Couverture de RFG_294

Article de revue

Du BoP dans le beat, une analyse des transformations numériques dans la musique

Pages 115 à 134

Notes

  • [1]
    Nous représentons le marché des artistes sous forme de trois grandes catégories, en nous appuyant sur la terminologie de Caves (A-List/B-List) et en introduisant la catégorie des artistes préalablement exclus du marché (« bas de la pyramide »). Nous sommes conscients que cette classification ne renvoie pas exactement aux définitions de Caves, mais nous les mobilisons, par souci de clarté, pour caractériser les artistes en fonction de leur importance pour les labels.

1Au tournant des années 2000, le marché de la musique enregistrée atteint son apogée ; c’est l’âge d’or du disque. L’industrie musicale a pourtant déjà entamé une mutation déclenchée par les nouvelles pratiques numériques qui ont émergé au milieu des années 1990 : les échanges illégaux de contenus donnent lieu au contournement des circuits traditionnels du marché. Cette nouvelle donne numérique participe fortement au déclin de l’industrie du disque (Bourreau et Labarthe-Piol, 2006) : les ventes de musique enregistrée en France passent de 1,4 milliard d’euros en 2002 à 515 millions d’euros en 2015 (SNEP, 2019). La filière semble pourtant garder ses schémas d’organisation (Beuscart, 2007), à l’instar des acteurs majeurs de l’industrie du disque qui ont maintenu leurs choix malthusiens dans l’investissement artistique et tâtonné face à la révolution numérique (Moyon, 2011).

2L’exclusion d’une large partie des aspirants à la création est en effet une caractéristique du fonctionnement des industries culturelles et créatives (Menger, 1999 ; Caves, 2000). Et alors que le numérique suggère la possibilité d’un nouvel ordre où la relégation de certains pourrait être largement remise en cause (Anderson, 2006), cela n’est pas confirmé par les faits (Benghozi et Benhamou, 2008). Pourtant, dans d’autres secteurs, les stratégies orientées vers les pans de marché délaissés ont commencé à avoir le vent en poupe précisément à cette période : la littérature sur le bas de la pyramide, ou « BoP » (« Bottom of the Pyramid ») (Prahalad et Lieberthal, 1998 ; Prahalad et Hammond, 2002 ; Prahalad et Hart, 2002 ; Prahalad, 2004), montre la possibilité de développer des offres rentables pour des populations exclues. Dès lors, l’absence de développement de telles stratégies interpelle dans un champ comme celui de la musique, où les conditions semblent réunies. Cela nous amène à la question suivante : quelles sont les conditions d’émergence et de développement des stratégies BoP et quelles sont les spécificités des industries culturelles vis-à-vis de telles stratégies ?

3Pour y répondre, nous nous intéressons au cas d’une entreprise fondée en 2005 qui a mené une stratégie à contre-courant de celles alors menées dans le secteur de la musique enregistrée et qui, face à un marché peu dynamique, a connu une croissance remarquable pour atteindre un chiffre d’affaires d’environ 700 millions d’euros en 2019. Believe, à l’inverse des acteurs historiques, qui distribue plusieurs centaines de milliers d’artistes, fonde son modèle économique sur des acteurs considérés comme peu profitables et fait partie des quelques nouveaux entrants parvenant à tirer rapidement profit des changements technologiques.

4Notre article démontre que l’entreprise s’est fait une place en se forgeant une expertise technique puis en élargissant son offre initiale dans le but d’atteindre le spectre complet des artistes du secteur musical. Les explications de cette démarche novatrice nous permettent de mettre en évidence les contours d’un modèle inédit dans les industries culturelles et à revisiter ceux des stratégies BoP.

5Nous menons tout d’abord une revue de littérature de ces deux courants de travaux, les industries culturelles et créatives, d’une part et la littérature BoP, d’autre part. Puis, dans un deuxième temps, nous étudions le fonctionnement et le succès de l’entreprise. Enfin, nous nous appuyons sur ce matériau et sur les littératures mobilisées afin d’analyser son modèle, de comprendre dans quelle mesure il s’apparente à une stratégie BoP, et ainsi d’enrichir la compréhension de la transformation numérique dans les industries culturelles d’un côté, et les conditions d’émergence des stratégies BoP de l’autre.

I – Revue de littérature

6Notre questionnement associe deux courants de recherche distincts : les industries créatives et culturelles d’un côté, les stratégies BoP de l’autre ; cette dernière littérature servant de grille de lecture pour l’étude de cas.

1. Les promesses non tenues du numérique dans l’industrie de la musique

7L’industrie de la musique appartient aux industries créatives, un ensemble de secteurs culturels qui partagent des spécificités en matière d’économie, d’organisation et de gestion (DeFillippi et al., 2007). La surabondance de candidats et le rationnement des positions y sont des traits structurels (Menger, 1999), donnant lieu à des marchés marqués par une différenciation verticale des talents (Caves, 2000) entre les talents de la liste-A (« A-list »), éléments non substituables au sein d’un projet, et les talents de la liste-B (« B-list »), éléments participant à la production créative, mais substituables. Par ailleurs, la présence de gardes-barrières (« gatekeepers »), des acteurs qui jouent un rôle dans l’accès des propositions artistiques au marché, se traduit aussi par des inégalités d’accès des talents aux marchés.

8Comme beaucoup de secteurs culturels, l’industrie de la musique enregistrée est organisée autour de ces logiques, dans une structure d’oligopole à franges : le marché est historiquement dominé par quelques majors et le reste du marché est composé d’une multitude de petites structures, notamment des labels. Une structure sous-tendue par un star system (Benhamou, 2002) marqué par de fortes inégalités entre artistes.

