Couverture de RFG_281

Article de revue

Religion et management

État des lieux et perspectives de recherche sur un sujet sensible

Pages 59 à 77

Notes

  • [1]
    Lambert Y. (1991).
  • [2]
    « Le règlement intérieur peut contenir des dispositions inscrivant le principe de neutralité et restreignant la manifestation des convictions des salariés si ces restrictions sont justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché. »
  • [3]
    Voir les arrêts de la CJUE, 14 mars 2017 : Asma Bougnaoui c./ Micropole SA ; CJUE, 14 mars 2017, Samira Achbita c. G4S Secure Solutions. Solution reprise en France par l’arrêt Cass. soc., 22 novembre 2017, no 13-19.855.

1 Les liens entre la religion et le travail sont multiples et renvoient à des questionnements bien différents les uns des autres. Historiquement, le rôle des religions dans le développement d’outils de gestion ou de pratiques et de principes de management a été mis en évidence. La comptabilité en partie double comme certaines techniques de gestion des stocks ont des origines monastiques (de Vaujany, 2007). Le paternalisme du début du XXe siècle en France trouve certaines de ses origines dans l’encyclique Rerum Novarum (Villéger, 2019). Le rôle du protestantisme américain, parmi d’autres influences, dans l’émergence de la notion de RSE (responsabilité sociétale des entreprises) a été souligné (Segrestin, 2016). Un autre angle est celui du discours des religions sur le travail, le management et l’entreprise. Il est parfois critique comme dans le cas de la doctrine sociale de l’Église catholique (Detchessahar, 2014), ou normatif comme dans le cas de la finance islamique (Mobin et al., 2017). Enfin, les comportements qui traduisent dans l’espace de travail la religiosité des individus, ce qui est communément nommé le fait religieux au travail (Honoré, 2018), ainsi que leurs modes de management par les entreprises (Galindo et Zannad, 2015) font également l’objet de questionnements.

2 Face à cette diversité des thématiques qui lient la religion et le management, notre objectif dans cette introduction est triple. Il est, d’une part, de réaliser une synthèse des différentes approches des notions de religion et des concepts associés. Et, d’autre part, de repérer les principaux angles d’analyse présents dans la littérature scientifique ainsi que les perspectives théoriques et méthodologiques qui leurs sont associées. Il est enfin, à partir de ces éléments, de proposer un agenda de recherche et d’y positionner les contributions des articles proposés.

3 Pour cela, nous nous appuyons sur un travail de revue de la littérature. Dans une première partie nous proposons des éléments pour définir les notions de religion et de religiosité ainsi que les liens entre elles et celles de spiritualité, de diversité et de discrimination. Nous nous interrogeons ensuite sur la contextualisation de la prise en compte des questions liées à la religion au travail. Dans une deuxième partie nous identifions les différentes approches explicatives, évaluatives et normatives qui jalonnent l’étude de ce sujet. Enfin, nous proposons, dans la partie discussion, un agenda de recherche structuré autour de trois axes principaux : les finalités, l’objet et les méthodologies des recherches portant sur la religion et le management.

I – La tour de Babel des définitions de la religion [1]

4 Les travaux s’intéressant aux liens entre religion et travail mobilisent bien souvent les notions de religion et de religiosité sans vraiment les distinguer l’une de l’autre (Gauthier, 2017). Pour Thévenet (2011) la plupart échouerait même à en proposer des définitions qui puissent servir de point d’entrée partagé. Il nous apparaît ainsi important de commencer par préciser les définitions des concepts auxquels nous nous référons.

1. Les contours de la notion de religion

La religion : une notion à plusieurs facettes

5 Hill et al. (2000) définissent la religion comme un système de pratiques et de croyances associé à une tradition et à une communauté au sein de laquelle il existe un consensus sur « en quoi croire » et « comment pratiquer ». Cette première définition de la religion en précise certains traits qui sont partagés par de nombreuses approches mais elle reste toutefois insuffisante. D’une part, elle ne permet pas de distinguer les religions entre elles. D’autre part, elle différencie peu les mouvements qui peuvent être effectivement considérés comme des religions et ceux qui seraient, par exemple, des mouvements spirituels non religieux ou sectaires (Mahieddin, 2012). Altemeyer (2003) ajoute à cela trois séries de caractéristiques liées entre elles. La religion renverrait tout d’abord à des institutions, des textes et des lieux de culte. Elle renverrait ensuite à un discours sur le monde, des dogmes, des normes de comportements. Enfin, elle associe les notions de transcendance, de divinité, de vérité et de quête de l’idéal.

6 La littérature scientifique s’intéressant aux liens entre la religion et le management, introduit des distinctions entre les religions, par exemple, en fonction des doctrines religieuses et de la manière dont elles définissent le divin (Ghazzawi et al., 2016), des modes de comportements prônés pour les pratiquants (Batson et al., 1993) ou encore des types de rapports entre les fidèles et les autres (Grasmick et al., 1991). D’autres approches (e.g. Ghazzawi et al., 2016) partent d’une identification et d’une distinction des grands mouvements religieux entre eux (Christianisme, Bouddhisme, Islam, etc.). Cette littérature, lorsqu’elle appréhende la question des liens entre la religion et le management se divise en trois courants principaux. Le premier a développé une perspective historique et étudie les origines religieuses de certaines innovations managériales et gestionnaires (e.g. Vaujany (de), 2007) ou encore la contribution des mouvements religieux au développement de certains secteurs d’activité (e.g. Nakamura, 2018). Le deuxième étudie le fonctionnement des organisations religieuses (e.g. Miller, 2002). Enfin, le troisième est centré sur les doctrines religieuses relatives à l’entreprise et à son fonctionnement et sur la manière dont elles sont mises en œuvre et influencent le fonctionnement et la performance (e.g. Martin, 2012).

