Couverture de RFG_283

Article de revue

« I see dead people... »

À la rencontre des fantômes organisationnels qui hantent les entreprises

Pages 11 à 29

Notes

  • [1]
    Film fantastique de M. N. Shyamalan sorti en 1999.
  • [2]
    En hommage à William Shakespeare, qui est considéré comme l’un des fondateurs de la figure du fantôme telle qu’on la connaît (Moorman, 1906), nous ouvrirons certaines sous-parties par des extraits de ses pièces.
  • [3]
    Cette expression a été suggérée par un des experts ayant évalué ce texte. Nous l’en remercions vivement ici.
  • [4]
    « Time is out of joint » déclare Hamlet.
« Comme ils restaient assis là, sans bouger, il entendit un bruit derrière lui et tourna la tête. Le chat avait sauté de la chaise de Zeena pour se précipiter sur une souris qui courait le long d’une plinthe et ce mouvement brusque avait eu pour effet d’imprimer à la chaise vide un balancement spectral. »
E. Wharton, Ethan Frome, 1911

1À l’instar du roman d’Edith Wharton, il arrive que des acteurs organisationnels se manifestent par leur absence, sans avoir besoin d’être présents, par un casier vide ou des anecdotes chuchotées – tels des fantômes hantant les couloirs des entreprises. Ainsi, cinq années après la mort de Steve Jobs, le nouveau PDG d’Apple Tim Cook confiait à un journaliste avoir gardé le bureau de son prédécesseur intact car s’y installer « didn’t feel right » (Fast Company, 18 mars 2015). Une portion significative du même article « sur le futur d’Apple » se retrouvait en fait consacrée à la figure de son défunt mais omniprésent fondateur. Bien avant déjà, Yukari Kane, une ancienne journaliste du Wall Street Journal, avait parlé d’un « empire hanté » dans son livre sur l’entreprise (Kane, 2014). C’était pour elle un moyen de rendre compte de cette culture d’entreprise où la figure du fondateur est si importante, et ce bien après son départ. Ce sentiment spectral au sein de la firme de Cupertino est corroboré par d’autres, qu’ils soient observateurs externes (Fox Business, 18 mars 2014) ou acteurs en interne (Washington Post, 18 mars 2015).

2Récurrents, voire omniprésents, dans presque toutes les cultures (Morton, 2015), les spectres, revenants, esprits frappeurs et autres figures fantomatiques marquent de leur empreinte notre quotidien et celui des entreprises. Est-ce à dire que chaque employé pourrait déclarer, tel le jeune garçon du Sixième Sens[1] : « I see dead people » ? C’est l’hypothèse que nous faisons, et qui nous amène à poser les questions suivantes : Comment aborder les différents aspects de ces fantômes organisationnels ? Que nous racontent-ils du passé de l’organisation ? Et comment permettent-ils d’enrichir notre compréhension de son présent et de son futur ? Y répondre demandera de dépasser la métaphore et l’évocation empirique de ces figures absentes aux impacts bien concrets sur la vie des organisations, et d’examiner les fondements conceptuels de ce que nous proposons de nommer les fantômes organisationnels.

3Ces absents se révèlent essentiels pour comprendre la culture d’entreprise, ses traditions et ses leaders, mais aussi son éthique, son histoire et ses valeurs. À tel point que, après des évocations plus ou moins métaphoriques (Haveman, 1993 ; Auvinen, 2012), Orr (2014) s’est récemment proposé d’esquisser une « théorie des fantômes organisationnels » en analysant leurs liens avec l’apprentissage organisationnel et l’éthique des leaders. Étant donné l’évocation récurrente du spectral et du morbide dans un certain nombre de théories (Haveman 1993 ; Bell et Taylor, 2011 ; Auvinen, 2012 ; Burnett et al., 2013), on pourrait dire, en paraphrasant Gordon (2008, p. 106), qu’être hanté serait un « phénomène organisationnel généralisable » tant le fantôme semble s’imposer comme une figure nécessaire pour pouvoir rendre compte de l’histoire et des pratiques des organisations. Nous invitons donc ici à reprendre et à étendre cette perspective en leur accordant une place centrale au sein des organisations.

4Dans une première partie, nous posons les bases d’une analyse des fantômes organisationnels définis comme des acteurs à part entière qui, bien que physiquement absents, ont des manifestations et des impacts concrets sur la vie des organisations. Nous en présentons les deux approches principales en sciences sociales : le revenant épistémique porteur d’un secret et le spectre éthique qui hante. Ils sont utilisés ensuite comme idéaux types permettant de faciliter la compréhension et l’analyse des dimensions fantomatiques de la vie des organisations, tout en insistant sur la multiplicité des formes que les fantômes organisationnels peuvent prendre. Nous analysons dans un second temps le documentaire « Dior & Moi » qui se concentre sur le cas du designer Raf Simons au moment charnière de sa nomination, en avril 2012, comme directeur artistique de la maison Dior. Cela nous permet dans la discussion de mettre en perspective les différentes figures et facettes des fantômes organisationnels. Enfin, nous terminons sur un appel à « danser avec les fantômes », une manière de convoquer et savoir vivre avec ces figures qui hantent les entreprises et leurs employés.

I – Voir et apprivoiser la multiplicité des fantômes organisationnels

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(Les ombres disparaissent. Le roi Richard sort en sursaut de son rêve.) Le roi Richard : « Donnez-moi un autre cheval. Bandez mes plaies. Jésus, aie pitié de moi ! Mais doucement, ce n’est qu’un rêve. De quoi ai-je donc peur ? De moi ? Il n’y a ici que moi. Non. Oui, moi. Fuyons donc. Quoi, me fuir moi-même ? Beau projet ! Et pourquoi ? »
[2].
W. Shakespeare, Richard III, acte 5, scène 3

6Pour del Pilar Blanco et Peeren (2013), c’est avec la publication des Spectres de Marx de Jacques Derrida en 1993 qu’émerge un « tournant spectral » en sciences sociales. Loin d’être déjà un courant de pensée cohérent et articulé, ce tournant se manifeste plutôt, à partir des années 1990, par un ensemble disparate d’analyses fondées sur des références explicites aux fantômes (Rashkin, 1992 ; Johnstone, 1999 ; Wolfreys, 2001). Au début du siècle déjà, Sigmund Freud avait abordé la question du fantomatique – mais l’avait rapidement mise de côté, en partie de son propre aveu pour des questions de légitimation scientifique (Freud, 1919).

