Couverture de RFG_281

Article de revue

Étude de l’influence de la logique religieuse sur l’organisation

Le cas des Scouts et Guides de France

Pages 105 à 121

1 Si, historiquement, des organisations ont été largement inspirées par la religion, qu’en est-il aujourd’hui ? La religion demeure-t-elle une source d’orientation et d’inspiration pour certaines organisations ? Dans le cadre de la théorie néo-institutionnelle, les logiques institutionnelles influencent la société, ses champs et les organisations qui les composent Dès le début des années quatre-vingt-dix, une liste de logiques sociétales se retrouvant dans le cadre d’une société occidentale contemporaine a été établie par Friedland et Alford (1991) : le marché capitalistique, l’état bureaucratique, la démocratie, la famille nucléaire et la religion chrétienne. Si elle a été par la suite actualisée, il apparaît clairement que la religion a, dès le début, été considérée comme une logique institutionnelle majeure pouvant avoir une influence sur la vie des organisations, et ce tant en termes d’activité que de mode de gouvernance. La présence de ces logiques au sein d’un champ est loin d’être neutre puisqu’elles influencent profondément et de manière durable le comportement des organisations, leurs stratégies et leurs pratiques (Thornton, 2009). En définissant les croyances et pratiques des individus et des organisations, les logiques établissent des « systèmes de règles, outils et valeurs associés à des acteurs institutionnels » (Charue-Duboc et Raulet-Croset, 2014, p. 30), qui donnent aux individus et groupes d’individus un vocabulaire et des motifs d’action.

2 Partant de ce constat, l’objectif de cet article est de montrer comment la logique religieuse occupe une place centrale tout au long de la vie d’une organisation scoute. Il s’agit également d’observer la manière dont cette logique religieuse a un effet sur l’identité de l’organisation en influençant ses activités, ses orientations et ses objectifs. Afin de répondre à cet objectif, cette recherche s’intéresse à l’organisation des Scouts et Guides de France évoluant depuis 1920 en France dans le champ du scoutisme français. Présente dès ses débuts, la logique religieuse apparaît comme un pilier de cette institution. Reste à étudier comment cette logique religieuse a orienté l’activité de l’organisation au fil du temps et comment elle a contribué à son façonnage et à son évolution. Pour cela, ce travail s’appuie sur l’examen systématique de l’ensemble des calendriers de l’organisation (textes et visuels) de 1936 à 2017. Les résultats soulignent que la logique religieuse reste présente tout au long de la période même si elle tend à apparaître de manière moins matérielle pour être, au fur et à mesure, représentée de manière plus symbolique. Bien que moins centrale au fil du temps, il apparaît cependant qu’elle influence l’ensemble des activités et des orientations de l’organisation autour de la notion de service. Dans une première partie, une revue de littérature est proposée afin de développer la notion de logiques institutionnelles et les enjeux liés à une logique particulière, la religion. La deuxième partie est consacrée à la présentation du terrain étudié, les Scouts et Guides de France, ainsi que la méthodologie retenue pour cette étude. Dans une troisième partie, les résultats sont présentés puis dans une dernière partie discutés.

I – Revue de littérature

3 Dans cet article, nous mobilisons le cadre de la théorie néoinstitutionnelle et plus particulièrement des logiques institutionnelles. Après avoir défini les logiques et explicité leur rôle dans les organisations, nous nous concentrons sur une logique en particulier, la logique religieuse, ainsi que sur ses effets propres.

1. Les logiques institutionnelles comme « tuteur » organisationnel

4 Issu de la théorie néoinstitutionnelle, le concept de logique institutionnelle peut être défini comme « [la] construction sociale, motifs historiques et pratiques matérielles, hypothèses, valeurs, croyances, et règles par lesquels les individus produisent et reproduisent leur existence matérielle, organisent le temps et l’espace, fournissent du sens à leur réalité sociale. » (Thornton et Ocasio, 1999, p. 804). La dualité des logiques passe par leurs dimensions matérielles et symboliques (Friedland et Alford, 1991 ; Thornton et al., 2012). Les logiques se composent respectivement, pour leur dimension matérielle, de pratiques et d’artefacts et pour leur dimension symbolique, de langages et de croyances (Friedland et Alford, 1991 ; Thornton et Ocasio, 2008). Par exemple, dans le cas de la logique religieuse, la dimension matérielle se traduit par la pratique de la prière et les artefacts sont les textes sacrés. Dans sa dimension symbolique, cette logique se traduit par la croyance en une divinité suprême unique pour les religions monothéistes. Ces deux dimensions sont imbriquées l’une dans l’autre et sont mutuellement enchevêtrées dans la vie quotidienne des organisations et des individus.

