1 Depuis une dizaine d’années, les consommateurs semblent développer une attirance croissante pour les produits de terroir et les activités liées au patrimoine et aux identités régionales (Lenglet et Müller, 2014). Cet attrait grandissant pour les produits de terroir, et notamment pour les vins, coïncide avec l’émergence d’une culture œnophile qui exige du consommateur d’importantes connaissances afin de faciliter l’achat. Devenu un « loisir cultivé » (Fernandez, 2004), l’œnophilie s’est développée en même temps que les dispositifs de jugement qui constituent des appuis cognitifs proposant aux consommateurs « une connaissance orientée » (Karpik, 2007).
2 Sur le marché du vin, les dispositifs de jugement peuvent exister sous plusieurs formes : guides (Hachette, Gault & Millau, etc.), médailles, revues spécialisées (La Revue du Vin de France), systèmes de notation (Robert Parker) ou de réseaux (foires, forums). Pour soutenir l’attractivité de leur territoire et de leurs produits, certaines administrations publiques régionales, associations et entreprises viticoles ont investi ces dernières années dans des dispositifs de jugement comme, par exemple, les foires promotionnelles (e.g. la Foire aux Vins d’Uzès et la Grande Fête de L’Enquant soutenus par le Languedoc-Roussillon) et les plateformes en ligne (e.g. WineHub Sud de France).
3 Ces dispositifs sont particulièrement prisés par les consommateurs investis dans un processus d’appropriation de la culture œnophile, les « aficionados », qui représentent un tiers des acheteurs de vin selon Lockshin et Spawton (2001). Le terme « aficionados » désigne une catégorie de consommateurs située entre les novices et les experts : ils disposent d’un meilleur niveau de connaissances perceptuelles que les premiers mais n’ont pas encore acquis les connaissances conceptuelles dont jouissent les seconds (Latour et Latour, 2010 ; Maciel et Wallendorf, 2017). Les dispositifs de jugement sont particulièrement importants pour les aficionados, car ils les aident à progresser dans cette phase transitoire et à construire des compétences. En s’abonnant à des revues, en devenant membres de clubs de dégustation ou encore en prenant part à des activités œnotouristiques, les aficionados utilisent la variété des dispositifs de jugement à leur disposition pour améliorer leurs connaissances. Inversement, les aficionados sont une cible privilégiée des créateurs de dispositifs car, outre leur nombre, ils sont des consommateurs très réguliers et des leaders d’opinion en devenir. Ils se situent à un moment crucial de leur autoformation, pendant lequel se cristallisent des orientations, des préférences et des critères de jugement. De plus, séduire les aficionados et les cercles œnophiles permet aux créateurs de dispositifs de réduire leurs coûts de prospection. En affinant leurs réflexions critiques au fil de leur parcours, les aficionados peuvent en venir à remettre en cause la crédibilité de certains dispositifs de jugement et à s’en éloigner. Ainsi décrédibilisé, le dispositif de jugement en question perd de ses capacités d’influence, et constitue un support de communication et de relation publique bien moins intéressant pour les producteurs. Il convient donc de bien interroger la perception qu’ont les aficionados des différents dispositifs de jugement. Nous tentons ainsi de découvrir, dans cet article, quels sont les dispositifs de jugement décrédibilisés aux yeux des aficionados et ceux qui sont, au contraire, plutôt valorisés. Plus précisément, notre article cherche à comprendre les critères qui commandent à la hiérarchisation des dispositifs de jugement chez les aficionados de vin.
4 Répondre à cette question nous permet d’établir une hiérarchie locale des dispositifs de jugement, sur la base des préférences et des interrogations des aficionados à leur égard. Ce travail nous permet également de repenser de manière critique les dépenses que peuvent réaliser certaines administrations, associations et entreprises viticoles, en matière de marketing d’influence, dans ces dispositifs de jugement.
5 Nous commençons par définir la notion d’aficionado, avant de discuter l’importance des dispositifs dans leur parcours et de questionner la remise en cause de leur crédibilité. Après avoir exposé notre méthodologie, nous détaillons dans nos résultats en quoi les dispositifs de jugement verticaux contrôlés par l’industrie génèrent une défiance chez les consommateurs et comment ceux-ci valorisent des dispositifs favorisant l’autonomie et la participation. Ces résultats nous permettent en conclusion de discuter la pertinence des différents dispositifs de jugement dans la perspective d’un marketing d’influence efficace.
I – L’IMPORTANCE DES DISPOSITIFS DE JUGEMENT ET DE LEUR CRÉDIBILITÉ CHEZ LES AFICIONADOS
6 Après avoir défini le terme « aficionado », nous voyons en quoi les dispositifs de jugement, particulièrement importants sur le marché du vin, peuvent rencontrer des problèmes de confusion, de légitimité et d’appropriation. Puis, nous détaillons en quoi ces dispositifs de jugement se multiplient et font face à des problèmes de crédibilité, aux enjeux particulièrement cruciaux pour le public aficionado.
1. Sur le concept d’aficionado
7 Ces quinze dernières années, dans la littérature marketing dédiée aux produits hédonistes, ont émergé de nouveaux concepts visant à qualifier un profil de consommateur passionné, en voie d’expertisation.
