Notes
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[1]
L’auteure tient à remercier Simon Gemme, étudiant à l’université du Québec en Outaouais, pour son appui à la collecte de données ainsi que le professeur Jacques-Bernard Gauthier de l’université du Québec en Outaouais pour ses commentaires constructifs.
1 L’imaginaire collectif dépeint l’entrepreneur comme un individu porté par des visées monétaires et présentant un désir de conquérir les marchés. Or, qu’en est-il des individus qui se retrouvent dans une situation d’entrepreneuriat presque malgré eux ? C’est le cas des artistes professionnels qui se trouvent souvent tiraillés entre une réalité de créateur et d’entrepreneur. En effet, comme le souligne Ellmeier (2003), la commercialisation des arts et de la culture a entraîné la création d’une nouvelle forme de main-d’œuvre chez les travailleurs culturels ou artistiques qui se traduit par l’entrepreneuriat chez ces individus. Un problème se pose face à cette situation : les artistes professionnels ne sont généralement pas formés pour être entrepreneurs et plusieurs auteurs ont relevé cette faiblesse dans les cursus universitaires en arts (Carey et Naudin, 2006 ; Thom, 2015, 2016). Ce manque de connaissances et de compétences entrepreneuriales a pour effet que plusieurs artistes, alors qu’ils réussissent très bien d’un point de vue artistique, peinent à avoir une pratique commerciale viable, remettant en cause leur capacité à vivre de leur art. En effet, comme le soulignent Raffo et al. (2000) et Bridgstock (2013) les habiletés et apprentissages en entrepreneuriat se font principalement par expériences concrètes mais se soldent trop souvent par des erreurs menant à de nombreux échecs entrepreneuriaux.
2 Le manque de connaissance n’est pas le seul frein à l’entrepreneuriat chez les artistes professionnels. En effet, les artistes-entrepreneurs font face à un autre défi important : la perception des pairs envers la commercialisation des œuvres. Effectivement, l’entrepreneuriat chez les artistes professionnels est souvent mal perçu au sein de la communauté culturelle. Au-delà de la perception des autres, c’est la perception que l’artiste a de lui-même à titre d’entrepreneur qui est problématique (Hausmann, 2010). Cette recherche s’attardera à comprendre comment on peut entreprendre dans un contexte où la légitimité même d’entreprendre est remise en cause par soi-même ou par ses pairs et où les individus ne sont pas préparés à l’acte entrepreneurial. Cette recherche répond donc à une problématique concrète vécue par les artistes, celle d’allier l’aspect entrepreneurial à leur pratique artistique, sans quoi ils ne peuvent survivre sur le marché de l’art. Les artistes doivent donc trouver un moyen de pallier les faiblesses entrepreneuriales et gérer la tension identitaire à laquelle ils font face. Nous proposons l’entrepreneuriat en commun comme piste de solution à ce problème. En effet, les résultats de cette recherche montrent que lorsque les artistes entreprennent collectivement plutôt qu’individuellement, ils arrivent à mieux gérer la tension identitaire et sont mieux outillés pour entreprendre. Cette recherche propose également une contribution à l’avancement des connaissances, car nous explorons l’entrepreneuriat en commun par le truchement d’actions collectives comme moyen pour remédier à ce problème.
I – Recension des écrits
3 La recension des écrits est divisée en trois sections. La première définit le concept d’artiste-entrepreneur qui est relativement polysémique. La deuxième présente le thème de la double identité, artistique et entrepreneuriale, central aux écrits sur ces individus, et qui se traduit par une tension entre les deux. Finalement, les écrits proposent, comme piste pour gérer cette tension, d’aller chercher un appui chez les pairs.
