1Il est bon que tout champ de recherche et de pratique s’interroge sur lui-même et le management stratégique n’a pas échappé à cette interrogation. La question de sa légitimité et de sa spécificité est cependant posée depuis longtemps. L’appel de la RFG pour ce numéro, et avant lui la série du Academic All-Star Games [1], montrent que cette question reste plus que jamais d’actualité. En 2017, la revue le Libellio [2] avait consacré un numéro spécial au titre assez direct mais tout à fait évocateur des débats en cours : La stratégie a-t-elle un avenir ? Le constat qui y était dressé sur l’avenir de cette discipline était très sombre, le terme même d’effondrement étant employé pour décrire son état actuel.
2L’appel propose un cadre de réponse faisant appel au fameux choix de Hirschman Exit, Voice, Loyalty (défection ou prise de parole) : le champ peut choisir Exit, c’est-à-dire se dissoudre dans des champs fondamentaux (comme la sociologie ou l’économie), Voice, c’est-à-dire se renouveler en contestant les théories et les pratiques actuelles des chercheurs, ou Loyalty, ne rien changer.
3Il faut noter que Hirschman pose la question du point de vue d’un groupe d’acteurs particulier. Cette question n’a probablement pas le même sens pour les chercheurs, les cabinets de conseil, ou les dirigeants d’entreprise. Précisons donc que nous abordons la question ici du point de vue des préoccupations du monde académique. En effet, et suivant en cela l’appel de la RFG, nous défendons l’idée dans le présent article que le problème est celui du champ de recherche et d’enseignement beaucoup plus que celui de sa pratique. La distinction nous semble importante car elle met en lumière l’une des difficultés principales du champ aujourd’hui, celle de l’éloignement entre une recherche et un enseignement qui sont en crise, d’une part, et une pratique bien vivante, d’autre part. Ainsi, à la question du Libellio, nous pouvons répondre « oui bien-sûr la stratégie a un avenir », mais il nous semble que la vraie question est plutôt : La recherche académique en stratégie a-t-elle un avenir ? C’est celle que nous proposons de traiter dans le présent article.
4En substance, notre réponse est la suivante : Exit n’est pas souhaitable car il existe un domaine spécifique de la stratégie qui a besoin d’être nourri théoriquement ; pourtant, Loyalty est impossible car poursuivre sur la voie actuelle conduit le champ à sa disparition ; seule reste Voice, mais cela nécessite un profond renouvellement de la pratique de recherche et d’enseignement, ce qui ne sera pas facile compte tenu des contraintes institutionnelles actuelles.
I – Loyalty impossible : le champ dans une impasse
5L’effondrement de la stratégie en tant que champ nous semble dû à deux raisons étroitement liées : la façon dont elle est enseignée et la façon dont elle fait l’objet de recherche.
1. Un problème d’enseignement
6Malgré les efforts de quelques auteurs comme Mintzberg, l’enseignement de la stratégie est essentiellement resté ancré dans un paradigme positiviste et cartésien. Il est largement déconnecté de la recherche, y compris de ceux qui par ailleurs s’inscrivent dans des paradigmes différents, et il promeut une vision largement mécaniste du monde vu comme une grande machine auquel l’acteur est largement extérieur. Logiquement, il sépare la pensée et l’action : la pensée est la « patrie divine » tandis que l’action est simplement la combinaison des choses matérielles, de statut évidemment inférieur, appelée « mise en œuvre ». Il en découle parfois une vision quelque peu jupitérienne du management : la direction générale pense, lance ses éclairs du sommet du mont Olympe, et les subordonnés exécutent.
7Or dans la stratégie, il y a en fait quelques principes relativement simples : chacun peut comprendre aisément ce qu’est un avantage concurrentiel, un rapport de force, une proposition de valeur, ou encore une chaîne de valeur, et que la stratégie, à rebours d’une vision mécaniste, c’est aussi l’art de gérer les relations entre l’entreprise et son environnement. À partir de ces concepts fondamentaux, ce qui va compter c’est la capacité individuelle ou collective des personnes à comprendre une situation et à proposer des lignes d’actions. Étant donné la complexité des situations, cela se fait via une exploration large de l’environnement dont il faudra extraire les éléments les plus pertinents – les « points pivots » dont parle le chercheur Richard Rumelt – avant de les assembler pour construire une offre de valeur attractive. Finalement les décisions matérialisent un monde nouveau dont la réussite tiendra autant à la qualité de l’exécution qu’à la conception de la marche à suivre, les deux étant d’ailleurs difficilement séparables en pratique.