9Cette dernière notion est à la base de la théorie de la longue traîne (Anderson, 2006) : la structure de consommation des industries culturelles se concentre sur des artistes stars, et un pan entier de la production se retrouve négligé par la consommation. Au tournant des années 2000, l’avènement des technologies numériques stimule la circulation des biens de type informationnel, dont les coûts de reproduction sont très faibles et dont les infrastructures technologiques facilitent la distribution (Shapiro et Varian, 1999) ; la théorie d’Anderson inférait que ce basculement dans le monde numérique permettrait à des acteurs de réduire leurs coûts et d’exploiter la longue traîne tout en en tirant profit. Anderson prend notamment le cas d’Amazon, qui, exploitant la longue traîne, aurait développé une stratégie plus rentable qu’une traditionnelle stratégie de vente de blockbusters.

10Dans la musique, ces technologies numériques, en plus de nouveaux moyens d’écoute, ont permis non seulement à la pratique musicale et aux moyens de production de se démocratiser (Bacache et al., 2009), mais aussi à une offre légale en ligne de prendre son essor au début des années 2010, fondée sur une logique d’accès (Rifkin, 2000) et proposée par les plateformes de streaming musical. Pour le secteur, ces transformations étaient la perspective d’une remise en cause des goulots d’étranglements qui façonnent l’industrie (Benghozi et Paris, 2001) et de la fin de l’intermédiation, notamment de la mainmise des gardes-barrières constitués par les maisons de disque.

11Cependant, du point de vue de la consommation, la théorie de la longue traîne n’a pas été confirmée par les faits : le basculement vers le numérique n’a pas entraîné de lissage de la consommation et les best-sellers musicaux ont été renforcés (Benghozi et Benhamou, 2008). De fait, la théorie de la longue traîne nie la dimension collective de la consommation, notamment la construction sociale de la valeur des œuvres (Becker, 1982), ainsi que le rôle des « dispositifs de jugements » (Karpik, 2007) comme les prescripteurs qui créent un phénomène d’accentuation.

12Du point de vue de l’offre, les entreprises n’ont pas réussi à développer un modèle qui exploite la longue traîne. Le cas de Believe est à cet égard intéressant. Dans un secteur qui génère toujours des exclus, l’entreprise se présente comme l’opposée d’un garde-barrières, travaillant avec tous les artistes qui le souhaitent, et affichant un succès qui semble au premier abord reposer sur ce choix, et donc sur l’exploitation de la longue traîne. Cette capacité singulière à exploiter un segment composé d’acteurs a priori peu rentables mais en nombre important nous incite à mobiliser la littérature des stratégies BoP.

2. Les stratégies BoP

13La théorie « Bottom of the Pyramid » vise à démontrer qu’il y a possibilité pour les grandes entreprises multinationales de faire du profit, tout en concourant à la réduction de la pauvreté, en abordant des marchés latents composés de consommateurs aux revenus les moins élevés, compensés par leur nombre important (Guesalaga et Marshall, 2008). Une stratégie BoP consiste à revoir son offre en proposant des modèles d’affaires et une chaîne de valeur adaptés à ce segment de consommateurs (London et Hart, 2004).

14Cette théorie originelle a fait l’objet de remises en cause qui pointent les calculs et définitions contestables du seuil de pauvreté (Karnani, 2007 ; Kolk et al., 2014) et qui affirment que le potentiel économique des marchés du bas de la pyramide est surestimé et que la rentabilité de la stratégie BoP est donc discutable pour les acteurs privés internationaux (Karnani et al., 2010 ; Pitta et al., 2008).

15Des travaux successifs ont affiné la théorie. En premier lieu, ils ont reconsidéré les acteurs impliqués dans cette stratégie ainsi que leur caractérisation, montrant que les multinationales n’étaient pas les principales instigatrices des projets BoP et que, lorsqu’elles l’étaient, elles se retrouvaient insérées dans des logiques locales modifiant une stratégie économique qui ne peut se départir des dimensions sociale, environnementale et politique (Cholez et al., 2010). Ils ont par ailleurs observé que le consommateur pauvre, figure phare de la théorie, pouvait aussi être envisagé comme participant pleinement au renouveau des chaînes de valeur en étant par exemple lui-même producteur (Karnani, 2007), et non plus seulement un simple bénéficiaire de produits existants (Kolk et al., 2014).

16Les modèles qui en découlent (Anderson et Billou, 2007 ; Gollakota et al., 2010 ; Martinet et Payaud, 2010 ; Schrader et al., 2012) et qui permettent d’analyser des stratégies BoP, restent conçus à l’attention des entreprises capitalistes (Dumalanède, 2017).

17Le succès de Believe interpelle car il s’est construit rapidement dans un secteur en difficulté. En première approche, l’on peut être tenté d’expliquer ce succès par une maîtrise exceptionnelle du marketing numérique, ou par une faculté de détection des nouveaux talents, mais aucune de ces explications ne paraît suffisante au regard du développement exceptionnel de l’entreprise, parfois qualifiée de licorne ou de quatrième major de la musique.

