Notes
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[1]
Dominique Barjot (dir.), Où va l’histoire économique, Historiens et Géographies, n° 378, première partie, mai 2002, p. 113-248 ; n° 380, deuxième partie, octobre 2002, p. 137-278.
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[2]
Dominique Barjot (dir.), « Où va l’histoire des entreprises ? », Revue économique, vol. 58, n°1, janvier 2007, 294 p.
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[3]
Dominique Barjot, « Histoire économique et historiographie française : crise ou renouveau ? », Histoire, Économie et Sociétés (HES), juin 2012, p. 5-28.
1Les deux historiens se sont d’abord livrés chacun à une mise en perspective historiographique, avant de débattre entre eux des forces et faiblesses de l’historiographie française, des questions en débat dans la communauté scientifique et des orientations possibles de la recherche pour l’avenir.
1 – Mise en perspective historiographique
2Le point de vue exprimé est celui de Dominique Barjot, puis lui succède Samir Saul.
3Dominique Barjot
4La crise que nous traversons aujourd’hui ouvre la voie à un retour de l’économique [1]. Elle offre, d’une certaine manière, une chance pour l’histoire de l’économie, méconnue de beaucoup d’historiens d’aujourd’hui. Pourtant elle a connu, depuis les années 1970, un profond renouvellement, sous l’effet du passage du marxisme à la microéconomie, de l’intérêt, en France, des économistes hétérodoxes pour l’histoire ainsi que des historiens pour des thèmes tels que les entreprises, l’innovation ou la consommation. Des axes nouveaux d’études sont apparus : ainsi les relations entre acteurs (par exemple entre les firmes) ou les rapports entre l’État et les autres institutions publiques ou privées. Deux domaines semblent privilégiés : histoire de l’innovation et business history.
5L’histoire de l’innovation offre un point de passage obligé entre les dimensions micro-et macro-économiques. En effet, elle s’est peu à peu dégagée d’une histoire des techniques longtemps internaliste. Cette évolution, elle la doit, en France, aux débats d’école entre la tradition de l’archéologie industrielle (Louis Bergeron, Serge Chassagne, Denis Woronoff à l’EHESS et à Paris I), attachée à l’étude des savoir-faire, celle d’une histoire technique des techniques (menée au CNAM autour de Claude Payen, d’André Guillerme et Liliane Hilaire-Perez, aujourd’hui en poste à Paris VII), l’affirmation d’une histoire des sciences et des techniques (à l’EHESS et au Museum d’Histoire naturelle, avec Dominique Pestre, lui-même proche de la sociologie des sciences telle que pratiquée par Michel Callon) et l’irruption récente de l’histoire de l’innovation, autour de François Caron, à Paris Sorbonne et dans le prolongement des intuitions de Bertrand Gille.
6Renouvelée par l’apport des économistes néo-schumpétériens, cette histoire de l’innovation tourne autour de trois questions essentielles :1/ les rapports de la science et de la technique, objets de l’opposition entre les approches internalistes (Roger Taton) et externalistes (D. Pestre), autour notamment de l’observation des remontées de savoir technologique vers la connaissance scientifique (Gaston Bachelard) ; 2/ la succession des systèmes techniques (tels qu’analysés par Bertrand Gille, puis François Caron) ; 3/ les conséquences économiques et sociales de l’innovation, l’opposition archaïsme-modernité (Alain Corbin) s’étant effacée, dans l’historiographie récente devant la distinction entre innovations endogènes et exogènes.
7Quant à l’histoire des entreprises, elle résulte dans une large mesure d’une rencontre entre l’histoire économique et sociale européenne et la business history américaine, elle-même nourrie des apports du management (Peter Drucker), de la sociologie (Max Weber, Thorstein Veblen) et de la science économique (Joseph Schumpeter) [2]. Si elle offre aujourd’hui une vision renouvelée du capitalisme français, à travers, par exemple, l’étude des structures productives, ou de la démographie des entreprises, elle s’est alimentée du développement des comités d’histoire et d’associations ad hoc, de la création d’une revue spécialisée (Entreprises et Histoire, avec ses équivalentes aux États-Unis, au Royaume-Uni, en Allemagne, en Italie, en Espagne ou au Brésil par exemple) ainsi que de la généralisation des monographies (surtout celles de grandes entreprises) et des études de branche.
