Notes
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Robert Merle (Editions Gallimard, 1952)
1 Pour de nombreuses disciplines, la mort est un objet de recherche classique. Que son étude soit portée par les sciences dures (comme en médecine ou en biologie) ou les sciences humaines (psychologie, sociologie, anthropologie, par exemple), elle intéresse l’ensemble de la société qui, elle-même, ne manque pas de reconnaître la légitimité de ces recherches. La création d’un centre de recherche exclusivement dédié à la mort et à la société (Centre for Death & Society, CDAS) à l’Université de Bath en 2005, témoigne de cet intérêt inépuisable.
2 En sciences de gestion, la mort demeure un sujet de recherche plus délicat. Étudier des produits ou services qui sont de près ou de loin en relation avec la mort, ne va pas de soi. Cela est encore plus vrai lorsque les entreprises développent des innovations dans lesquelles la mort est l’élément clef de leur modèle d’affaires. En effet, commercer avec la mort est souvent considéré comme tabou et fait l’objet d’un jugement moral qui contraint fortement ce type d’activités (Anteby, 2010). Pour autant, la mort est une réalité tant pour les organisations qui cherchent à saisir les opportunités économiques qu’elle présente, que pour celles qui sont menacées par les nouveaux modes de consommation que l’évolution de la morale soutient.
3 Si la mort est un état définitif dans le sens où elle marque la fin de vie irréversible d’un être vivant et, pris au sens large, d’une organisation, d’un produit, la mort s’appréhende aussi par ses différents stades. Il y a un avant, un pendant et un après. La mort peut alors s’anticiper, s’accompagner, et faire l’objet d’une mémoire. La mort devient un phénomène pluriel et le catalyseur d’un ensemble d’activités humaines, sociales et économiques.
4 Ce dossier aborde le thème de la mort sous un angle ciblé, celui des industries liées – directement ou indirectement – à la mort. Les nombreuses soumissions reçues et les cinq articles retenus pour constituer ce dossier attestent de la pertinence et de l’actualité de cette thématique pour les sciences de gestion. En cohérence avec les recommandations formulées lors de l’appel à contributions, ce dossier positionne chaque article selon l’un des trois axes suivants : l’accompagnement, la provocation ou la valorisation de la mort.
I – INDUSTRIES LIÉES À L’ACCOMPAGNEMENT DE LA MORT
5 Selon ce premier axe, la mort est vue comme un phénomène passif qui se matérialise à sa venue. Dès lors, il s’agit pour les industries et métiers concernés d’accompagner cette mort. La plupart des travaux adoptant cet angle d’analyse ont pour objet la compréhension du fonctionnement des organisations funéraires (Saint-Onge, 2001 ; Trompette, 2008). Toutefois, cette industrie est soumise à évolution et connaît des innovations tant dans les pratiques mises en place, que dans les produits proposés, ce qui conduit de nouveaux acteurs à intervenir sur ce marché.
6 Deux articles reviennent sur l’évolution de la nature, du rôle et des pratiques des organisations qui interviennent à ce stade qu’est l’accompagnement de la mort.
7 Le premier article, « L’assurance obsèques au sein du marché funéraire. Agencement et concurrence » proposé par Pascale Trompette et Olivier Boissin, s’intéresse au marché de l’assurance obsèques. En raison de son essor, ce marché est bouleversé par l’arrivée de nouveaux acteurs provenant du secteur de l’assurance et de la banque. L’article retrace alors la mise en place de l’intermédiation financière dans l’achat d’obsèques en insistant sur le rôle décisif des plateformes d’assistance funéraire dans la qualification du mandat entre la famille, l’assureur et les pompes funèbres. Le concept d’agencement organisationnel développé par Girin (1995) est mobilisé pour comprendre comment se réorganise la transaction économique autour des obsèques dans cette relation tripartite.
8 Le deuxième article, « Les stratégies de légitimation morale de l’innovation. Les transmissions vidéo des cérémonies funéraires en France » rédigé par Karim Ben Slimane et Cédric Diridollou, revient sur le rôle de la légitimation morale pour faire accepter des innovations dans des marchés moralement contestables. Par l’étude de la transmission des cérémonies funéraires via Internet, les auteurs montrent comment les entrepreneurs du secteur réussissent à dépasser les tensions morales suscitées par cette innovation qui permet à des personnes de suivre la cérémonie en direct sans être présentes à l’enterrement. Pour ce faire, quatre stratégies de légitimation morale sont développées et reposent sur la mobilisation complémentaire de moyens matériels et discursifs.