18La théorie de la longue traîne dans les industries créatives, aussi bien que la théorie BoP ont chacune mis en avant la possibilité de développer des stratégies qui exploitent des pans de marché inexploités, sur des arguments assez proches qui proposent de trouver une rentabilité en exploitant de grands volumes. Or, dans l’industrie de la musique, cette ouverture n’a pas été observée dans un premier temps, l’industrie conservant ses goulots d’étranglement et son hyper-concentration. Les travaux récents sur la théorie BoP soulignent notamment un élargissement de la caractérisation du bas de la pyramide, dépassant la première définition de population pauvre. Les artistes exclus de l’industrie de la musique pouvant ainsi être qualifiés de bas de la pyramide, pourquoi les grandes entreprises traditionnelles n’ont-elles pas développé des stratégies pour cette population représentant un marché non exploité et pourquoi cela est-il venu d’un acteur extérieur ? Cela nous conduit à interroger les conditions d’émergence de stratégies BoP. Si la littérature a ouvert la possibilité de ces stratégies à des entreprises et à des marchés diversifiés, qu’est-ce qui peut expliquer leur développement ou leur absence de développement dans un secteur donné ? C’est à cette question que nous souhaitons apporter des éléments de réponses par l’analyse du cas de Believe.

II – Aux origines de la stratégie de believe

19Les résultats sont présentés en suivant l’histoire de la création et de la structuration de Believe, afin de comprendre les choix stratégiques qui ont été opérés.

1. L’opportunité d’une spécialisation dans la distribution numérique

20La pénétration du numérique dans l’industrie musicale au tournant des années 2000 laisse entrevoir la transformation des canaux de distribution, et la transition vers une distribution numérique. En 2005, les fondateurs de Believe – à l’origine Believe Digital – créent l’entreprise avec la conviction que l’apparition inéluctable d’un marché de la distribution numérique générera un appel d’air sur des fonctions techniques.

21L’entreprise naît ainsi comme un intermédiaire technique entre les ayants droit (maisons de disques, labels indépendants, artistes autoproduits, etc.), qui cherchent à exploiter leurs catalogues de titres dans l’environnement numérique, et les acteurs de la distribution numérique (les magasins numériques tels les sites de la Fnac, de Virgin, iTunes, puis les plateformes de streaming comme Spotify et Deezer). Believe débute en démarchant des producteurs et des artistes pour tenter de les convaincre de numériser leurs catalogues et ainsi monétiser leurs contenus sur le numérique ; en parallèle, elle noue des contrats de distribution avec les boutiques numériques (les stores) à la recherche d’agrégateurs de contenus.

MÉTHODOLOGIE

Notre intérêt pour Believe a émergé de la singularité de l’entreprise dans l’industrie musicale, qui affichait une forte croissance dans un secteur morne et des choix éditoriaux et stratégiques disruptifs, couronnés de succès dans les charts musicaux. Cette singularité nous a conduits à faire reposer notre recherche sur une étude de cas unique (Yin, 2012).
Sans préjuger des questions à traiter et pour appréhender ce terrain nouveau, nous avons adopté une approche abductive (Dumez, 2016) en 2 temps : une phase exploratoire s’appuyant sur un recueil des témoignages des employés, avec l’objectif de comprendre le fonctionnement, la structure et les processus de l’entreprise, et mettre au jour les raisons de sa réussite ; puis un temps d’allers-retours entre le matériau – d’autres entretiens – et l’analyse, ayant conduit à retenir la littérature BoP comme grille de lecture pertinente.
La recherche s’appuie sur 19 entretiens semi-directifs de 45 à 120 minutes (dont 16 enregistrés et retranscrits), entre octobre 2019 et février 2020, avec des représentants des différents métiers de Believe, des artistes et des plateformes de distribution. Les grilles d’entretien, dans une approche compréhensive, visaient à mettre au jour les tâches, les relations et les outils de chacun dans l’environnement étudié (Becker, 1998). Ce matériau a été codé en fonction de catégories ayant émergé à la fois du terrain et de la littérature. À titre d’exemple : parmi nos 4 codes de premier niveau, le code 2 était consacré à la stratégie de l’entreprise ; il se subdivisait en sous-niveaux, notamment le code 2.1 consacré à la technologie, le code 2.2 consacré aux musiques urbaines ou encore le code 2.3 sur l’organisation pyramidale assimilable à une stratégie BoP.

22Le métier de Believe s’articule alors autour de deux flux d’activités. L’entreprise réceptionne les enregistrements des créateurs, les convertit en format numérique, effectue un travail d’association et de vérification des métadonnées du contenu pour être capable de fournir rapidement aux stores le titre du morceau, le nom de l’auteur, la pochette, ou encore l’identification de paroles sensibles. Une fois ce formatage opéré, l’entreprise effectue la livraison aux magasins de musique en ligne, au format numérique choisi par chacun d’eux.

23Après la mise à disposition de la musique et sa consommation sous forme d’écoute ou de téléchargement, s’enclenche une nouvelle étape : Believe se charge de réclamer, collecter et répartir les royalties dues au producteur. En complément, les données de consommation sont mises à disposition des producteurs ou artistes sous forme de tableaux de chiffres permettant des suivis de performance et d’activité (figure 1).

24Ce premier positionnement d’intermédiaire technologique se lit aussi dans le fait que Believe effectue ses principaux investissements dans le développement d’outils en interne : dès 2005, un instrument de récupération et de publication des données de consommation est créé. Ce logiciel, développé en interne, appelé Backstage, centralise toute l’information des contenus de chaque producteur lié à Believe (figure 2).