De la religion à la religiosité

7 Si le niveau de la religion est celui de l’institution, le niveau de la religiosité est celui de l’acteur. La notion de religiosité renvoie à l’appropriation de la religion par la personne. Elle se définit par rapport à l’individu dont elle traduit le rapport personnel à sa religion, la manière dont il se l’approprie et dont il la pratique (Hill et al., 2000).

8 Pour mieux appréhender cette religiosité, plusieurs auteurs tentent d’en cerner les dimensions. Weaver et Agle (2002) identifient quatre orientations principales de la religiosité : intime (la manière dont l’individu vit sa religion), sociale (l’utilisation de la religion comme un moyen), la recherche de réponses aux questions de la vie (la quête), immanente (la vérité).

9 Ce centrage sur l’individu et sa pratique que permet cette notion amène à prendre en compte trois éléments importants concernant l’évolution des rapports des personnes à la religion en Occident : le retour du religieux dans l’espace et les débats publics de sociétés occidentales que l’on croyait sinon laïcisées tout du moins sécularisées (Caillé et Singleton, 2017) ; l’évolution des modes de croyances et des rapports religion/croyance, puisque les personnes développent aujourd’- hui un sentiment religieux avant de chercher une religion qui leur convient, n’hésitant pas ensuite à changer d’obédience à mesure que leur religiosité évolue (Hervieu-Léger, 2003) ; enfin, l’évolution de la pratique qui n’est plus systématiquement calquée sur les rites institués mais céderait la place à une pratique davantage personnelle et intime (e.g. Ahmad et al., 2018). Il résulte de ces évolutions une difficulté à mesurer efficacement la religiosité des personnes et des populations. En effet, la pertinence des indicateurs classiques est ici remise en cause. L’étude américaine ARDA par exemple, qui produit des données sur la pratique religieuse, retient comme indicateur pour les chrétiens le fait d’assister régulièrement à la messe le dimanche (Cui et al., 2015). Ce type de mesure serait dès lors moins pertinent qu’auparavant pour saisir la réalité des modes d’expression de la religiosité.

2. La nébuleuse des concepts associés à la religion

Religion et spiritualité

10 La religion est souvent rapprochée de la spiritualité (Davis et al., 2017). Toutefois, la littérature scientifique qui s’intéresse à la spiritualité au travail est divisée sur l’opportunité d’étudier ensemble ou séparément ces deux phénomènes (Mitroff et Denton, 1999 ; Liu et Robertson, 2012). Pour certains auteurs, cette distinction n’a pas de sens, les comportements religieux étant par nature spirituels (Hicks, 2002 ; Phipps, 2012). À l’inverse, pour d’autres, la spiritualité et la religiosité correspondent à des démarchent fondamentalement différentes (Mitroff et Denton, 1999 ; Hayden et Barbuto, 2011 ; Schutte, 2016). Ces auteurs soulignent que, même si c’est de manière induite et implicite, l’expression de la religiosité du salarié amène la religion dans l’espace de travail. Elle introduit de fait ou intentionnellement un système de normes de comportements individuels et collectifs qui entre en concurrence avec celui porté par le fonctionnement organisationnel et par les logiques professionnelles. Cette vision paraît bien différente de la manière de concevoir la spiritualité comme étant non formelle, structurée ou organisée ; ne relevant pas d’une confession ; inclusive, universelle et intemporelle ; correspondant à une recherche des sens et buts de la vie ; à une conscience du transcendantal et de l’interdépendance de tout ; à une recherche de la paix intérieure ainsi qu’à celle de la « fin ultime en soi » (Mitroff et Denton, 1990 ; Karakas, 2010 ; Hayden et Barbuto, 2011 ; Ayoun et al., 2014 ; Schutte, 2016). Ce débat entre les tenants d’un rapprochement ou d’une séparation stricte entre ces deux notions peut trouver une issue lorsque sont repris les trois éléments relatifs à la spiritualité communs dans la littérature consacrée au sujet : la recherche du sens de la vie et de l’activité humaine, et le rapport à la transcendance, le rapport aux autres et la quête du bonheur. Compte tenu de cette définition et de celle donnée plus avant de la religiosité, il est alors difficile de ne pas considérer la religiosité comme une forme, religieuse, de spiritualité (Worthington et Aten, 2009).

Religion et diversité

11 Parallèlement, le champ de la religion et de la religiosité au travail recoupe ceux d’autres notions, notamment celles de diversité et de discrimination. En effet, la religion dans l’entreprise pose la question de la diversité à un double niveau. D’une part, elle peut être vue comme une catégorie immergée de diversité (Cui et al., 2015) suscitant des interrogations sur ses spécificités en termes de management. D’autre part, elle conduit à interroger les manières de la gérer, et les risques de discriminations potentiellement associés (Cantone et Wiener, 2017).

