Notes
1 Depuis les années 1980, de plus en plus d’entreprises font appel au management de projet pour améliorer leurs positions compétitives, se transformer et innover (Garel et Midler, 2012 ; Gastaldi et Midler, 2005). Depuis 2005, l’Agence nationale de la recherche [1], incite les laboratoires de recherche publics à développer une approche par projets pour financer leurs recherches. Parallèlement, l’État français a créé les pôles de compétitivité pour encourager le développement de projets innovants collaboratifs (PIC) entre des acteurs qui n’ont pas l’habitude de travailler ensemble (entreprises de toutes tailles, laboratoires de recherche publics, collectivités, organismes de formation), en assurant une « animation proactive des relations privé-public » (OCDE, 2014, p. 168). Cette collaboration a généré 4 000 projets innovants ces dix dernières années (MINEFI, 2016).
2 La littérature sur les PIC met en avant un regain d’intérêt pour la gestion de leurs étapes amont, mais un déficit de propositions concrètes pour la faciliter (Vom Brocke et Lippe, 2015). König et al. (2013), puis Matinheikki et al. (2016) soulignent qu’un frein à la réussite des PIC vient du fait que les méthodes de gestion actuelles ne correspondent pas à leurs spécificités. Cela conduit les chercheurs à recourir au principe de l’apprentissage par la pratique pour établir un ensemble de principes et d’outils pour chaque projet. Nous considérons que les PIC sont une situation de travail singulière qui nécessite de concevoir et mettre en œuvre des instruments de gestion adaptés. Notre originalité réside dans l’étude des étapes amont des PIC sous l’angle des tensions qu’elles suscitent entre les partenaires impliqués. Les questions de recherche sous-jacentes sont les suivantes : quelle est l’origine de ces tensions ? Peuvent-elles être un levier managérial permettant d’agir sur la dynamique du projet ? À quelles conditions ?
3 Pour expliciter l’intérêt de cette approche, nous présentons les caractéristiques des étapes amont des PIC, puis nous expliquons l’intérêt de la théorie de l’activité pour représenter les tensions. Nous détaillons ensuite une étude de cas longitudinale. Après une présentation de notre méthodologie, nous évoquons les situations de tension rencontrées sur le terrain et l’intérêt de la théorie de l’activité pour transformer les tensions en levier managérial.
I – LES TENSIONS DANS LES PROJETS INNOVANTS COLLABORATIFS
4 À partir de la littérature et de notre connaissance du terrain, nous mettons en avant les caractéristiques des PIC et l’intérêt d’analyser les tensions entre les partenaires des PIC.
1. Caractéristiques des étapes amont des projets innovants collaboratifs
5 Manager un projet suppose d’identifier au préalable ses caractéristiques. La figure 1 présente les principaux types de projet portés par les entreprises et/ou les laboratoires de recherche publics. Pour les projets intra-organisationnels, les entreprises vont recourir à un management plutôt directif car il existe un lien de subordination entre les acteurs du projet et la direction, pour un projet séquentiel (Soparnot, 2005) comme pour un projet concourant (Midler, 1993 ; Royer, 2005). Les laboratoires publics construisent leurs projets internes dans un esprit plus collégial relevant de la cogestion. Lorsqu’on se situe dans le cadre des projets interorganisationnels (Paché et Paraponaris, 2006), soit il existe une relation régie par un lien contractuel (sous-traitance ou contrats de recherche) (Defélix et Picq, 2013), soit la relation est de nature collaborative (AFNOR, 2014 ; Garel, 2011 ; Sommer et al., 2014) et le lien contractuel ne préexiste pas à la réalisation du projet (projets de co-développement, projets de recherche interlaboratoires, projets innovants collaboratifs).
Types de projets des entreprises () et des laboratoires de recherche publics (□)
Types de projets des entreprises () et des laboratoires de recherche publics (□)
6 Si tous les projets sont source de tensions (Allard-Poesi et Perret, 2005), les projets innovants collaboratifs (PIC) se distinguent par le fait qu’il n’existe pas de règles préétablies ou d’espace de négociation pour prendre en charge ces tensions (Huxham et Vangen, 2005 ; To, 2016).