7En réalité, c’est en s’inspirant ouvertement des travaux des psychanalystes Nicolas Abraham et Maria Torok que Jacques Derrida a fondé son « hantologie » – il dirigeait à l’époque la collection chez Flammarion dans laquelle ils avaient publié un ouvrage sur le sujet et pour lequel il avait rédigé une longue introduction. Il est au passage important de noter que ces différents travaux ne reposent pas sur une croyance en la réalité surnaturelle des fantômes ; ils explorent plutôt la manière dont des personnes et des figures absentes physiquement peuvent avoir des impacts tout à fait concrets. Il ne s’agit donc pas de croire aux fantômes, mais bien de reconnaître ce qui nous hante, ou, comme le dit Fisher (2014, p. 120), « d’entendre ce qui n’est pas là ».

8Mais dans ce cas, comment comprendre ces fantômes organisationnels ? Ce qui nous hante est-il toujours une tourmente ou peut-il être aussi un guide et une inspiration ? Peut-il y avoir des rapports stratégiques aux fantômes ? Pour répondre à ces questions, nous proposons de faire émerger deux idéaux types des approches mentionnées en introduction : la psychanalyse de Nicolas Abraham et Maria Torok pour qui les fantômes sont des revenants porteurs de secrets – et donc de connaissance –, et Jacques Derrida (figure écrasante de cette littérature) qui voit en eux des spectres offrant l’opportunité de rencontres éthiques – pour mieux apprendre de et sur soi-même. Ces idéaux types sont proposés ici dans une intention heuristique, et nous insisterons ensuite sur la nature toujours multiple des figures fantomatiques qui, par définition, ne pourront être réduites à l’un des deux.

1. Les secrets des revenants : une rencontre épistémique

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(Le fantôme de Banquo entre et s’assoit à la place de Macbeth) « Je t’en prie, vois ! examine ! regarde ! là… Eh bien ! que dis-tu ? Bah ! qu’est-ce que cela me fait ? Puisque tu peux secouer la tête, parle moqueuse illusion, hors d’ici !… Oui ! c’est cela… Dès qu’il s’en va, je redeviens homme. »
.
W. Shakespeare, Macbeth, acte 3, scène 4

10Dans la fin des années 1950, le psychanalyste Nicolas Abraham tente de prolonger les analyses de Sigmund Freud pour qui, bien que « troublant » (uncanny), les fantômes ne sont rien d’autre qu’une invention des vivants (Freud, 1919). De 1959 à 1975, Nicolas Abraham développe alors avec Maria Torok une théorie psychanalytique qui leur donne une place centrale dans les mécanismes de la psyché. Ils appellent fantôme « le travail dans l’inconscient du secret inavouable d’un autre » (Abraham et Torok, [1987] 2014, p. 391). Ce travail se manifeste par une récurrence – le fantôme revient sans cesse – constituée par autant de « lacunes laissées en nous par les secrets des autres » (Abraham et Torok, [1987] 2014, p. 427). Dans son étude sur les défunts dans la Grèce Antique, Johnstone (1999) montre comment ces manifestations, qui ne sont à l’époque pas encore appelées fantômes, sont porteuses de messages et d’augures pour les vivants. Pour la psychanalyse d’Abraham et Torok ([1987] 2014, p. 432), les secrets du revenant peuvent et doivent être révélés afin de réussir à « éjecter un bizarre corps étranger (…) et pour que les “effets de fantôme” (actings et autres symptôme spécifiques) aillent en s’atténuant ». Mais cette résolution n’est pour autant pas toujours la “fin de l’histoire”, car, comme le montre Rashkin (1992), la révélation des secrets amène souvent à d’autres énigmes qui, elles, n’ont pas toujours de solution. Les secrets des revenants peuvent ainsi renvoyer à d’autres plus anciens, ouvrant parfois des régressions infinies.

11Dans cette perspective, la rencontre d’un revenant est par nature une expérience épistémique, une tentative de conversion de lacunes et de non-dits en une connaissance enrichie du passé et de soi-même. Dès lors, ces rencontres sont porteuses d’une forte charge émotionnelle car elles peuvent amener à des révélations, et, éventuellement, à une transformation de soi. Ainsi, les revenants sont, la plupart du temps, porteurs de messages clés et font souvent des interventions décisives dans la vie des personnes hantées (Orr, 2014) – il faut résoudre l’énigme de leur présence pour s’en libérer. Pour Abraham et Torok ([1987] 2014, p. 404), comme pour Freud (1919), la rencontre avec le revenant est donc orientée vers cette fin de l’histoire qu’est la résolution par la révélation – qui permet de s’en guérir, ou du moins d’arriver « à le tromper, ou à le paralyser pour un temps ». Pour Jacques Derrida par contre, la rencontre n’est que le début d’une relation à cultiver…

2. La rencontre du spectre : un dialogue éthique

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Brutus : « Que ce flambeau éclaire mal ! (Entre l’ombre de Jules César) Ah ! qui entre ici ? C’est apparemment la faiblesse de mes yeux qui produit cette horrible vision ! Il s’avance sur moi ! Es-tu quelque chose ? es-tu quelque dieu, quelque ange ou quelque démon, toi qui glaces mon sang et fais dresser mes cheveux ? Parle-moi, qu’es-tu ? »
L’ombre de César : « Ton mauvais génie, Brutus. »
Brutus : « Pourquoi viens-tu ? »
.
W. Shakespeare, Jules César, acte 4, scène 2

13Dans l’étude des fantômes en sciences sociales, le célèbre Spectres de Marx de Jacques Derrida (Derrida, 1993) a quasiment fait disparaître l’approche de Nicolas Abraham et Maria Torok. Pour le philosophe, le fantôme n’est clairement pas un objet épistémique : « c’est quelque chose qu’on ne sait pas, justement, et on ne sait pas si précisément cela est, si ça existe, si ça répond à un nom et correspond à une essence. On ne le sait pas : non par ignorance, mais parce que ce non-objet, ce présent non présent, cet être-là d’un absent ou d’un disparu ne relève pas du savoir. Du moins plus de ce que l’on croit savoir sous le nom de savoir » (Derrida, 1993, p. 25-26). Pas d’épistémologie des revenants donc, mais une éthique du spectre. Pour Derrida (1993), le spectre est sans cesse mouvant, toujours émergeant, et donc fondamentalement mystérieux et perturbant pour nos certitudes comme pour nos croyances. Il voit dans ces figures souvent cauchemardesques une source de doute, d’apprentissage et donc de guide éthique pour les vivants. Les spectres sont la manifestation ambiguë de l’histoire et de la trajectoire d’une personne ou d’une communauté ; ils sont ce par quoi le passé ne disparaît pas du présent. « Aucune éthique (…) ne paraît possible et pensable et juste, qui ne reconnaisse à son principe le respect pour ces autres qui ne sont plus, ou ces autres qui ne sont pas encore là, présentement vivants » (Derrida, 1993, p. 15-16). En nous rappelant qui nous avons été, les spectres nous renvoient ainsi constamment à ce que nous sommes et à la justesse (ou non) de nos actions et de nos valeurs.