Figure 1

Le rôle d’intermédiaire numérique de Believe Digital dans l’industrie de la musique

Le rôle d’intermédiaire numérique de Believe Digital dans l’industrie de la musique

Le rôle d’intermédiaire numérique de Believe Digital dans l’industrie de la musique

Figure 2

La construction du modèle à partir de 2005 [1]

La construction du modèle à partir de 20051

La construction du modèle à partir de 2005 [1]

25Chef du département produit – « Nous, on a toujours développé nous-mêmes, on a toujours eu des équipes de développeurs, et le P-DG a toujours eu une vision très technologique de la boîte. À la différence des majors qui ont beaucoup de mal à franchir le cap de la digitalisation et de la numérisation de la consommation de la musique, nous c’était notre cœur de métier, notre fonds de commerce. »

2. Le développement d’une offre pour les artistes délaissés par l’industrie

26Positionnée entre les producteurs et les plateformes de distribution, témoignant d’une volonté croissante d’accélérer et d’automatiser ses processus de transfert des contenus, développant une capacité technologique à traiter des volumes, Believe se place rapidement comme un acteur de référence sur le marché naissant de la distribution numérique. Des capacités qui lui permettent, contrairement aux majors, de s’adresser à tout type de créateur de contenu désireux de le voir distribué.

27Jusqu’en 2015, Believe s’attache ainsi à proposer deux offres, majoritairement destinées aux artistes exclus des champs d’action des acteurs traditionnels de l’industrie : des artistes non « signés » – c’est-à-dire n’ayant pas de contrat avec un label ou un distributeur, comme les artistes entrant dans le métier, les artistes amateurs, les artistes autoproduits et certains artistes confirmés mais aux contrats rendus par les majors –, des artistes de petits labels indépendants, ou des artistes au genre musical peu médiatisé. Pour beaucoup, des artistes souhaitant être leur propre producteur mais frustrés par les barrières dressées.

28La première, proposée à tous les artistes, est une offre simplifiée et exclusivement numérique, donc particulièrement adaptée aux artistes autoproduits ou entrant dans le métier. Elle prend forme en 2009 avec la création de Zimbalam, une plateforme d’auto-distribution en ligne où les producteurs et créateurs peuvent facilement déposer leurs enregistrements et les voir distribuer sur les stores de leur choix. L’artiste récupère l’intégralité de ses royalties, mais doit payer un forfait fixe qui constitue la rémunération de Believe. Fin 2014, Zimbalam fusionne avec Tunecore, le concurrent américain que Believe vient de racheter.

29Direction – « On a commencé à attaquer le segment des artistes un peu plus petits et celui des artistes en développement parce que sur ces marchés-là, l’élément clé de l’offre, c’est la capacité à utiliser la technologie pour gérer des volumes. »

30Le deuxième étage de l’offre se construit sur les services historiques de distribution numérique, enrichis de services marketing, que Believe propose en contrepartie d’un pourcentage pris sur les revenus. Ils forment la division Believe Distribution. Avec cette offre, Believe se concentre sur des projets plus prometteurs, choisis, sur lesquels elle investit plus de moyens.

31Ainsi, Believe a développé en parallèle deux offres, l’une dédiée au marché existant des artistes signés, l’autre, novatrice, pour des artistes qui ne bénéficient pas de contrat avec un label. Le volume d’artistes traités est bien plus important pour ce second marché, que nous appelons ici « bas de la pyramide » (figure 3).

3. L’augmentation des volumes par l’internationalisation

32Après la différenciation des services auprès des artistes et producteurs, ce sont les stratégies des plateformes, les autres clients de Believe, qui influent sur son orientation stratégique.

33En 2012, Apple cherche des partenaires pour mener l’internationalisation de son offre musicale iTunes. Apple agrégeait jusqu’alors elle-même le contenu musical, en intégrant des services, processus et outils similaires à Believe Digital. Mais en 2012, Apple lance une internationalisation de sa plateforme iTunes dans plus de cinquante pays, ce qui l’amène à recentrer son activité sur le versant des audiences plutôt que sur celui des fournisseurs de contenu, dont la gestion représente des charges technique et juridique conséquentes. Sur la base d’un audit, Apple sélectionne des entreprises capables d’assurer la livraison d’un contenu de qualité et de garantir la chaîne des droits liés aux enregistrements (voir figure 1). Trois agrégateurs de musique sont retenus pour alimenter iTunes dans le monde : The Orchard (qui sera racheté en 2015 par Sony), Believe et Tunecore (qui sera donc racheté par Believe fin 2014).

Figure 3

La construction du modèle à partir de 2009

La construction du modèle à partir de 2009

La construction du modèle à partir de 2009

34La mise à l’écart des concurrents crée un élan pour Believe. Tous les fournisseurs de contenus d’Apple sont redirigés vers Believe, ce qui se traduit par un accroissement notable des catalogues à traiter. Sa panoplie de services et de technologies (cf. tableau 1) permet à l’entreprise d’absorber ces volumes. Ses outils, avec Backstage au premier rang, sont répliqués dans les différents territoires et permettent de réaliser d’importantes économies d’échelles.

35Direction – « Quand on développe une plateforme techno, peu importe qu’on la développe pour distribuer et numériser des CD italiens ou espagnols, on est déjà intégrés numériquement avec Apple, donc on a tout intérêt à être capable de ramener des CD et de la musique de l’intégralité des pays du monde, on va utiliser la même plateforme techno et on va avoir des effets d’échelle très forts sur la techno. »

36Devenu partenaire officiel d’Apple, Believe fournira, en 2019, plus de 30 % des volumes de musique mondiaux de la plateforme, signe du changement d’échelle qu’a entraîné cette consolidation.