1. Les artistes-entrepreneurs : un concept polysémique
4 L’entrepreneuriat est un champ disciplinaire établi depuis plusieurs années et de plus en plus d’auteurs s’intéressent à son application dans des secteurs spécifiques, dont les industries créatives et culturelles (Hausmann et Heinze, 2016). Si la majorité des auteurs s’entendent sur un certain nombre de concepts clés pour définir l’entrepreneuriat, on perçoit moins d’unanimité quant à l’entrepreneuriat dans le domaine des arts ou des industries culturelles (Hausmann et Heinze, 2016 ; Woong et Wyszomirski, 2015). Compte tenu de la polysémie entourant le concept d’entrepreneuriat artistique (arts entrepreneurship) (Hausmann et Heinze, 2016), nous optons pour la définition de Woong et Wyszomirski (2015) : « l’entrepreneuriat artistique est un processus de gestion par lequel les travailleurs culturels cherchent à soutenir leur créativité et autonomie, à améliorer leur capacité d’adaptation et à créer une valeur artistique, économique et sociale » (p. 11) [traduction libre].
5 La documentation scientifique portant sur l’entrepreneuriat artistique ou culturel est encore en développement et une grande partie des auteurs s’étant intéressés à ce thème organisent leurs travaux autour de la polysémie de ce concept (voir par exemple Enhuber, 2014 ; Hausmann et Heinze, 2016 ; Woong et Wyszomirski, 2015). Hausmann et Heinze (2016) identifient quatre champs d’intérêt pour le domaine de l’entrepreneuriat artistique : 1) le sens d’intrapreneuriat culturel, 2) les facteurs de succès pour l’entrepreneuriat artistique, 3) l’éducation en entrepreneuriat dans ce domaine et, 4) le concept de ville créative. Les champs 1, 3 et 4 dépassent les limites de cette recherche et ne sont pas présentés ici, nous nous concentrons sur le champ 2 en mettant l’accent sur l’identité qui entoure les artistes-entrepreneurs.
2. Les artistes-entrepreneurs : double identité et tension
6 Une tangente est notable dans la documentation sur l’entrepreneuriat artistique : on relève une double identité qui se traduit par une tension chez les artistes-entrepreneurs. En effet, comme le rapportent Eikhof et Haunschild (2006), l’entrepreneuriat artistique fait face à un amalgame de principes économiques, dictés notamment par le marché, et de principes artistiques. Ces principes qui relèvent de systèmes de valeurs opposés se déclinent sous forme d’une tension qui s’inscrit dans un secteur riche en contraintes liées aux ressources et en incertitudes de financement, faisant en sorte que les entrepreneurs sont réticents à l’idée d’engendrer de nouveaux coûts à leurs activités (Preece, 2011). Ainsi, les artistes-entrepreneurs se dissocient en quelque sorte des aspects marchands de leur pratique, tout en étant conscients de l’importance de maîtriser des habiletés entrepreneuriales pour arriver à vivre de leur art (Thom, 2016). En plus de ce déchirement identitaire, nombreux artistes n’ont pas reçu de formation pour être entrepreneur et manquent de compétences et de connaissances pour cela (Thom, 2015).
L’échantillonnage a donc été réalisé grâce à la technique par critères et la technique boule de neige (Patton, 2015). Les artistes ont été contactés par courriel et un total de 50 entrevues ont été réalisées pendant l’été et l’automne 2017. Les entrevues ont duré entre 60 et 150 minutes et ont été retranscrites puis codées à l’aide du logiciel NVivo. L’analyse des données s’est faite à partir de la technique comparative telle que présentée par Langley (1999) où les ressemblances et différences entre les artistes ont pu être révélées.
7 Ainsi, pour le nombreux artistes-entrepreneurs la réalité se traduit par une identité entrepreneuriale incertaine, une perception négative de soi et des tensions de valeurs. C’est donc dans un contexte où l’identité même des artistes est mise en jeu que ceux-ci doivent arriver à concilier deux rôles différents : créer et entreprendre. Un questionnement demeure : comment les artistes professionnels peuvent-ils souhaiter entreprendre face à un contexte identitaire et social défavorable à la pratique entrepreneuriale ?