12 En effet, la thématique des religions dans l’entreprise peut être envisagée sous l’angle du respect de la diversité, qui conduit à s’interroger sur le degré possible d’aménagement des espace-temps de travail afin de permettre aux salariés qui le demandent d’exercer leur liberté de conscience religieuse (Chessel et Pelletier, 2015). Hennekam et al. (2018) ont, par exemple, montré que les managers gèrent la diversité religieuse, en particulier lorsqu’elle entre en contradiction avec d’autres dimensions de la diversité, selon trois types de stratégies : flexibilité, séparation et « terrain d’entente ». Parce que la religion constitue une composante importante du management de la diversité (Day, 2005), les chercheurs appellent à davantage de recherches sur ce sujet pour développer les connaissances encore lacunaires (King et al., 2009). Certains travaux soulignent la spécificité de la question de la religion et de la religiosité par rapport à d’autres facteurs de diversité tels que le genre, l’ethnicité ou l’orientation sexuelle (Green, 2002) qui renvoient, tout comme la religiosité, à la personne. Toutefois, comme nous l’avons précisé plus haut, certains auteurs soulignent que la référence à la religion, à ses institutions, à ses dogmes et à ses normes introduit une diversité d’un autre niveau, extrinsèque à l’organisation et à son fonctionnement, et qui induit d’autres problématiques que celles liées au management des personnes (Honoré, 2018).

1.2.3. Religion et discrimination

13 Les questions de la discrimination et de la non-discrimination sont bien évidemment des corollaires des problématiques de management de la diversité, notamment lorsque la dimension religieuse est présente. Les affaires et procès emblématiques en matière de religion au travail y sont quasi systématiquement liés. C’est le cas par exemple pour les affaires Eweida et Chaplin en Angleterre, Nur aux États-Unis ou encore Baby-Loup en France (Pastor, 2016). La neutralité vis-à-vis du religieux et les modalités de représentation de la religion comme culte font l’objet d’interprétations variées d’un contexte à l’autre, en particulier lorsqu’il s’agit de cultes minoritaires, par exemple l’Islam en France, l’Hindouisme en Océanie, le Christianisme au Moyen-Orient, etc. En France, les musulmans – en majorité citoyens français – sont souvent perçus avec défiance par l’opinion publique, important en France le terme controversé d’« islamo-phobie » (Geisser, 2003), fréquemment utilisé dans le contexte britannique pour désigner la défiance et la discrimination vis-à-vis d’une confession minoritaire. Interroger la question religieuse sous le prisme de la non-discrimination revient à revisiter le mythe républicain pour dénoncer l’écart entre égalité formelle et égalité réelle, ainsi qu’entre discrimination directe et indirecte. C’est regarder le phénomène religieux, non plus seulement du point de vue des enjeux collectifs liés au culte, mais du traitement de cas individuels, dans le contexte d’un combat juridique (Fassin, 2002).

3. La contextualisation du sujet de la religion en entreprise

14 Considérer la dimension institutionnelle des religions amène à poser la question de leurs ancrages historique et géographique. En effet, comme toute institution, les mouvements religieux ont une histoire, bien souvent millénaire, et qui révèlent leur imbrication, sur les territoires où ils se développent, avec la politique, l’économie, la démographie, la culture, les mouvements sociaux, etc. Il en résulte trois points importants à souligner. Tout d’abord il n’est pas surprenant que les questions religieuses pénètrent les entreprises. Ces dernières sont au cœur du fonctionnement des sociétés modernes et ont, par conséquent, vocation à être impactées par les mouvements et phénomènes sociaux et sociétaux tels que ceux qui relèvent du religieux. Ensuite, la manière dont la question religieuse est appréhendée est potentiellement influencée par qui en parle et d’où. La prise en compte des questions religieuses en France, que ce soit par les chercheurs, le droit ou les politiques, est bien sûr marquée par la notion de citoyen et par celle de laïcité. Aux États-Unis, cette prise en compte est marquée par la primauté donnée à la liberté individuelle et par la manière dont la notion de tolérance religieuse inclusive a marqué, dès l’origine et sous l’influence de personnages tels que Thomas Penn ou John Locke, la vision sociétale et politique portée par le droit américain (Lacornes, 2017).

15 Il existe ainsi, en matière de religion et de place de la religion dans la société, dans l’espace public et dans le champ politique, des spécificités fortes définies à différentes échelles. Ce peut être celle d’une région, par exemple le cas de l’Alsace en France, d’un pays ou encore d’un continent.

16 Comparer les situations américaine et française permet d’appréhender et d’exemplifier l’importance de la prise en compte du contexte national pour comprendre les manières dont sont posées les questions liées aux faits religieux. La façon dont est mobilisée, de chaque côté de l’Atlantique, la notion d’accommodement raisonnable est particulièrement illustrative des différences. Aux États-Unis, il revient à l’entreprise de s’adapter à la singularité de l’individu et aux comportements qui en découlent. Si l’individu souhaite exprimer sa religiosité, l’entreprise doit s’adapter pour le permettre avec comme limite la remise en cause de son bon fonctionnement (Ludlum, 2016). En France, la démarche est inverse. L’entreprise a la possibilité de borner a priori et en respectant certains principes, l’espace d’expression de sa religiosité par le salarié, notamment par l’intermédiaire de l’édiction de règles dans le règlement intérieur [2] (article L.1321-2-1 du code du travail, créé par la loi du 8 août 2016). Il revient alors au salarié d’adapter son comportement pour tenir compte des limites fixées [3]. Il est difficile de ne pas voir comme source de ces différences d’approche les manières dont la France d’un côté, les États-Unis de l’autres ont construit historiquement leur rapport à la religion. Dans ces deux pays ce rapport s’est bâti sur l’héritage des lumières et notamment sur l’idée, que nous retrouvons à la fois chez Locke et Voltaire, d’une tolérance religieuse si aboutie qu’elle n’est plus de la tolérance mais une prise en compte de la personne dans toute son altérité. En France il en découlera tout d’abord la notion de citoyen puis celle de laïcité. La religion est alors tenue à l’écart du fonctionnement de l’État puis, également sous l’effet du mouvement de sécularisation, marginalisée dans l’espace public et considérée de plus en plus comme relevant du domaine du privé (à l’image de l’entreprise Paprec et sa désormais fameuse charte de la laïcité et de la neutralité). À l’inverse, dès la constitution des premiers États américains, notamment la Pennsylvanie, la Caroline du Nord ou encore Rhodes Island, le respect de la liberté religieuse individuelle et du droit d’exprimer sa religiosité (même et surtout si elle est liée à une religion minoritaire), y compris dans l’espace public, sont affirmés comme des principes fondateurs.