8 Tout d’abord, Viot et Passebois-Ducros (2005) ont identifié au cours de leur recherche un public de « consommateurs découvreurs ». Selon les auteurs, ceux-ci aspirent à devenir experts mais disposent d’un niveau de connaissance encore trop faible, bien que l’intensité de leur intérêt pour le vin soit comparable à celui des experts. Latour et Latour (2010) ont, quelques années plus tard, approfondi l’étude de ces consommateurs intermédiaires, qu’ils ont pour leur part nommé « aficionados ». Les aficionados, précisent-ils, sont reconnaissables au fait qu’ils consomment un produit régulièrement et sont enthousiastes à son sujet, tout en n’ayant pas encore atteint un niveau d’expertise important en termes de connaissances et de maîtrise du lexique lié au produit. Les aficionados disposent en effet d’un bon niveau de connaissances perceptuelles, compte tenu de leur expérience et de leur familiarité avec le produit, mais manquent encore de connaissances conceptuelles affirmées, synonymes de réelle expertise. Ceux que l’on qualifie de « novices », quant à eux, ne disposent ni de l’un ni de l’autre.
9 Maciel et Wallendorf (2017), en étudiant la construction de la compétence culturelle des consommateurs de bières artisanales, ont également utilisé le terme d’aficionados pour désigner les consommateurs qui s’intéressent sérieusement à un objet de consommation et qui cherchent à développer des compétences, des connaissances et de l’expérience dans un domaine de consommation particulier. Les aficionados sont engagés dans un processus dont la finalité est l’acquisition d’une compétence culturelle. Pour y parvenir, ils s’investissent dans de multiples pratiques les rapprochant progressivement de leur objectif, comme le fait de s’informer sur le sujet, d’interagir avec des experts ou encore de produire leur propre bière artisanale. Les aficionados, tout en consommant les ressources rendues disponibles par les dispositifs de jugement, entendent également participer au processus de qualification des biens. Les aficionados forment ainsi une catégorie « transitoire » : à travers un travail d’appropriation culturelle, ils se préparent à être progressivement capables de formuler des jugements autonomes sur la qualité des produits hédonistes qui les passionnent.
10 Souvent utilisés comme synonymes, les termes aficionados et amateurs partagent de nombreux points communs. Néanmoins, le terme amateur, lié à celui de l’amateurisme, est, dans le langage courant, connoté négativement, ce qui encourage de nombreux auteurs à privilégier le terme d’aficionados. Selon Teil (2003, p. 132), les aficionados redoutent d’être perçus comme de « faux amateurs » : « se prétendre amateur sans pouvoir le justifier autrement qu’en citant des vins que l’on n’a sans doute jamais bus, des signes sans contenu, ou en appliquant des principes sans avoir cherché à en ressentir l’effet, c’est être un faux amateur. L’amateur n’est pas celui qui délègue la perception de la qualité aux experts qui la signalent mais celui qui s’efforce de la ressentir. » Les aficionados cherchent à étudier sérieusement le vin pour éviter de faire des erreurs qui les signaleraient ainsi comme des non-connaisseurs voire comme des faux amateurs. Enfin, les aficionados sont friands de découvertes et ne considèrent pas principalement le vin comme un pouvoir de distinction sociale, en cela ils se différencient également des amateurs. Le vin est pour eux un produit hédoniste (Maciel et Wallendorf, 2017) : ils s’intéressent aux qualités gustatives du produit, au plaisir qu’il procure au moment de la dégustation. Ils diversifient par conséquent leurs expériences de consommation plutôt que de se contenter de boire les vins réputés les « meilleurs », sur la seule base de leur prix.
2. L’importance des dispositifs de jugement sur le marché du vin et leur remise en question
11 Le dispositif de jugement est un concept mis au point par Karpik (2007) dans son travail sur l’économie des singularités. Selon cet auteur, il existe sur le marché des produits spécifiques, non homogènes et posant des problèmes d’incertitude radicale quant à leur qualité, que la théorie économique orthodoxe n’est pas en mesure d’analyser. Comment trouver un bon roman, film, vin, restaurant, médecin ou avocat ? On attend de ces produits et services une qualité singulière, relative à nos exigences et goûts subjectifs, irréductibles à de simples propriétés techniques. Ainsi, d’après Karpik (2007), le marché peut être aujourd’hui compris selon une « économie des singularités » qui se caractérise par (1) une multidimensionnalité, les produits se différenciant les uns des autres sur la base d’une multiplicité d’interprétations, (2) une incommensurabilité, les produits étant « caractérisés par des constellations de qualités ou de dimensions dont les significations sont inscrites dans leurs relations mutuelles » (p. 39) et (3) une incertitude, puisqu’un mystère plane sur le produit lors de l’achat : son évaluation ne peut se faire qu’a posteriori.
12 Sur le marché des biens singuliers, les consommateurs sont en situation de déficit cognitif : la somme de leurs connaissances est inférieure aux connaissances nécessaires à la production d’un choix raisonnable. Sur le marché du vin, la présence de ce déficit cognitif est importante chez la majorité des consommateurs et se renforce. La pluralité croissante des guides et revues du vin ou encore le riche et savant vocabulaire propre à la description d’un vin ont conduit à un surplus d’informations et de connaissances et à la fragilisation relative des compétences du consommateur.