7 Les pôles de compétitivité ont pour mission d’accompagner ces PIC (cf. figure 2a) qui ont la particularité d’amener des organisations qui ont des perceptions et pratiques différentes du management de projet à travailler ensemble. La figure 2b présente le processus de suivi des PIC. Les chefs de projets des pôles accompagnent les étapes amont. La labellisation est sous la responsabilité d’un comité ad-hoc et constitue une rupture dans l’évolution du projet puisque le rôle du pôle change de nature lors des étapes aval, régies par un accord de consortium.
Processus de suivi des projets innovants collaboratifs dans les pôles de compétitivité
Processus de suivi des projets innovants collaboratifs dans les pôles de compétitivité
8 En amont des PIC, les enjeux en termes de compétences et de recherche de cohésion entre différentes rationalités prévalent (Calamel et al., 2012 ; Guèye et Marcandella, 2015). Une fois le projet lancé, les logiques de coordination s’imposent (Missonier et Loufrani-Fedida, 2014). Les difficultés de collaboration dans ces projets sont en partie liées au fait que les chefs de projets, au centre du montage des PIC, ne disposent pas de toutes les compétences permettant d’amener le consortium à collaborer de manière qualitative (Defélix et al., 2009 ; Loufrani-Fedida et Missonier, 2015 ; Mendez et Bardet, 2009). Pour étudier les PIC, nous proposons, et c’est une originalité de notre travail, de nous centrer sur les étapes amont de ces projets qui constituent, selon nous, une situation de travail sous tension.
9 Comme l’expriment Miterev et al. (2017, p. 485) : « l’agitation (ou perturbation) que le travail en mode projet implique, en particulier dans les étapes amont, nécessite des organisations qu’elles adoptent un mode de gestion des ressources humaines qui reflète cette agitation » [2]. La phase amont est une période agitée qui doit permettre de passer de systèmes organisés et stables individuellement à un nouveau système organisé collectivement autour du PIC. Les chefs de projet du pôle doivent amener les membres du consortium à prendre conscience de la nécessité d’adopter de nouveaux instruments pour traverser cette instabilité. À la suite de Frishammar (2011), nous considérons que l’équivocalité est une caractéristique de ces étapes amont. Cette notion proposée par Weick (1979) et développée par Daft et Lengel (1986, p. 556) traduit « l’ambiguïté et l’existence d’interprétations multiples et conflictuelles au sujet d’une situation organisationnelle ». La théorie de l’activité, comme d’autres cadres théoriques tels que la sociologie de la traduction (Akrich et al., 1988 ; Oiry, 2012) ou la théorie de la structuration (Giddens, 1988), met en exergue cette « équivocalité » ou « multi-vocalité » (Engeström, 2001). Nous faisons le choix de la théorie de l’activité car elle est centrée sur le rôle des instruments de gestion dans la dynamique collaborative. Elle permet de représenter des systèmes d’activité impliqués dans une situation organisationnelle en prenant en compte leurs caractéristiques historico-culturelles et leurs interactions. Dans le point suivant, nous montrons la pertinence de la théorie de l’activité dans les PIC.
Un système d’activité
Un système d’activité
2. La théorie et les systèmes d’activité comme mode de représentation des tensions
10 La théorie de l’activité était, au départ, centrée sur une perspective individuelle (Vygotsky, 1980). Elle a mis en exergue les instruments de gestion considérés comme des médiateurs entre le sujet (celui qui travaille) et son environnement (cf. figure 3).