17 De nombreux travaux illustrent aussi l’importance du contexte national dans la manière dont est pris en compte le fait religieux. Par exemple, Rao (2012) s’est intéressé au cas de l’Inde. Ils montrent que la diversité religieuse y induit pour les entreprises une diversité de comportements des cadres. Des travaux comme ceux de Quiaoxin et Liswandi (2018) en Indonésie, Pio et al. (2018) sur la zone Asie-Pacifique (particulièrement l’Australie, le Japon et la Nouvelle-Zélande) montrent comment sont définies la place de la religion dans la société et les manières de la pratiquer. Ces spécificités locales façonnent les problématiques tant stratégiques que de fonctionnement organisationnel, et déterminent la pertinence des actions managériales. Elles soulignent également les rapports entre cultes officiels et/ou majoritaires et cultes minoritaires, et les manières particulières de les gérer, notamment dans les entreprises.

II – Les différentes approches pour étudier ce sujet sensible

18 Il est surprenant que sur ce thème de la religion au travail, il existe finalement relativement peu de travaux proposant des données et leur analyse pour décrire les manières dont la religion et la religiosité se manifestent dans les espaces de travail, et les problématiques managériales qui en découlent. De même il existe également peu de travaux décrivant et analysant la prise en charge par le management de ces questions ainsi que les postures des entreprises et les dispositifs de gestion qu’elles mettent en œuvre. Les recherches conduites sur ce sujet délicat poursuivent différents enjeux méthodologiques pour en appréhender ses différentes facettes.

1. La religion : un objet de recherche sensible

19 Singulièrement en France, les questions liées à la religion ne sont certainement pas les plus simples à étudier sur le terrain. Nous en faisons régulièrement l’expérience, le sujet est polémique et les acteurs sont bien souvent réticents à en parler et à dévoiler leurs opinions (Galindo et Surply, 2013). Certains craignent le risque d’être accusés de racisme ou d’être perçus comme hostiles aux religions et à ceux qui les pratiquent. D’autres craignent le risque de stigmatisation s’ils dévoilent leur croyance ou leur religiosité (Ahmad et al., 2018). De plus, toujours dans le contexte français, les limites légales à l’établissement de statistiques ethniques représentent bien souvent un obstacle, alors qu’il est naturel dans d’autres pays, comme les États-Unis, de catégoriser les salariés selon leurs croyances, de produire des statistiques associées et donc d’utiliser ces données pour la recherche.

20 Il n’est pas rare que les articles portant sur les questions de la religion au travail se terminent par des appels à développer davantage de travaux empiriques. Pourtant, et comme le soulignent notamment Gundolf et Filser (2013), la plupart des publications académiques sur cet objet adoptent une approche plus conceptuelle qu’empirique. D’après ces auteurs, cela pourrait être lié au fait que la religion est de nature plus philosophique qu’analytique, ce qui conduit à une approche plus discursive. Le point d’entrée dans l’analyse des questions posées par la religion au travail semble être plus souvent des modalisations de ce que devrait être un fonctionnement organisationnel fondé sur les principes religieux et/ou prenant en compte la religiosité des personnes, plutôt que l’analyse des situations concrètes de travail et de management. Il existe toutefois un certain nombre de travaux empiriques qui mobilisent des méthodologies variées (enquêtes par questionnaires, étude de cas, etc.) dans des perspectives descriptives, compréhensives ou encore interprétatives.

2. Les approches explicatives

21 Des travaux se sont développés dans l’optique d’expliquer les références juridiques auxquelles les entreprises peuvent se référer, et les mécanismes par lesquels les questions de religion et de religiosité impactent les situations de travail et de management.

Expliquer les besoins d’accommodements

22 Pour Cash et Gray (2000) le temps où les lieux de travail étaient dédiés au « power, profit, take-overs, where religion was something saved for the Sabbath day » sont révolus. Et les organisations doivent intégrer la logique de l’accommodement dans leurs pratiques de management et cela, dès le recrutement. Ils distinguent deux types de demandes d’accommodement émanant des salariés pratiquants. La première correspond au souhait de pouvoir respecter des rites hors du travail et se manifeste par exemple par des demandes d’absences. La seconde correspond à l’expression de la religiosité au travail, par exemple le port de vêtements ou de bijoux ou le fait de prier. Cash et Gray proposent de partir du principe de la reconnaissance du droit du salarié pratiquant à vivre sa religiosité comme il le souhaite, en considérant des limites liées au bon fonctionnement de l’entreprise. Pour cela ils proposent la mise en place d’un cadre neutre de conception des accommodements. Les entreprises sont invitées à prendre en compte les situations à l’aide de deux questions qui se déclinent ensuite en une série de critères : 1) les effets sur la réalisation du travail et l’activité ; 2) les effets sur les autres employés, la sécurité, les clients.