II – INDUSTRIES LIÉES À LA PROVOCATION DE LA MORT
9 La mort est l’objet d’une gestion proactive lorsque son organisation est non seulement préparée pour gérer les conséquences de sa venue, mais aussi pour décider du moment de cette venue. La mort est alors provoquée. Par exemple, de nombreuses organisations ont pour métier de conseiller sur la manière de mettre fin à la vie d’un service, d’un produit, d’une marque, d’un processus ou encore d’un coût. Pour autant, pour éviter les controverses, mais aussi le stress (Urien, 2003) susceptibles d’accompagner les situations d’une mort à venir, la gestion de ce moment particulier gagne à s’organiser discrètement. Les comportements et les moyens mis en œuvre pour provoquer la mort se révèlent alors plus difficiles à identifier ou tout du moins, à comprendre dans leur complexité. Deux articles nous éclairent sur la gestion de ce stade de la mort.
10 Le troisième article, « Accompagner la mort, organiser la fin de vie. Ethnographie d’un service de soins aigus de gériatrie » rédigé par Marie-Astrid Le Theule, Caroline Lambert et Jérémy Morales, dévoile le travail d’un service hospitalier en prise directe et quotidienne avec la mort. Le personnel en charge des patients en fin de vie a la responsabilité très particulière d’organiser la mort afin qu’elle paraisse la plus naturelle possible, la « bonne » gestion de la mort garantissant une fin de vie sereine tant pour le patient que pour sa famille. Paradoxalement, l’organisation de cette mort naturelle soulève de nombreux défis. L’étude ethnographique d’une unité de soins gériatriques et palliatifs met à jour tout un ensemble de comportements et d’actions qui sont habituellement invisibles à celui qui ne connaît pas ou seulement de loin ce contexte de travail particulier.
11 Si la mort apparaît comme un phénomène naturel, elle est parfois imputable à une intervention humaine complexe. D’une provocation de la mort qui se cache, la mort peut également faire l’objet d’une provocation qui se discute en plein jour.
12 Le quatrième article, « Quand les entreprises s’emparent de la mort numérique, qui sont les consommateurs potentiels ? » de Samuel Guillemot et Andréa Gourmelen, renouvelle le regard porté sur la mort. Avec la diffusion des photos, contenus vidéo, mais aussi l’usage intensif des e-mails et des réseaux sociaux, les traces numériques présentes après la mort dépassent de loin les traces physiques. Pour limiter les désagréments consécutifs à un décès, de nombreuses entreprises, celles du secteur numérique en tête, proposent aux utilisateurs des services pour anticiper leur mort numérique. Pour autant, ces services ne rencontrent pas le succès attendu. Afin d’en comprendre les raisons, les auteurs se sont attachés, à partir d’un questionnaire, à proposer une typologie des profils d’internautes, permettant une segmentation du marché de la mort numérique.
III – INDUSTRIES LIÉES À LA VALORISATION DE LA MORT
13 Dans le cas de la valorisation de la mort, la mort passée va être réactivée dans le présent afin d’y générer une activité économique. La mort est gérée pour donner naissance à une industrie nouvelle autour de sites marqués par des évènements tragiques et parfois empreints de désolation (Lennon et Foley, 2000). Il peut s’agir par exemple des tours operators qui vendent des circuits touristiques d’un genre nouveau pour visiter Tchernobyl (Stone et Sharpley, 2008). Toutefois, l’exploitation de cette niche touristique s’accompagne souvent de tensions entre les dimensions culturelles et économiques que génère la valorisation de la mort.
14 Le cinquième article, « Questionner la création de valeur économique des sites de dark tourism. Le cas du World Trade Center » de Sébastien Liarte et Sandrine Virgili, répond à ce problème. Cet article discute de l’essor d’une forme de tourisme, le dark tourism, qui tire profit de l’exploitation économique des endroits associés à la mort. Toutefois, les opportunités économiques liées à ce tourisme sont fortement dépendantes de la prise en compte de la contrainte morale et de son management. Les auteurs appuient leurs réflexions par la réalisation d’une étude de cas sur le World Trade Center à New York et soulignent la difficile conciliation de l’activité économique de ce site avec ces caractéristiques sombres.