8Mais voilà, les enseignants, parce qu’ils traitent de la « partie divine », accréditent souvent l’idée d’une supériorité de la stratégie par rapport aux autres disciplines. On a ainsi pu lire, dans l’introduction d’un manuel de référence, qu’elle était la matière noble du management. Difficile, sur cette base, d’apprendre aux étudiants à nouer des liens constructifs avec les autres disciplines et fonctions de l’organisation. Dans le Libellio, elle est aussi qualifiée de « fonction méta » qui « englobe les disciplines phares de la gestion ». La formule est plus douce, mais le modèle mental est le même ; il est celui d’une supériorité revendiquée. La stratégie, observent a contrario Chia et Holt dans leur ouvrage Strategy without Design (Chia et Holt, 2009), ce n’est pas regarder le sommet, c’est regarder l’ensemble.
9Cette déconnexion entre la recherche et l’enseignement de la stratégie explique pourquoi ce dernier reste encore largement basé sur les travaux de Bruce Anderson (fin des années 1960) et de Porter (fin des années 1970) conçus à la grande époque du positivisme managérial. Comme si le monde n’avait pas radicalement changé depuis quarante ans ! On enseigne toujours majoritairement la stratégie comme si on enseignait le morse comme préparation au monde d’Internet.
10Outre le fait de rester figé dans des modèles anciens, la vision mécaniste de l’enseignement produit deux effets néfastes : d’une part, elle fait croire que, à partir du moment où une « bonne » stratégie est définie, elle va être bien exécutée et apporter les résultats attendus, croyance qui a apporté et continue d’apporter de cruelles déconvenues aux apprentis stratèges des organisations. D’autre part, elle induit un processus de réflexion qui repose sur une utilisation non critique et décontextualisée de matrices et diagrammes standardisés pour parvenir à définir une stratégie. La réflexion sur l’ensemble a ainsi cédé le pas à ces exercices, dont la stérilité est connue et dénoncée depuis longtemps par les plus illustres penseurs et industriels, mais rien n’y fait. On sait ainsi qu’on peut utiliser le modèle des cinq forces pour démontrer que AirBnB en 2008, ou Dell dans les années 1980, n’avaient aucune chance, que le marché n’était pas attractif pour eux. Il n’est rien qu’un bon diagramme, par définition toujours ambigu, ne puisse démontrer s’il est mal utilisé. C’est une chose de reconnaître que la stratégie doit nécessairement réduire la complexité du monde pour permettre l’action, mais c’en est une autre d’enseigner que cette réduction se ramène à quelques diagrammes. Dans un monde complexe, l’analyse ne peut pas être réduite aux outils, et c’est mal préparer nos étudiants au monde qui les attend que de leur faire croire cela.
11Pourquoi aimons-nous autant remplir ces diagrammes ? Eh bien parce qu’il faut bien enseigner quelque chose ! Et qu’enseigner le remplissage de diagrammes c’est facile et pratique, et puis les étudiants adorent ça. En plus ça donne l’impression de comprendre le monde en cinq forces et huit cases. Et hop, Suez, Danone ou General Electric, cinq forces, des chiens, des vaches, des étoiles, des forces et des faiblesses, et l’analyse est terminée ! Ce ne sont naturellement pas les outils en eux-mêmes qui sont en cause : une analyse de son environnement concurrentiel peut être utilement synthétisée par une matrice des cinq forces mais elle ne peut se réduire à cela.
12On forme ainsi des praticiens à une utilisation simpliste des « outils de la stratégie » sans que ceux-ci vérifient s’ils sont adaptés à l’activité analysée, sans bien comprendre les concepts qui sont derrière et souvent en ignorant le contexte de la décision et de l’action. La décision stratégique de Nokia en 1992 de se séparer de toutes ses activités hors la téléphonie mobile est incompréhensible si elle est analysée avec les seuls « outils de la stratégie » sans la perspective historique de l’effondrement de l’URSS un an avant.
