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Article de revue

Albert Rivaud et les causes de la prospérité allemande à la veille de la Première Guerre mondiale

Pages 157 à 159

1Albert Rivaud a publié au cours des années Trente, deux ouvrages sur l’Allemagne contemporaine. Le premier, Les crises allemandes 1919-1931 décrit la crise politique, économique, financière, voire morale que traverse l’Allemagne dans les années vingt. Le second, Le relèvement de l’Allemagne 1918-1938, paru en 1938 chez Armand Colin, présente « l’Allemagne nouvelle ».

2L’extrait ci-dessous, issu des Crises allemandes, veut faire comprendre à un public français les raisons pour lesquelles l’Allemagne était, à la veille de la Première Guerre mondiale, une grande puissance industrielle. Il insiste également sur les limites du modèle allemand.

3« … L’histoire de ces progrès semble un chapitre de la morale en action : un industriel zélé qui travaille, économise, agrandit prudemment ses installations, accroît lentement son chiffre d’affaires, s’enhardit peu à peu et, d’une situation d’abord modeste, se hisse, par degrés, dans cette aristocratie commerciale et bancaire, dont tous les membres se connaissent, s’estiment et se font mutuellement crédit. C’est l’histoire de vingt firmes anciennes : Mendelssohn, Rothschild, Krupp, Blohm, Stinnes le père, Zeiss, encore justement fières de leurs origines. Dans cette industrie, dans ce commerce où la nouveauté technique n’a pas aboli le sens de la tradition, le crédit est personnel, gagé sur la confiance que valent à tel ou tel négociant, sa prudence, sa force de travail et sa probité.

4Peu à peu cependant, vers 1885, l’atmosphère commence à changer. En s’agrandissant, les firmes ont senti grandir aussi leurs ambitions. L’outillage devient plus coûteux : les projets sont toujours plus vastes, et le crédit des petites banques ne suffit plus à les soutenir. Mais à quoi bon trop de prudence ? Un passé tout proche garantit l’avenir. L’Allemagne fait des progrès de plus en plus rapides : l’industrie, le commerce ont le devoir de suivre ou de précéder le mouvement. Il est vain d’attendre les rentrées : risquer pour des bénéfices certains, c’est à peine risquer. De 1900 à 1909 surtout, le capital nominal engagé dans les entreprises ne cesse de s’accroître : en 1909, 7 milliards dans les sociétés par actions, 3 539 millions dans les sociétés à responsabilité limitée, 2 milliards et demi et plus dans les syndicats et coopératives, en tout une douzaine de milliards, dont la rémunération absorbe déjà près d’un milliard de marks par an. Mais le crédit joue depuis longtemps sous une autre forme : aux entreprises avides de s’étendre, les banques consentent des avances de plus en plus larges, dont le remboursement est subordonné aux bénéfices futurs. Et déjà la Reichsbank commence à ouvrir aux banques ainsi engagées des crédits de réescompte de plus en plus libéraux. Tout ce mécanisme, déjà sur pied en 1900, a pour objet de fournir, en échange de profits parfois lointains, des moyens immédiats de payement, grâce auxquels les frais de la production pourront être soldés. Le crédit est fondé sur la confiance des entreprises dans les banques, sur la confiance réciproque des banques dans la solvabilité des industries débitrices. Cette solvabilité est elle-même garantie par la bonne administration des affaires, par la valeur technique de leur direction, par le sérieux et l’honnêteté de leurs chefs. Moyennant ces sûretés morales, l’escompte peut être large, le contrôle réel des engagements réduit au minimum.

5Mais déjà un double danger apparaît. Des crédits ainsi accordés, une faible partie va aux charges courantes, salaires, traitements, dividendes, amortissement normal. La plus grande part va aux investissements nouveaux, outillage, constructions, publicité, crédits à long terme accordés à des clients importants. L’Allemagne, dès 1900, c’est à la fois sa force et sa faiblesse, escompte sans discussion des bénéfices à venir. Elle réduit sans cesse son avoir disponible au profit de sa production future.

6D’autre part, en escomptant à guichets ouverts sur des données de plus en plus complexes et de plus en plus incertaines, la banque engage jusqu’à la plus extrême limite toutes ses disponibilités liquides. Le danger de cette “illiquidité latente”, suivant l’expression d’un financier allemand contemporain, reste faible, tant que l’industrie peut vendre sans peine au dedans et au dehors le produit de ses usines. Il devient grave si, pour une raison ou pour une autre, les clients arrêtent leurs commandes. Plus grave encore si les prêteurs, affolés par quelque événement imprévu, réclament le montant de leurs avances, si les clients des banques, pris de panique, retirent leurs dépôts. Un affaiblissement subit de la confiance peut, en quelques heures, mettre en danger mortel telle industrie, dont le bilan accusait des progrès continus.

7Pour s’assurer contre ce péril, l’industrie et la finance ont imaginé depuis longtemps de diviser les risques, par une association de plus en plus étroite des intérêts respectifs. Les “comptoirs”, les “cartels”, qui se forment dans toutes les branches de l’industrie et du commerce depuis 1895, n’ont pas pour fin unique d’acheter en commun, au mieux, les matières premières, de réaliser l’unité des types de fabrication, l’économie de la main d’œuvre, de fixer les prix de vente. Leur objet est aussi d’atténuer les dangers d’une insolvabilité partielle d’un de leurs adhérents en les répartissant entre des sociétés et des banques étroitement solidaires. Mais la tension du crédit intérieur risque, même alors, de menacer tous les membres du groupe, du fait de la défaillance d’un seul… »

8Albert Rivaud, Les crises allemandes (1919 - 1931), Paris, Armand Colin, 1932, p. 12-15.


Date de mise en ligne : 01/01/2018

https://doi.org/10.3917/rfhe.002.0157

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