8Deux approches ont été déterminantes dans ces avancées : l’économie industrielle et l’histoire de l’innovation. Trois thèmes en particulier suscitent l’intérêt des spécialistes : l’entrepreneur (apports de l’évolutionnisme et de la théorie de l’agence) ; l’organisation de la firme (théorie des coûts de transaction d’Oliver Williamson) ; la firme comme institution (apports de Herbert Simon et Igor Ansoff, théorie des droits de propriété). Elles ont favorisé des approches d’une grande diversité. Celles-ci ressortent principalement d’une vision micro-économique. Dominée par l’approche chandlérienne de la grande entreprise (succession de la M Form, basée sur une logique opérationnelle, à la U Form, fondée sur une autre, de nature fonctionnelle) ; elle a été renouvelée grâce à l’analyse comptable et aux archives comptables. En même temps, elle a bénéficié d’un élargissement des perspectives : histoire de l’innovation et des cheminements technologiques, problématique des distincts industriels, des systèmes productifs locaux et, plus encore, des clusters. L’articulation micro-macro demeure cependant une question essentielle (l’approche de Michael Porter semble à cet égard l’emporter sur celle d’Alfred D. Chandler). Elle s’exprime à travers des chantiers de recherche nouveaux tels que l’électrification comme phénomène global, l’américanisation et la mondialisation économiques et technologiques, les altérations aux pratique de concurrence ou les rapports entreprises-État sans se limiter à la période contemporaine, l’histoire économique apparaît aujourd’hui inégalement dynamique, pénalisé notamment par la montée des approches culturalistes et la domination des approches institutionnalistes.
9Samir Saul
10L’histoire des relations économiques internationales est une thématique (ou une sous-thématique) qui décline constamment son identité. Même plus que l’histoire économique, domaine auquel elle appartient. L’historien économiste doit expliquer à l’économiste qu’il est historien et à l’historien qu’il n’est pas économiste. Pour l’historien de l’économie internationale, le plaisir ne s’arrête pas là. Il doit rappeler qu’il n’est pas politologue, que les relations internationales sont de plein droit objets d’histoire. Son activité consiste à étudier l’aspect économique de l’histoire des relations internationales ou la dimension internationale de l’histoire économique. J’avoue l’appréhension (palpable) de mes étudiants devant ces subtilités et distinguos, annonciateurs d’un séminaire périlleux pour eux. L’anxiété retombe lorsque je leur rappelle que je suis d’abord historien et que c’est un cours d’histoire. Et je me rassure en constatant que l’histoire économique se porte bien, fait d’ailleurs avéré par le nombre d’inscriptions au séminaire.
11L’histoire des relations économiques que la France entretient avec le reste du monde traduit les spécificités de l’histoire économique du pays. J’en retiendrai quelques-unes.
12Le caractère ambigu et en apparence excentré de la dimension internationale pour l’économie française. Grande puissance sur les plans agricole et démographique à l’ère pré-industrielle, la France a développé des réflexes d’autosuffisance économique. Pourtant elle a toujours commercé avec l’extérieur et même compté parmi les premiers pays commerçants du monde. Mais elle l’a fait en marge de son économie, comme une activité connexe et non comme une nécessité. Elle est un grand négociant qui s’ignore. Et le commerce extérieur n’a pas occupé la place qui lui revient dans sa conscience ou dans les décisions de ses fabricants. Ce désamour se reflète dans l’historiographie. Le commerce extérieur est un mal-aimé, insuffisamment fréquenté par les chercheurs. Il suffit de comparer avec la production britannique pour constater la différence dans l’attractivité, résultat de la différence des structures économiques.