13 Afin de réduire leur déficit cognitif et de pouvoir inférer la qualité d’un produit, les consommateurs doivent donc avoir recours à des dispositifs de jugement. Pour Karpik (2007, p. 68), « les dispositifs de jugement sont chargés de dissiper l’opacité du marché ; ils proposent aux acheteurs la connaissance qui doit leur permettre de faire des choix raisonnables. » Ces dispositifs proviennent de multiples acteurs : producteurs, vendeurs, acteurs du marché vitivinicole, mass media, pouvoirs publics. Ils sont « de plus en plus nombreux, de plus en plus diversifiés et de plus en plus visibles dans l’espace public. » (p. 69). On peut distinguer cinq grandes catégories de dispositifs de jugement : les appellations (labels, certifications, etc.), les cicérones (critiques, experts, guides), les classements (prix, palmarès, etc), les confluences (compétences d’accueil et d’informations sur les lieux de vente) et les réseaux (relations interpersonnelles qui permettent la circulation des connaissances).
14 Avec le développement continu de l’Internet et la profusion de dispositifs de jugement qui en résulte, l’économie des singularités se trouve face à plusieurs problèmes, que nous recensons ici au nombre de trois : la confusion, la légitimité et l’appropriation. Analysant le marché des réputations des Grands Crus de Bordeaux, Chauvin (2010) a avancé que la profusion des dispositifs de réputation avait tendance à aggraver la confusion des consommateurs. L’existence d’une concurrence entre les dispositifs de jugement s’est surajoutée à la concurrence entre les produits, renforçant le trouble et l’indécision des consommateurs néophytes. Eloire (2010), étudiant le classement des universités de Shanghai a, quant à lui, évoqué le problème de la légitimité des critères de classement, qui peut être remise en cause et affecter l’autorité que certains consommateurs confèrent à ce dispositif. Similairement, l’étude menée par Rodet (2012) concernant la certification par tiers (CPT) des produits issus de l’agriculture biologique a souligné la remise en cause du dispositif par les consommateurs, critiquant la fermeture et le cloisonnement de ce système de connaissance.
15 Ces critiques en illégitimité nous amènent à une troisième perspective, qui est celle de l’appropriation des dispositifs par les consommateurs. Rodet (2012) souligne la préférence de ceux-ci pour des dispositifs impliquant l’ensemble des parties prenantes, comme les systèmes participatifs de garantie (SPG). Ces inclinaisons concordent avec l’analyse de Teil (2003) pour qui l’attention que portent des consommateurs à un produit comme le vin traduit une volonté de ne pas déléguer aux experts la perception de la qualité mais de la ressentir eux-mêmes. L’une des critiques majeures adressées à l’économie des singularités est d’avoir exclu le point de vue des consommateurs (Gadrey, 2008 ; Gautié, 2008) et notamment de la perception qu’ils ont de leurs pratiques en termes d’usage des dispositifs de jugement (Cochoy, 2002 ; Dubuisson-Quellier et Neuville, 2003). Les études ayant porté sur les dispositifs de jugement ont essentiellement considéré le point de vue des acteurs du marché, notamment au sein du secteur viticole : journalistes pour Eloire (2010), critiques pour Teil (2003), consultants vinicoles pour Chauvin (2010) ou encore responsables des systèmes participatifs de garantie (SPG) pour Rodet (2012). Étant donné l’importance des aficionados sur le marché du vin, à la fois du point de vue de leur nombre, de leur influence et de l’état de suggestibilité que suppose leur situation d’apprentissage, il conviendrait de se pencher davantage sur les critères qui commandent chez eux à la hiérarchisation des dispositifs de jugement.
3. La question de la crédibilité des multiples dispositifs de jugement
16 Comme nous l’avons vu, l’apprentissage continu qui caractérise l’aficionado sur le chemin de l’expertise suppose à la fois une dépendance aux dispositifs de jugement comme outils d’autoformation et un rapport nécessairement critique à ceux-ci, à mesure que s’accomplissent l’apprentissage et la distanciation. Se pose dès lors la question de la crédibilité des dispositifs de jugement. Le modèle de la crédibilité de la source développé par Hovland et Weiss (1951) démontre que l’efficacité d’un message dépend de la confiance et du niveau d’expertise perçu. La confiance renvoie à l’honnêteté et l’intégrité perçues de l’endosseur, c’est-à-dire à sa capacité à partager des informations de manière honnête et objective (Ohanian, 1991). Quant à l’expertise, celle-ci fait référence à la façon dont l’endosseur est perçu, en tant que source d’informations valide (Erdogan, 1999). Parmi ces deux dimensions, la confiance semble disposer de plus de poids que l’expertise dans le processus de persuasion (Friedman et Friedman, 1979 ; Borau, 2013). En effet, les travaux de Wiener et Mowen (1986) démontrent qu’un message diffusé par une source perçue comme peu fiable a moins d’impact qu’un message diffusé par une source perçue comme fiable, indépendamment de l’expertise perçue.
17 Sur le marché du vin, la question de la crédibilité se pose avec d’autant plus d’acuité qu’on constate depuis plusieurs années une prolifération des dispositifs de jugement : essor des sites et blogs spécialisés depuis les années 2000, émergence d’applications dédiées au vin, hausse du nombre de diplômes en lien avec le monde vitivinicole, multiplication du nombre de clubs d’œnologie ou encore foisonnement des bars à vins dont on estime que le nombre et la fréquentation vont doubler d’ici les cinq prochaines années [1].