11 Engeström (1987, 2001, 2011) contribue à élargir la théorie de l’activité. Il considère que « les systèmes d’activités ne sont pas juste des actions individuelles, mais constituent aussi des formations systémiques. Ils doivent donc être appréhendés comme des systèmes complexes de médiations socioculturelles par nature collectives. L’activité implique des actions individuelles, mais n’est pas réductible à la somme des actions individuelles » (2011, p. 171). Cette dimension plus collective est visible si nous admettons qu’il existe « un mouvement d’internalisation à partir du social, mais aussi une externalisation du sujet vers le social (Engeström, 2011, p. 173). Cette « réciprocité » rend difficile une parfaite distinction entre l’individu et le collectif. C’est également la raison pour laquelle la représentation initiale du sujet travaillant sur son objet grâce aux instruments est biaisée. Elle représente uniquement « la partie émergée de l’iceberg » (Colin et Grasser, 2014). En effet, d’autres types d’interactions viennent renforcer cette dimension « collective » : la communauté à laquelle appartient le sujet qui n’est dès lors plus un acteur individuel, les institutions (règles) et les structures (division du travail) (cf. figure 4).
12 Si la représentation de la dimension collective de l’activité permet de rendre compte d’instruments partagés au sein d’un même système, qu’en est-il lorsque plusieurs systèmes coexistent et s’expriment ? Selon Engeström et Sannino (2011), l’interaction des instruments de gestion porteurs de l’histoire du sujet, de sa communauté, des institutions et structures avec d’autres entités est de nature à engendrer plusieurs niveaux de contradictions. Nous nous centrons sur les contradictions dites secondaires car, selon ces auteurs, elles sont à la base de la dynamique de l’activité. Elles se manifestent par des tensions observables dans le déroulement de l’activité entre les différentes composantes du système d’activité. Ainsi, dans cet article, nous qualifions de « tensions » les manifestations des contradictions secondaires au sens d’Engeström (2001). Loin d’être de simples dysfonctionnements, elles renferment un « potentiel de changement et d’innovation » (Engeström, 2001, p. 137). En effet, si les acteurs réussissent à dépasser les tensions, ils peuvent parvenir à un objet partagé (le résultat de l’activité), « culturellement plus avancé » (Engeström, 2001) et qui dépasse la somme des objets propres à chaque organisation.
13 La théorie de l’activité (Engeström, 2001) permet de mettre en évidence la « multi-vocalité » dans les projets innovants collaboratifs (PIC) qui comptent autant de systèmes d’activité que d’organisations investies. Dans l’étude de cas SIRUS, nous proposons de faire des récits de situations génératrices de tensions identifiées dans les étapes amont et de représenter ces tensions sous l’angle de la théorie de l’activité.
II – ÉTUDE DU CAS SIRUS
1. Présentation du cas et méthodologie
Caractéristiques du projet SIRUS
14 Le projet SIRUS – Solutions Innovantes dans les Réseaux UrbainS – a fait l’objet d’un montage en vue de répondre à un appel à projets sur la lutte contre les micropolluants. Il propose une approche de gestion intégrée des micropolluants à l’échelle de la communauté urbaine. Il s’agit de concevoir et mettre en application un plan hiérarchisé de réduction des émissions de micropolluants, d’en faire la promotion et de valider sa conformité aux directives européennes par des démonstrateurs. Le projet a réuni 9 organisations représentées par 17 individus (sujets) dont les motivations (objets) sont présentées dans le tableau 1.
15 Le pôle de compétitivité, à travers le chef de projets qui accompagne SIRUS, a un rôle capital à jouer dans le PIC. Il doit s’assurer que la collaboration est suffisamment solide, au niveau scientifique et humain (qualité des relations inter-acteurs), pour permettre la réussite du montage.
Design de la recherche
16 Notre travail, en tant que chercheurs-intervenants, a consisté à accompagner le chef de projet dans sa mission de suivi des PIC. La démarche de recherche-intervention (David, 2012) nous permet de nous situer au cœur des systèmes d’activité pour en comprendre les dynamiques. Nous avons revêtu le statut de « praticien réflexif » (Pichault, 2012), avec l’ambition de « faire émerger chez [les partenaires du projet SIRUS] les compétences nécessaires pour surmonter [leurs tensions] ». Pour assurer la prise de distance nécessaire et fiabiliser nos données, nous avons travaillé en équipe – interventions à plusieurs sur le terrain et retours réflexifs réguliers avec le laboratoire – et avons interagi avec la communauté scientifique par le biais de publications (Hatchuel, 2008 ; Lièvre et Rix-Lièvre, 2013). Notre démarche de recherche privilégie les matériaux empiriques de nature qualitative. Cet article traite d’une analyse exploratoire, longitudinale et en profondeur du projet SIRUS, à travers une analyse de cas unique (Yin, 2003).