4. La construction d’un catalogue et la nécessité d’avoir des artistes stars : la montée en gamme de Believe

37À partir de 2015, Believe entame une série de rachats qui lui permet de disposer des ressources liées aux services pour les artistes établis, autrement dit les services proposés par les majors et principaux labels. Believe rachète Naïve et Musicast en 2016, deux structures avec des lignes éditoriales fortes respectivement sur les musiques savantes et sur le rap. Puis en 2017, une partie des catalogues de Warner est rachetée. La même année, Believe Rec – label créé en 2011 pour se donner les moyens de signer les artistes – prend un virage affirmé vers les musiques urbaines en devenant AllPoints, tandis que le label Animal 63 est créé en association avec Savoir Faire. Ils forment alors la partie « labels » de Believe, soit le troisième étage de services aux artistes.

Tableau 1

Les outils technologiques de Believe en 2019

OutilDescription
Signature et proposition commerciale
ZimbalamPlateforme de livraison aux stores
BackstageSuivi des statistiques des comptes émergents et prometteurs
PipeDriveSuivi des actions commerciales des employés, référencement des artistes suivis à qui Believe souhaite faire une proposition commerciale
Fiches d’avance dont
Tableau de projection de revenusPermet le placement sur la typologie d’artiste et le calcul de l’avance
Typologie d’artistesPermet de proposer l’offre de services correspondant à chaque typologie d’artistes
Gestion et promotion des catalogues
BackstageCréation des sorties, versement des royalties et analyse de données
Système de ticketingMise en forme et mise à jour des données, assistance aux problèmes clients
ZimbalamPlateforme de livraison aux stores
Business managerAffiche les Analytics des réseaux et notamment degré de conversion des actions de marketing digital (taux de répétition, taux de clics, etc.)
NewsletterProduction de newsletters (import des contacts, templates, analyse de la portée de la newsletter, etc.)
BacklinkCommunication digitale de liens sécurisés pour faire écouter aux pros, permettant de faire des campagnes dédiées
Tableaux des sortiesTableaux de pitch des sorties à destination des éditorialistes des plateformes, avec des ordres de priorité
Évaluation de la performance des comptes
Fichiers ExcelNotation de la rentabilité des projets
Les outils technologiques de Believe en 2019

Les outils technologiques de Believe en 2019

Figure 4

L’architecture du modèle à partir de 2015

L’architecture du modèle à partir de 2015

L’architecture du modèle à partir de 2015

38Directeur marketing – « Et sur cette base se sont ensuite rajoutées les briques traditionnelles du marché de la musique, ressemblant plus à une maison de disque : avoir un label, signer des contrats d’artiste et de licence, avoir une distribution physique, avoir une capacité à attirer des seniors du marché, des gens (...) qui ont eu une carrière en major, un peu plus issus de l’ancien monde moins digitalisé, et ce sont ces gens-là qui ont structuré la façon d’aller parler au marché de la musique. »

39L’activité « labels » rassemble les artistes prioritaires, ceux sur lesquels Believe investira plus de moyens que sur les artistes de Believe Distribution ou Tunecore. Les artistes en label disposent d’une équipe dédiée, comme pour Believe Distribution, mais cette équipe est plus nombreuse et focalisée sur un nombre restreint de projets. L’ensemble de ces activités personnalisées relèvent donc d’un travail plus artisanal qu’industriel.

40Cette évolution de l’entreprise vers l’artistique, au sens où elle intègre des choix éditoriaux, en complément de la base technologique, permet désormais d’offrir des services aux artistes confirmés, cible traditionnelle des majors (figure 4).

5. Une offre au spectre large, fonction d’une segmentation pyramidale

41En, 2019, Believe est structurée en trois divisions dont chacune dispose de ses propres équipes, ses propres offres et ses propres outils (parfois partagés), dans une organisation pyramidale : Believe Label propose un service très complet à un petit nombre d’artistes, TuneCore propose des services à plus faible valeur ajoutée à un grand nombre d’artistes et Believe Distribution se situe entre les deux.

42Direction – « On s’est dit que dans la musique, il y a trois segments de marché : le segment de marché des artistes amateurs (…), le segment des artistes de taille moyenne et le segment des top artists. Et pour être capable d’avoir 20 % de parts de marché on y arrivera beaucoup plus vite si on est capables d’intervenir et d’être un acteur important sur les trois segments de marché. » Par conséquent, le bas de la pyramide repose sur un volume de signatures important mais une marge faible pour Believe, et plus on monte dans les étages de l’organisation, plus Believe prélève une part élevée sur les revenus générés par le projet musical.

43Fin 2019, une quatrième section transversale distincte prend de l’ampleur : les Artists Services. Elle pioche dans la gamme élargie des services du groupe et s’appuie sur l’introduction d’une plus grande latitude dans la constitution des contrats. Traditionnellement, les maisons de disques proposaient un contrat de distribution, un contrat de licence ou un contrat d’artiste. Avec Artists Services, Believe propose différents types de « contrats de distribution améliorée » qui reprennent une répartition des recettes proche du contrat de distribution mais en y adossant plus de services, notamment celui du trademarketing. Ce large éventail de services et leur adaptabilité dans le contenu et dans le temps renforcent l’accessibilité de l’offre aux artistes et permettent une grande mobilité des artistes au sein de l’organisation : ils peuvent y faire tout leur parcours (tableau 2).

III – Analyse et discussion

44Nous proposons une analyse du modèle de Believe, et mettons en évidence des apports sur les littératures sur l’industrie de la musique à l’ère du numérique et sur le courant BoP.