13Et effectivement en dehors du remplissage rituel et mécanique de diagrammes parfois vides de sens, impossibles à utiliser pour prendre des décisions stratégiques pertinentes et applicables, que se passe-t-il exactement ? On commente une à une les cases du tableau et tout le monde s’endort… Avec la vision mécaniste de la stratégie, Descartes a triomphé de Montaigne ; la complexité, l’incertitude et l’ambiguïté du monde ont été extirpées de nos salles de cours avec des résultats catastrophiques. Une stratège qui travaillait pour le département de stratégie d’une entreprise française du CAC 40 déclarait à l’un des auteurs de ces lignes, après la crise de 2008 : « On a appliqué tous les modèles de stratégie de manière parfaitement orthodoxe, avec les meilleurs cabinets, depuis vingt ans ; on s’est planté partout, on n’a rien vu de la crise à venir ; notre pensée stratégique est complètement en ruines. » À l’heure des ruptures, de l’incertitude et de la complexité, faire croire à nos étudiants qu’on peut réduire la pensée en trois matrices et deux diagrammes simplistes est rien moins que criminel ; cela revient à donner des AK47 à des enfants de quatre ans.
2. Un problème de recherche
Éloignement du monde réel
14Le second problème du champ stratégique est lié à la recherche qu’on y pratique avec cette crainte terrible d’être devenu inutile aussi bien intellectuellement que sur le plan pratique. Selon Philippe Baumard, cet « effondrement » provient du relâchement du couplage entre les préoccupations sociétales et la communauté de recherche (Libellio, 2017, p. 31).
15Le constat n’est pas nouveau et vaut d’ailleurs pour le management en général : la recherche développe une approche méthodologiquement sophistiquée, conceptuellement élaborée, mais qui manque sa cible du côté des professionnels et même des experts des cabinet de conseil. Ainsi, exemple fameux, Michael Porter avait pu écrire, à propos de la réussite des constructeurs japonais dans l’industrie automobile à partir des années 1960, que ces derniers n’avaient pas de stratégie. Ce qu’il fallait comprendre par ce commentaire étonnant, c’est qu’il y avait là un développement stratégique majeur de l’après-guerre que le saint-patron du champ ne pouvait expliquer. Quelle meilleure illustration du décalage entre recherche et pratique ? Et les choses ne se sont pas améliorées depuis.
16Illustration de la dérive du champ, beaucoup de chercheurs semblent penser que cet éloignement par rapport aux entreprises est lié au fait que les dirigeants ne prêtent pas assez attention à leurs travaux. L’idée qu’ils devraient plutôt eux-mêmes regarder du côté des pratiques en entreprise, voire du côté des cabinets de conseil en stratégie pour apprendre comment on fait de la stratégie aujourd’hui, ne leur traverse pas l’esprit, et aucun d’entre eux ne se risquera à citer les travaux d’un de ces cabinets dans ses articles.
17Certes, le courant de Strategy as Practice (SaP) représente une tentative en ce sens, mais en se concentrant sur les process et sur une analyse essentiellement descriptive, il permet sans doute de mieux comprendre le monde mais certainement pas de le transformer. Or la stratégie, par essence, est un art de l’action. Il peut évidemment être intéressant pour les stratèges de comprendre les processus évoqués ci-dessus, mais il importe surtout de les contrôler afin d’aboutir à une situation désirable : comment placer mon entreprise dans une bonne position concurrentielle qui me permettra de promouvoir et de défendre mes intérêts au sein d’un système qui pour l’essentiel reste un système concurrentiel ? Or cela nécessite une simplification du complexe, la stratégie visant à réduire la complexité du monde pour pouvoir agir dessus. Cette simplification est cependant une chose qui répugne au chercheur qui voit souvent sa raison d’être comme étant d’observer avec une finesse distante la complexité du monde sans impératif de praticité. Comme le souligne Frédéric Fréry dans le Libellio (2017, p. 67), les praticiens qui sont à la recherche de contenu ne peuvent cependant se satisfaire des observations fines des processus stratégiques. Quel que soit donc son intérêt, celui-ci ne permettra pas à la stratégie de retrouver de sa crédibilité, ni auprès de ceux qui cherchent des solutions simples et directives (justement critiquées par SaP) ni auprès des praticiens de la stratégie qui sont intéressés in fine essentiellement par le contenu des stratégies qu’ils s’efforcent de définir.