3. Les artistes-entrepreneurs : l’apport des pairs
8 Des auteurs se sont penchés sur la question de la coopération entre pairs dans l’optique d’entreprendre dans les industries créative et culturelles (voir Konrad, 2013 ; Loots et al., 2018 ; Scott, 2012). À cet effet, Konrad (2013) montre dans sa recherche que les réseaux sociaux des entrepreneurs des industries créatives peuvent les aider à surmonter certaines barrières liées à l’entrepreneuriat dans ce secteur. Dans le même ordre d’idées, Chen et al. (2015) ont étudié les relations qu’ils nomment guanxi et leurs résultats montrent que les connexions ont un impact positif pour les entrepreneurs dans les industries créatives où l’acte entrepreneurial est moins commun. Loots et al. (2018) ont quant à eux étudié la coopération et la compétition chez les entrepreneurs dans les industries culturelles et créatives et leurs résultats suggèrent que selon la perception que les artistes ont d’eux-mêmes certains prôneront la coopération tandis que d’autres seront plus enclins à la compétition.
9 En somme, les artistes doivent jouer un double rôle, celui de créer et d’entreprendre. Et, alors qu’ils sont formés et qu’ils apprécient le premier rôle, ils sont peu préparés et réticents envers le second. Or, s’ils veulent vivre de leur art, ils doivent arriver à concilier ces deux réalités et identités. Dans cette recherche, nous explorons la proposition suivante : l’entrepreneuriat en commun est une option viable pour appuyer les artistes professionnels, en leur permettant à la fois de gérer leur tension identitaire et de les outiller à tous les aspects entrepreneuriaux, rendant ainsi leur pratique pérenne.
II – Résultats
10 Les résultats obtenus dans ce projet de recherche corroborent les écrits antérieurs sur ce thème, à savoir d’une part que l’acte entrepreneurial est une composante essentielle à la carrière des artistes professionnels, mais que ceux-ci sont généralement mal outillés et maîtrisent péniblement cet aspect de leur carrière. Les résultats de cette recherche montrent également qu’une des solutions pour pallier les faiblesses de l’aspect entrepreneurial chez les artistes professionnels est d’entreprendre en commun par le biais d'actions collectives rassemblant les artistes afin qu’ils entreprenent ensemble. Nous présentons, dans un premier temps, la perception que les artistes ont de l’entrepreneuriat, puis les difficultés à entreprendre chez certains artistes professionnels et deux cas mis en avant lors des entretiens, dans lesquels les artistes ont entrepris en commun afin d’être plus fort.
1. La perception de l’entrepreneuriat chez les artistes
11 Les résultats de cette recherche montrent que la perception des artistes par rapport à l’entrepreneuriat n’est pas la même chez tous les artistes. Cette perception relève de l’identité que les artistes ont d’eux-mêmes. On relève deux cas de figure, le premier est celui où l’artiste a une identité dominante d’artiste, au point de nier dans certains cas l’identité entrepreneuriale. Il ne se perçoit pas comme un entrepreneur ni ne s’identifie à cette figure. Le second cas est une identité hybride où l’artiste partage une double identité, celle d’artiste et d’entrepreneur. Le tableau 1 présente quelques extraits d’entrevues avec les participants mettant en exergue les deux types d’identité relevés.
2. Les difficultés d’entreprendre
12 Les artistes rencontrés étaient conscients de la nécessité de déployer des aptitudes entrepreneuriales afin de pouvoir vivre de leur art, et ce, quelle que soit l’identité dominante chez eux. Cependant, ces derniers se trouvent souvent dans des situations où les aptitudes entrepreneuriales sont peu maîtrisées ou tout simplement méconnues. Les difficultés à entreprendre vécues par les artistes viendraient principalement d’un manque d’intérêt, d’un manque de connaissances et d’un manque de compétences entrepreneuriales. Ces trois sources sont interreliées, créant un cercle vicieux duquel il peut être difficile de se sortir comme l’illustre la figure 1.