13La France est contrainte de commercer à l’ère industrielle. Admirablement dotée pour une économie de type agricole, elle est désavantagée dès lors qu’apparaît l’industrie mécanique. L’énergie minérale (charbon, ensuite pétrole) fait défaut. Le règlement de la facture pour les importations énergétiques, plus de la moitié du déficit, oblige à exporter en contrepartie. La France est condamnée à exporter. Le commerce extérieur ne saurait plus être un simple complément, si tant est qu’il l’ait été. Il participe à l’équilibrage des comptes et à la parité de la monnaie, mais n’est pas plus apprécié ou étudié pour autant.
14La physionomie du commerce extérieur français n’est pas aisément perceptible ou reconnaissable. Ce commerce n’est pas porté par des produits industriels nettement différenciés pour lesquels l’économie française détient des positions dominantes sur le plan international. En cela, il reflète la physionomie de l’économie elle-même, celle d’un pays qui a longtemps été un généraliste produisant de tout et non un champion exceptionnel et spécialiste de quelques secteurs (comme la Grande-Bretagne ou l’Allemagne). Les positions commerciales de la France sont concurrencées et souvent fragiles.
15Comme le pays lui-même, les relations économiques de la France avec le reste du monde ont été soumises à une succession de chocs de forte amplitude, les comprimant ou les réduisant à néant. Les chocs sont d’origine exogène (guerres révolutionnaires et impériales, guerres mondiales et occupation) et endogène (dépressions de la fin du XIXe siècle et des années 1930, récessions périodiques). Suit alors l’effort de redressement pour reprendre les positions perdues. Mouvementée, cette histoire économique se fait par à-coups. L’une des particularités de l’économie française est sa sur-réaction aux cycles. En phase de croissance mondiale, elle est plus dynamique que les autres (1850-1860, 1960-1973). Cependant, en phase de ralentissement, elle est plus atone (1870-1896, années 1930, 1973 jusqu’à aujourd’hui). Ascendant ou descendant, le cycle est plus accentué et/ou plus durable en France.
16Les avancées commerciales ne mettent pas à l’abri de reflux difficiles à contenir. La part relative de la France dans les exportations mondiales en témoigne : 12,8 % en 1860, puis baisse ininterrompue jusqu’à 3,7 % en 1937 ; relèvement à 6,4 % en 1972, 6,2 % en 1990, 5,1 % en 2000 ; mais la crise de 2008 la fait reculer à 3,8 % en 2008 et 3,6 % en 2011, soit le niveau de 1937. Cela ne signifie pas que la France produise moins ou vende moins en terme absolus. Mais l’émergence d’autres pays comprime sa part relative, comme celle de la Grande-Bretagne. Cette évolution est prévisible, l’industrialisation n’étant pas l’apanage des pays précoces. L’« anomalie » du début du 19e siècle ne pouvait que s’estomper avec le temps.
17L’historiographie des relations économiques internationales de la France est tributaire de cette histoire sui generis, souvent heurtée. Jusqu’à l’entre-deux-guerres au moins, l’histoire économique, au demeurant peu pratiquée, était intégrée aux Facultés de droit. Les auteurs de thèses recouraient à une documentation réglementaire, non aux archives historiques. L’histoire économique se développe en France à partir des années 1950. Elle doit son essor à une remarquable génération d’historiens qui lui ont valu ses lettres de noblesse : entres autres, Fernand Braudel, Jean Bouvier, François Caron, François Crouzet, Bertrand Gille, Ernest Labrousse, Pierre Léon, Maurice Lévy-Leboyer, Pierre Vilar (liste non exhaustive). On leur doit des thèses d’État qui a fait date, et de nombreuses publications et directions de thésards. Leurs sujets d’étude sont divers, mais ils fixent la norme de la thèse d’État en histoire économique : thème ambitieux, usage intensif de fonds d’archives nombreux et nouveaux, quantification sans complexes (histoire sérielle) mais primauté des développements qualitatifs rendus dans un style à la fois érudit et élégant. Tous ces historiens fondateurs ne font pas spécifiquement de l’histoire économique internationale, mais la dimension internationale fait partie de l’enquête et de l’analyse.