1. Analyse du modèle de Believe

45Believe a d’abord construit un cœur de métier sur la distribution numérique en développant des outils technologiques très performants. La structure de coûts fixes ainsi que les coûts marginaux quasi nuls d’acquisition de clients, typiques des industries numériques (Shapiro et Varian, 1999), lui ont permis d’adopter des stratégies de volume, dans des métiers qui étaient restés artisanaux, au sens d’une intervention humaine importante. Believe, en s’appuyant sur le numérique, a industrialisé un certain nombre de processus.

46La mutualisation constitue ainsi un volet essentiel du modèle de Believe. Le volume permet de mutualiser les coûts de développement des technologies et d’amortir le développement d’outils différenciants pour l’accompagnement des artistes dans l’univers numérique. Pour le volant des artistes traditionnellement dans le giron des maisons de disques, ceux des strates supérieures, Believe combine recours aux technologies numériques et accompagnement artisanal. Believe couple ainsi une activité de prestataire de service ou offreur de technologies avec une activité éditoriale. La première a vocation à s’adresser au plus grand nombre quand la seconde repose sur une sélection drastique, due notamment aux économies d’échelle très limitées des métiers de l’accompagnement. C’est l’une des originalités du modèle dans un univers où ces deux métiers sont généralement distincts. Cette combinaison, qui implique une descente dans la chaîne de valeur et une évolution vers les métiers les plus prestigieux, a une autre justification. Le modèle de Believe tire ainsi son originalité de sa capacité à proposer aux artistes un accompagnement à la fois flexible et dans la durée. Au fil d’une carrière classique, l’investissement de l’entreprise est croissant : Believe offre les moyens de base pour se lancer sur le marché puis déploie de nouvelles ressources pour soutenir les succès potentiels. L’articulation des services différenciés et la flexibilité contractuelle permettent à Believe de proposer une offre évolutive qui contraste avec le schéma de « tout ou rien » sur lequel se sont construites les majors.

Tableau 2

Les différents niveaux de services en fonction des artistes en 2019

TuneCoreBelieve DistribBelieve Labels et Artists Services
Type d’artistes en contratGroupe hétérogène : amateurs, artistes entrants dans l’écosystème, artistes de taille moyenne et même artistes structurésArtistes de taille moyenne mais aussi parfois confirmésArtistes confirmés ou prometteurs
Type de contrats proposésSouscription aux conditions de la plateformeContrats de distribution standardContrats Artists Services
(distribution améliorée) et Artists Development
(contrats d’artiste et contrats de licence)
Degré d’automatisation des servicesServices automatisés uniquementServices automatisés et métiers artisanauxServices automatisés et métiers artisanaux
Services disponiblesDistribution numériqueDistribution numériqueDistribution numérique
Chef de projet
Trademarketing
Financement complet du projet avec avance non remboursable possible
Marketing et promotion
Label manager
Réseau professionnel
Trademarketing
Direction artistique
Financement partiel du projet avec avance remboursable
Distribution physique
Publishing
Tour
Conseils informels
Synchronisation
Influencing
Subventions
Gestion des droits voisins
Nombre d’artistes en contratPlusieurs centaines de milliers d’abonnés annuelsPlusieurs milliers de comptes en FrancePlusieurs centaines de comptes en France
Marges pour BelieveFrais forfaitairesAutour de 30 % des royaltiesPlus de 50 % des royalties (part plus variable du fait de contrats moins standardisés)
Part dans l’activité en 2019Environ 20 %Environ 60 %Environ 20 %
Les différents niveaux de services en fonction des artistes en 2019

Les différents niveaux de services en fonction des artistes en 2019

47La personnalisation des contrats, basée sur le niveau d’engagement des équipes de Believe dans l’accompagnement personnalisé des artistes, permet à l’entreprise de répondre à la variété des besoins des artistes et d’adapter son offre aux dynamiques de carrières et à leur variété. Si, dans le monde physique, le niveau d’implication auprès des artistes dépend de leur succès, l’univers numérique donne lieu à des configurations plus variées, certains artistes à fort niveau de notoriété pouvant prendre en charge leur production et leur promotion. Believe peut conserver dans son giron des artistes qui ré-internalisent ou ont toujours internalisé leur promotion.

48Cette capacité à embrasser tout le spectre des situations des artistes a une implication vertueuse. Le volume apporté par le bas de la pyramide et la capacité de fidéliser les artistes les plus porteurs par la souplesse des contrats proposés donne à l’entreprise un pouvoir de négociation notable vis-à-vis de l’autre versant de son marché, les plateformes de distribution, enclenchant un cercle vertueux propre aux marchés bifaces (Rochet et Tirole, 2003) : plus Believe signe d’artistes, plus elle est un partenaire privilégié des plateformes de streaming et, à l’inverse, plus elle entretient un rapport proche avec les plateformes, plus elle devient attractive pour les artistes.

49Ce cas met en avant une stratégie de pénétration d’un marché inédite dans les industries créatives qui a été rendue possible par la transformation numérique. Les transformations numériques ouvrent la voie au développement de technologies permettant à l’entreprise de se positionner d’abord en tant qu’intermédiaire technique ; ce n’est qu’ensuite que sont développées les compétences propres aux industries créatives et à l’industrie musicale. Autrement dit, l’entreprise peut développer un modèle hybride dans le contexte des industries culturelles, où les acteurs choisissent traditionnellement entre un modèle de prestataire technique, n’incluant pas de sélection, basé sur des processus industriels et pouvant être déployé à grande échelle, et un modèle de garde-barrières, assumant une fonction de sélection et une activité à forte teneur artisanale.