Identité artistique dominante | Identité hybride – artistique et entrepreneuriale |
« Quand je suis chez moi, dans l’atelier, en train de produire, je pense à des expos dans des centres d’artistes, des centres d’exposition. Je ne pense pas à des galeries commerciales. Je ne serais pas capable de travailler, je ne peux pas me mettre ces contraintes-là. » (répondant 23, dessin). | « C’est aussi une forme de stratégie de marketing que moi je trouve importante. On établit un prix puis un moment donné on corrige, on révise, on augmente chaque année selon la demande. Je ne veux pas être pris avec mes tableaux chez moi ça c’est la première chose. Un des grands collectionneurs que je connais m’a toujours dit : “Tu es mieux d’être toujours un peu plus bas que ce que tu pourrais vendre juste pour faire sortir tes tableaux et les faire circuler” et je suis tout à fait d’accord. » (répondant 40, peinture). |
« Si tu veux vivre, il faut que tu travailles l’aspect un peu commercial – sur Internet, je parle. Moi, j’ai un peu de difficulté, car je suis comme une espèce de roche brute. J’essaie de faire des affaires plus clean – et ça ne marche pas. » (répondant 14, artiste multidisciplinaire). | « Moi je fais partie des quelques rares artistes que je connais qui ont eu un background comme moi, j’avais des parents qui étaient en affaires, donc j’avais vu comment ça se passait. J’avais une base sur comment faire des affaires, comment gérer une entreprise. » (répondant 31, peinture). |
« Ce n’est pas toujours l’aspect vente qui est important. C’est aussi l’aspect de visibilité, d’occupation d’une place sur le marché dans le sens de place publique, aussi dans le registre des artistes qui échangent et qui créent un paysage culturel ; ceci est plus important pour moi que l’aspect commercial. » (répondant 22, photographie). | « J’aime le contact avec les clients et pouvoir parler de mon travail puis pouvoir les voir connecter avec mon travail, c’est nourrissant. C’est vraiment nourrissant pour moi l’aspect vente, mais c’est certain que pour que ça soit plus viable il va peut-être falloir que j’aie plus de boutiques qui s’occupent de vendre pour moi. » (répondant 15, céramiste). |
13 Les artistes semblent donc éprouver certaines difficultés à entreprendre pour pouvoir vivre de leur art. Face à celles-ci, des artistes ont trouvé comme solution de se regrouper, l’entrepreneuriat en commun viendrait donc outiller et appuyer les artistes dans leur pratique entrepreneuriale.
3. Entreprendre en commun
14 L’entrepreneuriat en commun serait une solution pour dépasser les difficultés liées à l’entrepreneuriat chez les artistes. On compte un certain nombre de recherches portant sur les équipes entrepreneuriales (voir Ben-Hafaïedh, 2017), mais dans cette recherche la solution mise en avant dépasse la simple idée que des gens s’unissent dans un projet entrepreneurial. En effet, il ne s’agit pas ici d’entrepreneurs qui mettent simplement en commun leurs ressources pour démarrer une entreprise. Les deux initiatives collectives étudiées outillent les artistes et leur permettent d’être plus forts collectivement qu’individuellement. Il n’est pas uniquement question de mettre des ressources financières en commun, mais bien d’une idée d’entraide qui est à la source de ces deux initiatives.
Le cercle vicieux de la difficulté à entreprendre chez les artistes
Le cercle vicieux de la difficulté à entreprendre chez les artistes
15 Dans le cas des artistes professionnels rencontrés, l’entrepreneuriat en commun, qui répond aux besoins et faiblesses identifiés, se déclinerait sous la forme de galeries d’art coopératives. Cette forme de regroupement n’est pas surprenante, car les relations entre les artistes, bien que ceux-ci soient en compétition les uns contre les autres, sont souvent teintées de coopération plutôt que de compétition. Par exemple, un répondant explique qu’à son avis une plus grande activité entrepreneuriale chez les artistes favorise l’ensemble de la communauté artistique. « J’ai toujours vu les artistes comme des alliés, comme des gens qui contribuaient à vitaliser et à mettre de la vie dans le milieu artistique. J’ai toujours gardé en tête que plus il y avait d’activités artistiques, plus il y allait avoir de demande qui allait se créer. » (répondant 31, peinture). On parle fréquemment d’entraide dans l’industrie artistique où les artistes se soutiennent mutuellement. « Il y a une fraternité en or, qui est vraiment exceptionnelle. » (répondant 12, peinture).