5 Socialement partagées au sein de la société, dans les différents champs et organisations qui les composent, les logiques légitiment temporellement et géographiquement l’action sociale grâce à des valeurs et à des cadres de raisonnement distincts (Lounsbury, 2007). Pour chaque logique institutionnelle, il est possible de décrire des logiques d’action qui « rationalisent » les comportements des individus et des organisations (Château Terrisse, 2013, p. 99). Ces logiques d’action servent, tant au niveau individuel qu’au niveau collectif, aux membres de l’organisation à justifier le choix de leurs moyens. Ces justifications sont liées aux fins auxquelles ils tendent et surtout, à l’adéquation entre les moyens et les fins choisis. Cette justification est faite de manière plus ou moins tacite et de manière plus ou moins consciente en fonction des individus et des organisations. Les logiques institutionnelles n’explicitent pas en détail les actions que les individus et les organisations doivent tenir comme le ferait un script (DiMaggio et Powell, 1991). Néanmoins, elles établissent des principes centraux qui canalisent l’ensemble de ces comportements (Thornton et al., 2012) en les rendant stables et prédictibles (Rao et Giorgi, 2006). Sur le plan organisationnel, les logiques orientent l’attention des principaux décideurs et délimitent un ensemble de points d’attention et de solutions envisageables en fonction des situations.

2. La logique religieuse

6 Si les travaux en théorie néoinstitutionnelle semblent montrer que les sociétés occidentales se reposent plus sur les logiques professionnelle et étatique, la religion, bien que moins étudiée, reste toujours considérée comme l’une des logiques sociétales (Friedland et Alford, 1991 ; Thornton et al., 2012 ; Tracey et al., 2014). En se définissant comme le partage d’une foi par une communauté, la religion influence la vie des individus dans leur quotidien, structurant leurs vies par des conduites à tenir ou à proscrire, définissant les relations et leur tenue. Le tableau 1 présente les principales caractéristiques identifiées comme spécifiques à la logique religieuse. Ces caractéristiques visent à définir les fondements de la logique religieuse et à permettre son identification. Néanmoins, ce tableau est à relativiser dans la mesure où il s’agit d’un idéal type impossible à rencontrer parfaitement dans la réalité. L’ensemble des critères ne sont pas nécessairement respectés par l’ensemble des religions ou de manière plus ou moins directe.

Tableau 1

Caractéristiques de la logique religieuse

Rationalité Bonnes pratiques liées à la réalisation de la volonté divine : rationalité en valeur
Justification des actes et supervision Dieu
Vocabulaire spécifique Défini par l’Église référente, les textes et les dogmes
Origines des actions Foi
Sources de l’identité Relation à Dieu
Sources de légitimité Caractère sacré de la société, importance de la foi
Sources des ressources Données par Dieu (financières, propriétés, temps, capacités)
Fondements de la mission Réalisation de la bonté divine
Fondements de l’attention Relation avec le surnaturel
Fondement de l’obligation Utilisation des principes moraux
Fondement de l’affiliation Adhésion de la communauté
Système économique Capitalisme occidental
Caractéristiques de la logique religieuse

Caractéristiques de la logique religieuse

Source : d’après Thornton et Ocasio (1999) et Thornton et al. (2012).

3. Effets de la logique religieuse sur les organisations et les individus

7 En permettant aux organisations de catégoriser leurs activités, leur donner du sens et de la valeur, les logiques influencent de manière importante les acteurs (Thornton et Ocasio, 1999 , 2008). Bien sûr, les organisations se trouvent souvent au carrefour de plusieurs logiques, parfois complémentaires, parfois contradictoires, ce qui permet aux organisations de posséder une certaine capacité et autonomie d’action (Thornton et al., 2012).