14Pour Derrida, nous ne devons pas fuir, ou faire fuir, les spectres mais plutôt réussir à les rencontrer, à entrer en relation avec eux : « se laisser habiter en son dedans, c’est-à-dire hanter par un hôte étranger » (Derrida, 1993, p. 23). Ce faisant, il ne faudra cependant pas imposer d’intention ou même d’identité a priori aux fantômes. Par son ambiguïté, même loin de tous, le spectre impose un regard extérieur et devient une source autonome de dilemme éthique. Ce regard perturbe d’autant plus nos certitudes et nos valeurs que le langage est une barrière constante, car on ne sait pas comment s’adresser à ces figures : « ce qui paraît impossible, c’est toujours de parler du spectre, de parler au spectre, de parler avec lui, donc surtout de faire ou de laisser parler un esprit. » (Derrida, 1993, p. 32).

15Ainsi, pour Derrida, la manifestation du spectre n’est pas une énigme à résoudre, mais plutôt l’opportunité pour les vivants d’aller à la rencontre d’une présence faite d’altérité et d’ambiguïté. Il en résulte des dialogues maladroits et impossibles, mais sans lesquels on ne pourrait accéder aux multiples voix du passé ou à celles des potentialités, non encore formulées, du futur. Nous devrions donc essayer de dialoguer avec lui : « Il faut parler du fantôme, voire au fantôme et avec lui » (Derrida, 1993, p. 15). Il encourage à sans cesse s’atteler à cette tâche impossible et à rechercher cette hantise. C’est précisément dans ces tentatives constantes de rencontre que le spectre apporte ce qu’il peut apporter : une relation à soi-même, une présence qui renvoie à qui l’on est, à ses valeurs et à son éthique.

16Ces deux perspectives dominantes de la littérature (N. Abraham et M. Torok d’un côté, J. Derrida de l’autre) nous permettent d’approcher les fantômes organisationnels par le biais de deux figures : le revenant porteur de secrets et le spectre qui hante. L’identification de ces deux idéaux types peut donner le sentiment d’une opposition claire dans laquelle chaque évocation d’une figure fantomatique renverrait soit à l’un, soit à l’autre – épistémique ou éthique. Pour éviter cette caricature, il faut rappeler à quel point les fantômes organisationnels sont fondamentalement multiples.

3. Multiplicité et ambiguïté des fantômes organisationnels

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(Le fantôme entre)
Marcellus : « Tu es un savant : parle lui, Horatio. »
.
W. Shakespeare, Hamlet, acte 1, scène 1

18Si la précision conceptuelle précédente sur les revenants et les spectres est nécessaire, l’étude des fantômes organisationnels demandera une capacité à appréhender la pluralité de leurs formes.

Unité et multiplicité

19Même si le fantôme est la plupart du temps incarné (on parle en général du fantôme de quelqu’un), et donc évoqué sous un même nom par plusieurs personnes, il reste fondamentalement multiple. Reprenons le cas de Steve Jobs évoqué en introduction. Quand on apprend que son bureau est intact, la figure du PDG d’Apple, que nous concevons, nous, en tant que consommateurs, ne renvoie pas au même imaginaire que pour un employé historique qui l’aurait connu à l’époque où l’entreprise n’était qu’une start-up californienne. Et tout cela restera incomparable avec ce que peut ressentir Tim Cook, le nouveau PDG, à l’évocation de cet écrasant prédécesseur. Un seul nom – Steve Jobs – se manifeste en réalité sous de multiples formes selon la position et la relation vis-à-vis de l’organisation en question. Il faut donc éviter une simplification rationnelle qui assignerait à une figure fantomatique une seule forme et un seul rôle. Comme le rappellent Abraham et Torok ([1987] 2014, p. 431), le fantôme échappe aux approches trop directes ou rationalistes, menaçant sans cesse « de s’évanouir », de rester « inanalysable » du fait de « son caractère d’hétérogénéité radicale ». Même quand le nom est unique, le fantôme est toujours multiple.

Ambiguïté et interprétation

20Chez Derrida comme chez Abraham et Torok, les fantômes ne sont jamais francs et directs. Ils ne se montrent pas à découvert, mais se manifestent « dans des paroles et actes bizarres » (Abraham et Torok, [1987] 2014, p. 391). Ils ne pourront donc avoir du sens que si on les décrypte (au sens littéral de ‘les sortir de la crypte’). Ainsi, le fantôme n’est donc jamais clair : « Sa vocation de vouloir dire ne donne lieu qu’à l’irréductible opacité de son dire lui-même » (Abraham et Torok, [1987] 2014, p. 439-440). Étudier (et vivre) avec des fantômes organisationnels est donc un processus continu de rencontre, d’interprétation et de doute – un dé-cryptage – face à une émergence de figures qui seront toujours ambigües et protéiformes. Derrida (1993, p. 272) évoque ce processus en reprenant une expression de Stirner : « “Es spukt” : difficile à traduire (…) Celle-ci ne dit pas qu’il y a du revenant, du spectre ou du fantôme, elle ne dit pas qu’il y a de l’apparition, der Spuk, pas même que ça apparaît, mais que “ça spectre”, “ça apparitionne” ». Il ne s’agit donc pas tant de ‘voir’ des fantômes partout dans les organisations, mais plutôt d’être sensible aux manifestations bien concrètes d’acteurs pourtant absents – à leurs apparitions.

21Nous ne visons pas ici à construire une typologie des fantômes organisationnels – ce qui serait en contradiction avec leur nature –, mais plutôt à montrer l’importance de saisir leurs formes multiples et ambiguës à partir de deux idéaux types, sans tomber dans une rationalisation simplificatrice. Il ne s’agit donc pas de caractériser chaque fantôme comme étant soit un revenant, soit un spectre, mais de voir dans ces figures fantomatiques autant de potentiels accès à l’histoire, la culture et les acteurs de l’organisation qu’elles hantent. Pour l’illustrer, nous nous proposons d’explorer cette multiplicité à travers l’analyse du récit documentaire Dior & Moi de Frédéric Tcheng (2015).