16 Or, pour parler d’entrepreneuriat en commun, il faut plus de quelques individus qui se regroupent, il faut que le regroupement prenne une forme légale, dans les cas étudiés, la coopérative. En effet, dans les deux cas étudiés, les regroupements d’artistes n’étaient pas des regroupements informels, mais s’étaient institutionalisés. Les membres doivent payer des frais d’adhésion et, dans un des cas, doivent offrir du temps bénévolement afin de maintenir leur adhésion. Nous retenons donc deux éléments pour caractériser l’entrepreneuriat en commun chez les artistes permettant de gérer les faiblesses entrepreneuriales et la tension identitaire : un regroupement d’artistes sous forme coopérative et une institutionnalisation du regroupement. Les prochaines sections présentent les deux initiatives extraites des entrevues menées.
Initiative 1
17 La première initiative est née du constat que les artistes ont de la difficulté à vendre leurs œuvres. En effet, comme l’explique l’instigatrice de cette initiative, dans plusieurs cas, les artistes se promènent de foire en foire ou d’exposition en exposition, mais ceux-ci n’ont pas de lieux de vente fixe. « C’est une initiative qui a beaucoup de potentiel et qui répondrait au côté administratif de beaucoup d’artistes de la région, parce que comme moi, presque tout le monde se promène d’une exposition à l’autre pour se faire valoir. » (répondant 27, peinture).
18 L’objectif de cette initiative est donc d’offrir un lieu de vente commun aux artistes d’une même région. En se regroupant, les artistes présentent donc une force de vente qu’ils ne pourraient pas obtenir individuellement. L’initiative est née d’un besoin réel : « Présentement, nous avons 200 membres, dont 40 sont impliqués pour créer une boutique – une boutique, les artistes nous ont dit en avoir besoin pour la diffusion de leurs produits (…) c’est venu après une consultation auprès de nos membres afin de connaître leurs besoins. Une boutique où les gens peuvent venir voir leur art. » (répondant 27, peinture). Les artistes se sont regroupés autour d’un objectif commun : avoir une présence collective sur le marché de l’art et c’est en collaborant que ce projet a pu voir le jour. En effet, le projet a pris la forme d’une coopérative où les artistes doivent, en plus de payer des frais d’adhésion et des redevances sur les œuvres vendues, contribuer bénévolement à l’essors de la galerie d’art. « Avec la collaboration des artistes quand ils viennent pour afficher à [nom de la galerie d’art], ils sont obligés de soumettre au moins 12 heures de bénévolat. C’est de cette façon que l’on peut fonctionner (…) tout le monde y travaille de façon bénévole, et l’argent est réinvesti dans cette entreprise » (répondant 27, peinture). Cette initiative montre qu’une solution viable pour les artistes professionnels est l’entrepreneuriat en commun. Cette forme d’entrepreneuriat permet aux artistes qui maîtrisent moins le côté entrepreneurial de leur emploi de dépasser cette faiblesse en s’appuyant sur une initiative collective. Ensuite, l’entrepreneuriat en commun favorise dans ce cas, la coopération entre les artistes plutôt que la compétition pour parvenir à vendre leurs œuvres. « Je pense que c’est une façon extraordinaire de rallier les artistes ensemble, les faire coopérer au lieu de se mettre en compétition les uns contre les autres. » (répondant 27, peinture). « C’est dans la solidarité. À travers une des associations d’artistes dont je suis membre, on donne du bénévolat pour aller supporter une petite boutique qui est mise en place maintenant. Puis, c’est super intéressant. Des projets comme ça, moi je veux encourager ça. » (répondant 38, art recyclé).