18 La multitude de critiques présentes sur le marché conduit à une intensification des tensions, chacun visant à attirer la confiance des consommateurs dans un contexte d’adversité. En étant mises en concurrence, les informations fournies par les critiques peuvent converger ou diverger et, par conséquent, la crédibilité associée au dispositif de jugement par les aficionados peut se renforcer ou au contraire s’amenuiser (Karpik, 2007). Par exemple, les caractéristiques retenues par les guides d’achat tels que La Revue du Vin de France ou encore par Gault & Millau pour qualifier les vins varient, ce qui conduit à une disparité des vins mis à l’honneur chaque année. De même, les méthodes de sélection des vins ainsi que la méthode de dégustation suivie (en clair ou à l’aveugle) sont rarement explicitées ce qui ne permet pas une convergence des jugements et des notes attribués par les critiques (Teil, 2003). En ce sens, des études ont montré une absence de corrélation entre les guides évaluant les mêmes vins (Ginsburgh, 1995 ; Teil, 1999). Ajoutons que certains des signaux réputationnels des vins peuvent être interprétés de différentes manières par les consommateurs et peuvent même donner lieu à des controverses publiques. Par exemple, des consultants vitivinicoles sont tellement associés à un type de vins qu’ils peuvent induire un conflit entre producteurs appartenant à différentes écoles (Chauvin, 2010). Les concours vinicoles n’échappent pas non plus aux critiques. Les domaines vitivinicoles les plus réputés ne participent pas à ces compétitions dont l’objectif est de récolter des médailles. A contrario, les viticulteurs ne disposant que peu de moyens ne peuvent présenter leurs échantillons, en effet, les concours vinicoles impliquent pour eux des coûts financiers importants. En outre, comme le rappelle Fernandez (2004), les vins médaillés sont principalement commercialisés en grande surface, canal de distribution réputé pour l’écoulement de produits en grande quantité et une préférence affichée pour la rentabilité financière plutôt que pour la qualité des produits. Les dispositifs de jugement, variés et proliférants, peuvent donc voir leur crédibilité fluctuer et se dégrader, notamment lorsque les publics en viennent à comprendre les intérêts économiques et les enjeux de réputation qui leur sont sous-jacents. Comme le constate Fernandez (2004, p. 19), au fur et à mesure de leur expertisation, les lecteurs des guides et des revues spécialisées « cultivent une certaine distance critique vis-à-vis des titres et des réputations établies. Ils procèdent par exemple à un examen attentif des méthodes de travail des critiques vinicoles ; ils comparent et confrontent leurs propres jugements dégustatifs aux leurs, ou bien ils s’appuient sur des tierces personnes pour obtenir des informations ou des avis sur les diverses publications spécialisées et les divers chroniqueurs vinicoles. » Ce constat rejoint les conclusions de Maciel et Wallendorf (2017) à propos des aficionados de bières artisanales, selon lesquelles les aficionados apparaissent moins attachés aux discours des autorités culturelles à mesure qu’ils développent leurs compétences culturelles. Pour être capables d’exprimer un jugement autonome ou une critique, les aficionados doivent interroger les dispositifs de jugement mis à leur disposition.
19 Les consommateurs « aficionados » étant alimentés et orientés dans leur apprentissage par les dispositifs, mais également poussés, par leur progression même, à remettre progressivement en cause leur crédibilité, il paraît intéressant d’interroger leurs perceptions. Notre étude vise ainsi à cerner les critères qui commandent à la hiérarchisation des dispositifs de jugement chez les aficionados de vin.
MÉTHODOLOGIE
II – RÉSULTATS
20 Nos résultats révèlent une remise en question de la part des aficionados de la crédibilité accordée aux dispositifs de jugement existants sur le marché, conduisant (1) à une méfiance quant aux discours déployés par les producteurs et acteurs du marché vitivinicole et à une valorisation des dispositifs d’apprentissage autonomes que sont (2) les dispositifs annexes à l’industrie viticole et (3) les dispositifs de réseaux offline et online.
1. Les commerciaux et les experts : méfiance et défiance
21 Les discours commerciaux des entreprises et des experts sont souvent remis en cause par les aficionados sur la base de leur partialité et de leur iniquité. Par exemple, lors de visites œnotouristiques, les aficionados se montrent souvent peu intéressés par les discours de ceux qu’ils appellent les « commerciaux », qu’ils jugent formatés et conventionnels. Leurs explications leur semblent souvent abstraites, récitées, désincarnées et parfois inexactes.
22 « Le contenu que les guides apportent est un peu souvent exagéré ou pas toujours très exact. J’avais visité Saint-Émilion dans le cadre universitaire et une fois le guide parti, le professeur qui nous accompagnait a déconstruit son discours et nous a montré que les propos n’étaient pas toujours véridiques. » (Sarah, 25 ans, salon).
23 Les offices de tourisme, financées en partie par des établissements publics tels que l’EPCI (établissement public de coopération intercommunale) ou par la collectivité, facilitent l’accès des touristes aux propriétés viticoles en mettant à disposition un moyen de transport et un guide. Mais les visites sont souvent effectuées par les gérants ou employés de la propriété même, identifiés par les aficionados comme des « commerciaux » plutôt que comme des viticulteurs, ce qui a une influence sur le discours transmis et sa réception.
24 Les visites œnotouristiques intéressent surtout pour les dégustations qu’elles permettent, les aficionados étant à la recherche d’une véritable expérience pouvant les conduire à développer leurs propres capacités organoleptiques, et par extension leur culture œnophile. Les aficionados souhaitent également s’affranchir des discours d’experts des clubs d’œnologie, qu’ils jugent souvent tout aussi « formatés » et « formatants ».