8 Dans le cas de la logique religieuse, les organisations dites confessionnelles s’avèrent y être particulièrement sensibles. Même s’il n’existe pas de définition formelle, une organisation confessionnelle peut être définie comme ayant « une ou plusieurs des affiliations suivantes à un organisme religieux ; une déclaration de mission avec une référence explicite aux valeurs religieuses ; soutien financier de sources religieuses ; et/ ou structure de gouvernance où la sélection des membres du conseil ou du personnel reposant sur des croyances religieuses ou sur un processus d’affiliation et/ou de prise de décision fondé sur des valeurs religieuses » (Ferris, 2005, p. 312). Dans ce contexte, la logique religieuse influence le choix des activités de l’organisation, ses modes de gouvernance, de rémunération ou de management. Elle constitue un élément central influençant la culture voire l’identité de l’organisation dans laquelle elle exerce son influence. En outre, nous incluons dans les organisations confessionnelles les entreprises de tendance, qui est une notion de droit communautaire [1], dont l’utilité juridique est de permettre à l’entreprise d’avoir un assouplissement du principe de non-discrimination si les besoins en sont justifiés par la nature de l’activité. Il s’agit d’un exemple où la logique religieuse guide non seulement les actions et décisions de l’organisation mais, également, ses politiques de ressources humaines.

9 À travers l’étude d’une organisation confessionnelle particulière, les Scouts et Guides de France, il s’agit ici d’observer comment, d’une part, la logique religieuse imprègne l’ensemble de cette organisation et comment, d’autre part, cette imprégnation influence l’évolution de l’organisation dans le temps.

II – Les scouts et guides de France

10 Apparu au début du XXe siècle, le scoutisme a été créé par Lord Robert Baden-Powell (1857-1941), militaire de formation et fils de pasteur professeur d’Oxford. En 1907, il décide pour la première fois, d’emmener une dizaine de jeunes garçons camper sur l’île de Brown-sea, au sud de l’Angleterre. Son objectif était de leur apprendre à explorer, bâtir un lieu de camp ou encore apporter les premiers secours (Juès, 1996). C’est là qu’il forma de jeunes adolescents d’une douzaine d’années aux rôles d’éclaireur, de postier, ou de toute autre activité qui pouvait alléger le service des militaires de formation.

11 En pratique, les fondements du scoutisme sont la vie d’équipe, l’éducation par le jeu, la relation éducative, la progression personnelle, le cadre symbolique et la vie dans la nature. Ils visent à former un programme pour aider à « devenir des citoyens actifs, utiles, heureux et artisans de paix » (plan d’orientation 2015-2020 des Scouts et Guides de France). Tous les mouvements scouts, peu importe leur appartenance religieuse ou ethnique, sont censés tendre vers ce but.

12 Les Scouts ne sont pas exclusivement chrétiens, voire catholiques, puisqu’il existe en France au moins une organisation scoute par affiliation religieuse. Le scoutisme s’est rapidement répandu à travers le monde et de 1 500 membres en 1908, ils seraient déjà 500 000 en 1911 (Juès, 1996). Selon l’Organisation mondiale des mouvements scouts (OMMS), on compte à ce jour près de 50 millions de membres dans le monde entier.

13 Dans cette recherche, nous nous concentrons sur les Scouts et Guides de France qui sont nés de la fusion, en 2004, de l’association des Scouts de France et des Guides de France. Cette organisation a le statut d’association loi de 1901 ; elle est à but non lucratif d’affiliation catholique et reconnue par l’Église catholique romaine. Elle est également reconnue par la Conférence des évêques de France comme une association privée de fidèles. Le ministère de la Santé, de la Jeunesse et des Sports a également agréé cette organisation de « Mouvement d’éducation populaire ». Le scoutisme a fait ses premiers pas en France en 1911 sous le nom d’éclaireurs, mais il n’est officialisé qu’en 1920 par l’Association des Scouts de France. Cette organisation a été fondée par le Père Sevin et elle est reconnue par l’Église catholique. Parallèlement, les Guides de France ont été créés quelques années plus tard, en 1923, par Albertine Duhamel. Ces deux organisations ont cohabité jusqu’à leur fusion en 2004. À ce jour, il s’agit de la plus grande organisation de scoutisme en France : elle compte 79 000 adhérents, dont 21 000 bénévoles et 130 salariés (rapport annuel 2017).