19 Dans ce cas, l’initiative répond principalement aux besoins entrepreneuriaux de mise sur le marché des artistes. Ainsi, en adhérant à cette galerie d’art coopérative, les artistes sont épaulés pour la vente de leurs œuvres et pour les aspects administratifs liés à cette activité. De plus, cette initiative contribue à mettre les artistes en relation avec leurs pairs, leur permettant ainsi d’échanger sur la réalité à laquelle ils font face. « Je constate que l’impact que j’ai à travers eux ça me donne une vitrine aussi pour m’exposer moi. Je vois qu’il y a du contact avec ce que je fais. J’ai des beaux commentaires de personnes qui apprécient beaucoup ce que je fais puis qui trouvent ça hyper nouveau. » (répondant 38, art recyclé).
Initiative 2
20 La seconde initiative est également une galerie d’art coopérative où les artistes peuvent exposer puis vendre leurs œuvres comme l’explique la fondatrice de cette galerie :
21 « On fait la promotion des artistes des environs ici avec une petite galerie que nous avons ouverte à la fin février. Jusqu’à maintenant depuis février, nous avons une quinzaine d’expositions. Nous voulons habituer les gens à venir à la galerie et ils le savent que toutes les deux semaines il y a une nouvelle exposition. On veut donner de la visibilité aux artistes pour les aider à se faire connaître et faire connaître leur travail. » (répondant 29, artiste multidisciplinaire).
22 À l’instar de la première initiative, la création de cette galerie est née d’un besoin chez les artistes qui ne sont pas les mieux outillés pour gérer les aspects entrepreneuriaux de leur carrière. L’instigatrice de ce projet met l’accent sur sa volonté d’épauler la communauté artistique. « Une de mes valeurs c’est le partage à la communauté, donc j’ai décidé de travailler beaucoup dans cet aspect-là avec la galerie. Essayer de mettre des choses en place pour aider les gens parce que j’ai vu qu’il y avait un besoin au niveau de certains artistes qui sont extrêmement démunis de différentes manières. » (répondant 29, artiste multidisciplinaire). Ainsi, au cœur de l’entrepreneuriat en commun semble résider les valeurs de collaboration, d’entraide et de partage. Ce sont ces valeurs qui semblent faire la force des individus qui unissent leurs efforts pour entreprendre en commun.
23 Une autre motivation de cette initiative était de stimuler l’intérêt des instances gouvernementales et de la population pour la culture et l’art. En agissant collectivement, la communauté culturelle et artistique peut avoir plus d’impact et des retombées positives pour l’industrie culturelle. L’entrepreneuriat en commun favorise donc non seulement les individus qui participent à cette action collective, mais également l’ensemble de l’industrie culturelle.
24 « En même temps, nous voulions éduquer la population à ce que c’est l’art et créer un marché pour les artistes. (…) Nous avons donné le goût à la municipalité, nous avons stimulé la municipalité sur le plan culturel ou peut-être y avait-il ce goût-là théorique mais nous les avons poussés. Il y a deux œuvres d’art public qui seront faites au cours des prochaines semaines. » (répondant 29, artiste multidisciplinaire).
25 Dans le cas de cette initiative, en plus d’outiller les artistes individuellement pour tous les aspects entrepreneuriaux de leur carrière, une sensibilisation a été faite auprès des institutions publiques pour offrir plus d’opportunités aux artistes. Seul, un artiste n’aurait pas eu de poids face aux instances publiques, mais regroupés, les artistes ont réussi à relancer les subventions municipales pour les arts. Quant à la gestion de la tension identitaire, les artistes adhérant à de tels regroupements, peuvent échanger entre eux et discuter de cette tension et de la manière de la gérer. Ils peuvent comprendre qu’ils vivent tous la même situation et que les impératifs commerciaux ne nuisent pas à leur pratique artistique.
26 « Il y a quelques années, j’avais de la difficulté à mettre une valeur sur ce que je faisais, non pas parce que ça allait être trop cher, mais c’est juste que ça n’allait pas ensemble l’argent et les œuvres. (…) C’est de regarder dans la région les autres artistes qui ont à peu près le même niveau d’expérience que toi, c’est d’essayer de déterminer ton prix par rapport à ton environnement. Ce n’est pas facile, surtout quand tu commences. » (répondant 4, peinture).