25 « Je déguste avec mon club, mais bon on est déjà formatés à une façon de déguster par notre animatrice sommelière/caviste, ça ne m’apportera rien de nouveau. » (Marithé, NC, MOOC).
26 On retrouve dans beaucoup de conversations d’œnotouristes cette crainte de se voir subrepticement imposer une interprétation du produit. L’animateur d’ateliers de dégustation, qu’il soit sommelier, caviste ou œnologue, apparaît comme un limitateur, empêchant l’aficionado de développer un rapport au produit et un goût qu’il souhaite autonome.
27 On constate également une forte résistance aux certifications, qui font partie des dispositifs d’appellations (Karpik, 2007). Les aficionados, se renseignant sur le fonctionnement des concours d’attribution des médailles, soulignent souvent le caractère inique du processus. Le paiement obligatoire et onéreux d’un ticket d’entrée apparaît comme biaisant, puisque générant une inégalité d’accès au concours. D’autres consommateurs soulignent que ces concours sont très nombreux et génèrent en conséquence un nombre très important de médaillés, via des jurys qui ne sont pas toujours composés de dégustateurs professionnels.
28 « Moi je ne regarde surtout pas les médailles car les entrées des concours sont payantes et il y en a 25 000, donc bon. » (François, 30 ans, salon).
29 Quant aux guides papier, tels que le guide Hachette ou encore le guide Bettane & Desseauve, ils suscitent également une certaine méfiance de la part des aficionados : « Quantifier et classifier la dégustation en une seule variable relève de toutes façons de la gageure. Peut-être que pour traduire cette complexité, les notes devraient être multiples (une note pour le millésime, une note pour l’appellation, une note pour le producteur, etc.) mais cela irait à l’encontre de la raison d’être des notes : pouvoir décider d’un achat sur un seul critère. » (Jérémy, NC, forum).
30 « Aucun guide n’est foutu d’expliquer clairement à quoi la note est relative (…) Si la notation relative n’est pas comprise des lecteurs, ce n’est pas qu’ils sont distraits, ou insuffisamment connaisseurs pour la comprendre. C’est que le lecteur ne peut pas posséder l’information nécessaire pour comprendre la note. » (Mathieu, 35 ans, forum).
31 Pour ces aficionados, la quantification et la notation semblent peu pertinents puisqu’en tant que produit singulier, le vin dispose de multiples dimensions inextricablement liées. Le principe de la notation, sur lequel s’appuient la plupart des guides œnologiques, est ainsi rejeté par Jérémy et Mathieu selon des arguments qui concordent avec la théorisation que fait Karpik (2007) des biens singuliers : ceux-ci sont multidimensionnels et incommensurables.
32 La méfiance et la défiance des consommateurs vis-à-vis des représentants de l’industrie est corrélative de la multiplication des dispositifs de jugement contrôlés par les consommateurs eux-mêmes. Les aficionados, faute de pouvoir faire confiance aux dispositifs de jugement mis en place par les acteurs du marché vitivinicole, jugés inefficaces et ne permettant pas d’améliorer leurs connaissances, s’orientent vers des dispositifs qu’ils ont l’impression de contrôler et de maîtriser de bout en bout. Nos résultats nous ont permis de repérer deux types de dispositifs particulièrement valorisés : les dispositifs annexes à l’industrie viticole et les dispositifs de réseaux.
2. Les dispositifs annexes à l’industrie viticole
33 Afin d’échapper aux logiques d’influence des acteurs du marché vitivinicole, des aficionados se tournent vers des sources d’information non directement impliquées dans le secteur vitivinicole. Ils en viennent ainsi à acquérir des connaissances par l’intermédiaire de l’industrie culturelle. Un exemple souvent cité chez les jeunes consommateurs est celui d’un manga dédié au vin, « Les Gouttes de Dieu », qui constitue un véritable support d’initiation. Ce manga fait des émotions ressenties par les protagonistes, durant la dégustation de vin, son fil conducteur, sur lequel des éléments théoriques liés à l’œnologie viennent s’accoler.
34 « La manière dont les dégustations sont narrées permet d’apprécier la lecture sans pour autant avoir de connaissances théoriques sur le vin, à condition d’apprécier celui-ci et d’en avoir bu suffisamment pour comprendre les saveurs décrites. Le fait que le personnage principal se serve de ses émotions nous permet donc de comprendre les arômes, tandis que les connaissances théoriques nous sont apportées en “supplément” par d’autres personnages. » (Julien, 26 ans, forum).
35 L’approche du vin en devient ludique et didactique. Par exemple, il est fréquent de trouver, à la fin de ces ouvrages, des pages pédagogiques dédiées à l’œnologie. Ainsi, le lecteur, pas nécessairement encore consommateur, s’initie au fil des pages et des tomes aux notions de cépages, de terroirs et de millésimes, ce qui provoque parfois chez lui un désir de mettre en application ce qu’il a appris. Lors des exercices de projection que nous avons réalisés, les aficionados ont souvent lié leurs expériences de dégustation à des souvenirs de lecture :
36 « Moi je suis rentrée dans le monde du vin à travers le personnage de Gervaise dans l’Assommoir. Je pense à l’ivresse, j’ai lu l’Assommoir quand j’étais plus jeune. C’est un peu la misère, c’est Zola. C’est Gervaise, le personnage principal, qui est pauvre, qui essaie d’élever ses enfants, qui travaille dans une blanchisserie et qui sombre un peu dans l’alcoolisme. C’est cette espèce de trop plein d’alcool, de vie un peu malheureuse. Je ne sais pas du tout pourquoi j’ai pensé à ça, parce qu’en plus le vin ce n’est pas ça pour moi. Mais je ne sais pas j’ai pensé à quelqu’un de divin. » (Charlotte, 33 ans, salon).