III – Résultats

14 La logique religieuse a été représentée dans les calendriers tout au long de la période étudiée et ce, selon différentes formes de représentation. Néanmoins, ces représentations ont évolué, que ce soit sur la manière de représenter le religieux ou sur les activités liées à la logique religieuse.

1. Une logique religieuse centrale pour l’organisation

15 La logique religieuse a pu être observée dans les calendriers sur l’intégralité de la période. La présence de la logique religieuse est concrétisée dans les calendriers par des représentations de différentes natures (lieux, personnages, activités, vocabulaires, symboles, etc.) et dont la forme évolue au cours du temps.

Des représentations de différentes natures (lieux, personnages, activités, mots, symboles, etc.)

16 Distinguer la présence de la logique religieuse est intrinsèquement liée à l’identification de ses composants, tant textuels que visuels. Tout d’abord, l’analyse des textes présents au sein des calendriers a fait émerger le champ lexical de la logique religieuse (figure 1). En parallèle, les visuels nous ont permis de faire émerger trois principaux types de représentations d’après les codes identifiés dans le tableau 2 et illustrés dans la figure 2 : les rituels (messes, temps spirituels), les références (lieux, symboles, personnages) et l’œcuménisme (la présence d’autres religions, chrétiennes ou non).

17 Les types de représentations des visuels peuvent être liés aux mots construisant le champ lexical religieux. Pour les rituels, nous notons « épiphanie », « messe », « pâques » ou « baptême ». Pour les références, ils peuvent être liés aux mots « jésus », « christ », « blanc » ou « vierge ». Pour l’œcuménisme, nous le relions à « avent », « pari » ou « évangile ». La logique religieuse ne passe pas par un seul type de représentations mais bien par plusieurs, accolées les unes aux autres. Ces représentations permettent d’exprimer les différentes dimensions de la logique religieuse, tant pratiques que symboliques.

18 De cette présence et caractérisation de la logique religieuse, l’analyse de l’ensemble de la période permet de distinguer plusieurs types d’évolutions dans les représentations contenues dans les calendriers. Ces phases se développent peu à peu et cohabitent menant à une ouverture des représentations textuelles et visuelles de la religion.

MÉTHODOLOGIE

Source de données
Les données collectées sont les calendriers annuels créés et diffusés par les Scouts et Guides de France de 1936 à 2017. Le recours à ce matériau empirique se justifie pour plusieurs raisons. Premièrement, il offre un support d’étude stable et disponible sur une longue période (1936- 2017). Ensuite, il constitue un outil de communication tant interne (véhiculer l’identité organisationnelle vécue et/ou désirée) qu’externe (pour recruter de nouveaux membres et financer les activités par le résultat des ventes). Enfin, les calendriers offrent la possibilité d’étudier des textes et des visuels.
L’ensemble des calendriers représente un matériau global exploitable de 1 626 pages. Les textes présents sur ces 82 calendriers ont été isolés, transcrits et rassemblés dans un document de 192 pages (63 703 mots). Les visuels sont au nombre de 2 880 et dominent majoritairement le contenu des calendriers.
Traitement des données
Afin d’analyser les calendriers annuels, une méthodologie en deux étapes a été suivie.
  1. Une analyse structurelle de sens a été conduite. Compte tenu du volume de texte collecté (63 703 mots) et afin d’éviter toute classification subjective, une technique d’analyse de contenu automatique a été utilisée : la classification hiérarchique descendante. Pour procéder à cette classification, l’algorithme de Reinert (1983), classifiant les mots en fonction de schémas récurrents, a été utilisé à travers le package IRaMuTeQ fonctionnant sous la plateforme libre R. Cette classification a fait émerger plusieurs classes de mots. L’analyse des lexèmes associés de manière significative à chacune des classes a permis d’étudier l’utilisation de certains champs lexicaux et l’évolution de cette utilisation au cours de la période (Maire et Liarte, 2019).
  2. Une analyse des données visuelles a été conduite à travers un design de recherche de type archéologique (Meyer et al., 2013). L’ensemble des données visuelles a été codé à l’aide du logiciel NVivo par une classification thématique émergente. Tout d’abord, les codes ont été établis afin de classer ce qui est observable. Ensuite, une analyse longitudinale de l’ensemble des données a permis par dénombrements, comparaisons et tableaux croisés de fréquences des différents codes de faire apparaître des tendances. Le tableau 2 résume la grille de codage ainsi que les fréquences respectives de chaque code. De plus, le texte et les visuels se supportent mutuellement, permettant leur interprétation et leur mise en contexte.
Figure 1