II – Les fantômes de la rue Montaigne

22En mars 2011, la maison Dior se sépare précipitamment de son célèbre directeur artistique John Galliano pour des propos xénophobes proférés publiquement. Ce n’est qu’un an après, en avril 2012, que Raf Simons est nommé pour le remplacer. Le styliste belge a alors moins de huit semaines pour imaginer et réaliser sa première collection. Le documentaire Dior & Moi raconte cette course à la création en s’invitant dans les ateliers, les studios, les ascenseurs, les bureaux et autres coulisses du 30, rue Montaigne à Paris où se raconte le quotidien d’une maison de mode. Au fil des images, le spectateur est saisi par l’impact que des acteurs absents peuvent encore avoir sur l’organisation, en particulier son fondateur Christian Dior, mais pas seulement.

MÉTHODOLOGIE

Belk (2011) déplore que les documentaires, qui représentent une opportunité de données à la fois riches et multi-sensorielles, soit trop peu exploités comme matériau empirique. Certes, ils sont porteurs d’un point de vue et d’une narration qui ne doivent pas être niés car ils sont une partie intégrante du dispositif (Goodman, 2004). Pour autant, même si cela demande de prendre en compte leur relative partialité, ils restent un moyen particulièrement riche pour accéder à certaines représentations (Hassard, 2009). Par l’évocation de quelques épisodes et moments organisationnels présentés dans le documentaire Dior & Moi de Frédéric Tcheng (2015), il s’agit ici de donner à voir le potentiel explicatif des fantômes organisationnels.
Il semble important de préciser que, dans ses précédentes collaborations (comme scénariste, réalisateur et producteur), Frédéric Tcheng a fait montre d’un certain style personnel (documentaire immersif dans la vie des ateliers, attention particulière portée au processus créatif et aux émotions des directeurs artistiques, approche descriptive peu critique, et narration portée par les protagonistes) mais pas d’obsession particulière pour les fantômes. Ses documentaires sont particulièrement centrés sur les créateurs et leurs ateliers, rendant en général peu compte des liens avec les maisons-mères ou holdings, ou encore de leurs aspects financiers ou commerciaux.
Ceci étant dit, en suivant la création d’une nouvelle collection Dior par le designer Raf Simons tout juste recruté, ce documentaire nous permet de révéler les mécanismes organisationnels en jeu de manière particulièrement riche. Vecteur puissant d’articulation entre rationalité et émotion, ce support rend compte des dimensions subjectives des situations de gestion (Belk, 2011). L’analyse filmique et la narration associée servent la compréhension de la présence simultanée de différents niveaux d’interprétation et rationalités dans la réalité organisationnelle étudiée. Ainsi, en saisissant l’invitation à s’intéresser à la narration dans la réflexion sur les organisations, nous avons fait le choix méthodologique de mener une étude inductive, prenant prétexte de ce documentaire pour illustrer et enrichir une réflexion sur les fantômes dans les organisations.

1. Une absence omniprésente

23Les présences qui hantent les ateliers de Dior ne tiennent pas uniquement d’élucubrations marginales et individuelles. Le documentaire nous montre à quel point elles sont omniprésentes et collectivement partagées. Pour les habitants du 30 avenue Montaigne, l’une d’elle en particulier peuple ateliers et bureaux, bien au-delà du seul studio de création. On côtoie cette présence, elle est là comme collègue, comme partenaire. « M. Dior ? Dans la maison, son esprit est toujours là. On travaille toujours pour Dior », raconte une couturière. Une affirmation que l’on retrouve de manière très incarnée chez le dirigeant de la division couture, Sidney Toledano : « J’ai l’impression, à chaque fois, que Christian Dior va sortir par une porte dérobée pour me saluer ».

24Cette présence presque physique, qu’ils nomment eux-mêmes fantôme, est à maintes reprises tenue pour acquise. Plusieurs couturières en jouent : « Soi-disant qu’il y aurait des fantômes dans la maison, en particulier à cet étage-là », ou encore « C’est ce qui se dit... comme une ombre ou une présence, c’est M. Dior qui vient voir ce qui se passe ». La narration du film rentre alors dans le jeu, au travers de scènes où les images d’archives du fondateur de la maison sont projetées sur les robes dans l’atelier, la nuit. Elles prennent une dimension littéralement spectrale, révélant les apparitions qui hantent les acteurs de la Maison Dior.

25Une scène en particulier retient l’attention. La nuit est bien avancée et il reste encore du monde dans les locaux – c’est la veille du défilé et de nombreuses robes restent à terminer – lorsque des bruits se font entendre dans l’atelier. Le petit groupe de personnes encore présent à cette heure tardive s’amuse : – « Quelqu’un arrive ?

26– Je crois que j’ai entendu quelqu’un...

27– C’est le fantôme de Christian !

28– Cricri !?

29– Il dit “mais qu’est-ce que vous faites !?” » (Ils éclatent de rire).

30En évoquant cette figure fantomatique omniprésente, chacun exprime son souvenir de « monsieur Dior ». Sans questionner son existence, c’est l’appropriation par tout un chacun qui permet sa convocation. Au fil de la narration, on comprend plus en avant l’ambivalence du poids que constitue le « patrimoine Dior » pour l’ensemble des acteurs de la maison, patrimoine qui s’incarne dans ce fantôme justement. C’est en particulier le cas pour son tout nouveau directeur artistique. Par cette présence se manifeste un héritage qui soutient et inspire, mais dans le même temps s’impose et deviendra même parfois pesant.

2. Une présence qui inspire

31Dès les premières minutes, la figure de Christian Dior s’impose à Pieter Mulier, l’assistant artistique de Raf Simons : « Un créateur qui n’était là que 10 ans, et devenu si grand ! Ça veut dire que dans ces 10 ans, c’était révolutionnaire ». L’aura de la patte Dior transparaît tout au long du documentaire, et Raf Simons l’exprime à de multiples reprises : « L’héritage de Dior ici... je pense que ça a toujours été féminin », tout en se l’appropriant personnellement : « J’aimerais proposer une approche assez radicale, le moderniser ». Il évoque ainsi un « Dior moderne », un « Dior du futur » qu’il souhaiterait proposer dans le prolongement de cet héritage omniprésent.