37 Cette interpénétration des imaginaires est au cœur de certains dispositifs investis par des aficionados, parcourant les librairies dédiées au vin et participant à des dégustations littéraires qui mêlent œnologie et lecture de romans. En se plongeant dans des ouvrages où le vin tient une place importante, tels que les romans de Colette, par exemple, les aficionados ont accès à des images et à des représentations originales du vin et de la vigne et peuvent s’identifier à certaines situations. Ils cherchent dans ces dispositifs à trouver un accord entre l’imaginaire d’un roman et celui d’un vin. Enfin, certains aficionados participent également à des concerts ou encore à des expositions de peinture ou de sculpture organisés directement au sein de domaines viticoles permettant, encore une fois, de faire la jonction entre l’imaginaire du vin et celui de l’art.
38 De la même façon que les aficionados investissent diverses formes de productions artistiques liées au vin pour échapper à l’influence directe des acteurs du marché vitivinicole, ils valorisent également le savoir œnologique universitaire comme dispositif d’apprentissage impartial. Les MOOC permettent ainsi aux aficionados de réaliser un apprentissage par rapport au produit, via des institutions qui leur apparaissent comme hors marché (e.g. l’Institut universitaire de la Vigne et du Vin de l’université de Bourgogne).
39 « J’ai regardé la production (enseignante) pour cette première semaine de cours, les vidéos, les QCM, les activités proposées, ça me paraît intéressant pour découvrir l’activité de dégustation, il y a d’une part la méthode pour obtenir la base c’est-à-dire le raisin dont les grains écrasés serviront à composer un vin, la méthode de vinification et de l’assemblage, et la méthode de dégustation, transposable ensuite à toute dégustation de produit alimentaire, donc un mooc qui introduit bien et le fait de dégustation, et le travail vinicole. Un plus pour les personnes qui aiment les produits de qualité. Plus les gens aimeront la qualité et connaîtront ses critères pour chaque produit ou type de produit, moins les ripoux pourront fourguer du “frelaté” (vendu trop cher d’ailleurs pour ce qu’il est !). » (Zacchée, NC, MOOC).
3. Les dispositifs de réseaux offline et online
40 Selon Karpik (2007, p. 147), le dispositif de réseau « occupe une position stratégique dans la distribution de connaissances crédibles sur les produits du marché des singularités. » Les aficionados privilégient effectivement les relations interpersonnelles pour s’orienter sur le marché du vin, c’est-à-dire pour effectuer des choix mais également pour travailler leur apprentissage.
41 Les relations interpersonnelles les plus importantes et influentes chez les aficionados sont celles issues de l’environnement familial :
42 « Si le vin était une personne, ce serait mon père car c’est lui qui m’a fait découvrir le vin. Il m’a transmis son savoir. » (Philippe, 44 ans, salon).
43 Parmi les relations évoquées par les consommateurs de vin, on trouve également les membres de la communauté de consommation, qu’ils soient consommateurs ou viticulteurs, dont la rencontre est permise par des clubs, associations et salons dédiés aux vins et aux terroirs.
44 « Les salons, ça c’est génial pour un mec qui aime bien le vin et qui cherche du bon vin, ça c’est le top du top, pour moi, c’est une sortie culturelle. Tu vas de stand en stand et puis c’est regroupé généralement par région ou par terroir, j’aime bien l’idée. C’est là où j’ai appris, par exemple, qu’un vin avait son propre terroir, et ça c’est génial. En plus, tu rencontres directement le producteur donc il y a un effet aussi où tu peux communiquer directement avec la personne qui fait le vin. Après, je trouve que c’est dommage que ça a été repris par les hyper et supermarchés car tout se globalise. » (Anthony, 32 ans, salon).
45 Les dispositifs de réseaux valorisés par les consommateurs sont également online, notamment les forums ou les réseaux sociaux qui permettent aux aficionados de s’appuyer sur les récits d’expériences d’achat et de consommation d’autres consommateurs de vin ou de bénéficier d’informations et de conseils personnalisés de la part de viticulteurs sans se déplacer jusqu’aux propriétés viticoles. C’est le cas, par exemple, du site Les Grappes qui se veut être la place de marché communautaire dédiée aux vins. Celle-ci permet notamment aux aficionados d’acheter leurs vins directement auprès des vignerons en s’appuyant sur les goûts de la communauté, l’objectif étant de faciliter l’achat de vin et de donner autant de plaisir à l’achat qu’à la dégustation. Les forums et places de marché en ligne sont valorisés par les aficionados non pas parce qu’ils sont exempts de toute dimension commerciale – puisqu’y communiquent et agissent de nombreux viticulteurs et marchands de vin
46 – mais parce que ces plateformes d’échanges sont perçues comme des espaces de discussion neutres, où chacun – néophytes, aficionados, experts et commerçants – peut intervenir sur un pied d’égalité.
47 Outre le fait de constituer des outils de sociabilisation, les dispositifs de réseaux online, notamment ceux mis en place depuis le Web 2.0., sont utilisés par les aficionados comme des carnets de bord accompagnant l’apprentissage et les parcours de consommation.