2. Apports sur les industries créatives : modèle hybride inédit et restructuration du marché

50Cette analyse permet aussi d’enrichir la compréhension de l’économie des industries culturelles à l’ère du numérique. Le numérique a grandement facilité la capacité d’autoproduction des artistes en détruisant les barrières à l’entrée. Si ce phénomène – la désintermédiation et les filières courtes – est resté longtemps théorique (Benghozi et Paris, 2001 ; Hadida et Paris, 2014), le cas Believe et les évolutions qu’il accompagne en donnent une illustration concrète. Ainsi, dans le domaine de la musique urbaine, où les coûts de production peuvent être quasi nuls, certains artistes se produisent par eux-mêmes, assurent leur promotion et touchent à la consécration sans avoir recours au service d’accompagnement et de promotion offert classiquement par les majors. Cette réalité montre que la sophistication des outils liés au numérique – pour le ciblage et la promotion notamment – conduit dans certains cas à une séparation de facto des activités de distribution et de prescription/promotion. Les artistes recourent à des prestataires pour les aspects techniques de la distribution dans l’environnement numérique, mais peuvent internaliser les activités de production et de promotion. Cette situation est susceptible d’ouvrir une nouvelle ère dans les industries créatives qui basculent vers le numérique. Le poids des gardes-barrières donnait lieu à une situation qui structurait le marché des artistes en deux catégories – ceux qui avait passé la barrière et les autres (Caves, 2000) – avec une organisation de la chaîne de valeur qui présentait peu de variété : les fonctions artistiques se partageaient entre les labels et les artistes, les fonctions de promotion étaient assurées par les distributeurs. Le numérique, dont l’un des effets escomptés était la segmentation horizontale du marché (Benghozi et Paris, 2001), induit donc un autre effet de segmentation : il casse ce modèle unique et donne lieu à des configurations variées, certains artistes pouvant internaliser – au sein d’entreprises personnelles – la grande majorité des fonctions de production et de promotion, ne faisant appel à des acteurs tiers que pour les fonctions techniques de distribution.

51Il en résulte le constat d’une déconnexion entre la classification pyramidale des talents en fonction de leur niveau de notoriété et le niveau de soutien extérieur dont ils disposent. Pendant longtemps, les artistes les plus en vue étaient aussi ceux qui bénéficiaient du plus fort accompagnement. Le cas suggère que des artistes peuvent recourir aux outils développés pour le bas de la pyramide tout en entretenant une notoriété importante.

52Ce faisant, ce cas est une illustration concrète de la théorie de la longue traîne. En couplant prestation technique destinée à tous les artistes et développement d’artistes sélectionnés, une entreprise peut exploiter l’intégralité de la longue traîne en étant rentable. Si le premier argument d’Anderson (2006), affirmant que le numérique allait amener une transformation dans la structuration de consommation n’est pas vérifié, ce cas redonne du poids au second argument, à savoir que le numérique permet à des acteurs de générer des modèles rentables sur l’exploitation de la longue traîne.

3. Apports à la littérature BoP : élargir les définitions de bas de la pyramide

53Le concept de stratégie BoP a été développé pour rendre compte des stratégies d’entreprises fondées sur le développement d’une offre pour des consommateurs pauvres. La forme pyramidale qui se dégage de l’organisation de Believe fait écho à la pyramide de consommateurs (ici des artistes) auxquels elle vise à offrir un service (ici la distribution numérique, puis, plus largement, la diffusion). La littérature récente sur les stratégies BoP invite à élargir les définitions premières et les caractéristiques du bas de la pyramide ainsi qu’à caractériser les initiateurs des stratégies BoP afin de questionner les liens entre rentabilité et réduction de la pauvreté (Kolk et al., 2014). Une redéfinition du bas de la pyramide – constitué de populations exclues et non pas de consommateurs pauvres – nous permet de mettre en avant des spécificités de ces stratégies et d’enrichir la théorie sur BoP.

Un cas d’exploitation du bas de la pyramide

54Les premiers écrits théoriques sur le bas de la pyramide suggèrent d’envisager la population ayant un revenu inférieur à 1 500 $ US par an comme une cible rentable (Prahalad et Hart, 2002), pour laquelle les opportunités de marges sont faibles mais les volumes conséquents. Pour des entreprises ayant exploité les strates supérieures de la pyramide, adapter l’offre à ce marché latent permet alors d’élargir la base de consommateurs.

55Dans le cas de l’industrie musicale, l’importance des coûts de l’accompagnement personnalisé par les labels de l’ère du disque rendait toute une catégorie d’artistes non rentables. En développant des outils offrant des solutions peu coûteuses, l’entreprise a modifié cet état de fait et réussi à exploiter ce marché latent. Les moyens novateurs déployés accélèrent les processus, font augmenter les volumes et les économies d’échelle, et au total les coûts baissent drastiquement. Les artistes exclus de l’accès aux ressources de l’industrie deviennent alors des clients d’une offre accessible techniquement et économiquement. Les mécanismes sont, ici, ceux du schéma BoP : la transformation en consommateurs d’un segment jusqu’alors considéré comme non rentable. Le cas s’insère également dans la lignée de la deuxième génération d’écrits sur les stratégies BoP, qui élargissent la définition des cibles initialement décrites comme de simples consommateurs finals (Karnani, 2007). En effet, l’artiste n’est plus seulement un fournisseur d’œuvres inséré dans une filière dont la division du travail est linéaire, il n’est plus un travailleur créatif intégré dans une structure intégrée verticalement. Il est à la fois fournisseur d’un produit et client d’un service. Des consommateurs-producteurs qui sont acteurs à part entière de la stratégie BoP.