32Car c’est d’abord dans les vêtements que le fantôme de Christian Dior s’incarne, dans le design et le style attribués aux créations. La signature est une des manifestations de son personnage fantomatique qui, d’une certaine manière, paraphe toujours les collections. En effet, c’est bien la collection « Dior Hiver 2012/2013 » et non « Simons Hiver 2012/2013 » qui mobilise toutes les équipes au long du documentaire. Le fantôme de Christian Dior impose une histoire, un temps passé qui ne peut pas être oublié ou effacé. Au cœur des préparatifs pour son premier défilé, Raf Simons s’attache ainsi à proposer une première tenue qui allie « quelque chose qui soit spécifiquement de son temps [celui de Christian Dior], et quelque chose spécifiquement de notre temps ». Dans sa quête de modernité, il finira par assortir un pantalon en cuir d’une veste originelle Dior, ancrant ainsi son inspiration dans l’héritage de la maison. Par cette présence, le tissu prend également de l’importance, et la même logique s’impose. On suit par exemple longuement Raf Simons travaillant d’après un imprimé inspiré de l’artiste contemporain Sterling Ruby, transposé sur un tissu « que M. Dior aimait beaucoup », explique-il avec respect et sérieux. Quelques jours à peine après son arrivée, la figure du fondateur s’impose à lui de manière déjà pleinement incarnée.

33Bien que se manifestant surtout au détour des vêtements, c’est également dans les différents lieux que l’on retrouve la trace du fantôme du fondateur. Le documentaire relate par exemple le « pèlerinage » de Raf Simons dans la maison d’enfance de Christian Dior. L’initiative est accompagnée par la voix de ce dernier : « ma vie, mon style doivent tout à la situation de ma maison ». Nous voilà donc dans cette grande bâtisse rose de la côte normande, aux côtés de Raf Simons et de son équipe. Les allusions explicites au fantôme se succèdent. Raf Simons s’imprègne de ces lieux où Christian Dior a grandi, il marche dans ses pas. Pour son premier défilé, il souhaitera d’ailleurs rendre hommage à la passion du créateur pour les fleurs, les utilisant pour couvrir l’intégralité des murs. Le défilé se fait alors aussi rite de passage, à la fois tourné vers le futur et ancré dans l’histoire, comme ces danses spectrales que nous décrirons plus loin. C’est en rencontrant le fantôme de Christian Dior sous de multiples et fugaces formes que Raf Simons découvre et entérine sa position. Ce faisant, il s’inscrit pleinement dans la continuité de l’histoire de l’organisation.

3. Un héritage pesant

34Sur les traces de Christian Dior, Raf Simons produit une collection en traversant, un demi-siècle plus tard, les mêmes étapes que celui-ci. Au fil de la narration se dessine progressivement le poids qu’un tel héritage constitue. Raf Simons le dit explicitement quand il confie qu’il ne parvient pas à finir l’autobiographie de Christian Dior, saisi et comme happé par le parallèle : « J’ai commencé à le lire, c’était bizarre (...) Dior décrit les choses exactement de la manière dont je le fais (...) je ne peux pas finir ce livre. » Le fantôme intime endosse alors un rôle inquiétant. Raf Simons appréhende l’impact que cette lecture pourrait avoir sur lui, et la convocation de cet esprit reviendra tout au long du processus de création et jusqu’au défilé.

35Le poids qu’un tel héritage implique devient aussi important que l’inspiration qu’il suscite. Un poids que les acteurs de l’organisation rappellent régulièrement, de manière plus ou moins directe et ouverte. Une journaliste interrogée s’inscrit clairement dans ce registre : « Raf sait quel est l’héritage ici, et les attentes attenantes à un tel poste. » Moderniser la maison impliquerait donc aussi de savoir l’honorer, c’est-à-dire faire différemment mais avec, et à partir de. Les acteurs qui gravitent autour du créateur sont également là pour le lui rappeler, participant à la création de cette présence fantomatique qui revient sans cesse.

36Finalement, c’est Raf Simons lui-même qui se livre au détour d’un couloir : « C’est un vrai challenge... en même temps intéressant. Mais adresser un héritage si gigantesque (...) c’est lourd, c’est lourd ». À la fois porté et inspiré par ce fantôme, il n’en demeure pas moins souvent dans son ombre. Son assistant cristallise aussi la tension, et résume la succession par cette formule : « Quand on se dit, je travaille pour Dior, c’est beaucoup de poids sur les épaules. Tout le monde pense que cette maison, il y a tellement d’ADN. La liberté, ça va être difficile. Ça nous a fait un peu peur. » Le fantôme stimule la création par l’inspiration, mais aussi par la peur de ses réactions.

4. Être hanté par les autres… et par soi-même

37En 55 ans, d’autres figures ont également marqué la maison Dior. C’est par exemple le cas de John Galliano, licencié peu de temps avant pour des déclarations antisémites. Sa présence n’apparaît qu’en filigrane, par exemple lors de la première visite de Raf Simons dans les ateliers. Une couturière s’approche et lui demande : « alors, avec vous aussi, c’est toujours à la dernière minute ? » On évoque son prédécesseur sans en prononcer le nom, signe d’une relation fantomatique encore difficile, non résolue.

38Mais les références au passé sont parfois plus légères. Ainsi, une couturière employée là depuis 20 ans exprime son attachement intime à la maison : « je suis un bébé Dior ». Comment ici ne pas penser à l’épisode du printemps 2012 pendant lequel, en l’absence de créateur, les couturières et couturiers étaient tous montés sur le podium pour saluer le public à la fin du défilé ? Tout au long du documentaire, la pensée de Christian Dior en voix-off impose sa présence invisible qui imprègne la maison : « mon bureau », « mes équipes ». À travers la figure fantomatique de Christian Dior, un lien est entériné entre équipe artistique et ateliers au sein de l’organisation.

39Au fil de la narration, on comprend que Raf Simons doit également faire face à son propre fantôme, souvent incarné par ses créations passées. Là encore, Christian Dior l’a fait avant lui. Il y a soi, celui qui crée dans l’instant, et l’autre, la figure publique, celui dont les créations ont été vues et appréciées par le passé. Via des extraits lus de son autobiographie Christian Dior et moi parue en 1957, le documentaire révèle le dilemme du fondateur, qui parle de lui comme d’une sorte de double fantomatique : « l’autre, c’est le couturier ». Il présente même sa relation sur le registre de l’affrontement : « Le moment est venu d’une confrontation avec ce frère siamois que l’on nomme Dior. » À certains moments, son fantôme se fait particulièrement présent, comme au défilé par exemple : « Il est temps de revenir à ce double parisien que j’avais un peu délaissé […] Il assure l’aspect mondain, brillant, public de la mode. » Parfois arrangeante, parfois trop lourde, c’est une figure qui évolue, qui se multiplie, dans la vie du créateur comme dans le documentaire, métaphore de son quotidien.