Le champ lexical religieux utilisé dans les calendriers

Le champ lexical religieux utilisé dans les calendriers

Le champ lexical religieux utilisé dans les calendriers

Tableau 2

Nombre d’occurrences correspondant à la religion

Pratique religieuse dans la nature 42
Pratique religieuse (autre) 26
Pratique religieuse (office) 37
Personnages religieux 40
Lieux religieux 63
Symboles 71
Références historiques 2
Scènes bibliques 15
Autres religions chrétiennes 19
Autres religions 11
Nombre total d’occurrences 326
Nombre d’occurrences correspondant à la religion

Nombre d’occurrences correspondant à la religion

Une évolution des formes

19 Sur la période étudiée, un glissement est perceptible sur la composante matérielle des représentations religieuses. Cela est particulièrement remarquable sur les visuels. Il est possible d’observer un phénomène de mise à distance de la représentation traditionnelle, fréquemment présente dans la première moitié de la période et épisodiquement utilisée dans la seconde. Au début de la période, la logique religieuse est caractérisée principalement par des représentations traditionnelles : un prêtre, une église, un rite explicite tel que la position à genoux ou la main levée en bénédiction (figure 3). À l’opposé, la fin de la période se distingue par l’utilisation de symboles abstraits liés à la logique religieuse, principalement la bougie, la coquille de St Jacques ou la colombe et, au niveau corporel, l’accent est davantage mis sur le regard des enfants, souvent porté vers le haut ou dans une direction commune. Les croix sont, par exemple, des détails des images, en arrière-plan ou dans un mélange d’objets (figure 4). Une place plus grande est laissée à l’interprétation de l’observateur. Une autre représentation de cette distanciation vis-à-vis de la représentation traditionnelle de la religion est la récurrence des visuels où il n’y pas de personne ou une personne seule, dans une grande image de paysage.

Figure 2

Illustration des trois principaux types de visuels religieux dans les calendriers

Illustration des trois principaux types de visuels religieux dans les calendriers

Illustration des trois principaux types de visuels religieux dans les calendriers

Figure 3

Une représentation de moins en moins traditionnelle

Une représentation de moins en moins traditionnelle

Une représentation de moins en moins traditionnelle

20 Un recours plus important aux symboles plus abstraits (lumière, nature, etc.) plutôt qu’aux traditionnels (croix, mains jointes, etc.) nécessite néanmoins la compréhension de ces symboles et de leur portée. Ainsi, la connaissance requise pour comprendre certains symboles ou références moins explicites peut permettre au message d’être plus malléable, voire ne toucher qu’une part d’audience plus avertie.

Figure 4

Formes des temps religieux

Formes des temps religieux

Formes des temps religieux

21 L’évolution vers l’abstraction est liée à un autre type d’évolution, celle d’une démonstration extérieure de la foi à la vie intérieure de la foi. Au niveau des pratiques, on observe une évolution des représentations de rituels formels comme la messe vers des représentations de rituels plus informels, comme les temps spirituels, qui sont des temps de réflexion spirituels principalement entre Scouts, où la présence d’un prêtre ou aumônier n’est pas systématique (figure 4). La notion de recueillement, personnelle et interne, est également représentée à l’aide des symboles développés dans l’abstraction des représentations. Nous l’illustrons dans la figure 5 par la composition arrangée de symbole, individu et large paysage. De par cette transition dans la représentation de la foi, le rôle support de la logique religieuse change : servir Dieu était le principe fondamental et il a été agrémenté du service à la communauté, d’abord scoute puis sociale au sens large.

22 Les activités représentées sont, d’abord, celles internes à la communauté scoute et elles s’ouvrent progressivement vers l’extérieur. Cette évolution se décline en trois dimensions : 1) une ouverture sur la dimension religieuse en tant que tel, notamment envers les autres religions que celle pratiquée (catholique) ; 2) une ouverture des activités scoutes à destination des autres scouts où le service se fait en groupe avec, par exemple, l’intégration dans l’organisation de personnes handicapés physiquement ou mentalement, ou des personnes venant de milieux sociaux défavorisés (représentation, par exemple, de l’univers des « banlieues » à la fin des années soixante-dix) ; 3) une ouverture des activités scoutes à destination de la société, comme la surveillance des feux de forêt et la place prépondérante prise par la notion d’écologie et les actions liées.