56Alors que la stratégie BoP est le plus souvent développée dans un cadre RSE et que la « base de la pyramide » reste la plupart du temps définie par les consommateurs pauvres, l’industrie de la musique met donc en évidence une autre catégorie de personnes délaissées, celle des artistes-producteurs n’ayant pas accès à un marché et qui constituent un marché latent formant alors le bas de la pyramide de l’industrie musicale. Néanmoins, les mécanismes à l’œuvre sont les mêmes que ceux qui sont mis en évidence dans les travaux BoP, ce qui nous conduit à suggérer que la dimension structurante dans les stratégies BoP n’est pas tant constituée par les caractéristiques socio-économiques du marché que sur son volume et son exclusion.

Une stratégie de pénétration plutôt qu’une intention sociale

57Parmi ces consommateurs, la population historiquement écartée du marché – qui constitue le bas de la pyramide de Believe – a été intégrée comme un pilier stratégique de Believe et s’est avérée être un marché profitable. Nous proposons un apport plus générique des stratégies BoP qui dépasse les stratégies d’ouverture à des consommateurs pauvres pour s’intéresser à des marchés latents, délaissés de l’industrie.

58Alors que les recherches ont mis en avant des stratégies BoP dans des perspectives de diversification, ce cas suggère que le déploiement d’une stratégie BoP peut sous-tendre une intention de pénétration d’un marché, le marché latent de consommateurs délaissés apparaissant comme un cheval de Troie pour pénétrer un marché verrouillé.

59Cela met en avant une séquence chronologique de la stratégie BoP autre que celle mise en avant par les premiers contributeurs de la théorie : alors que ces recherches portaient sur des firmes multinationales qui commençaient par les segments du haut avant de s’attaquer à ceux du bas, nous révélons la faisabilité de la stratégie inverse. Nous mettons ainsi en évidence une intention stratégique BoP qui relève en premier lieu non pas de motivations sociale et environnementale, comme cela est traditionnellement le cas dans le déploiement de ces stratégies (Martinet et Payaud, 2010) mais de la possibilité pour un nouvel entrant de se faire une place dans un marché mature.

Conclusion

60Cet article visait à interroger, à travers le cas de l’entreprise Believe dans l’industrie numérique, les conditions d’émergence et de développement d’une stratégie BoP dans un secteur donné.

61Nous avons montré que le succès de Believe reposait sur un positionnement qui remettait en cause le fonctionnement du marché de la musique, en s’adressant à un pan exclu des artistes et, ce faisant, en remettant en cause la prééminence des gardes-barrières. Alors que cette ouverture avait été annoncée par l’arrivée du numérique avec la notion de longue traîne, elle n’a été exploitée que par le truchement d’une stratégie de pénétration d’un acteur extérieur. Elle a consisté d’abord à se positionner comme intermédiaire technique, alors que le numérique semblait sonner le glas de l’intermédiation. La transformation numérique de la filière a rapidement fait émerger de nouveaux besoins sur lesquels l’entreprise a pu se positionner. Elle a consisté ensuite à répondre aux besoins d’un marché latent d’artistes délaissés par l’industrie, considéré comme non rentable. Le cas est donc celui d’une stratégie opportuniste face à un marché verrouillé, rendue possible par des développements technologiques permettant de traiter un volume important d’artistes, et remettant en cause des schémas considérés comme immuables.

62L’ambition qui a motivé l’entreprise, pénétrer un marché, confirme par ailleurs que les stratégies BoP peuvent être envisagées indépendamment d’une mission sociale, ou du moins en en faisant des objectifs secondaires. La construction de l’offre BoP fait également l’objet d’une chronologie inédite : tandis que la littérature met en avant des mouvements d’entreprises établies vers le bas de la pyramide, ce cas rend compte d’une dynamique inverse, celle d’une petite entreprise qui pénètre le marché en s’appuyant sur le bas de la pyramide. Le cas invite aussi à adopter une acception plus large de la caractérisation du bas de la pyramide, au-delà du critère de la pauvreté. Elles peuvent être mises en œuvre dès lors qu’un pan de marché est négligé faute de modèle économique viable.

63La pérennité de ce modèle est néanmoins suspendue à un environnement concurrentiel aux tensions multiples et qui mettent en cause les avantages construits par Believe : d’une part, l’entreprise française n’a pas la maîtrise d’un marché biface dans lequel ses principaux fournisseurs sont des artistes qui contrôlent en grande partie leurs activités, tandis que la diffusion en streaming s’avère être le terrain de jeu des GAFA ; d’autre part, les majors, en reprenant le modèle de la distribution numérique et des Artists Services, mais aussi en misant sur des actifs économiques exclusifs (la propriété de catalogues en premier lieu), sont parvenues à renouer avec une solide croissance ; enfin, les évolutions rapides des usages digitaux rendent plus attractive en même temps qu’elles complexifient la conquête des marchés internationaux. Autant de facteurs d’incertitudes liés à des champs et acteurs qui restent à investiguer plus profondément.

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Date de mise en ligne : 20/05/2021

Notes

  • [1]
    Nous représentons le marché des artistes sous forme de trois grandes catégories, en nous appuyant sur la terminologie de Caves (A-List/B-List) et en introduisant la catégorie des artistes préalablement exclus du marché (« bas de la pyramide »). Nous sommes conscients que cette classification ne renvoie pas exactement aux définitions de Caves, mais nous les mobilisons, par souci de clarté, pour caractériser les artistes en fonction de leur importance pour les labels.

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