Collecte des données
17 Le processus de collecte des données (figure 5) a débuté avec une enquête de satisfaction auprès des adhérents du pôle [3]. Cette enquête a mis en évidence les premières tensions entre les attentes des adhérents concernant la démarche d’innovation collaborative. Les entretiens de recherche, les observations participantes et l’analyse des différentes données nous ont permis de comprendre le processus d’innovation collaborative et d’améliorer la collaboration interorganisationnelle grâce à la co-construction d’instruments de gestion avec les chefs de projets.
18 Nous avons réalisé des triangulations pour renforcer la caractérisation des relations et la manière dont les chefs de projets soutiennent la collaboration.
Méthodologie d’identification des tensions
19 Les tensions ont été identifiées directement durant les réunions de consortium et lors des entretiens en face-à-face avec certains acteurs du consortium d’innovation. Nous étions autorisés à prendre des notes, parfois à enregistrer les échanges. Les verbatims et les informations qui en sont issus sont des récits de situations collaboratives génératrices de tensions. Nous considérons qu’une tension existe à partir du moment où les propos recueillis auprès des membres du consortium du projet SIRUS révèlent des ambiguïtés susceptibles de compromettre l’avenir de la collaboration et nécessitent donc des clarifications. Nous avons identifié plusieurs situations de tensions. Elles se présentent tantôt sous la forme d’une remise en question de la nouvelle orientation du projet exprimée par un partenaire (1) : « La partie « connaissance » est très importante, ce n’était pas le cas au début » ; « pour faire le logiciel (…) le projet a besoin d’autres volets qu’il ne faut pas négliger » ; tantôt sous la forme d’une ligne directrice que souhaite imposer un membre (2) : « on ne doit pas oublier que c’est un projet à dominante micropolluants, notre enjeu principal » ; ou encore sous la forme d’une vision non partagée de la gouvernance du projet (3) : « est-ce qu’on a besoin d’être plusieurs pour décider de la direction qu’on va prendre ? Je doute qu’une voiture puisse avancer s’il y a plusieurs pilotes qui ont la main sur la boîte de vitesse ». À partir de ces récits de situation collaborative, nous avons été en mesure de mettre en perspective les tensions avec notre cadre théorique. En effet, de la diversité de règles, d’instruments, d’objets… résultent à la fois des tensions et des opportunités d’en faire un levier d’innovation managériale.
Caractéristiques du projet SIRUS
Organisations | Sujets impliqués | Objets (motivation de l’activité) |
Communauté urbaine |
Le chef d’un département 2 autres collaborateurs |
Assistance à la mise en œuvre des
actions de changement de pratiques,
développement de la dimension
« acceptabilité » Campagne de terrain Communication grand public |
Bureau d’études | Directeur technique |
Logiciel d’aide à la décision Création d’une base de données Méthodologie de diagnostic intégré Application : plan d’intervention Campagne de mesure |
TPE | Gérant |
Promotion de l’implémentation
et du contrôle des accords sur les
eaux usées Méthodologie de changements de pratiques, développement de formations |
Chambre consulaire | Responsable du service environnement |
Diagnostic flux de micropolluants à
la source (artisanat) Traitements pilotes à la source (artisanat) Accompagnement changement de pratiques (prévention, substitution) (artisanat) Étude comparative coût-efficacité |
Établissement public à caractère industriel et commercial (EPIC) | 3 collaborateurs | Sélection et validation des systèmes métrologiques, aide à la décision multicritères |
Laboratoire de recherche public (LRP 1) | 2 chercheurs | Recherche sur le pluvial, pilote des tests dans un cours d’eau |
Laboratoire de
recherche public – École d’ingénieurs (LRP 2) | 2 chercheurs | Diagnostic grand public : représentation, analyse des comportements |