18L’histoire économique internationale chemine par deux voies parallèles :
- l’histoire de l’économie à l’état « pur » (« brut »). Le sujet est les forces économiques elles-mêmes, « anonymes », vues sur le long terme, dans une perspective macro-économique, indépendamment des décideurs ou des institutions. Jean Weiller, Jean Marczewski, Jean-Claude Toutain, Paul Bairoch, Jean-Charles Asselain et Patrick Verley ont pratiqué cette approche.
- l’histoire économique qui tient compte du rôle des acteurs, individuels et collectifs, autant que des facteurs « anonymes ». Elle procède de deux sources : les travaux des historiens fondateurs et ceux de la nouvelle historiographie française des relations internationales.
19Les travaux des historiens économistes fondateurs étaient soit carrément internationaux soit directement en lien avec la dimension internationale.
20Quant à l’historiographie française des relations internationales, elle était en plein renouvellement « renouvien » dont les traits étaient : le passage de l’histoire diplomatique à l’histoire des relations internationales ; la mise de l’événement particulier (temps court, conjoncture) dans le contexte des conditions générales (moyenne durée, structures) ; le recours au concept des « forces profondes » (entre autres, économiques) qui sous-tendent les décisions politiques ; l’étude des relations commerciales ; l’étude des acteurs non étatiques, entre autres, les entreprises.
21La prise en compte de facteurs structurels dans les relations internationales, jusque-là largement politiques, incite les historiens de l’international à scruter les relations économiques et apporte d’importants renforts aux historiens économistes. Le rapprochement entre l’histoire économique et l’histoire des relations internationale est authentique et fructueux. Une « école » française de cette histoire des relations internationale très attentive au fait économique se manifeste depuis la fin des années 1960. Les élèves de Renouvin ont, à leur tour, formé des élèves. Ces historiens de l’histoire des relations internationale font appel aux travaux des historiens des forces économiques et des historiens des acteurs économiques (les fondateurs).
22Les deux ruisseaux se rejoignent dans l’histoire des relations internationale. L’histoire des entreprises est prisée par les historiens des relations internationales parce qu’elle comporte l’intervention d’acteurs économiques (centres décisionnels) agissant consciemment (intentionnalité) pour mettre en œuvre une stratégie. C’est un territoire familier pour l’historien de l’international. L’histoire des relations internationale ajoute ses apports spécifiques : la primauté de la dimension internationale (bilatérale, multilatérale, supranationale, etc.), la prise en compte de l’État et des pouvoirs publics, la relation économie-politique débouchant sur la décision en relations internationales. Une publication en histoire des relations internationale contient normalement une présentation des conditions économiques, un portrait de l’évolution du commerce extérieur et des investissements (les deux axes ou vecteurs principaux, mais pas les seuls), et un examen des stratégies des acteurs économiques qui peuvent influencer les décideurs politiques.
2 – Débat
23S’engage alors un débat autour des forces et faiblesses de l’historiographie française [3].
A – Forces et faiblesses de l’historiographie française
24Il débute par une intervention de Samir Saul
25Samir Saul
26De puissantes monographies lui servent de piliers et lui procurent une solide armature. Qu’il s’agisse d’études de relations bilatérales ou multilatérales, de secteurs de l’économie qui se projettent au-delà des frontières, d’histoire d’entreprises (surtout grandes), les connaissances acquises sont considérables et elles se dilatent sans cesse. À divers moments, des thèmes généraux ont fourni des cadres de réflexion : l’exportation des capitaux et impérialisme, la décolonisation, la construction européenne, le Plan Marshall et l’américanisation, les cartels, le protectionnisme, la puissance, etc.