27 Les deux initiatives présentées ont donc été bénéfiques pour les artistes membres. En effet, les artistes sont épaulés lors de la mise sur le marché de leurs œuvres et la gestion administrative entourant cette activité. Également, ces regroupements amènent les artistes à accepter les aspects entrepreneuriaux de leur emploi. Et les a priori qui existaient s’estompent graduellement puisqu’ils sont plusieurs à vivre et à partager la même réalité.
IV – Discussion et conclusion
28 Cette recherche contribue à l’avancement des connaissances pour le champ de l’entrepreneuriat dans les industries culturelles où on ne présente actuellement pas de solutions pour aider les artistes d’une part, à être des entrepreneurs compétents et d’autre part, à gérer la tension entre les impératifs artistiques et commerciaux. Cette recherche contribue également à l’avancement des connaissances du champ plus large de l’entrepreneuriat en apportant des précisions sur la question de l’entrepreneuriat en commun. Cette question de recherche est à ce jour abordée de manière relativement globale et on parle souvent d’équipe entrepreneuriale. À cet effet, Ben-Hafaïedh (2017) a effectué une recension des écrits sur ce thème et rapporte des recherches portant sur la formation, le fonctionnement et l’évolution des équipes entrepreneuriales. Elle a relevé d’autres thèmes comme la formation académique, les ressources nécessaires et le contexte lié à la mise en place d’équipes entrepreneuriales. Cette recherche s’insère dans ce dernier axe, le contexte, mais l’aborde différemment de ce qui a déjà été réalisé. Premièrement, à notre connaissance, aucune recherche ne porte sur l’entrepreneuriat en commun dans les industries culturelles spécifiquement. En effet, quelques auteurs ont étudié l’entrepreneuriat collectif dans des industries particulières telles que l’industrie fermière (Ashby et al., 2009), l’industrie du commerce de détail (Godley et Hang, 2016) ou l’industrie agricole (Cook et Plunkett, 2006), mais les industries culturelles n’ont pas fait l’objet de telles études jusqu’à ce jour. Au-delà de ces industries, les recherches actuelles ne semblent pas s’appesantir sur ce phénomène dans les secteurs où l’entrepreneuriat est un concept contesté par les acteurs eux-mêmes comme c’est le cas avec les industries culturelles. Une contribution de cette recherche est donc de proposer l’entrepreneuriat en commun comme moyen pour appuyer les entrepreneurs dans des secteurs où les acteurs remettent en question la légitimité d’entreprendre comme c’est le cas des industries culturelles. D’autres secteurs sont aux prises avec les mêmes problématiques, par exemple le secteur des services de santé offerts par des praticiens en cliniques privées où ceux-ci se retrouvent coincés entre les impératifs commerciaux et les soins à apporter aux patients.
29 Cette recherche comporte quelques limites, dont la principale est que les données viennent uniquement du domaine des arts visuels. Il serait donc intéressant d’étudier d’autres domaines des industries culturelles afin de voir si l’entrepreneuriat en commun est également présent dans ces domaines. Ensuite, cette recherche a étudié deux initiatives qui avaient été lancées dans l’année précédant la collecte des données. Il serait donc intéressant de mener une nouvelle recherche sur ces mêmes initiatives quelques années après leur mise en place afin de relever leur évolution et mesurer l’impact sur les pratiques artistiques et entrepreneuriales de leurs membres.
30 Ce projet de recherche ouvre de nouvelles pistes de recherche intéressantes. Tout d’abord, il existe plusieurs secteurs où l’entrepreneuriat n’est pas toujours valorisé et pour lesquels on peut relever une situation similaire à celle qu’on trouve au sein des industries, tant pour les compétences en entrepreneuriat que pour la tension identitaire (par exemple toutes les initiatives sociales, les secteurs scientifiques, académiques ou de la santé, etc.). Des recherches pourraient explorer l’entrepreneuriat en commun comme piste de solution aux problèmes entrepreneuriaux pour ces secteurs. Une autre piste de recherche serait de mesurer les impacts de l’entrepreneuriat en commun dans ces secteurs, mais au-delà du seul impact individuel. Cet aspect, qui émerge dans le cas de la seconde initiative, mériterait qu’on l’approfondisse. Par exemple, des initiatives comme celles présentées dans cet article, ont-elles un impact plus large que sur les seuls individus, contribuent-elles au déploiement de l’industrie plus globalement, etc.?