Raison de l’éloignement : la pratique du métier de chercheur
18Comment en est-on arrivé à cette déconnexion entre la recherche et la pratique ? L’effondrement ne concerne pas que la recherche en stratégie, mais tout le champ du management ; il procède d’une double dérive : d’abord une dérive intellectuelle, menant à la dispersion des sujets abordés dont certains ne rencontrent pas les attentes/ besoins latents ou exprimés par le monde des entreprises et des praticiens de la stratégie. On se concentre sur un traitement sophistiqué de questions minuscules, avec dérapage sur des préoccupations méthodologiques propres à d’autres sciences humaines et absence de conclusions nettes apportant des réponses ou même des problématiques stratégiques pertinentes aux yeux des praticiens. Tout cela rappelle les années de décadence de la scolastique, vers la fin du Moyen Âge, où l’on se déchirait sur des questions aussi fondamentales que celle de savoir combien d’anges pouvaient tenir sur la pointe d’une épingle… Le grand essor de la recherche moderne à la Renaissance a au contraire représenté un effort empirique pour s’intéresser aux problèmes réels et les résoudre. La seconde dérive est sociologique ; elle tient au fait qu’il y a belle lurette qu’en recherche, les articles servent moins à contribuer au développement de la connaissance qu’à l’avancement de la carrière de leurs auteurs. Les institutions se sont convaincues qu’elles ont besoin d’une production mesurable et la production d’articles sert parfaitement cet objectif. On compte le nombre d’étoiles et l’impact factor pour évaluer le travail d’un collègue, mais on ne lit pas ses écrits. Comme la publication devient la seule façon de faire carrière, et que la seule façon de publier est de se conformer aux attentes institutionnelles des revues académiques, son formatage est naturel. L’un de nous se souvient, alors qu’il était jeune doctorant, être allé proposer un papier original (pensait-il) à un chercheur reconnu de stratégie. La réponse a été la suivante : c’est une idée intéressante, mais elle ne se rattache à aucune conversation en cours, tu n’as donc aucune chance d’être publié. C’est ainsi que le piège se referme : pour publier, il faut parler de ce dont les « grands » auteurs parlent ; retour à la normale, et suppression des outliers. Et on s’étonne de n’intéresser personne ?
19Dès lors, la seule façon de proposer quelque chose de vraiment nouveau semble la publication d’un livre. Quelle ironie en effet de voir que les travaux fondateurs du champ stratégique, dont ceux de son saint patron, Michael Porter, ont été publiés dans des livres ! Horresco referens, Porter n’a jamais publié d’article « scientifique ». En substance, les ruptures conceptuelles de notre champ se font principalement dans les livres, et il reste à une myriade de petites mains comme nous à aller travailler sur l’amélioration incrémentale de l’œuvre du grand homme dans des revues de rangs divers. Mais ça n’empêche nullement le système de rejeter toute pensée originale tant qu’elle est exprimée dans des ouvrages, comme en témoigne le mépris stupéfiant dans lequel est encore tenu un auteur majeur comme Clayton Christensen, professeur à Harvard, un de ceux ayant proposé une approche vraiment novatrice de la stratégie ces vingt dernières années, avec un contenu théorique et pratique extrêmement solide. Les auteurs de ces lignes en valident pourtant régulièrement la pertinence au sein des entreprises dans leur pratique.
20Mais non, malgré Porter, Christensen et d’autres, le monde académique méprise les livres, fige sa pensée, érige des barrières « scientifiques », et s’étonne après que plus personne ne s’intéresse à ses travaux. L’autre ironie pour notre champ, bien-sûr, est que Porter n’était pas du tout stratège, mais économiste, et que le socle de la pensée stratégique est en fait constitué par l’économie industrielle, un vieux courant des années 1970 habilement réincarné en matière « noble », dont l’unité d’analyse était le marché, pas la firme. À l’origine, l’économie industrielle cherchait entre autres à expliquer, en s’appuyant sur des études empiriques, les différences de performance que l’économie néoclassique ne pouvait pas intégrer dans ses modèles. Même si elle se posait à l’origine comme une critique du travers caractère réducteur et irréaliste de cette dernière, elle a fini par y céder elle-même dans sa pratique.