23 En premier lieu, nous observons, à partir de 1988, l’émergence d’autres religions, voire de plusieurs religions et leurs rencontres mutuelles. Cela peut passer par des visuels de personnes en habit traditionnel d’autres religions et par la présence de mentions textuelles de ces religions, en particulier de leurs fêtes. En deuxième lieu, les représentations centrées sur les activités scoutes typiques telles que la construction du camp, la cuisine, les rassemblements scouts, sont bien présentes sur toute la période, mais on assiste à une progressive réalisation de ces activités en équipe et à une ouverture de plus en plus récurrente aux personnes atteintes de handicap et de différents milieux sociaux. En troisième lieu, nous notons une ouverture à la société dans son ensemble et des pratiques axées dans la poursuite de valeur, en particulier religieuses, comme des activités de sécurité publique (la surveillance des feux) ou environnementales (le nettoyage de lieux publics). La figure 6 vient illustrer chacune de ces ouvertures.

Figure 5

La visualisation du recueillement et de la foi intérieure

La visualisation du recueillement et de la foi intérieure

La visualisation du recueillement et de la foi intérieure

24 Ainsi, nous avons observé dans cette partie une évolution des formes des représentations de la logique religieuse, que ce soit à travers une recherche d’une plus grande abstraction, d’une plus grande intériorité de la religion et d’une plus grande ouverture aux autres. Ces évolutions font écho à ce que propose l’organisation en termes de projet pédagogique d’éducation, l’objet même de l’organisation. Se revendiquant comme devant être « ouverte à tous » (projet pédagogique des Scouts et Guides de France), l’évolution des représentations de la logique religieuse interviendrait dans un alignement entre la logique et les objectifs de l’organisation. En effet, grâce à des représentations religieuses plus inclusives, que ce soit par la présence d’abstraction, de services de bien commun ou d’autres religions, la logique religieuse devient une actrice à part entière de ce projet pédagogique et de l’orientation annoncée de l’organisation.

2. Le religieux toujours au fondement de l’organisation

25 Les calendriers nous permettent également d’étudier les principaux messages diffusés et les thèmes mis en avant en fonction des années et des plans d’orientation. Or, nous avons pu observer que les principes religieux sont sous-jacents à ces thèmes et permettent l’élaboration de principes très généraux à mettre en action. Ces thèmes se regroupent autour des notions de service et de la nature. Ils se traduisent ensuite en slogans repris sur une ou plusieurs années, définissant et articulant les représentations présentes dans les calendriers. Nous pouvons, par exemple, citer pour la notion de service : « Les Saints patrons des métiers » en 1937, « Le scout sourit et chante dans les difficultés » en 1950, « Pour un monde à aimer » en 1995, « Vivre heureux, utiles et créatifs » en 2000, « Signes de fraternité » en 2001 ou « Un monde un peu meilleur » en 2008. Parallèlement, pour la notion de nature : « Energies nouvelles » en 1985, « Vers les terres nouvelles » en 1989-1990 ou « Habiter autrement la planète » en 2010. Il existe également au sein de calendriers plus récents des thèmes plus globaux qui peuvent intégrer ces deux notions comme « L’esprit scout » en 2014-2016 et enfin, « Grandir ensemble » en 2017.

Figure 6

Illustration de l’ouverture religieuse, sociale et dans les activités

Illustration de l’ouverture religieuse, sociale et dans les activités

Illustration de l’ouverture religieuse, sociale et dans les activités

26 Ainsi, les principes religieux fondamentaux se retrouvent dans des thèmes poussant à l’action, thèmes qui sont en accord avec les plans d’orientation de l’organisation et qui la définissent. La logique religieuse influence toujours l’organisation, les représentations qu’elle produit et la manière dont elle se définit, même si la forme de cette présence évolue. En effet, nous notons une hausse de l’abstraction de la symbolique religieuse dans sa représentation, un mouvement vers une religion plus intérieure et une ouverture au monde et notamment aux autres religions.