40On retrouve ce fantôme intérieur chez Raf Simons, qui s’étonne des attributs de son propre double : « le public me voit comme un minimaliste, mais je ne le suis pas (...) en vérité, je trouve cela surprenant ». Ce double fantomatique semble surgir dans le contexte donné d’une réalité économique influente, où le dédoublement du directeur artistique devient obligatoire pour se constituer une marge de manœuvre créative. C’est cet autre qui, à la fin du documentaire, acceptera de participer au shooting photo de Paris Match, lui (Raf Simons) qui pourtant déteste l’exposition médiatique. Mais cette relation au fantôme personnel s’apaise par moments. Comme le dit Christian Dior, après plusieurs années de cohabitation difficile : « Je le regarde tout à coup d’un œil amical. »

5. Un fantôme parfois utile

41En arrivant chez Dior, Raf Simons s’inscrit dans une longue lignée de directeurs artistiques qui le connecte à tous ses prédécesseurs, jusqu’à Christian Dior en personne. Au final, il n’y a plus que la maison et l’atelier qui fassent « réellement » le lien entre tous ces fantômes. Comme le formule la directrice de la Haute Couture, « dans la maison Dior, le créateur change. Une seule chose ne change pas, c’est l’atelier ». On peut voir là une convocation très stratégique du passé. Le présent de l’entreprise est scénarisé via les fantômes des créateurs passés qui en incarnent l’histoire. On peut entendre des éléments de ce registre dans une des déclarations de Sidney Toledano : « Le fondateur a défini les codes de la maison pour toujours. Les ‘directeurs créa’ lui succèdent et donnent une note personnelle. Mais le choix de cette maison, le choix de ce siège (...) Nous sommes ici dans des lieux choisis par M. Dior ». Convoquer ainsi l’absent « M. Dior » permet à la direction de définir le présent de l’organisation et, dans une certaine mesure, de le contrôler À demi-mot, on devine ici l’orchestration d’un empire financier qui gère sa communication en mobilisant stratégiquement la figure de Christian Dior. En effet, Christian Dior SA n’est pas qu’une maison de haute couture dont le centre serait un atelier hanté par son créateur. C’est aussi, et surtout, une holding cotée en Bourse, qui détient presque 41 % des parts du groupe LVMH et 100 % de la société Christian Dior Couture. Contrôlée par le groupe familial Arnault, c’est l’une des entreprises les plus importantes dans le secteur du luxe à l’échelle mondiale. Derrière ces fantômes de Christian Dior, et la mise en scène attenante, se dessine l’influence du groupe et de sa direction. Le fantôme du fondateur est alors parfois convoqué tel un joli drap blanc [3] dont se pare la holding pour éviter de rendre compte de sujets plus sensibles ou détourner l’attention de pratiques moins artistiques.

42Cet aperçu de la maison Dior à travers le documentaire de Frédéric Tcheng permet de faire ressortir des aspects saillants des fantômes organisationnels : leur partage (personnel ou collectif), leurs stratégies (parfois manipulatoires), les temporalités et les multiples formes auxquelles ils renvoient.

III – Discussion

43

« Il n’y a jamais eu de scholar qui ait vraiment, en tant que tel, eu affaire au fantôme. Un scholar traditionnel ne croit pas aux fantômes. »
.
Derrida, 1993

44On le voit, ne pas prendre en compte le rôle que jouent certaines figures d’acteurs pourtant absents d’une organisation limiterait notre capacité à en saisir la culture, les valeurs, l’histoire, mais aussi l’avenir. Avant d’examiner une des formes que la cohabitation et la rencontre avec les fantômes organisationnels pourrait prendre, il nous faut revenir sur la multiplicité des spectres et des revenants qui hantent les entreprises.

1. Apports conceptuels : partage, manipulations et temporalités des fantômes organisationnels

45Dans la lignée de Orr (2014), nous proposons de considérer les fantômes organisationnels comme de véritables acteurs dotés d’une forme d’agence, et non comme de simples métaphores. Pour autant, qu’elles soient collectives ou individuelles, manipulatrices ou non, tournées vers le passé ou ancrées dans le présent, les rencontres avec les fantômes qui hantent les entreprises et leurs acteurs ne sont pas stables et homogènes, mais toujours faites d’interprétation et d’ambiguïté.

Fantômes personnels et fantômes partagés

46Plus d’un demi-siècle après sa mort, la présence de Christian Dior se fait encore clairement sentir dans les locaux de la rue Montaigne. Pour autant, le fantôme n’apparaît pas de manière uniforme : ombre diffuse et sympathique pour certains (« Cricri ? » comme l’interpelle hilare une des coutières lorsqu’avec des collègues ils entendent du bruit tard dans la nuit), figure pesante et intimidante pour d’autres (« Je ne peux pas finir ce livre » déclare Raf Simons à propos de l’autobiographie de Dior). Finalement, les entreprises peuvent être hantées par des fantômes aux formes très différentes, qui varient selon les personnes, les moments et les contextes. Certains n’apparaissent qu’à une seule personne, tel des fantômes personnels, et relèvent de sa subjectivité, de son intimité, de son histoire et de son éthique. Les connaître nous permettra de mieux comprendre cette personne en particulier. En reprenant nos idéaux types, nous pourrions dire que si ces fantômes personnels se présentent comme des revenants, on a alors en partie accès au passé de la personne, à l’intimité de son expérience et de sa trajectoire professionnelle. S’ils apparaissent comme des spectres, on pourra en apprendre plus sur ses valeurs, ses dilemmes et son éthique. Savoir ce qui hante une personne est une manière d’accéder à ce qui fait son altérité – c’est en partie comme cela qu’Orr (2014) utilise sa théorie des fantômes organisationnels.

47D’autres fantômes sont largement partagés au sein de l’organisation. Ceux-ci peuvent prendre la forme de revenants porteurs de secrets et de tabous, comme pour John Galliano dont le nom n’est pas prononcé une seule fois pendant le documentaire, alors qu’il était le prédécesseur direct de Raf Simons. Cela fait écho aux travaux d’Auvinen (2012) pour qui le « leader fantôme » laisse une trace dans l’organisation, explicite ou non, largement après son passage. De même, dans l’étude d’Orr (2014, p. 1053), l’un des dirigeants s’est donné pour mission de faire disparaître le fantôme de son prédécesseur. Ailleurs, les fantômes se feront spectres et pourront, par exemple, prendre les traits d’un collaborateur parti en retraite pour des raisons que l’on n’ose pas dire, et qu’on n’évoque que par sous-entendus. Ce faisant, en n’en parlant qu’à demi-mots, « on ne parle que de lui mais pour le chasser, l’exclure, l’exorciser » (Derrida, 1993, p. 164). Certains sauront les raisons parfois mystérieuses de l’origine de ces spectres, d’autres les ignorent et souhaiteraient être mis au courant – ce qui permet à l’observateur de dessiner en négatif une cartographie des communautés au sein de l’organisation, et de recueillir des éléments de son histoire parfois sombre, voire traumatisante. Orr (2014, p. 1049) parle ainsi des « leçons apprises dans la douleur » dont les fantômes organisationnels sont porteurs. On peut également rencontrer des spectres partagés, comme une fondatrice ou un ancien PDG dont la présence obsède les dirigeants actuels.