PME 1 | 2 collaborateurs | Diagnostic et suivi de l’efficacité des démonstrateurs |
PME 2 | 2 collaborateurs | Diagnostic et suivi de l’efficacité des démonstrateurs |
Caractéristiques du projet SIRUS
Processus de collecte des données
Processus de collecte des données
2. Représentations des situations génératrices de tensions
20 Les situations collaboratives génératrices de tension n’ont pas concerné l’ensemble des organisations. Le tableau 2 et la figure 6, complémentaires, présentent uniquement les tensions qui se sont révélées critiques lors du montage du PIC SIRUS. Les quatre organisations (systèmes d’activité) principalement concernées sont : la communauté urbaine (notée a), le bureau d’études (noté b), la TPE (notée c) et la chambre consulaire (notée d). La communauté urbaine s’est exprimée à travers trois représentants nommés CU 1, 2 et 3. Le tableau 2 présente le récit des situations collaboratives en lien avec les tensions illustrées par la figure 6. L’échelle de gravité de la tension présentée est définie uniquement d’un point de vue empirique : la tension a été soit surmontable, soit insurmontable. La figure 6 représente les tensions entre systèmes d’activité. Elle témoigne de différences historico-culturelles susceptibles de bouleverser la trajectoire du projet. Elle donne ainsi un éclairage supplémentaire, notamment sur les objets non partagés et les composants des systèmes d’activités susceptibles d’entrer en tension.
Conceptualisation des verbatims sous l’angle de la théorie de l’activité
Verbatims | Composants du système d’activité concernés | Degré d’intensité de la tension |
Directeur technique du bureau
d’études : « ce qu’on attend, en gros ça
fait quelques années qu’on souhaite
renforcer notre base de données sur ce
thème (…) on attend un logiciel d’aide à
la décision « (réunion de consortium) Gérant de TPE : « J’ai vu le projet dévier progressivement. La partie « connaissance » est très importante, ce n’était pas le cas au début. L’arrivée des deux gros [le bureau d’études et un laboratoire de recherche public] a changé les choses, le logiciel n’est pas le seul résultat attendu » (entretien avec un chercheur-intervenant) |
Objet b (orientation logiciel
d’aide à la décision) Objet c (orientation changements de pratiques) |
(Tbc) Surmontable |
Directeur technique du bureau
d’études : « il faut que [SIRUS] soit
rentable, ça passe par le logiciel d’aide à
la décision » (réunion de consortium) CU 2 : « je ne comprends pas ce que vous entendez par « rentabilité ». Si c’est une rentabilité financière, vous devez savoir que nous ne gagnons pas d’argent sur le projet. Par contre si on a de vraies méthodes, si on réussit à établir un vrai plan pour réduire les pollutions, oui on peut dire que c’est rentable. Le terme est péjoratif, je pense pas adapté à ce qu’on veut faire » (réunion de consortium) CU 1 : « On ne doit pas oublier que c’est un projet à dominante micropolluants, notre enjeu principal » (…) (réunion de consortium) |
Objet b (orientation
méthodes de réduction des
micropolluants) Objet a (orientation logiciel d’aide à la décision) |
(Tab) Surmontable |
Responsable du service environnement de la chambre consulaire : « Sans moi, il sera difficile pour la [communauté urbaine] d’avoir accès aux métiers (artisans), ce projet n’a de sens que si on mesure le degré de pollutions de ces métiers, il faut le faire sur de nombreux métiers et le budget actuel n’est pas prévu pour. Ce qu’il faut savoir c’est que les fabricants n’accepteront jamais de donner la composition des produits […]. La seule façon de détecter les substances, c’est en aval, après rejet. Nous avions auparavant identifié 30 substances à chercher dans ces |
Instruments d (il faut
dialoguer avec les acteurs
directement impliqués et
responsables de ces
pollutions) Instruments a (il est possible de réaliser les prélèvements de substances polluantes en se basant sur quelques métiers) |