Expliquer la doctrine juridique

23 En matière de religion et de religiosité au travail, les textes juridiques laissent de la place pour de nombreuses interprétations (Ludlum, 2016). La multiplication des conflits juridiques ces dernières années, opposant employés pratiquants et employeurs, illustre cette difficulté du droit à fixer des règles précises (Pastor, 2016). Cette difficulté est bien évidemment à mettre en lien avec la singularité des situations de travail et de management marquées par le fait religieux. D’une situation à l’autre, les faits, les comportements et les contextes organisationnels sont singuliers et permettent difficilement d’imaginer un droit qui dirait avec précision et, pour toute entreprise, ce qui est acceptable ou non tant en matière d’expression de la religiosité qu’en matière de possibilité de la contraindre. En France, depuis la loi travail de 2016 et les décrets qui ont suivis, le droit fait explicitement référence à la question religieuse au travail. Le principe affirmé dans ces textes, et confirmé depuis par les jurisprudences européenne et nationale, est celui de la possibilité laissée à l’entreprise d’encadrer, par l’intermédiaire du règlement intérieur, l’expression de la religiosité au travail. L’enjeu réside ici, comme d’ailleurs dans le contexte nord-américain, dans la compréhension de l’applicabilité de la hard law mais aussi de la complémentarité qui peut être envisagée avec la soft law (Ludlum, 2016).

3. Les approches évaluatives du sujet

24 À chacun de ces niveaux, les travaux descriptifs sont nécessaires car les situations marquées par la religion sont fortement hétérogènes. Au-delà des faits, les comportements qui les portent sont aussi variés. Les entreprises ont également sur ces questions de religion et de religiosité des postures et des modes de gestion loin d’être uniformes.

Mesurer les religions selon les contextes

25 Des études réalisées dans des contextes nationaux différents s’attachent à mesurer le fait religieux au travail. Elles permettent de disposer de chiffres sur son importance, sa diversité, ou encore ses modes de manifestations, sa prise en compte par l’entreprise ou son impact sur les relations au travail. C’est, par exemple, le cas de celles produites par SHRM aux États-Unis et l’Observatoire du fait religieux en entreprise en France. Il s’agit d’études quantitatives, par questionnaires, ciblant des populations de salariés (SHRM, 2017) ou de managers (SHRM, 2017 ; OFRE, 2017). Elles montrent notamment, tant dans le contexte américain que français, que le fait religieux d’une part, peut se rencontrer sous une variété de formes, de fréquences et d’impacts dans la majorité des organisations, d’autre part, provoque finalement relativement peu de blocages et de conflits. Les faits les plus courants sont les mêmes de chaque côté de l’Atlantique et correspondent à des demandes d’aménagement du temps de travail ou au port de vêtements ou de bijoux ayant une connotation religieuse. À ce niveau certains travaux proposent de distinguer les faits religieux qui correspondent simplement à une expression de la religiosité des individus, et les faits, plus rares, qui remettent en cause le fonctionnement organisationnel, par exemple le refus de travailler avec des personnes ou de réaliser des tâches. Ces travaux distinguent également les situations de management marquées par le fait religieux en fonction de critères tels que la complexité. Ces approches ont souvent pour limites celles induites par leur méthodologie. Elles permettent de décrire effectivement les situations et de les catégoriser. En revanche, elles disent peu de choses sur ce qui s’y passe, notamment sur comment les individus (salariés et managers) appréhendent les situations, les manières dont se déroulent les interactions dans ces contextes et la façon dont se construisent ou non les accords sur les accommodements pouvant être mis en place, etc.

Mesurer la religiosité et ses formes

26 Un certain nombre de travaux ont pour objet la mesure de l’impact de la religiosité des personnes sur leur comportement au travail, sur le fonctionnement organisationnel et sur la performance de l’entreprise (Cornelius et al., 2001 ; Jurkiewickz et Giacalone, 2004). Lynn et al. (2010), notamment, proposent d’appréhender la religiosité des individus et le lien que ces derniers font entre elle et leur travail à travers une échelle de mesure (15 items). Walker (2013) mesure ensuite, à partir de cet outil, la relation entre l’intégration de la foi et du travail dans la vie quotidienne et les résultats au travail. Là encore, les travaux développés mobilisent principalement des démarches méthodologiques quantitatives et privilégient les enquêtes par questionnaires auprès de population de salariés croyants et/ou pratiquants. Les échelles permettant de mesurer cette religiosité deviennent dès lors des objets d’études et d’interrogations. Cutting et Walsh (2008) passent ainsi en revue 44 échelles et soulignent leur pertinence relative selon les groupes ou communautés d’individus considérés.