IV – Discussion

27 Cette recherche permet, tout d’abord, d’étudier la représentation visuelle de la logique religieuse dans une organisation. À l’instar de la gouvernance, du financement et des objectifs qui sont autant de dimensions permettant d’identifier la présence du religieux dans une organisation donnée, il s’agit ici de mettre en avant sa composante visuelle et textuelle en tant qu’indicateur fort de la présence de croyances et de pratiques religieuses.

28 Plus précisément, une double évolution est caractérisée dans cette recherche. Premièrement, la représentation traditionnelle de la religion est peu à peu mise à distance au fil du temps, notamment à travers une représentation moindre des éléments associés de manière traditionnelle à la religion catholique et un accroissement de la part prise par la dimension abstraite et l’évocation de la spiritualité au sens large. Deuxièmement, une représentation du religieux allant de l’extérieur vers l’intérieur, du public à l’intime. Alors que le religieux est, dans les premières années, souvent représenté à travers ses rites (messes, rassemblements, etc.), les visuels illustrent progressivement de plus en plus la foi intérieure. De ce fait, ces évolutions ont pu être rapprochées de l’évolution de l’organisation étudiée. Néanmoins, elles peuvent être considérées comme une variation des sources de l’identité de la logique religieuse, la relation à Dieu n’étant plus représentée de la même manière. En parallèle, si le vocabulaire textuel reste globalement concordant, le vocabulaire visuel appuie plus ces évolutions. Un tel rôle des visuels peut être lié à leur capacité à diffuser des idées et valeurs qui seraient plus complexes à diffuser par des mots. En outre, ces évolutions peuvent également être suscitées par des modifications du champ du scoutisme de manière générale. En effet, sur une période aussi longue, le champ du scoutisme a évolué, par une réglementation plus importante, mais aussi par un positionnement différent. Toutefois, l’organisation étudiée est la plus importante organisation du champ (effectifs, financement, volume d’activité). Or, suite aux travaux de Kraatz et Block (2008), nous pouvons considérer que l’organisation a forgé sa position devenant une entité « auto-directive », capable de légitimer raisonnablement ses propres actions du fait de sa position centrale dans le champ.

29 Cette recherche témoigne également, à travers l’étude des visuels et des textes produits par l’organisation, la manière dont les logiques sont appréhendées par les organisations et comment elles évoluent au fil du temps. L’étude longitudinale que permettent les données nous font constater l’apparition d’un « découplage » (Boxenbaum et Jonsson, 2017) entre les attentes et les injonctions du champ institutionnel du scoutisme, avoir une présence du religieux dans l’organisation, tout en prenant, dans la vie quotidienne de l’organisation, une certaine distance vis-à-vis de la représentation traditionnelle du religieux. Ce découplage permet à l’organisation de rester légitime aux yeux de ses parties prenantes, tout en cherchant à obéir de manière cérémonielle aux règles et aux normes en vigueur dans le champ institutionnel et en découplant les choix concernant leurs structures formelles et leurs activités opérationnelles mises en place au niveau local par les groupes scouts. Représenter, par exemple, des temps spirituels très abstraits est une façon de répondre aux injonctions institutionnelles souhaitant voir « du religieux » dans l’organisation, tout en découplant cette logique des pratiques réelles des Scouts et Guides de France, s’adaptant aux réalités de leurs pratiques. Cette évolution peut ainsi être liée à des changements sociétaux, notamment quant à la place et au rôle de la logique religieuse dans la société en générale. Le rapport au religieux a évolué au global et cela a un effet dans les organisations, en particulier celles définies par cette logique. Malgré l’interdiction des statistiques ethniques et religieuses, nous savons notamment que la population française est de moins en moins pratiquante (Marchand, 2016) et que de nouvelles religions ont émergé en France, se traduisant par exemple par l’apparition d’une organisation scoute bouddhiste en 2007 [2]. À l’opposé de ce mouvement, il est également possible de s’intéresser à une augmentation de la visibilité de comportements religieux au sein d’organisations et d’entreprises (Honoré, 2016) avec l’expression de pratiques clairement ancrées dans une logique religieuse (e.g. présence de livres de textes sacrés). Liée à cette double évolution, la plasticité au niveau des représentations visuelles apparaît comme une dimension supplémentaire que l’organisation scoute peut mettre en œuvre pour s’adapter au mieux et le plus rapidement possible aux évolutions de l’environnement. En effet, il est important de souligner que les Scouts et les Guides de France appartiennent à une structure organisationnelle plus large qu’est le mouvement scout, représentée par l’OMMS (Organisation mondiales des mouvements scouts). Or, ce qui caractérise ce type d’organisation, et qui en constitue sans doute sa force, est sa capacité à s’adapter en permanence aux évolutions sociétales afin de rester en mouvement.