21Que faire alors face à cette confusion ? Dans le Libellio, Philippe Monin avait la bonne idée de repartir d’une définition du management stratégique, utilisant celle de Nag et al. (2007) selon qui le champ du management stratégique traite des principales initiatives :
- délibérées ou émergentes,
- engagées par les dirigeants au nom des propriétaires,
- relatives à l’utilisation de ressources,
- en vue d’accroître la performance,
- des entreprises,
- des entreprises dans leurs environnements externes.
23Excellente définition qui satisfait aux canons de l’académie, mais qui reste, encore et toujours, ancrée dans le modèle mental du positivisme et du cartésianisme, ce qui conditionne, naturellement, la façon dont la question va être abordée : sans parler du fait qu’il est tenu pour acquis qu’il faut une stratégie pour performer, et que celle-ci est faite par les dirigeants (pleure, Ô Burgelman) ; aucune mention n’est faite de la mise en œuvre ; les ressources sont au service de la stratégie, elles ne sont pas pensées comme pouvant la déterminer (Pleurez, ÔPenrose et Barney) ; elle évoque le terme d’initiative émergente sans doute pour ne pas énerver Mintzberg, mais surtout on peut y faire rentrer ce qu’on veut : quelle initiative n’a pas pour objet d’accroître la performance d’une entreprise, exactement ? Un plan marketing ou financier, une acquisition, ou la rationalisation de la fabrication, répondent exactement aux critères de Nag, Hambrick et Chen. Quelle meilleure preuve de la faillite d’un champ qui, cinquante ans au moins après sa création, n’est toujours pas capable de donner une définition satisfaisante de son objet ?
II – Exit pas souhaitable : il existe un champ distinct pour la stratégie
24Mais le vrai drame de la recherche en stratégie, c’est qu’alors que les chercheurs déplorent son déclin en tant que champ intellectuel, elle se pratique couramment dans les firmes. Tout le monde s’accordera pour dire qu’il existe une activité pratique qui n’est ni le marketing, ni la finance, ni la gestion opérationnelle, une activité qui représente un champ distinct, celui qui concerne grosso modo les grandes décisions difficilement réversibles menant à la construction d’un avantage concurrentiel durable. Ainsi, l’investissement de Renault dans Nissan en 1999 est une décision qui n’est réductible ni au marketing, ni à l’économie, ni à la finance ; elle est proprement stratégique.
25Richard Rumelt a, dans son ouvrage Good strategy/Bad strategy (Rumelt, 2011) – tiens encore un ouvrage – proposé une définition de la stratégie qui, elle, est véritablement opérante et différenciante : « La stratégie est le mélange cohérent de politique et d’action conçu pour répondre à un défi fondamental auquel est confrontée l’organisation. » Quand Steve Jobs reprend Apple en 1996, l’entreprise est à trois mois de la cessation de paiement ; son défi fondamental est le besoin de liquidités. Personne ne veut lui donner d’argent. Il va alors voir Microsoft, son ennemi mortel parce qu’il sait que la firme de Redmond ne peut pas se permettre de voir Apple disparaître : elle deviendrait ipso facto un monopole. Un coup de fil et un coup de maître : à la stupéfaction de tous les observateurs, Microsoft accepte d’investir 150 millions de dollars, relançant ainsi la firme à la pomme. Ressource ? Performance ? Environnement externe ? Messieurs Nag, Hambrick et Chen n’ont rien à dire sur un coup stratégique majeur, par des entreprises majeures dans un secteur majeur, qui est devenu aujourd’hui un cas… d’école.