(Tda) Insurmontable |
produits, on en a moins maintenant, ça
remet forcément en question notre
implication » (réunion de consortium) CU 3 : « [Le bureau d’études] a aussi des revendications semblables, on échange et puis voilà, de toute façon on ne peut pas étendre le budget ni les subventions. Personne n’aura de toutes les façons le budget qu’il veut ! » (entretien avec un chercheur-intervenant) | ||
Directeur technique du bureau
d’études : « sur la gouvernance du projet,
je pense que plusieurs comités, ce n’est
pas forcément une bonne idée. Je ne dis
pas que ce n’est pas intéressant, mais est-ce qu’on a besoin d’être plusieurs pour
décider de la direction qu’on va prendre ? Je doute qu’une voiture puisse avancer s’il y a plusieurs pilotes qui ont la main sur la boîte de vitesse » (réunion de consortium) Responsable du service environnement de la Chambre consulaire : « je ne partage pas l’idée que vous (directeur de bureau d’études) avez de la gouvernance » (réunion de consortium) CU 2 : « nous non plus » (réunion de consortium) |
Instruments b, d et a différentes conceptions de la gouvernance d’un projet collaboratif |
(Tbda) Surmontable |
Conceptualisation des verbatims sous l’angle de la théorie de l’activité
3. Analyse des tensions entre les systèmes d’activité
21 Les tensions, nées des différences d’orientation dans le PIC entre le gérant d’une TPE (c) et le directeur technique d’un bureau d’études (b), notées (Tbc), se sont manifestées dans divers contextes. Si le directeur du bureau d’études a l’expérience des PIC, bénéficie d’une reconnaissance de sa communauté et des moyens financiers pour s’impliquer, il tente dans le même temps d’orienter le PIC vers un outil qu’il est en mesure de commercialiser en France et à l’étranger. Le gérant de TPE perçoit cette réorientation comme une menace. Au fur et à mesure que le montage progresse, il constate une « déviation » des objectifs initiaux. Ces tensions nous ont amenés à interpeler le chef de projet sur un potentiel risque de démission du gérant de TPE.
Représentation des systèmes d’activité en tension dans le PIC SIRUS
Représentation des systèmes d’activité en tension dans le PIC SIRUS
22 Les tensions entre les objets du bureau d’études et la communauté urbaine (Tab) ont également été critiques. Elles se sont matérialisées par une posture « autoritaire » des représentants de la collectivité qui tendaient à transposer leur rôle historique de prescripteur dans le PIC, et une tendance à prioriser une approche territoriale de lutte contre les micropolluants, alors que le directeur du bureau d’études comptait, au contraire, sur un outil rapidement commercialisable auprès d’un ensemble de collectivités.
23 Les tensions entre les instruments de la communauté urbaine et ceux de la chambre consulaire (Tda) étaient liées à l’insuffisance du budget finalement dévolu à cette dernière. Les méthodes d’évaluation des sources de pollution divergent. La chambre consulaire, principalement intéressée par les analyses qu’elle peut effectuer auprès de plusieurs acteurs responsables de pollutions souhaite le budget correspondant. La communauté urbaine considère de son côté qu’« on ne peut pas étendre le budget ni les subventions [et que] personne n’aura de toutes les façons le budget qu’il veut ! »
24 Les tensions entre les instruments du bureau d’études, de la chambre consulaire et de la communauté urbaine (Tbda) ont davantage révélé les visions multiples de la gouvernance dans le projet. La chambre consulaire recourt fréquemment aux techniques de concertation dans ses projets et souhaite les reproduire dans SIRUS. Le bureau d’études considère qu’il peut être risqué d’inclure un grand nombre d’acteurs dans les instances décisionnaires. La communauté urbaine dispose de deux voix dans le projet, alors que les autres membres du consortium n’en ont qu’une. De ces tensions est née une réflexion sur les nouvelles règles de gouvernance du projet SIRUS.