27Le recours aux archives économiques (publiques et privées), le plus souvent inexploitées, voire inconnues auparavant, est systématique. Il constitue l’un des attraits principaux du domaine. Le souci de faire une place à l’avis ou au regard du praticien (grand commis de l’État, haut fonctionnaire, chef d’entreprise), ne serait-ce que dans la préface, témoigne d’une saine volonté de résister aux sirènes de l’omniscience historienne, et d’éviter les explications qui négligent l’incertitude dans laquelle se meut le décideur.
28L’association du quantitatif (apprivoisé, maîtrisé, domestiqué) et du qualitatif est généralement harmonieuse. Pas d’histoire économique qui vaille sans dialogue du chiffre et du texte. L’histoire « sérielle » est délaissée. Des ouvrages de synthèse ont rendu accessibles les recherches en histoire économique. L’histoire économique internationale y est intégrée, sans en être le seul thème.
29Forte au sommet (monographies) et à la base (synthèses), l’historiographie de l’économie internationale est moins pourvue au milieu. Qu’on pense aux articles courts, portant sur des sujets controversés, ou inspirés par les préoccupations contemporaines. Qu’on pense aussi aux livres et articles de haute vulgarisation, porte d’entrée pour les étudiants et le grand public vers les travaux érudits. Il faut rendre accessible un sujet qui semble ésotérique et en montrer la pertinence et l’actualité. Une mise à jour de l’Initiation au vocabulaire et aux mécanismes économiques contemporains : XIXe-XXe siècles de Jean Bouvier (5e éd. 1977) rendrait un grand service. Enfin davantage de publications sur l’histoire du commerce extérieur français ne saurait nuire.
30Dominique Barjot
31L’historiographie française se caractérise par son originalité. Née d’une histoire économique et sociale d’abord assez descriptive (Pierre-Emile Levasseur, Henri Hauser, Pierre Caron), elle a été ensuite renouvelée par l’école des Annales (Lucien Febvre, Fernand Braudel) et par l’intégration du paradigme marxiste (Ernest Labrousse). Elle accorde traditionnellement une place importante à l’histoire agraire et à la démographie historique. De son côté, l’histoire des sciences a été longtemps dominée par les approches internalistes, d’où la faiblesse relative de l’histoire des techniques, elle-même quasiment coupée de l’histoire économique et sociale.
32Il existe bien des facteurs de faiblesse : déclin du nombre des étudiants et des recrutements, sans qu’il existe, de ce point de vue, de spécificité française ; insuffisante internationalisation des chercheurs français ; déclin relatif de la langue française en tant que langage scientifique (carences de la politique de traduction, montée des autres langue et pas seulement de l’anglais) ; désintérêt des grandes revues généralistes d’histoire pour l’histoire économique que ne compense pas le faible rayonnement des revues spécialisées ; caractère timoré de l’édition française, à la fois attaché à des présupposés (confusion entre le livre grand public et celui destiné à un public cultivé, réticences face au livre électronique). A cela s’ajoutent des facteurs institutionnels ; faiblesse des congés sabbatiques réservés en général aux maîtres de conférences préparant leur habilitation à diriger des recherches ; priorité donnée aux programmes lourds (ANR, Labex, programmes COST, Fondation Européenne de la Science à Strasbourg, etc.) ou altérée par des contraintes d’aménagement du territoire ou de parité hommes-femmes (Institut Universitaire de France) ; avantage accordé aux opérations bilatérales par rapport à celles multilatérales. Toutefois, il existe des inégalités de situation ; l’histoire des entreprises bénéficie de sa bonne connexion entre l’histoire et les sciences de gestion, tandis que les interactions avec la science économique demeurent trop ténues ; l’histoire des techniques, bien reliée avec l’architecture ou l’histoire des sciences.
B – Question en débat
33Les deux historiens évoquent ensuite les questions en débat.