26Son problème de liquidités étant réglé, le nouveau défi fondamental pour Jobs est de sortir vite des produits un tant soit peu originaux pour relancer ses ventes. C’est l’heure des gimmicks avec des Mac vert fluo. Tout le monde se moque – ce n’est pas une stratégie voyons ! – mais ça marche. L’entreprise est à nouveau sur les rails ; le défi fondamental devient alors d’imaginer des produits plus disruptifs pour créer de nouvelles sources de croissance. Mais lesquels ? « Quelle est votre stratégie ? » insiste Rumelt auprès de Jobs en 1998. Réponse du maître : « Je ne sais pas ; je vais attendre la prochaine « grande chose » [the next big thing]. » Attendre ! Comme stratégie ! consternation dans l’amphithéâtre… ça sera l’iPod, sur lequel Jobs tombe presque par hasard mais qu’il joue de façon magistrale. Chers confrères, difficile de faire rentrer la pensée stratégique de l’industriel le plus spectaculairement innovant des trente dernières années, ayant à lui seul inventé ou réinventé au moins quatre industries (ordinateurs, dessin animé, musique, téléphonie), dans la définition de Nag, Hambrick et Chen. Quand nos modèles ne correspondent plus à la réalité et ne sont plus capables ni de l’interpréter ni d’agir dessus, notre champ est au bout du rouleau et l’effondrement est avéré.
27De fait, les praticiens plus ou moins conscients de la stratégie dans les organisations ne se posent guère de questions sur ce qui se passe du côté des chercheurs et bien peu sans doute lisent le Strategic Management Journal. Il est difficile de croire qu’ils ne s’y intéresseraient pas s’ils pensaient pouvoir en tirer quelque chose, quelque chose en rapport avec les objectifs de la stratégie qui consistent pour une firme à se construire un positionnement concurrentiel solide. Il suffit de côtoyer un peu les cadres dirigeants pour constater leur appétit de théorie dès lors qu’elle est utile. Le champ se meurt parce qu’il n’apporte plus rien à ceux qui en ont besoin et qui ont appris à se débrouiller autrement.
28On peut évidemment regretter cet état de fait et penser que la pensée stratégique (incarnée dans la personne de ceux qui ont compris « comment ça marche ») pourrait jouer un rôle beaucoup plus fécond auprès des dirigeants. Cela ne se fera pas en amenant péniblement des dirigeants rétifs à étudier à la loupe les textes de nos brillants chercheurs, mais plutôt en incitant ces derniers à se rapprocher des pratiques de la stratégie, par rapport à ses objectifs, et si possible dans un cadre de travail qui rendrait cela possible. Cela impliquerait évidemment des changements importants notamment dans le statut des chercheurs, la pédagogie des écoles, la manière de se créer des revenus, les relations avec les entreprises, etc.
III – Voice : quelques pistes pour le management stratégique
29Nous l’avons dit, le problème de la stratégie aujourd’hui est celui de la pertinence de son champ de recherche. Il est celui de l’éclatement entre la recherche, qui s’est isolée du monde réel censé être son objet, l’enseignement qui est devenu un enseignement abstrait et schématique, largement figé depuis les années 1970, et la pratique qui se débrouille toute seule, tant bien que mal, aidée par des cabinets de conseil. C’est naturellement un problème pour la recherche, qui n’a plus d’objet ni d’utilité sociale, et pour les chercheurs qui risquent de ne plus avoir de travail, mais c’est à terme aussi un problème pour la pratique qui ne s’alimente plus de réflexion théorique face aux nouveaux défis. Ce ne sont pas les cabinets de conseil qui alimenteront le renouvèlement théorique, car ce n’est pas vraiment leur objet, même si historiquement la contribution de certains d’entre eux a été importante. Loyalty impossible, Exit pas souhaitable, il nous reste donc Voice, c’est-à-dire à repenser le champ pour qu’il redevienne pertinent intellectuellement et socialement.
30Pour le formuler en utilisant les termes du champ, ce ne sera possible que s’il est capable de recréer une véritable proposition de valeur pour son audience, et de développer un avantage concurrentiel par rapport aux autres disciplines. Cela passe par une double clarification ontologique et épistémique, et par une redéfinition sociologique de sa pratique.