48 « Je me sers régulièrement de Vivino comme d’un outil pour faire des fiches. Je prends en photo un vin que j’ai dégusté, je le note en fonction de ce que j’en pense et ressens, et j’en profite pour laisser une petite note pour mes futures visites. » (Romain, NC, forum).
49 « J’utilise Vivino depuis un an avec deux optiques : C’est mon carnet de notes, la recherche des vins que j’ai bu est facile et toujours dans ma poche. Et c’est devenu une sorte de Facebook du vin, avec un petit groupe d’amis on sait qui boit quoi et cela permet quelques échanges. » (Stéphane, NC, forum).
50 Les sites et applications comme Vivino font ainsi l’objet d’un travail collectif : la mise en commun des connaissances et du patrimoine expérientiel des aficionados permet l’accumulation de savoirs collectifs et la constitution de bases de données fortement valorisées. Celles-ci appartiennent souvent aux entreprises privées qui les exploitent, mais font l’objet de peu de critiques de la part des consommateurs, qui ont l’impression d’y construire de façon autonome leurs propres parcours d’apprentissage et réseaux d’influence.
III – DISCUSSION ET CONCLUSION
51 Nos résultats révèlent l’impopularité des dispositifs de jugement traditionnellement valorisés par l’industrie du vin, qui sont perçus avec beaucoup de méfiance par les aficionados, qui se rendent comptent de leur faillibilité et de leurs biais, et souhaitent s’en affranchir en les contournant. Se développe alors une certaine méfiance vis-à-vis des logiques du marché qui s’exprime par l’activation de dispositifs de jugement nouveaux, collaboratifs et transversaux, mais encore peu intégrés par les professionnels. Parmi les catégories de dispositifs de jugement énumérés par Karpik (2007), à savoir les réseaux, les appellations, les cicérones, les classements et les confluences, il semblerait que seuls les réseaux bénéficient encore de la confiance des aficionados pour les guider dans leurs choix d’achat et de consommation. Selon Karpik (2007, p. 147), le dispositif des réseaux « occupe une position stratégique dans la distribution de connaissances crédibles sur les produits du marché des singularités. » Les aficionados privilégient effectivement les relations interpersonnelles pour s’orienter sur le marché du vin, c’est-à-dire pour effectuer des choix mais également pour parfaire leur appropriation en se nourrissant des échanges avec des personnes intégrées à des cercles œnophiles.
52 Quant aux labels, guides, critiques, classements ou encore experts, ils semblent avoir perdu beaucoup de leur crédibilité aux yeux des consommateurs qui les jugent trop investis par le marché. La perte de confiance en la crédibilité de ces divers dispositifs de jugement s’explique notamment par leur mise en concurrence de plus en plus directe et par l’entrée de nouveaux concurrents sur le marché du jugement tels que les blogs ou encore les évènements qui se créent autour du vin. Cette concurrence entraîne chez les consommateurs une saturation créant une confusion entre les dispositifs fournissant des informations fiables et ceux apparaissant comme des actes de pur marketing.
53 Les consommateurs ne parviennent pas toujours à identifier clairement l’initiateur et les financeurs des dispositifs de jugement. La crédibilité d’un dispositif semble donc relever moins de l’identité de ses financeurs – qu’ils soient privés ou publics – que de la nature du dispositif lui-même. Les dispositifs horizontaux, permettant l’échange (e.g. les blogs, les réseaux online et offline) apparaissent comme plus crédibles car moins verrouillables par les acteurs du marché, de par leur logique de fonctionnement.
54 Les aficionados expriment souvent leur goût pour des dispositifs de jugement indépendants – voire éloignés – des industries qu’ils investissent et en mesure de leur conférer les connaissances nécessaires à la réduction de leur déficit cognitif. De même, ils ont tendance à détourner les dispositifs existants pour créer leur propre mode d’appropriation de la culture œnophile, en créant par exemple leur propre route des vins à partir de différents dispositifs ou en tenant leur propre carnet de dégustation. Ces comportements engagés révèlent leur refus de déléguer leur jugement aux dispositifs existants et la volonté de participer activement au processus de qualification des vins et, au-delà, au processus de requalification des dispositifs de jugement existants, afin de mieux dissiper les problèmes de confusion, de légitimité et d’appropriation. Ainsi, afin qu’un dispositif de jugement soit valorisé, il semble nécessaire que celui-ci donne à l’aficionado une impression d’autonomie, de libre déambulation et interprétation dans l’univers de consommation investi, via notamment la possibilité de construire un parcours personnel et idiosyncratique, dans des réseaux d’influence et d’information online comme offline. Les dispositifs verticaux donnant le pouvoir à un acteur ou groupe d’acteurs unique sont dénoncés comme « formatés » et « formatants » et font l’objet d’une forte suspicion et défiance. À l’aune de ces résultats, il est possible de faire le bilan critique des investissements réalisés par certaines administrations, associations et entreprises viticoles dans les dispositifs de jugement, dans le cadre de leur politique de valorisation et de marketing d’influence.
55 Afin de promouvoir leur terroir et/ou leur produit de manière à rencontrer les attentes des aficionados travaillant à l’appropriation de la culture œnophile, les producteurs doivent davantage favoriser les dispositifs valorisés.