34Dominique Barjot
35L’histoire économique continue de faire l’objet de débats vigoureux portant sur des thèmes comme la mondialisation, le rôle des organisations patronales, l’attractivité des territoires francophones, l’information dans l’entreprise, le rôle des marchés financiers, ou celui de l’ingénierie et des bureaux d’études. Longtemps marxistes sans le savoir, les historiens se sont dégagés du paradigme labroussien. Néanmoins, le changement d’objet n’implique pas une transformation des approches et des démarches. Partant de l’observation d’une ambivalence de l’attitude du patronat (Les deux rêves du commerce de Jean-Pierre Hirsch), les enquêtes menées sur les entrepreneurs (les patrons du Second Empire, le patronat de la seconde industrialisation ont mis en évidence des styles régionaux (l’Alsace, Marseille, le Lyonnais, la Normandie), mais aussi l’opposition entre un patronat modernisateur (dans l’électricité par exemple) et un patronat conservateur (dans le coton notamment). Si les approches institutionnalistes (économie des conventions, théorie de la régulation) dominent et si la cliométrie attire peu les historiens français, l’intensité du débat dépend toujours de la capacité à admettre le pluralisme des approches et des problématiques.
36Quant à l’histoire des firmes, elle gagne à être éclairée par la théorie économique : ainsi à propos des économies de guerre, les analyses d’Oscar Lange ou János Kornai, ou concernant l’efficacité comparée des entreprises publiques et privées, de celles de Vilfredo Pareto. Il apparaît en effet que ce n’est pas le statut public ou privé d’une entreprise qui en détermine fondamentalement les comportements. Ceux-ci tiennent beaucoup plus à la stratégie (opposition entre la SNCF et EDF, caractérisée par une plus grande intensité capitalistique, mais aussi un plus fort degré d’internationalisation). La conjoncture intervient aussi de façon décisive (prospérité ou crise, mais aussi économie concurrentielle ou cartellisée ou encore économie de paix et économie de guerre).
37Samir Saul
38Nombre de questions demeurent ouvertes dans l’historiographie des relations économiques internationales. Les voici :
39Quel fut le degré d’ouverture de l’économie française à différentes époques ? Outre les périodes de guerre (et encore), l’économie française a été en osmose avec l’étranger. La France n’a pas pratiqué l’autarcie ou la fermeture sur soi. Mais dans quelle mesure s’est-elle exposée à la concurrence internationale, pour quels secteurs et dans quelles conditions ?
40Lequel du protectionnisme ou du libre-échange lui a été plus avantageux ? La réponse n’est pas univoque. Elle semble être fonction des circonstances. Pourquoi les traités de 1786 et 1860 sont-ils suivis de résultats moins probants que l’ouverture des frontières commerciales des années 1950 ?
41La France a été et demeure une puissance financière. Il semblait acquis qu’avant 1914 elle tendait à préférer les investissements de portefeuille aux investissements directs, donc les revenus au contrôle. Cette perception est remise en question, comme elle l’a été pour la Grande-Bretagne. Les investissements directs auraient été plus importants qu’on le pensait.
42La colonisation demeure un sujet économique, malgré l’accent mis récemment sur son volet culturel et sur la dimension mémorielle. On sait qu’elle a été une bonne affaire pour certains et, pour l’économie française au début, moins clairement à la fin. L’effet structurel de la colonisation sur les économies colonisées est matière à débat : sous-développement ou mise en état pour le développement ? Quelles conséquences de la colonisation seraient toujours opératoires dans les économies post-indépendances ? En ce qui concerne la décolonisation, les facteurs économiques ont-ils un rôle ? On sait qu’il a été impossible de réaliser la transition du « pacte » colonial à une forme plus évoluée de dépendance à l’intérieur du cadre de l’Empire. Pourquoi ?
C – Orientations possibles de la recherche pour l’avenir
43Le débat s’achève sur de possibles orientations de la recherche pour l’avenir.