31 Il est également possible de relever des implications pratiques de cette recherche. Tout d’abord, celle-ci permet d’orienter les artistes qui désirent opter pour l’entrepreneuriat en commun afin de pérenniser leur pratique. La création de groupes informels peut aider les artistes à gérer leur tension identitaire en permettant les échanges et le partage collectif des réalités vécues par les artistes. Ensuite, face au manque de connaissances et compétences en entrepreneuriat, la meilleure option pour les artistes serait de suivre des cours d’entrepreneuriat, ceux-ci peuvent être des cours offerts par des organismes communautaires culturels ou encore des institutions universitaires. Finalement, les coopératives d’artistes facilitent la gestion de la tension identitaire et favorisent l’organisation d’événements permettant aux artistes d’exposer et vendre leurs œuvres. La mise en place de telles coopératives devrait donc être valorisée par les artistes et les décideurs publics. Ainsi, ces derniers pourraient mettre en place des programmes subventionnés d’appui à la création de telles coopératives et offrir des formations à cet effet. Enfin, ils pourraient également favoriser le déploiement d’œuvres d’art accessibles à un plus grand nombre en promouvant, par exemple, des concours d’œuvres publiques. Le tableau 2 résume ces implications pratiques.
32 En sommes, cette recherche relève des difficultés en entrepreneuriat chez les artistes ainsi qu’une tension identitaire entre les impératifs commerciaux et artistiques. Face à cette problématique, l’entrepreneuriat en commun est proposé comme solution permettant dans un premier temps de contrer les faiblesses individuelles en entrepreneuriat chez les artistes. Dans un second temps, cette idée d’une action collective réduit la perception négative envers l’entrepreneuriat, le marché de l’art devient un lieu d’échange, de collaboration et de partage au lieu d’un environnement compétitif où les artistes se confrontent individuellement. Finalement, l’entrepreneuriat en commun permet aux artistes d’intéresser les décideurs publics et la population aux industries culturelles, ce qui représente un gain pour l’ensemble de la communauté artistique.
Implications pratiques
Qui | Quoi | Conséquence attendue |
Artistes | Création de groupes informels d’artistes afin d’échanger sur la réalité de cette profession | Plateforme d’échange informelle permettant aux artistes de gérer la tension identitaire entre les impératifs artistiques et commerciaux |
Suivre des cours en entrepreneuriat | Initiation aux concepts fondamentaux de l’entrepreneuriat afin de favoriser le développement de compétences entrepreneuriales | |
Création de coopératives d’artistes |
Mise en place des principes
d’entrepreneuriat en commun permettant 1) une saine gestion de la tension identitaire et 2) l’organisation d’événements où les artistes peuvent vendre leurs œuvres | |
Décideurs publics | Offrir des subventions au démarrage de coopératives d’artistes | Dynamiser les communautés artistiques locales et favoriser le développement des compétences entrepreneuriales chez les artistes |
Offrir des formations aux artistes afin de les épauler à la mise sur pied de coopératives d’artistes | Favoriser la pérennisation des coopératives d’artistes en formant adéquatement les initiateurs de ces regroupements | |
Mettre en place des concours pour la création d’œuvres publiques par des équipes d’artistes | Favoriser 1) la collaboration entre les artistes et 2) développer un intérêt envers les arts chez l’ensemble de la société |
Implications pratiques
Bibliographie
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Notes
-
[1]
L’auteure tient à remercier Simon Gemme, étudiant à l’université du Québec en Outaouais, pour son appui à la collecte de données ainsi que le professeur Jacques-Bernard Gauthier de l’université du Québec en Outaouais pour ses commentaires constructifs.