56 Concernant les dispositifs de réseau offline, l’opération « un sommelier dans mon canap’ » imaginée par les producteurs de l’AOC Crozes-Hermitage correspond également aux orientations relevées dans nos résultats. Il s’agit d’une campagne d’animation proposant des ateliers à domicile d’initiation à la dégustation. Les classements réalisés par des jurys de consommateurs, comme celui de la Confédération des vignerons indépendants, établis lors d’un concours de dégustation, semblent également à même de soutenir la crédibilité des dispositifs de jugement plus classiques.
57 D’après nos résultats, l’un des dispositifs de réseau les plus prisés par les aficionados est l’exposition. Citons en exemple la Cité du Vin de Bordeaux, inaugurée le 31 mai 2016 et cofinancée par le secteur public et des mécènes privés, et qui se propose à la fois comme une expérience de consommation (mise à disposition d’espaces immersifs, sensoriels et interactifs) et un forum permettant le partage et la circulation des savoirs (rencontres virtuelles avec des vignerons et conférences). La Cité du Vin est identifiée par les consommateurs comme un lieu « neutre », propice à une libre découverte. Elle apparaît ainsi davantage comme un événement culturel et de loisir que comme une foire commerciale. D’autres initiatives publiques, entreprises et reconduites chaque année, concordent avec les orientations que nous avons relevées concernant l’évolution du comportement des consommateurs de vin. C’est le cas de Bordeaux Fête le Vin, financé à la fois par les collectivités (mairie de Bordeaux et le conseil régional Aquitaine entre autres), les institutions économiques (le Conseil interprofessionnel des Vins de Bordeaux (CIVB) et la CCIB) et des partenaires privés. Lors de cet événement, les consommateurs peuvent rencontrer directement les vignerons, participer à des séances d’initiation à la dégustation ou encore à des sessions consacrées aux accords mets et vins de façon gratuite, ce qui n’est pas le cas dans le secteur privé où les frais de participation sont souvent importants.
58 Si les dispositifs de réseaux offline semblent déjà efficacement investis par certaines administrations régionales, associations et entreprises viticoles, une politique d’envergure reste à entreprendre concernant les dispositifs online et les dispositifs que nous avons qualifiés d’annexes.
59 Favorisant les interfaces collaboratives, leur servant à la fois de journal de bord et de réseau social, les aficionados participent à des sites et applications qui peuvent très bien être investis ou émulés par des collectifs viticoles. Les plateformes communautaires peuvent permettre de mettre en contact direct vignerons et consommateurs et de communiquer de manière plus ciblée et efficace à propos des événements et animations soutenus par les pouvoirs publics locaux (portes ouvertes, concerts à la propriété, dégustations littéraires, expositions d’artistes, ateliers d’initiation à la dégustation, randonnée pédestre contée à travers les vignobles, etc.). Un réseau social de ce type pourrait permettre la mise en place d’un système de recommandation de vins plus horizontal. L’application existante PinotBleu propose ce type de service mais les recommandations de vins y sont « bridées » par une présélection effectuée par les œnologues de l’entreprise, ce qui constitue une reconstruction des barrières et prescriptions d’experts dénoncées par les aficionados.
60 Notons également que les administrations, associations et entreprises viticoles investissent encore très peu dans les dispositifs annexes. En effet, les démarches d’amélioration des dispositifs existants ou la création de nouveaux dispositifs invitant plus clairement les aficionados à prendre part au processus de qualification des vins restent encore discrètes. Par ailleurs, afin de comprendre les raisons de cette inertie, il serait intéressant de confronter nos résultats aux points de vue des acteurs du marché : voient-ils émerger les aficionados sur le marché ? Si oui, comptent-ils s’y intéresser bien que les aficionados soient encore minoritaires ? Prennent-ils conscience des nouvelles logiques d’action ou est-ce un choix assumé de leur part de rester sur leurs positions ? Pourtant, les occasions d’investir dans les dispositifs annexes ne manquent pas. Des collaborations avec diverses entreprises de l’industrie culturelle pourraient permettre de développer l’imaginaire lié aux vins et d’initier à la culture œnophile de façon transverse. Signalons, par exemple, la collaboration du vigneron Richard Leroy avec l’auteur de bandes dessinées Étienne Davodeau, dont l’album « Les ignorants » constitue un récit initiatique à même de convertir des consommateurs occasionnels en amateurs.
61 Les conclusions de notre recherche se limitent aux aficionados : rien n’indique qu’une étude empirique similaire, menée sur la façon dont les experts ou les consommateurs novices perçoivent les dispositifs de jugement du marché du vin, aboutisse à des résultats concordants avec ceux développés ici. En outre, notre recherche, en se focalisant sur la façon dont les aficionados perçoivent les dispositifs de jugement, a laissé dans l’ombre la question de leur parcours – ou « carrière » (Becker, [1985] 1963 ; Ladwein, 2003) – et la manière dont ces parcours influencent ou déterminent leur rapport aux dispositifs.
62 Le travail de hiérarchisation des dispositifs de jugement que nous avons entamé ici pourrait être poursuivi de plusieurs façons. Il serait intéressant d’étudier les représentations que développent les aficionados à l’égard des dispositifs de jugement sur le long terme, en observant comment, sur un parcours d’apprentissage donné, diverses représentations se déconstruisent puis se reconstruisent. Une analyse typologique des aficionados pourrait également permettre de révéler la variété des parcours d’apprentissage et les usages différenciés des dispositifs de jugement, selon des caractéristiques sociodémographiques.
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