27 Pour comprendre les comportements individuels, notamment le sentiment d’appartenance identitaire des acteurs, certains travaux ont aussi recours à l’expérimentation. Par exemple Van Dommelin et al. (2015), utilisent 24 cartes représentants différentes identités, pour tester l’identification de personnes à ces identités. Un des enjeux principaux ici est d’analyser les effets des croyances sur les comportements individuels et sur les interactions avec d’autres salariés ou les managers (qui sont parfois eux-mêmes croyants). Hennekam et al. (2018) distinguent quant à eux trois types de postures pour ces managers : « une flexibilité dans les règles », « une stratégie de séparation » ou « la recherche d’un terrain d’entente ». Dans la lignée de ces travaux, les compétences et rôles des responsables des ressources humaines et/ ou diversité sont aussi questionnés. Dans le contexte français, Honoré (2018), en s’appuyant sur une approche qualitative à partir d’entretiens réalisés auprès de salariés pratiquant et de managers, identifie quatre types de situations d’interaction en fonction du statut qui y est donné au fait religieux : « invisible », « normalisé », « déviant », « transgressif ». D’une situation à l’autre la mobilisation des registres de la religion ou de la religiosité par les acteurs impliqués ouvre ou, à l’inverse, ferme les possibilités de discussion et de construction de l’accord.

Comparer les postures des organisations face aux faits religieux

28 Les travaux qui se focalisent sur le niveau organisationnel s’appuient également sur des approches quantitatives, mais aussi, plus souvent, sur des données qualitatives issues notamment d’études de cas.

29 Comme le soulignent Chan-Serafin et al. (2013) les repères identifiés et hiérarchisés par les entreprises, les conduisent à adopter des postures différentes face à ce sujet toujours qualifié de tabou ou sensible. De plus les contextes dans lesquels elles appréhendent les questions qui se posent sont bien différents les uns des autres. La place de la religion dans les sociétés et dans les espaces publics et privés, les modes de rapports des individus à leurs croyances et leurs pratiques, les modes de fonctionnement des communautés, comme les cadres juridiques sont en effet fortement hétérogènes. Une première partie des travaux permet ainsi de mieux cerner ces contextes et leurs spécificités, ainsi que les implications sur les questions de religion au travail et leur prise en compte par les entreprises. Une autre partie des travaux permet de différencier les approches et les modes de management des entreprises. Ainsi, dans le contexte français et plus largement européen, Galindo et Surply (2011) repèrent trois types de postures : les entreprises dans le déni et/ou le refus (face aux faits religieux), celles dans l’acceptation totale et/ou la tolérance, et enfin, celles dans une recherche d’accommodements raisonnables. Selon les contextes nationaux, ces trois catégories sont parfois enrichies d’un autre type de posture qui caractérise la domination de la religion (faith-based) sur les pratiques de management (Miller et Ewest, 2015) et par là même la prégnance de la religion (et de la religiosité) dans certains pays.

30 Ces postures sont identifiables notamment via la production par les entreprises elles-mêmes de repères et d’outils de management du fait religieux. Comme le soulignent Galindo et Surply (2011), ces outils structurent et soutiennent la mise en œuvre d’une régulation de contrôle de l’expression de la religiosité des salariés dans les espaces de travail. Cette régulation de contrôle prend corps au travers d’un dispositif matériel et de processus de management constitués, par exemple, de guides (Cintas et al., 2013 ; Galindo et Zannad, 2015), de chartes, de formations, etc. Les entreprises construisent ainsi, en interne, un cadrage de ces questions ainsi que des manières de les appréhender et d’y répondre qui joue le rôle, entreprise par entreprise et dans une logique se voulant pragmatique, de décret d’application de législation qui se limitent souvent à l’expression de principes très généraux (Ludlum, 2016).

4. Approches normatives des liens entre religion, travail et management

31 Une partie importante des travaux portant sur la religion et la religiosité au travail, essentiellement d’origine anglo-saxonne, s’est focalisée sur l’impact sur la performance et le fonctionnement de l’organisation de la prise en compte de la dimension spirituelle du travail et de ce qui est identifié comme le besoin des salariés de donner du sens à leur activité (Jurkiewicz et Giacalone, 2004 ; Benefel et al., 2014 ; Gressieux, 2018). Deux approches se distinguent.

32 La première regroupe des travaux qui cherchent à cerner et à définir les enjeux de la prise en compte de la religiosité et de la spiritualité dans le fonctionnement de l’organisation et les pratiques de management (Jurkiewicz et Giacalone, 2004 ; Gotsis et Kortezi, 2008 ; Vitell, 2009 ; Karakas, 2010 ; Naidoo, 2014). L’enjeu est de dessiner progressivement le business case de la diversité et d’estimer dans quelle mesure la religiosité et/ou la diversité religieuse seraient sources de performance (Jurkiewickz et Giacalone, 2004) et d’avantages compétitifs (Cornelius et al., 2001). Par exemple, Karakas (2010) identifie trois enjeux majeurs de l’ouverture de l’espace de travail à l’investissement religieux et spirituel des salariés.

33 Le premier enjeu est l’amélioration du bien-être et de la qualité de vie des salariés. La mise en place dans les entreprises de programmes pour encourager l’investissement religieux et spirituel des personnes dans leur travail améliorerait le bonheur, l’estime de soi, ou encore l’optimisme des salariés (Reave, 2005) et aurait également un impact sur la résistance au stress, la satisfaction au travail et l’implication (Reave, 2005 ; Fry, 2005). In fine, cela améliorerait la productivité et réduirait l’absentéisme et le turnover (Fry, 2005 ; Giacalone et Jurkiewicz, 2003). Le deuxième enjeu est le fait que la religiosité et la spiritualité procurent aux individus un sentiment d’utilité et de sens du travail. Ainsi, Giacalone et Jurkiewicz (2003), Gull et Doh (2004) ou encore Ghazzawi et al. (2016) montrent que les salariés qui peuvent exprimer leur religiosité et leur spiritualité par leur travail reconnaîtraient davantage de sens avec, pour autres conséquences, une hausse de leur implication, de leur créativité et de leur performance. À l’inverse Yoshino et Smith (2014) soulignent que l’exposition de leur identité religieuse par les individus les exposent à des risques de détérioration des conditions d’interaction avec les autres au travail et à l’impact négatif qui en résulte sur le bien-être, l’implication organisationnelle et la performance individuelle.