Fantômes manipulateurs et manipulations fantomatiques

48Les fantômes de Christian Dior sont tout autant convoqués qu’imposés. On en voit une manifestation particulièrement stratégique lorsque Sidney Toledano, le dirigeant de la division couture de Dior, rappelle que « nous sommes ici dans des lieux choisis par M. Dior ». Orr (2014, p. 1050) relate une histoire similaire dans laquelle un dirigeant « raconte une histoire de fantômes pour troubler les auditeurs ». Les fantômes peuvent ainsi parfois être utilisés pour piloter, gérer, voire manipuler les organisations – prudemment car leurs formes et leurs impacts échappent toujours dans une certaine mesure au contrôle. En effet, vouloir construire et utiliser des revenants à des fins manipulatoires, c’est jouer avec des métaphores « fragmentées, imprévisibles, ambiguës et dynamiques » (Auvinen, 2012, p. 12) et dont les ressorts sont profondément psychanalytiques (Abraham et Torok, 1987). De son côté, Orr (2014, p. 1058) prévient que « les fantômes ne sont pas de simples figures stratégiques pouvant être contrôlées [et] ne sont pas réductibles à un ensemble de ressources que les managers pourraient ordonner et déployer ». À ces limites près, la démarche s’inscrit dans le registre de la manipulation fantomatique : une utilisation stratégique de la figure du fantôme à des fins politiques et/ ou managériales. Dès lors, les fantômes organisationnels apparaissent comme étant pleinement inscrits dans les jeux de pouvoir et d’influence qui traversent les organisations. Se dire hanté peut ainsi devenir une manière d’être vu comme étant ancré dans l’histoire et la culture d’une organisation – une sorte de faire-valoir fantomatique. On le voit, prêter attention aux fantômes « nous permet de pénétrer les jeux politiques organisationnels » (Orr, 2014, p. 1057).

49Bien que le cas de figure n’apparaisse pas dans notre analyse de la maison Dior, on peut aussi imaginer des cas de fantômes manipulateurs qui profiteraient de leur propre agence pour influencer certains acteurs. C’est certes une hypothèse extrême, et donc un cas rare, mais que l’on retrouve dans une moindre mesure chez Auvinen (2012, p. 9) pour qui les histoires par lesquelles existent les « leaders fantômes » ont « leurs propres caractéristiques discursives spécifiques qui interagissent avec les archétypes narratifs culturels ». Orr (2014, p. 1051) mentionne également la capacité qu’ont certains fantômes à « donner des conseils amicaux » aux dirigeants. De ces cas, on peut tirer des aspects essentiels pour l’analyse : les fantômes organisationnels ne sont pas à voir uniquement comme des figures créées par les acteurs pour eux-mêmes. Selon Bell et Taylor (2011, p. 5) par exemple, les relations nouées avec les acteurs disparus ne sont pas statiques et continuent d’évoluer de manière autonome « parfois bien après que la mort ne soit arrivée ». Les fantômes pourraient ainsi présenter une forme d’agence, leur permettant d’être sujets et/ou objets de manipulations stratégiques ou opportunistes.

Fantômes d’hier et fantômes de demain

50Le fantôme qui hante Raf Simons est un spectre prenant les traits du fondateur, certes décédé depuis longtemps mais qui apparaît finalement aussi pleinement ancré dans le présent. En effet, même si elle s’inscrit dans une histoire, cette présence ne semble à aucun moment l’enfermer dans le passé. En inspirant le directeur de la création, ce spectre est en réalité tourné vers le futur de l’organisation, influençant Raf Simons non seulement dans ce qu’il a fait mais aussi dans ce qu’il va faire. Mais pour d’autres, la même figure de Christian Dior sera teintée de traditions, voire de conservatisme, et apparaîtra pour eux comme un revenant incarnant le passé de la maison. Le fantôme peut ainsi, tour à tour, être d’hier et de demain – revenant ou spectre –, inscrivant les acteurs organisationnels dans une trame temporelle – éventuellement commune si elle est partagée par plusieurs. On peut donc voir les fantômes organisationnels comme autant de manifestations des différentes temporalités qui traversent les organisations, et dans lesquelles s’inscrivent les stratégies d’acteurs. Ainsi, Auvinen (2012) souligne que les « leaders fantômes » renvoient à la fois à ceux du passé, mais également à ceux dont on entend parler avant qu’ils ne soient en poste, et qui hantent déjà l’entreprise avant leur arrivée. Le fantôme organisationnel, qu’il soit spectre ou revenant, impose aux acteurs une distance avec leur présent, et détourne leurs regards vers le passé et l’avenir.

51Au-delà du regard, le fantôme pourrait même parfois aider à prédire l’avenir, ou du moins à retrouver la trace des avenirs qui avaient été envisagés dans le passé. Pour Orr (2014) par exemple, les fantômes qui hantent les leaders leur permettent de faire le lien entre l’histoire de l’entreprise, son actualité et ses stratégies prospectives. Ainsi, les fantômes font sortir le temps organisationnel de ses gonds [4] pour donner soudain accès, certes au passé, mais également aux futurs antérieurs, accomplis ou non, et donc dans une certaine mesure à l’à-venir de l’organisation.

52Sur tous ces registres (individuels et collectifs, manipulateurs et manipulés, passés et futurs), les fantômes constituent autant d’outils d’analyse puissants pour la théorie des organisations. Mais que peuvent-ils apporter aux acteurs ?