31La clarification ontologique et épistémique tient à la nature des environnements que considère le stratège et qu’il entend influencer à son profit. Ces environnements sont complexes et incertains et cela a de nombreuses implications, notamment le caractère non prédictible de nos actions, la nature paradoxale de la stratégie évoquée par Luttwak, la dimension largement créative du processus stratégique, le fait que la stratégie repose en grande partie sur la gestion des parties prenantes, et qu’elle prenne place dans un environnement socialement constitué (système épistémique constitué d’artefacts sociaux pour reprendre le vocabulaire de Herbert Simon). Bien-sûr, cela a déjà été mis en avant par de grands auteurs, mais force est de constater que le paradigme dominant, en particulier dans l’enseignement comme nous l’avons souligné, reste largement mécaniste. Malgré toutes les preuves du contraire, on fait toujours croire à nos étudiants que la tête pense et que le corps exécute, que l’organisation peut se piloter à partir de quelques variables, et que la complexité du monde se réduit à quelques matrices.
32La redéfinition sociologique concerne la pratique aussi bien du chercheur que de l’enseignant et du praticien. Aujourd’hui ces trois domaines sont séparés. Or parce que la stratégie s’intéresse à un environnement complexe et socialement constitué, cette séparation est néfaste. Il faut développer une approche clinique de la stratégie dans laquelle ces trois rôles sont joués de concert. Nous pouvons nous inspirer ici d’un mouvement similaire proposé en philosophie par Pierre Hadot dans ses ouvrages. Plutôt qu’un corpus de savoirs abstrait largement ignoré du commun des mortels, elle devient avec Hadot une manière de vivre, une discipline de questionnement permanent, tout à fait pratique pour l’homme d’action dans ses questions théoriques. Par manière de vivre, il faut comprendre non pas tant l’idée contemporaine de douceur et de qualité de vie, mais celle de discipline quotidienne qu’Hadot nomme exercices spirituels permettant à l’homme d’action d’affronter la complexité du réel. Si un champ a priori aussi abstrait et sophistiqué que la philosophie peut ainsi combiner théorie et pratique au plus haut niveau, il peut certainement en être de même pour la stratégie avec, bien-sûr, des différences importantes : avec Hadot, la philosophie permet d’appréhender le monde à trois niveaux : moi avec moi-même, moi avec les autres, et moi avec le cosmos. La stratégie, elle, est moins centrée sur l’individu que sur un collectif aux prises avec d’autres collectifs.
33Suivons donc Hadot et inventons donc la stratégie comme une manière de vivre : une discipline de questionnement permanent pour agir mieux dans laquelle il n’y a guère de frontière entre la théorie, l’enseignement et la pratique et prenant place dans une grande conversation collective. L’enseignement nourrit la théorie et alimente la pratique qui les nourrit à son tour. Il n’est pas certain cependant que les institutions actuelles (université et grandes écoles) et les pratiques actuelles de la recherche et l’enseignement permettent cette évolution. Pour ce qui les concerne la question est ouverte.
34Il y a deux mille ans, une légende racontait que celui qui dénouerait le nœud de Gordios deviendrait roi de l’Empire d’Asie. Personne n’y réussissait cependant. Puis Alexandre arriva, considéra la chose et trancha le nœud d’un coup d’épée. Peut-être en va-t-il de même pour notre champ qui se perd en conjectures savantes tandis que d’autres agissent. Les cimetières sont remplis d’institutions qui se sont crues indispensables. Faute d’un changement radical, la recherche en stratégie en tant que champ institutionnel finira par les rejoindre. Sa disparition (Loyalty), ou sa dissolution dans les champs fondamentaux comme l’économie ou le marketing (Exit) ne perturberait pas beaucoup le monde des organisations tant elle s’est isolée sur elle-même, d’autant que si en effet il y a une demande sociale de renouvellement de la pensée stratégique à laquelle l’acteur en place s’avère incapable de répondre, une réponse sera sans nul doute apportée par d’autres. Par qui ? Consultants, chercheurs indépendants, acteurs sociaux, nul ne le sait, mais une réponse émergera sans aucun doute.
Bibliographie
- Chia Robert C.H. et Holt R. (2009). Strategy without Design : The Silent Efficacy of Indirect Action, Cambridge University Press.
- Nag R., Hambrick D.C. et Chen M.-J. (2007). “What is strategic management, really ? Inductive derivation of a consensus definition of the field”, Strategic Management Journal, vol. 28, no 9, p. 935-955.
- Rumelt R. (2011). Good Strategy, Bad Strategy, the Difference and Why It Matters, Profile Books LTD, London.