CONCLUSION
15 La variété des angles théoriques, des orientations méthodologiques et des illustrations empiriques des contributions de ce dossier dresse un panorama intéressant des activités économiques dans plusieurs industries dont la mort est le métier. Si ce dossier ne peut satisfaire à l’exhaustivité, ces cinq contributions confirment la légitimité des sciences de gestion dans les industries de la mort. Ainsi, les articles donnent à voir une image des enjeux économiques du commerce de la mort dans les trois domaines que sont l’accompagnement, la provocation et la réactivation de la mort. Ils confirment également la vigueur des activités commerciales à l’œuvre dans ces industries. Dans des secteurs aussi variés que la bancassurance, les services funéraires, les organisations sanitaires, le numérique ou encore le tourisme, la mort est une activité porteuse d’une dynamique économique. Elle est à l’origine de la création de nouveaux services et d’entreprises dans le secteur du numérique, de l’exacerbation des relations concurrentielles entre les bancassurances et les entreprises funéraires, d’innovations pour renouveler le commerce des funérailles et représente une orientation majeure pour le développement touristique des territoires. Pour comprendre les enjeux, tous les articles proposent des clefs de lecture pour les chercheurs intéressés par ces industries et formulent des recommandations pour les professionnels.
16 Au-delà des apports théoriques et managériaux, pris dans leur ensemble, ces articles participent à démystifier la thématique de la gestion de la mort. Ainsi, l’entrée de la banque dans le secteur de l’assurance obsèques s’accompagne d’un discours dédramatisant sur la mort pour s’adresser à une clientèle rajeunie et jusqu’à présent peu concernée par cette préoccupation. Dans le même sens, les entreprises de l’Internet n’hésitent pas à rappeler à leurs membres qu’ils doivent organiser leur mort numérique et mettre en place, même à un âge peu avancé, les mesures pour s’effacer des réseaux sociaux ou autres. Les entreprises, par leurs discours, pratiques, innovations, stratégies, participent à changer l’ordre moral (Quinn, 2008) en démystifiant la mort. Par leurs efforts, les acteurs de ces industries légitiment l’élargissement des activités ouvertes au commerce de la mort (Anteby, 2010).
17 Cependant, la démystification de la mort atteint rapidement une limite d’ordre moral. Même si elle est difficile, la démystification de la mort plaide pour une gestion sensible à la morale afin de réussir dans les industries liées à la mort. La sensibilité à la morale est une compétence managériale essentielle que ce dossier met en exergue. En l’absence de cette sensibilité, le management prend alors le risque de détruire de l’activité économique en remystifiant la mort.
18 Pour conclure, nous tenons à remercier l’ensemble des auteurs pour leurs propositions soumises. Toutes étaient dignes d’intérêt. Un processus d’évaluation rigoureux a été adopté pour parvenir à la sélection des contributions constituant ce dossier. Nous remercions chaleureusement nos collègues évaluateurs pour la qualité de leur travail et le respect des exigences de temps impartis.
Bibliographie
BIBLIOGRAPHIE
- Anteby M. (2010). “Markets, morals, and practices of trade : Jurisdictional disputes in the US commerce in cadavers”, Administrative Science Quarterly, vol. 55, no 4, p. 606-638.
- Girin J. (1995). « Les agencements organisationnels », Des savoirs en action. Contributions de la recherche en gestion, Charue-Duboc F. (Ed.), L’Harmattan, Paris, p. 233-279.
- Lennon J. et Foley M. (2000). Dark tourism, the attraction of death and disaster, Continuum Edition.
- Quinn S. (2008). “The transformation of morals in markets : Death, benefits, and the exchange of life insurance Policies”, American Journal of Sociology, vol. 114, no 3, p. 738-780.
- Saint-Onge S. (2001). L’industrie de la mort, Nota Bene, Montréal.
- Stone P. et Sharpley R. (2008). “Consuming dark tourism : A thanalogical perspective”, Annals of Tourism Research, vol. 35, no 2, p. 574-595.
- Trompette P. (2008). Le marché des défunts, Presses de Sciences Politiques, Paris.
- Urien B. (2003). « L’anxiété face à la mort et son influence sur le comportement du consommateur », Recherche et Applications en Marketing, vol. 18, no 4, p. 23-41.
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Robert Merle (Editions Gallimard, 1952)