34 Enfin, le troisième enjeu, est le fait que l’investissement religieux et spirituel procure aux salariés un sentiment d’interdépendance et de solidarité (Duchon et Plowman, 2005).

35 La seconde approche de la religion au travail est normative et regroupe des recherches qui se donnent pour objectif de mesurer l’impact de l’engagement religieux des salariés sur la performance de manière générale ou dans un domaine en particulier. Ainsi, par exemple, Ghazzawi et al. (2016) établissent une relation entre la religiosité et l’engagement au travail, tandis que Vitell (2009) fait le lien avec la qualité des prises de décision des managers et dirigeants. Walker (2013), quant à lui, mesure l’impact de la capacité à concilier religiosité et pratique professionnelle, sur la satisfaction au travail et l’engagement professionnel.

III – Discussion : quel agenda de recherche ?

36 Cet état des lieux des travaux menés sur les questions liées à la religion au travail nous conduit à identifier plusieurs axes de recherche à développer les prochaines années.

1. Approfondir les liens entre religion et discrimination

37 Le premier axe est celui de la finalité de la recherche et pose les questions tant de la discrimination que des possibilités et des limites de la mise en place d’organisations du travail aujourd’hui qualifiées d’« inclusives ». La majorité des travaux, notamment francophones, se focalisent principalement sur l’impact sur le fonctionnement organisationnel et le management. Toutefois, la question de ce qu’entraîne pour le salarié le fait même de révéler sa religiosité ou le fait d’exprimer des demandes liées à sa pratique religieuse, est peu étudiée. Que produit ce qui peut être un « coming out religieux » ? Quels en sont les effets, éventuellement positifs mais surtout négatifs, sur la situation professionnelle du salarié et ses relations avec ses collègues et son management ? Ces questions rejoignent celle de la discrimination religieuse au travail et elles constituent, à notre sens, un premier axe de recherche à développer et qui articule, a minima deux questionnements principaux.

38 Tout d’abord il y a un besoin d’études et de travaux qui mesurent le phénomène, repèrent ses différentes formes de manifestation et analysent ses ressorts et mécanismes, ainsi que ses conséquences pour les personnes comme pour le fonctionnement organisationnel. Sur ces questions, la recherche ne part pas de rien. La question de la discrimination est déjà bien documentée lorsqu’elle prend appuie sur l’ethnicité, le genre, ou l’orientation sexuelle. Pour les étudier il nous semble important de bien distinguer spiritualité et religiosité et de poser spécifiquement la question de la discrimination religieuse au travail. Cela nous semble particulièrement important lorsqu’il s’agit de religions minoritaires et/ou émergentes dans un contexte donné, et lorsque certaines formes de pratiques et de discours interrogent des principes comme celui de laïcité ou, plus largement, de séparation du temporelle et du spirituelle, de tolérance, de citoyenneté, de liberté individuelle, de communautarisme, de place des femmes, notamment.

39 Ensuite, cette question de la discrimination amène à celle des possibilités, des modalités et des limites de la conception d’un fonctionnement organisationnel qui mettent en œuvre une véritable logique d’inclusion des personnes. La dimension religieuse, parce qu’elle amène dans l’entreprise des références à d’autres systèmes de normes et de régulation des comportements individuels et collectifs, pose ainsi de manière particulière la question des limites de la prise en compte des personnes dans leur entièreté. Au moment où les formes d’organisation du travail les plus contemporaines demandent aux salariés une implication de plus en plus personnelle ce questionnement est particulièrement important.

40 Cet axe de travail sur la question de la discrimination revêt une dimension particulière dans la mesure où son intérêt n’est pas seulement de contribuer à donner des outils pour améliorer le fonctionnement des organisations. Il met également en jeux les questions des dimensions éthiques, humanistes et sociales de ce fonctionnement.

2. Étudier le fonctionnement des organisations religieuses

41 Un second axe est celui de l’objet que représente les organisations religieuses ou d’inspiration religieuse ainsi que les pratiques managériales d’inspirations religieuses. L’étude des modes de fonctionnement et d’organisation ainsi que des pratiques de management des institutions religieuses nous paraît être un objet de recherche particulièrement intéressant. Ces institutions sont en effet bien souvent centenaires voire millénaires. Elles s’appuient sur des traditions, des principes et des valeurs bien identifiés et sont, comme toutes les autres, confrontées aux défis économiques, sociaux et culturels contemporains. Comment y font-elles face ? Comment prennent-elles en compte ou y résistent-elles ?

42 Ensuite, la littérature fait le constat que les questions de religiosité et de religion au travail ne sont pas que le fait des salariés mais aussi, bien souvent, des managers et des dirigeants (Hennekam et al., 2018). Certaines entreprises qui ont une activité commerciale ou industrielle sans aucun lien avec la religion sont pourtant organisées ou managées, parfois les deux, en référence à des doctrines religieuses et aux principes d’action qui en découlent. Plus largement cela renvoie à la notion d’entreprise de tendance. Il s’agit là de terrains privilégiés pour étudier le lien entre les valeurs revendiquées et affichées par les dirigeants et leurs actions réelles et concrètes aussi bien au niveau de la gouvernance que de celui du management du travail.