25 Toutes les tensions identifiées n’ont pas trouvé de solutions. Celles qui ont fait l’objet d’une attention particulière (cf. tableau 2 ; figure 6) ont été appréhendées sous l’angle de leur potentiel managérial. Plusieurs solutions ont été développées. Elles ont d’abord pris la forme d’une formation à l’innovation collaborative dispensée par le directeur du pôle de compétitivité. Par ailleurs, le chef de projet a organisé plusieurs ateliers d’échanges pour aider la communauté urbaine à distinguer son rôle historique de prescripteur de celui de partenaire dans un PIC. Une réunion tripartite (TPE – chef de projet – bureau d’études) a été l’occasion de discuter des futures modalités de collaboration, en cohérence avec les contributions de chaque partie dans le PIC SIRUS. Le pôle a également entrepris une démonstration des avantages liés à l’innovation à l’aide du retour d’expériences de partenaires impliqués dans des PIC. Notre contribution la plus significative, en tant que chercheurs-intervenants, est visible dans la co-construction d’un instrument de gestion cohérent avec la nécessité de définir de nouvelles règles de fonctionnement dans le projet SIRUS. Cet instrument est un référentiel qui répertorie l’ensemble des éléments qui font sens aux yeux des acteurs. Il prend en compte des dimensions telles que l’économie, l’environnement, le social et la gouvernance, enjeux importants dans les étapes aval.
26 Ainsi, les tensions ont obligé l’ensemble des partenaires à d’une part, se concerter davantage sur l’orientation du PIC, en prenant en compte les motivations de chacun, et d’autre part, s’engager sur de nouvelles règles de fonctionnement. Nous (A) avons interrogé le gérant de la TPE (B) à la suite de l’expérimentation de l’instrument. Ses commentaires portent notamment sur les enjeux liés à la gouvernance (cf. encadré ci-dessus).
RETOUR SUR L’EXPÉRIMENTATION D’UN INSTRUMENT DE GESTION
B – Je voulais être transparent tout simplement et insister sur le fait que tout n’est pas parfait, tout n’est pas beau
A – Cela remet en cause votre engagement ?
B – Cela a remis mon engagement en cause à un moment donné. On est assez nombreux et ça crée des interrogations, pour ne pas dire des conflits. Dans le mail que je vous ai envoyé, j’ai parlé de 2 étapes qu’on a franchies dans ce projet, il y en a trois en fait : 1) au début, on était un petit nombre d’interlocuteurs : c’est plus simple de partager des objectifs quand on est un petit nombre ; 2) ensuite, deux gros partenaires sont venus et en termes de budget, le projet a doublé, forcément on s’attend à des changements ; 3) on est parvenus à l’équilibre
A – Qu’est-ce qui a permis cet équilibre ?
B – La réunion que j’ai eue avec [le chef de projet du pôle] et [un autre partenaire] a été décisive. On a aujourd’hui un certain équilibre entre la volonté des deux gros [partenaires] en termes d’outils d’aide à la décision et l’objet initial du projet, le changement de pratiques. Au fur et à mesure des réunions, les choses ont été clarifiées, chacun s’est à peu près retrouvé dans ce projet et je pense que le [référentiel] a aidé (…) ce qui est louable et très positif, c’est que chacun a pu s’exprimer librement, et pour ma part, c’est en disant « attention, pour faire le logiciel mais pas que ça, le projet a besoin d’autres volets qu’il ne faut pas négliger ».
A – Quels sont les enjeux maintenant que le projet est déposé ?
B – C’est surtout le nombre de parties prenantes qui pose question. Actuellement, ça va car ce sont surtout les responsables qui sont investis. Quand ce sera le tour des ingénieurs, des techniciens… qu’est-ce ça va donner ? L’enjeu sera l’animation dans les années à venir, comment ça va se faire ? Est-ce que la dynamique sera la même ? Il faut travailler là-dessus. (A : les auteurs ; B : gérants de la TPE).