2. Implications managériales : apprendre à danser avec les fantômes

53À partir de cette multiplicité de formes fantomatiques, comment les acteurs peuvent-ils entrer en relation avec les revenants et autres spectres qui peuplent leur organisation ? Entre interrogatoires et confrontations, existe-t-il des modalités moins frontales ? Sommes-nous condamnés à fuir les fantômes comme quand nous étions enfants ? Pour répondre à ces questions, nous proposons ici d’explorer la piste de la ghost dance offerte par Gayatari Spivak. Celle-ci pourrait décrire la manière dont Raf Simons construit sa relation avec la figure de Christian Dior, et plus généralement comment les acteurs d’une organisation peuvent apprendre à apprivoiser les fantômes qui les hantent.

54Dans Ghostwriting, Spivak (2013) propose une analyse du fantôme comme « difficile compagnon » qui pourrait nous inspirer sur la manière dont il serait possible de “gérer” les fantômes organisationnels. Elle décrit longuement le rituel amérindien – originellement Sioux – de « la danse des fantômes » (ghost dance). Spivak y voit un rituel stratégique par lequel les membres d’une tribu tentent d’entrer en relation avec leur histoire et leurs ancêtres, réels comme imaginaires. Être hanté n’est alors plus un phénomène passif, mais un effort, un désir, voire un besoin : « il faut vouloir laisser l’histoire nous hanter grâce aux fantômes » (Spivak, 2013, p. 323). Cela fait écho à ce que décrit Orr (2014) à propos des leaders d’entreprises qui ne font pas que subir leurs fantômes, mais savent aussi les convoquer activement.

55Cette danse des fantômes ne fait pas qu’invoquer le passé tel qu’il a eu lieu objectivement, mais cherche également à conjurer les autres, ceux qui n’ont pas eu lieu. Il s’agit ainsi de pouvoir imaginer de possibles avenirs « meilleurs », à la fois individuellement et collectivement. Le fantôme dans cette danse n’est donc pas vu comme un simple objet de connaissance ou de dilemme éthique, mais plutôt le sujet d’une rencontre qui révèle, inspire et crée si l’on sait comment entrer en relation avec lui. Ces danses avec les fantômes ne peuvent réellement réussir que si nous nous confrontons « au sentiment des limites de l’identité » (Spivak, 2013, p. 323).

56Dans cette perspective, le fantôme est fondamentalement ce qui se manifeste quand on convoque, volontairement comme inconsciemment, le passé et les ancêtres. Or, tous les outils, toutes les routines, et même tous les gestes, sont porteurs d’une tradition et d’une histoire (Bazin, 2013) qui, même si elles sont oubliées dans le cours de l’action, se trouvent ainsi convoquées à chaque occurrence. Dès lors, chaque pratique organisationnelle est une forme potentielle de danse avec les fantômes, une occasion de s’inscrire dans l’histoire de l’organisation. Pour Spivak (2013), « l’hantologie est le mode temporel approprié pour une histoire toujours faite de lacunes, de noms effacés et de soudains enlèvements ». Apprendre à danser avec les fantômes commence par une acceptation de leur nature indéterminée et parfois inquiétante, et un désir d’apprendre à l’apprécier. On entre alors dans une exploration des marges de l’organisation qui peut permettre d’accéder en partie à ce que Pina e Cunha et Chia (2007, p. 562) appellent « la vision périphérique » – une capacité critique « si les organisations veulent pouvoir développer une approche prospective et anticiper l’avenir ».

57Ainsi conçue, la rencontre des fantômes devient une quête des futurs antérieurs désirables, et donc un guide vers l’à-venir. Finalement, « puisqu’il coordonne l’avenir dans le passé, le fantôme n’est pas seulement un revenant mais plutôt un arrivant, celui qui arrive » (Spivak, 2013, p. 324). Cet arrivant peut s’imposer quand il hante, mais il peut aussi être rencontré, non forcément par une véritable danse rituelle, mais aussi par la simple prise de conscience qu’il y a, dans chaque action et décision, une potentielle convocation de l’histoire des lieux, des communautés et de leurs pratiques.

Conclusion

58

« Les fantômes étaient censés être partis pour l’Autre Monde… et pourtant ils sont là… »
.
Fisher, 2014

59Nul besoin de croire aux fantômes pour reconnaître l’importance de certaines absences dans les organisations, ainsi que leurs impacts sur le quotidien des acteurs. Tout en insistant sur la multiplicité des figures fantomatiques, nous avons identifié deux principaux idéaux types dans la littérature : le revenant épistémique et le spectre éthique. L’analyse d’un documentaire sur la maison Dior nous a permis d’illustrer les manières suivant lesquelles les différentes figures du fondateur décédé (et des anciens créateurs aujourd’hui absents) ont des effets bien tangibles sur l’organisation. Tour à tour individuels et collectifs, manipulateurs et manipulés, tournés vers le passé et vers le futur, les fantômes se révèlent être un outil potentiellement puissant pour l’analyse des organisations. De plus, apprendre à les rencontrer – à danser avec eux – peut permettre aux acteurs de s’enraciner dans leur organisation et de donner un sens plus profond à leurs pratiques.

60Finalement, c’est peut-être le même fantôme qui fait l’organisation. En effet, une organisation non hantée se réduirait en fait à une collection de personnes collaborant dans l’instant présent, sans histoires ni cultures qui les rassembleraient. Les théoriciens des organisations pourraient alors suivre l’exemple du savant évoqué par Derrida (1993, p. 279), qui a besoin d’apprendre « non à pas faire la conversation avec le fantôme mais à s’entretenir avec lui, avec elle, à lui laisser ou à lui rendre la parole (…) Ils nous donnent à repenser le “là” dès qu’on ouvre la bouche ». Deux stratégies possibles s’offrent alors aux acteurs des organisations. Ils peuvent nier l’existence des fantômes – mais sans jamais vraiment pouvoir empêcher leurs manifestations discrètes, et plus ou moins pathologiques, dans leurs pratiques organisationnelles. Ils peuvent aussi accepter de danser avec eux, métaphoriquement parlant. Nous leur proposons évidemment ici d’embrasser la seconde proposition. Il s’agit alors d’apprendre à voir et apprivoiser les fantômes organisationnels pour être capable de danser avec eux, et ainsi de s’inscrire pleinement dans l’histoire et la communauté qui fondent une entreprise.

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Notes

  • [1]
    Film fantastique de M. N. Shyamalan sorti en 1999.
  • [2]
    En hommage à William Shakespeare, qui est considéré comme l’un des fondateurs de la figure du fantôme telle qu’on la connaît (Moorman, 1906), nous ouvrirons certaines sous-parties par des extraits de ses pièces.
  • [3]
    Cette expression a été suggérée par un des experts ayant évalué ce texte. Nous l’en remercions vivement ici.
  • [4]
    « Time is out of joint » déclare Hamlet.
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