3. Penser les positionnements de recherche

43 Un troisième axe renvoie à l’épistémologie et la méthodologie mobilisées. Les questions de religion et de religiosité touchent à la conviction des personnes sur le sens de la vie. Elles renvoient à leur conception du monde, des autres, d’eux-mêmes (Hicks, 2003 ; King et al., 2009 ; Wirtz et al., 2012). Elles sont souvent abordées de manière passionnelle et il est difficile de le faire objectivement. Les chercheurs, même s’ils sont a priori armés pour garder la distance analytique nécessaire, sont eux aussi soumis à ce risque. En en prenant conscience certains n’hésitent pas, dans leurs articles de recherches, à expliciter leur positionnement par rapport à la religion pour donner au lecteur les moyens de repérer d’éventuels biais dans l’analyse qui y seraient liés (e.g. Sprimont et Cintas, 2018). Ces questions de l’objectivité et de la subjectivité par rapport à ces objets particuliers nous semblent d’autant plus importantes que certains travaux sont de véritables plaidoyers pour la prise en compte de la religiosité et de la spiritualité. Ce serait un remède miracle à la question du sens du travail et aurait tous les impacts positifs possibles sur les comportements, le fonctionnement, la performance (Mellahi et Budhwar, 2010). Elles sont également importantes lorsque les travaux se fixent pour objet de repenser les questions de management à partir des enseignements et des principes des doctrines religieuses. L’enjeu est ici, au-delà de l’analyse de ce que disent les religions sur les questions de management, d’interroger, voire de repenser, le management à partir des perspectives (systèmes de valeurs, anthropologie) proposées par les religions et cela sans avoir un discours religieux.

Conclusion : contribution de ce dossier à l’agenda de recherche

44 Plutôt que de traiter dans ce dossier la question des liens entre la religion et de management sous tous ces aspects possibles, nous avons fait le choix de positionner cette contribution collective dans cet agenda et particulièrement sur son deuxième axe : l’étude du fonctionnement des organisations religieuses et des pratiques managériales d’inspiration religieuse. Dans cette optique, les deux premiers articles proposés s’intéressent à des organisations religieuses confrontées aux problématiques managériales contemporaines de la communication et de la gestion de l’image pour l’une d’elle, de l’innovation, de la gestion de projet et d’un fonctionnement fondé sur la mise en discussion pour l’autre. Les deux autres articles posent la question des apports et des limites de l’inspiration religieuse pour guider la gouvernance, le management du travail ou encore la communication.

45 François Delorme et Alexandrine Lapoutte s’intéressent aux projets intrapreneuriaux mis en œuvre par les Dominicains. Ils montrent comment cette organisation en mouvement perpétuel et au fonctionnement démocratique et participatif permet une évolution continue des modes de fonctionnement et partagée entre les acteurs depuis l’origine de l’organisation. Ils montrent également comment l’équilibre entre les règles communautaires et la liberté des frères libère les capacités d’initiative des personnes. Marie-Catherine Paquier et Sophie Morin-Delerm étudient comment les organisations monastiques relèvent le défi de la communication et du marketing sans remettre en cause leurs logiques de sobriété et de discrétion. Le silence permet ici à ces organisations de confier la responsabilité du storytelling aux consommateurs. En restant fidèles à leurs traditions et leurs valeurs, elles se distinguent de leurs concurrents en refusant toute dénaturation et en fondant leur efficacité sur leur authenticité.

46 Sarah Maire et Sébastien Liarte, à travers l’analyse du cas des Scouts et Guides de France, étudient comment la logique religieuse peut influencer le fonctionnement et la gouvernance d’une organisation. Ils étudient également comment cette organisation peut s’approprier cette logique religieuse et la traduire et comment cette appropriation et cette traduction peuvent évoluer dans le temps. En considérant que la religion mène à certains choix et actions, ils s’interrogent sur la possibilité que ceux-ci puissent conduire à une dimension religieuse de la gestion ou de l’organisation. Anouk Grevin propose d’étudier les pratiques managériales influencées par des convictions religieuses. Elle s’appuie pour cela sur l’analyse d’une série de sept cas d’entreprises appartenant au réseau de « l’économie de communion » dans différents pays. Elle étudie la manière dont les entreprises de ce réseau s’approprient la logique de don qui est censé être à la fois le principe et la finalité de leur fonctionnement, comment cela influence leurs pratiques de management mais aussi comment la relation entre religion et management peut produire une fécondation réciproque. La variable clé semble être ici la vision de la personne humaine commune à ces entreprises.

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Date de mise en ligne : 30/08/2019

https://doi.org/10.3166/rfg.2019.00347

Notes

  • [1]
    Lambert Y. (1991).
  • [2]
    « Le règlement intérieur peut contenir des dispositions inscrivant le principe de neutralité et restreignant la manifestation des convictions des salariés si ces restrictions sont justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché. »
  • [3]
    Voir les arrêts de la CJUE, 14 mars 2017 : Asma Bougnaoui c./ Micropole SA ; CJUE, 14 mars 2017, Samira Achbita c. G4S Secure Solutions. Solution reprise en France par l’arrêt Cass. soc., 22 novembre 2017, no 13-19.855.

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