Conclusion

30 La présence de la logique religieuse, logique sociétale dans notre contexte occidental contemporain, est ancienne dans l’organisation des Scouts et Guides de France puisqu’elle date de sa création en 1920. L’objectif de cet article était de montrer comment cette logique religieuse a toujours occupé une place centrale dans l’organisation et d’observer la manière dont elle a évolué et s’est adaptée au cours du temps dans les activités, les orientations et les objectifs de l’organisation et, in fine, l’identité de l’organisation. Nos résultats témoignent de son influence constante, même si l’influence du religieux sur l’organisation s’est traduite, au fil du temps, de différentes manières, en fonction des évolutions du contexte sociétal et de l’organisation elle-même. Plus généralement, nos résultats soulignent la manière dont une organisation confessionnelle et donc principalement centrée sur sa logique religieuse à ses débuts, est devenue une organisation dont la logique religieuse est toujours présente mais devient l’un des éléments de sa culture parmi d’autres. Même si la logique religieuse apparaît comme plus diluée, elle influence toujours les actions de l’organisation d’une manière ou d’un autre.

31 Les limites de cet article sont également à préciser. Tout d’abord, nous avons étudié le discours textuel et visuel de l’organisation. Bien qu’il s’agisse de calendriers qui ont vocation à être vendus par les membres, il s’agit toujours d’un discours produit par l’organisation et donc potentiellement orienté. De plus, cette recherche se concentre sur une organisation non lucrative dont la dimension religieuse est connue par ses membres et ses parties prenantes. L’organisation étudiée a un fonctionnement interne propre dont les axes sont autant le management que la pédagogie. La manière dont la logique religieuse a influencé l’organisation permet de mieux comprendre l’expression et les mécanismes d’influence de cette logique, mais notre analyse pourrait avoir intérêt à être reproduite sur des données émanant d’autres types d’organisation, en commençant par d’autres organisations scoutes pouvant avoir un rapport différent à la religion. En effet, il existe en France au moins une organisation scoute par confession, dont une athée. Enfin, la logique religieuse n’est sans doute pas la seule logique institutionnelle ayant une influence sur l’organisation étudiée. Il pourrait s’avérer intéressant d’étudier les influences réciproques de ces différentes logiques institutionnelles présentes dans le champ du scoutisme.

32 Ces limites inspirent des voies de recherches futures plus larges que celles précédemment évoquées. En termes d’étude des logiques institutionnelles, nous nous sommes exclusivement concentrés sur la logique religieuse. Néanmoins, comme plusieurs logiques sont présentes dans une organisation hybride, la question des interactions de la logique religieuse avec d’autres logiques persiste. Est-ce que la logique religieuse se développe plus aisément au contact d’autres logiques spécifiques (celle du marché, de la famille) ? Est-ce que d’autres logiques auraient tendance à la restreindre (la corporation ou l’État) ? À l’heure actuelle nous ne sommes pas en mesure de trancher, mais comprendre le contexte dans lequel les pratiques religieuses se développent semble important. En termes de caractéristiques de l’étude de cas, les origines du scoutisme, initialement protestantes et portées par son fondateur Lord Robert Baden-Powell, nous poussent à nous interroger sur le rôle de ses origines, leur utilisation et leur réappropriation au cours du temps. Nous pouvons ici citer les cas de François Michelin (1926- 2015), catholique, ou de la famille Peugeot, protestante luthérienne. Cette interrogation nous pousse également à considérer le raisonnement inverse. En effet, si l’on considère que la religion mène à certains choix et actions, est-il possible d’envisager que ces choix ou actions puissent conduire à une dimension religieuse de la gestion ou de l’organisation ? Certains auteurs voient, par exemple, qu’une entreprise comme Apple emprunte de plus en plus dans ses actions, ses lieux ou sa culture d’entreprise à la sphère religieuse (Lardellier, 2013).

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