dire à la façon dont l’entendent Schofield, Gill et Mesch (voir ci-dessus).
  • [17]
    Cette question est aussi soulevée, implicitement, par l’article de Gabriela Carone dans les Actes de ce Symposium (et sans aucun doute par d’autres).
  • [18]
    Pour ces questions, voir les discussions dans Stalley 1983, ch. 5 et 14. (Les actions accomplies sous l’influence des « éléments inférieurs » de l’âme ne sont « pas authentiquement volontaires » : p. 52, avec référence à Timée, 86e.)
  • [19]
    Cf. aussi République, VI, 505d-e.
  • [20]
    Il serait déloyal, naturellement, de faire passer cela pour une explication complète. Pourquoi, après tout, situer le dialogue en Crète ? Néanmoins, une fois que Platon avait décidé la Crète, il lui fallait laisser Socrate en dehors de l’action.
  • [21]
    Criton, 50d-e.
  • [22]
    Je soupçonne qu’on peut trouver à cela une explication simple, à savoir que Socrate est, à ce moment du Criton, préoccupé de démontrer autre chose, dans un autre contexte (en tout cas, « vous ne m’avez pas éduqué convenablement », dit aux Lois d’Athènes, ne modifierait pas de façon significative le poids respectif des arguments entre elles et Socrate, tel qu’il est présenté) ; néanmoins la différence est manifeste, et mérite un examen plus attentif.
  • [23]
    Politique, 299b-d.
  • [24]
    293e, avec 297d-e (voir Rowe 2001).
  • [25]
    Je cite en entier ce passage bien connu, en partie parce qu’il illustre un parallèle supplémentaire entre les Lois et le Criton : la juxtaposition inexpliquée ­ qui est supposée, dans les Lois, revenir à une identification effective (mais peut-être dans le Criton aussi ? Voir infra) ­ de la justification rationnelle avec la justification par une causalité divine.
  • [26]
    Stalley 1983, ch. 8.
  • [27]
    505d11-e1.
  • [28]
    La tâche propre de la philosophie, en matière de législation, c’est du moins ce que j’imagine, consiste à fournir une explication raisonnée des buts auxquels la législation doit tendre ; la question de savoir si une réglementation particulière atteint ou non ces buts serait plutôt une affaire d’essais et erreurs, ou d’empeiria. Un aspect particulier des préambules aux lois peut être justement de rappeler aux citoyens les objectifs plus vastes qui sous-tendent ces dispositions législatives pointilleuses.
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