44Samir Saul
45Les recherches à venir doivent partir de deux sources : les débats scientifiques toujours en cours et les préoccupations contemporaines qui appellent des éclairages historiques. Les premiers ont été abordés. Quant aux secondes, elles inspirent certaines questions :
46La crise économique actuelle s’est propagée sur le plan international.
47Comment les crises antérieures se sont-elles répandues ? Inversement, quelle influence les facteurs internationaux ont-ils eue sur les reprises post-crises ?
48Pourquoi l’économie française tend-elle à subir rudement les crises à caractère international ? Pourquoi fléchit-elle d’une manière marquée ? Pourquoi « surréagit »-elle ?
49La crise de l’euro doit soulever des interrogations sur l’histoire monétaire et des banques centrales. Un débat ancien avait été soulevé par ceux qui pensaient que l’exportation des capitaux privait l’économie nationale de ressources et ralentissait sa croissance avant 1914. La recherche a démontré que cela était inexact : les capitaux s’expatriaient le plus durant les phases de prospérité. La mondialisation introduit une variante de ce débat. L’exportation des capitaux s’effectue aujourd’hui sous forme de délocalisation et d’ouverture de filiales de production l’étranger. La France est l’un des trois ou quatre principaux investisseurs directs du monde. Ses entreprises sont prospères. Pourtant l’économie française est au ralenti. La conjoncture actuelle remet-elle en question le verdict des historiens sur la période pré-1914 ?
50Il est connu que la puissance exportatrice de l’Allemagne repose sur la participation d’un très grand nombre de PME. En France, l’exportation relève d’un petit noyau de grandes sociétés. 12 % seulement des PME exportent. Pourquoi ? Leur moindre taille est-elle la seule raison ?
51Dominique Barjot
52Un certain nombre de question mériteraient d’être ouvertes (ou le plus souvent ré-ouvertes) par les historiens de l’économie. A propos de ce qui vient d’être dit par Samir Saul, je préciserai que la colonisation française, sauf sans doute dans les années 1930, a moins compté pour l’économie française que ses échanges de marchandises de services et de capitaux avec l’Europe et l’Amérique latine avant la Première Guerre mondiale, avec l’Europe entre les deux guerres ou après le second conflit mondial. Par ailleurs, il convient de ne pas confondre PME et Entreprises de Taille Intermédiaire (ETI), ni non plus de surestimer le poids des PME au sein des exportations allemandes. Le fameux Mittelstand se compose en fait plutôt d’ETI que de PME. Il s’agirait d’abord de tenir compte de la montée en puissance des études sur les réseaux techniques, sociaux, financiers et intellectuels. Il conviendrait de s’intéresser aux institutions intermédiaires (associations, syndicats, ententes et cartels, relations de co-traitance et de sous-traitance, en tenant compte des effets de « chaîne globale de valeur », régions, départements ou communes). Il reste beaucoup à faire concernant l’étude du capital humain en tenant compte des transferts de compétences et de connaissances techniques ou scientifiques. Un autre fructueux domaine de recherche concerne l’étude des comportements et des structures et consommations. Mais il serait utile aussi de ré-explorer les échelles de développement de la firme : ainsi le passage de la firme internationale à les firmes mondiales ou la distinction entre entreprises mondiales (grandes entreprises) et entreprises globales (qui peuvent être aussi des PME). Enfin, le développement durable (à l’échelle de la nation comme de la firme) ou l’identité économique de la France continuent de constituer des questions pertinentes.
Notes
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Dominique Barjot (dir.), Où va l’histoire économique, Historiens et Géographies, n° 378, première partie, mai 2002, p. 113-248 ; n° 380, deuxième partie, octobre 2002, p. 137-278.
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[2]
Dominique Barjot (dir.), « Où va l’histoire des entreprises ? », Revue économique, vol. 58, n°1, janvier 2007, 294 p.
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[3]
Dominique Barjot, « Histoire économique et historiographie française : crise ou renouveau ? », Histoire, Économie et Sociétés (HES), juin 2012, p. 5-28.