CONCLUSION
27 Les phases amont des PIC sont spécifiques. Les acteurs impliqués ont des finalités différentes. Il n’existe pas d’accord de principe, de règles et d’instruments communs, ce qui fragilise la collaboration et favorise la manifestation de tensions. La théorie de l’activité permet de comprendre l’ensemble du système. Elle incite à envisager des actions managériales permettant de dépasser les tensions, même si l’apparition de tensions ne préjuge pas systématiquement une solution. Dans ses travaux, Engeström (1987, 2001) évoque la nécessité d’opérer la médiation. Il ne donne pas pour autant d’éléments pour la concrétiser. Ainsi, dans cet article, nous approfondissons les travaux sur la théorie de l’activité, en lien avec la gestion des ressources humaines, en proposant des pistes méthodologiques pour identifier les tensions et les transformer en levier managérial. Nous avons établi plusieurs facteurs facilitant la médiation :
- Une identification réussie des tensions, de nature à faire naître un besoin d’« outillage managérial » chez le chef de projet. Ce besoin traduit l’entrée dans la « zone proximale de développement » qui se manifeste par le fait de « rendre possibles et apparentes des contradictions entre les façons de penser, les outils et les façons dont les individus s’approprient ces outils lorsqu’ils souhaitent agir » (Engeström, 2011, p. 177).
- Une réelle implication du chercheur-intervenant dans une dynamique et son acceptation par les membres du projet SIRUS, ce qui suppose des rapports de négociation.
- La co-construction d’instruments de gestion dont le rôle est d’accompagner les membres du projet SIRUS à gagner en qualité dans la collaboration.
29 Certaines tensions peuvent être résolues en gommant un dysfonctionnement, parfois en introduisant un nouvel instrument. Ainsi, des tensions que nous avons identifiées ont été résolues par l’introduction d’un élément novateur : un instrument de gestion qui a pris le rôle de référentiel et d’élément de médiation.
30 Nos futures recherches s’intéresseront aux facteurs permettant de qualifier de manière conceptuelle le niveau d’intensité des tensions. Les liens entre les tensions et les résultats mériteraient également un approfondissement. Enfin, la mise en exergue de la zone proximale de développement dans le PIC SIRUS suppose de revêtir de manière plus prononcée le rôle du « praticien réflexif » (Pichault, 2012). Ce rôle consiste à faire dialoguer académiciens et praticiens durant tout le processus de recherche et à faire de ces praticiens des co-chercheurs.
Bibliographie
Bibliographie
- AFNOR (2014). FD X50-272, Management de l’innovation - Guide de mise en œuvre d’une démarche d’innovation ouverte, janvier 2014, Éditions AFNOR, Paris
- Akrich M., Callon M. et Latour B. (1988). « A quoi tient le succès des innovations ? 1 – L’art de l’intéressement ; 2 – Le choix des porte-parole », Gérer et comprendre - Annales des Mines, vol. 11 et 12, p. 4-17.
- Allard-Poesi F. et Perret V. (2005) « Rôles et conflits de rôles du responsable projet », Revue française de gestion, vol. 31, no 154, p. 193-209.
- Calamel L., Defélix C., Picq T. et Retour D. (2012). “Inter-organisational projects in French innovation clusters : The construction of collaboration”, International Journal of Project Management, vol. 30, no 1, p. 48-59.
- Colin T. et Grasser B. (2014). « Les instruments de gestion médiateurs de la compétence collective ? Le cas du Lean dans une entreprise de l’automobile », @ GRH, 3, p. 75-102.
- Daft R.L. et Lengel R.H. (1986). “Organizational information requirements, media richness and structural design”, Management science, vol. 32, no 5, p. 554-571.
- David A. (2012). « La recherche-intervention, cadre général pour la recherche en management ? », in David, A., Hatchuel, A., et Laufer R., Les nouvelles fondations des sciences de gestion – Éléments d’épistémologie de la recherche en management, Presses des Mines, Paris, 268 p.
- Defélix C., Mazzilli I., Retour D. et Picq T. (2009). « Piloter les projets d’innovation au sein des pôles de compétitivité : des leviers managériaux et humains », Finance Contrôle Stratégie, vol. 12, no 4, p. 85-113.
- Defélix C. et Picq T. (2013). « De l’entreprise étendue à la « gestion des compétences étendue » : enjeux et pratiques en pôles de compétitivité », @GRH, vol. 2013/2, no 7, p. 41-66.
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